Éditions Édouard Garand (60p. 23-25).

VI

DÉPENDU !


Et lui, Maître Jean, quand il se vit seul et en pleine obscurité, quitta la borne où il s’était adossé, et, franchissant la place, marcha vers la potence.

Il paraissait avoir retrouvé tout son calme ordinaire. Son sourire placide était revenu à ses lèvres. Il marchait lentement, mais sûrement. Arrivé au gibet, il monta rapidement les degrés, courut au supplicié qui s’agitait encore faiblement, approcha du pied un bloc de bois, monta dessus et à l’aide d’un couteau trancha la corde à un pied environ au-dessus de la tête du patient. Lui retomba sur ses pieds et s’écrasa par terre. Maître Jean se jeta sur lui, desserra quelque peu le nœud coulant, releva l’homme qu’il tenait serré dans ses bras et proféra sur un ton qu’on aurait dit enjoué :

Ah ! ah ! tu me reconnais, mon garçon ?

Le pendu, en effet, regardait d’yeux hébétés celui qui venait de lui rendre la vie.

— Maître Jean ! bégaya-t-il d’une voix à peine distincte.

— Oui, oui, mon garçon ! fit le vieillard avec un léger ricanement. Hein ! ajouta-t-il, ça t’étonne que Maître Jean vienne t’arracher à la mort ? Mais bah ! nous parlerons de ça tantôt. Pour le moment, on est pressé.

Ce disant, il entraîna le condamné à un poteau vertical et l’y attacha par ce qui restait de corde ; mais ce bout de corde était si court que le dépendu se trouva la tête collée fortement contre le poteau. Comme il reprenait rapidement ses sens et retrouvait la voix, il demanda avec la plus grande surprise :

— Que faites-vous donc, Maître Jean ? À quoi bon m’avoir dépendu pour m’attacher maintenant à ce poteau ?

— Sois tranquille. Je t’attache ainsi pour que tu ne prennes pas la poudre d’escampette, voilà tout. Je m’en vais, mais je vais revenir bientôt. Sois tranquille, te dis-je.

Toujours souriant et certain que son homme ne se sauverait pas, Maître Jean descendit la plateforme et s’éloigna vers la rue Sault-au-Matelot qui retentissait du bruit des tavernes. Après dix minutes de marche il tourna sur une étroite ruelle et s’arrêta devant une masure n’ayant qu’une porte et qu’une unique fenêtre. Il frappa rudement dans la porte.

— Qui vient là ? demanda aussitôt de l’intérieur une voix éraillée de gueux et d’ivrogne.

— C’est Maître Jean. Ouvrez votre porte, père Brimbalon, je désire vous entretenir de choses urgentes et sérieuses.

— C’est bon, on va voir. Si seulement vous voulez vous donner la patience d’attendre un brin…

Maître Jean alla coller son œil à la vitre : mais il ne put rien voir à l’intérieur de la bicoque, une guenille faisait rideau de l’autre côté.

Il attendit trois bonnes minutes. Enfin, un bruit de verrous et de chaînes grinça et la porte s’ouvrit. Le vieillard entra dans un taudis puant, et l’homme qui avait ouvert referma de suite sa porte et replaça chaînes et verrous.

Maître Jean vit près de lui un petit vieux de corps grêle qui, tout en grimaçant, tenait dans sa main droite une courte dague à lame triangulaire.

— Eh quoi ! père Brimbalon, s’écria-t-il sans perdre son accent tranquille, avez-vous envie de m’assassiner ?

Il se mit à rire doucement et alla s’asseoir sur l’unique escabeau de la masure.

L’autre ricana et répliqua :

— Vous assassiner ? Non ! non ! Oh ! vous savez bien que non, Maître Jean ! Cette dague ?… Ah ! voilà : il pourrait arriver qu’un maraudeur, malandrin, ribaud, escroc ou voleur pût user de votre nom pour s’introduire dans mon domicile … Or, je suis assez défiant, et je prends toujours, la nuit surtout, quelques précautions.

S’il était d’une taille grêle, ce mendiant conservait encore un aspect vigoureux et il pouvait tenir tête au premier maraudeur venu.

Il alla replacer son arme sur une tablette et revint vers Maître Jean et demanda :

— Voulez-vous boire une tasse d’eau-de-vie à ma santé, Maître Jean ?

— Ce n’est pas de refus, mon vieux Brimbalon, car la soirée est joliment fraîche. Mais rien qu’une goutte… une goutte seulement !

Le mendiant souleva une trappe, se pencha au-dessus d’un trou noir et tira une cruche. Il emplit une tasse pour lui-même, puis dans un gobelet vida quelques gouttes de la liqueur qu’il offrit à Maître Jean.

— Eh bien ! à ta santé, mon ami, dit ce dernier et en portant le gobelet à ses lèvres.

Il eut beaucoup de peine à réprimer une grimace de dégoût. Il reposa sur la table le gobelet qu’il n’avait pas vidé, tandis que le mendiant, lui, vidait tout le contenu de sa tasse avec délice.

— Ah ! fit aussitôt le mendiant en frottant son abdomen, un petit coup ça fait du bien, Maître Jean, après les fatigues d’une grosse journée !

— Et une bonne journée aussi, j’imagine ? sourit Maître Jean.

— Peuh ! on rentre à sa cambuse les mains quasi vides. Seulement, si tous les bourgeois avaient la générosité de Maître Jean… alors, je ne dis pas…

— Oui, oui, je sais, père Brimbalon. Ne parlons point de ma générosité, mais d’autres choses. Voyons ! je vais au fait, car je suis un peu pressé. Je suis venu vous proposer un petit marché.

— Voyons voir !

Maître Jean tira son gousset et y prit deux pièces d’or, de ces écus d’or comme il en avait donné à l’huissier au Château Saint-Louis.

Le mendiant, à la vue de ces pièces d’or qui scintillaient admirablement à la lueur de la bougie de suif qui éclairait la pièce, clignota des yeux et s’écria :

— Ho ! ho ! vous, Maître Jean, on peut dire sans se tromper que vous possédez le bonheur dans votre gousset…

— Le même bonheur s’offre à toi, mon vieux Brimbalon. Voici deux écus d’or à l’effigie de notre grand roi. Dans une heure ou deux, je t’en donnerai deux autres pareilles.

— Et que faut-il faire pour vous rendre service ?

— Peu de chose : prendre ces deux écus et aller trinquer au premier cabaret venu. Vous trinquerez… mettons durant deux heures, puis vous reviendrez. Seulement, vous me laisserez la clef de votre cadenas.

— Ah ! ah ! sourit le mendiant, je vous comprends.

— Le marché te va ?

— Pardi ! s’il me va… c’est fait et conclu. Voici la clef et le cadenas à ce clou.

— Et voici les premiers deux écus.

— Comme ça, reprit le mendiant, en enfouissant les pièces de monnaie dans sa poche, je vous laisse seul ici ?

— Oui, va à la taverne et ne te préoccupe de rien durant ces deux heures.

— Je comprends de mieux en mieux : je vous loue ma cambuse pour la durée de deux heures. C’est bon, c’est bon.

Le mendiant enfonça sur sa tête un vieux feutre et endossa une vieille cape doublée de fourrure, présent nul doute de quelque bourgeois, et il sortit.

Maître Jean attendit cinq minutes et sortit à son tour sans prendre la peine de souffler la bougie.

— Bah ! dit-il, je serai revenu avec mon homme dans un quart d’heure.

Il cadenassa la porte puis jeta dans la ruelle un regard scrutateur. Ne voyant pas le père Brimbalon, et comprenant que celui-ci avait déjà mis les pieds dans une taverne du voisinage, Maître Jean prit le chemin de la potence.

La nuit était devenue très noire et un vent glacial s’élevait du Saint-Laurent. Dans la rue Sault-au-Matelot, grâce aux devantures faiblement éclairées des tavernes, on pouvait diriger ses pas avec assez de sûreté. Au reste, Maître Jean ne paraissait pas beaucoup incommodé par l’obscurité, tellement il connaissait le chemin qu’il parcourait cette nuit-là. Il suivait le milieu de la chaussée et évitait les trous et les ornières de la rue raboteuse. Il marchait la tête penchée en avant, comme s’il eût été absorbé par des pensées d’un poids trop lourd pour son cerveau. Aussi, n’eût-il pas l’air de remarquer que deux individus le suivaient depuis la masure du mendiant Brimbalon. Les deux hommes suivaient à une assez faible distance, et ils marchaient à pas feutrés et l’échine voûtée ; à les voir on les aurait pris de suite pour deux tire-laines sur la piste d’une proie, ou bien encore pour deux pourfendeurs, à voir les longues rapières qui leur battaient les jambes.

Plus loin, Maître Jean s’arrêta soudain à la devanture d’une taverne de laquelle partaient toutes espèces de bruits, et il colla son front à la vitre. Il vit, là, une trentaine de buveurs et, parmi eux, le père Brimbalon. À cet instant précis le vieux mendiant vidait, avec une mine réjouie, un plein carafon.

Maître Jean sourit doucement et continua sa route.

Les deux individus qui le suivaient s’étaient aussi arrêtés, et ils avaient pu voir nettement le visage de Maître Jean que la lumière de la taverne avait un moment éclairée.

— Eh bien ! marquis, murmura l’un des deux hommes, vous me direz encore que j’ai eu la berlue ! Ne l’avez-vous pas reconnu, cette fois ?

— Oui, mon cher duc, je l’ai reconnu, et je vous fais de suite mes excuses. Oui, oui, c’est bien notre prisonnier de ce matin dont nous conservons comme un joli souvenir la canne à pomme d’or.

— Et vous savez de quelle mystérieuse façon il s’est glissé hors de sa prison ?

— Mystérieuse, oui et non. Tout est de savoir s’il n’y a pas eu connivence entre lui et l’autre.

— Vous voulez dire, marquis, lui et Flandrin ?

— C’est bien ce que je veux dire.

— Demain, nous aurons le mot de l’énigme. Suivons encore et tâchons de savoir où niche l’oiseau, car le voici qui reprend sa marche. Un moment, j’ai pensé qu’il allait entrer là pour s’abreuver ; mais il faut croire qu’il a vu dans cette taverne quelque visage qui ne lui revient pas.

— Il faudra savoir aussi ce que le vieil huguenot peut bien manigancer avec le père Brimbalon.

— Nous saurons tout cela demain… suivons toujours !

Les deux hommes étaient repartis à la suite de Maître Jean.

Celui-ci, peu après, arrivait en vue de la potence dont il pouvait entrevoir la vague silhouette. Il atteignait la plateforme et y monta. Mais là il fut bien près de pousser un cri de surprise ; il constatait que son prisonnier n’était plus là…

— Bon ! fit-il, le coquin a réussi, avec l’aide du diable sans doute, à prendre le large.

Il croisa les bras, pencha la tête et demeura pensif.

À quelque distance de là, les deux inconnus, qui avaient suivi le vieillard et l’avaient épié, tinrent à voix basse le colloque suivant :

— Voyons, cher marquis, grattez-moi donc un peu l’épiderme, il me semble que je fais un rêve ! Est-ce que ce n’est point, , cette jolie potence à laquelle Maître Mathurin a hissé, ce soir, un malandrin ?

— Vous ne rêvez nullement, duc… c’est bien la jolie potence. Je dirai pour me rendre aussi spirituel que ce Monsieur de Voiture dont on parle tant à Versailles et à Paris : « Le miroir de votre pensée réfléchit la vérité ».

— Mais alors cet instrument merveilleux où l’on se rafraîchit le sang à la brise du Saint-Laurent, le voyez-vous bien distinctement ?

— Non, duc, que très vaguement.

— Alors, qu’est devenu notre homme ?

— Je ne le vois pas, mais je le flaire… il est là !

— Mais que fait-il là ?

— Mon Dieu ! duc, le sais-je ? J’oserai dire qu’homme compatissant et très pieux il fait patenôtres pour le repos de l’âme du pendu. Tenez ! je le vois bouger… Ah ! diable, décampons, il vient vers nous !

Ils s’esquivèrent aussitôt et allèrent dissimuler leur présence entre les murs de deux maisons voisines.

Maître Jean, en effet, quittait le gibet tout en murmurant ces paroles :

— Je n’ai qu’un regret, c’est de l’avoir dépendu !

Il s’en retourna vers la masure du mendiant Brimbalon. Peu après, il rentrait dans le taudis, s’asseyait et se replongeait dans ses pensées.

Le temps s’écoula, puis une vieille pendule sonna dix heures. Maître Jean sortit de sa rêverie, regarda l’heure et soupira avec allégement, car il pensa que Brimbalon était sur le point de revenir. Disons que Maître Jean avait hâte de quitter cette bicoque malpropre et de réintégrer son domicile. À dix heures et quart, Maître Jean s’étonna de ne pas voir rentrer le mendiant.

— Il sera probablement enivré, se dit-il avec un sourire indulgent.

Il attendit encore. À dix heures et demie une main frappa à la porte.

— Entrez ! entrez ! cria le vieillard, les chaînes et verrous sont poussées.

La porte s’ouvrit aussitôt pour encadrer la figure épanouie de Brimbalon.

— Je gage, fit-il en entrant, que vous m’avez pensé ivre-mort, vu que je ne revenais pas à l’heure dite ?

— Dame, oui. Et j’allais m’en aller sans vous dire bonsoir.

— Excusez-moi, Maître Jean, c’est la curiosité qui m’a retenu. Voyez-vous, à la taverne on a beaucoup parlé du pendu, et j’ai voulu le voir. Alors, je me suis rendu à la potence…

— Et vous l’avez vu ? interrogea Maître Jean avec un sourire ambigu.

— Mais non… pas même son ombre ! Il était parti… mais parti en laissant sa corde. Oui, c’est vrai, je n’ai vu que sa corde… une belle corde toute neuve. Tenez ! j’en ai coupé un bout. Savez-vous que ça porte chance de la corde de pendu ? J’ai bien été tenté de tout prendre ; mais j’ai de suite pensé que d’autres malheureux comme moi ne seraient pas fâchés d’en avoir au moins un petit bout.

Le mendiant exhibait avec un large sourire un bout de la corde que Mathurin le Bourreau avait tissée le matin de ce jour.

— S’il en est ainsi, fit Maître Jean, c’est-à-dire que si le pendu a été dépendu, c’est qu’on l’aura déjà enterré. Pourtant, il me semble qu’on laisse un pendu exposé quelques jours au gibet, afin de donner une salutaire leçon à ceux-là qui seraient tentés de commettre le même crime.

— Pour ça, Maître Jean, je suis pas mal de votre avis. Mais faut vous dire aussi que ce n’est pas une règle qu’on suit toujours de point en point. Soit qu’un malandrin ait été pendu, soit qu’il ait été mis à la roue, bâtonné et écartelé, souvent il arrive qu’on l’enterre le lendemain de l’exécution. Pour celui-ci qu’on a pendu ce soir, je pense comme vous qu’il a été enterré un peu tôt, car il y a une autre règle dont on ne s’écarte pas, celle-ci : on n’enterre jamais un supplicié que son corps ne se soit complètement refroidi. Tout de même, tout de même, je serais bien curieux de savoir ce qui est ou ce qui en est pas. Tenez ! Maître Jean, pour éclaircir nos idées et en même temps pour le salut du malheureux trépassé nous allons boire une tassée.

— Non ! non ! merci bien, père Brimbalon, pour la politesse, dit Maître Jean en se levant avec quelque vivacité. Il faut que je regagne sans plus tarder mon logis.

— Alors, me dites-vous que vous avez pu faire vos petites affaires ?

— Oui, oui. Je te remercie encore pour ta complaisance. Tiens ! voici les deux autres écus.

— Merci ! merci ! Maître Jean. C’est à moi à vous devoir des remerciements. Et n’oubliez jamais que le père Brimbalon est toujours et sera toujours à votre service.

Maître Jean s’en alla poursuivi par les salutations empressées du mendiant.

Celui-ci, une fois son visiteur parti, se mit à ricaner longuement. Puis il tira les verrous de sa porte, tendit les chaînes et, par surcroît de précautions, entassa son mobilier contre la porte. Certain d’être en sûreté, il courut à la trappe, souleva le panneau, se pencha sur le trou et en tira cette fois un coffret de fer au lieu de la cruche d’eau-de-vie. Le coffret était comblé de pièces d’argent et d’or. Le mendiant y ajouta les pièces reçues de Maître Jean, et murmura avec la plus belle satisfaction :

— Il ne me faudra pas bien bien des années de travail encore pour posséder ma petite fortune et mes petites rentes. Moi aussi je serai avant longtemps un Maître Jean. Seulement, moi je ne donnerai pas mes écus si péniblement amassés… non, je ne les donnerai certainement pas à tout chacun. Non ! non !… mes écus je ne les dépenserai qu’à bon escient, c’est-à-dire, à bien boire et bien manger.

Il replaça le coffret dans le trou, prit la cruche et lampa fortement à cinq ou six reprises.

— Bon ! À présent, murmura-t-il, faut que je retourne au cabaret… j’ai l’idée que je vais faire là un bon marché…