Traduction par Henry-D. Davray.
Mercure de France (p. 240-246).

XIV

l’homme seul


Dans la soirée, je partis, poussé par une petite brise du sud-ouest, et m’avançai lentement et constamment vers la pleine mer, tandis que l’île diminuait de plus en plus dans la distance et que la mince spirale des fumées de solfatares n’était plus, contre le couchant ardent, qu’une ligne de plus en plus ténue. L’océan s’élevait autour de moi, cachant à mes yeux cette tache basse et sombre. La traînée de gloire du soleil semblait crouler du ciel en cascade rutilante, puis la clarté du jour s’éloigna comme si l’on eût laissé tomber quelque lumineux rideau, et enfin mes yeux explorèrent ce gouffre d’immensité bleue qu’emplit et dissimule le soleil, et j’aperçus les flottantes multitudes des étoiles. Sur la mer et jusqu’aux profondeurs du ciel régnait le silence, et j’étais seul avec la nuit et ce silence.

J’errai ainsi pendant trois jours, mangeant et buvant parcimonieusement, méditant les choses qui m’étaient arrivées, sans réellement désirer beaucoup revoir la race des hommes. Je n’avais autour du corps qu’un lambeau d’étoffe fort sale, ma chevelure n’était plus qu’un enchevêtrement noir, et il n’y a rien d’étonnant à ce que ceux qui me trouvèrent m’aient pris pour un fou. Cela peut paraître étrange, mais je n’éprouvais aucun désir de réintégrer l’humanité, satisfait seulement d’avoir quitté l’odieuse société des monstres.

Le troisième jour, je fus recueilli par un brick qui allait d’Apia à San-Francisco ; ni le capitaine ni le second ne voulurent croire mon histoire, présumant qu’une longue solitude et de constants dangers m’avaient fait perdre la raison. Aussi, redoutant que leur opinion soit celle des autres, j’évitai de conter mon aventure, et prétendis ne plus rien me rappeler de ce qui m’était arrivé depuis le naufrage de la Dame Altière, jusqu’au moment où j’avais été rencontré, c’est-à-dire en l’espace d’une année.

Il me fallut agir avec la plus extrême circonspection pour éviter qu’on ne me crût atteint d’aliénation mentale. J’étais hanté par des souvenirs de la Loi, des deux marins morts, des embuscades dans les ténèbres, du cadavre dans le fourré de roseaux. Enfin, si peu naturel que cela puisse paraître, avec mon retour à l’humanité, je retrouvai, au lieu de cette confiance et de cette sympathie que je m’attendais à éprouver de nouveau, une aggravation de l’incertitude et de la crainte que j’avais sans cesse ressenties pendant mon séjour dans l’île. Personne ne voulait me croire, et j’apparaissais aussi étrange aux hommes que je l’avais été aux hommes-animaux, ayant sans doute gardé quelque chose de la sauvagerie naturelle de mes compagnons.

On prétend que la peur est une maladie ; quoi qu’il en soit, je peux certifier que, depuis plusieurs années maintenant, une inquiétude perpétuelle habite mon esprit, pareille à celle qu’un lionceau à demi dompté pourrait ressentir. Mon trouble prend une forme des plus étranges. Je ne pouvais me persuader que les hommes et les femmes que je rencontrais n’étaient pas aussi un autre genre, passablement humain, de monstres, d’animaux à demi formés selon l’apparence extérieure d’une âme humaine, et que bientôt ils allaient revenir à l’animalité première, et laisser voir tour à tour telle ou telle marque de bestialité atavique. Mais j’ai confié mon cas à un homme étrangement intelligent, un spécialiste des maladies mentales, qui avait connu Moreau et qui parut, à demi, ajouter foi à mes récits — et cela me fut un grand soulagement.

Je n’ose espérer que la terreur de cette île me quittera jamais entièrement, encore que la plupart du temps elle ne soit, tout au fond de mon esprit, rien qu’un nuage éloigné, un souvenir, un timide soupçon ; mais il est des moments où ce petit nuage s’étend et grandit jusqu’à obscurcir tout le ciel. Si, alors, je regarde mes semblables autour de moi, mes craintes me reprennent. Je vois des faces âpres et animées, d’autres ternes et dangereuses, d’autres fuyantes et menteuses, sans qu’aucune possède la calme autorité d’une âme raisonnable. J’ai l’impression que l’animal va reparaître tout à coup sous ces visages, que bientôt la dégradation des monstres de l’Île va se manifester de nouveau sur une plus grande échelle. Je sais que c’est là une illusion, que ces apparences d’hommes et de femmes qui m’entourent sont en réalité de véritables humains, qu’ils restent jusqu’au bout des créatures parfaitement raisonnables, pleines de désirs bienveillants et de tendre sollicitude, émancipées de la tyrannie de l’instinct et nullement soumises à quelque fantastique Loi — en un mot, des êtres absolument différents des monstres humanisés. Et pourtant, je ne puis m’empêcher de les fuir, de fuir leurs regards curieux, leurs questions et leur aide, et il me tarde de me retrouver loin d’eux et seul.

Pour cette raison, je vis maintenant près de la large plaine libre, où je puis me réfugier quand cette ombre descend sur mon âme. Alors, très douce est la grande place déserte sous le ciel que balaie le vent. Quand je vivais à Londres, cette horreur était intolérable. Je ne pouvais échapper aux hommes ; leurs voix entraient par les fenêtres, et les portes closes n’étaient qu’une insuffisante sauvegarde, je sortais par les rues pour lutter avec mon illusion et des femmes qui rôdaient miaulaient après moi, des hommes faméliques et furtifs me jetaient des regards envieux, des ouvriers pâles et exténués passaient auprès de moi en toussant, les yeux las et l’allure pressée comme des bêtes blessées perdant leur sang ; de vieilles gens courbés et mornes cheminaient en marmottant, indifférents à la marmaille loqueteuse qui les raillait. Alors j’entrais dans quelque chapelle, et là même, tel était mon trouble, il me semblait que le prêtre bredouillait de « grands pensers » comme l’avait fait l’Homme-Singe ; ou bien je pénétrais dans quelque bibliothèque et les visages attentifs inclinés sur les livres semblaient ceux de patientes créatures épiant leur proie. Mais les figures mornes et sans expression des gens rencontrés dans les trains et les omnibus m’étaient particulièrement nauséeuses. Ils ne paraissaient pas plus être mes semblables que l’eussent été des cadavres, si bien que je n’osai plus voyager à moins d’être assuré de rester seul. Et il me semblait même que, moi aussi, je n’étais pas une créature raisonnable, mais seulement un animal tourmenté par quelque étrange désordre cérébral qui m’envoyait errer seul comme un mouton frappé de vertige.

Mais ces accès — Dieu merci — ne me prennent maintenant que très rarement. Je me suis éloigné de la confusion des cités et des multitudes, et je passe mes jours entouré de sages livres, claires fenêtres sur cette vie que nous vivons, reflétant les âmes lumineuses des hommes. Je ne vois que peu d’étrangers et n’ai qu’un train de maison fort restreint. Je consacre mon temps à la lecture et à des expériences de chimie, et je passe la plupart des nuits, quand l’atmosphère est pure, à étudier l’astronomie. Car, bien que je ne sache ni comment ni pourquoi, il me vient des scintillantes multitudes des cieux le sentiment d’une protection et d’une paix infinies. C’est là, je le crois, dans les éternelles et vastes lois de la matière, et non dans les soucis, les crimes et les tourments quotidiens des hommes, que ce qu’il y a de plus qu’animal en nous doit trouver sa consolation et son espoir. J’espère, ou je ne pourrais pas vivre. Et ainsi se termine mon histoire, dans l’espérance et la solitude.