L’Île des Pingouins/Livre VII

C. Lévy (p. 313-389).
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LIVRE VII

LES TEMPS MODERNES

MADAME CÉRÈS


Il n’y a de supportable que les choses extrêmes.
Comte Robert de Montesquiou.



CHAPITRE PREMIER

LE SALON DE MADAME CLARENCE


Madame Clarence, veuve d’un haut fonctionnaire de la république, aimait à recevoir : elle réunissait tous les jeudis des amis de condition modeste et qui se plaisaient à la conversation. Les dames qui fréquentaient chez elle, très diverses d’âge et d’état, manquaient toutes d’argent et avaient toutes beaucoup souffert. Il s’y trouvait une duchesse qui avait l’air d’une tireuse de cartes et une tireuse de cartes qui avait l’air d’une duchesse. Madame Clarence, assez belle pour garder de vieilles liaisons, ne l’était plus assez pour en faire de nouvelles et jouissait d’une paisible considération. Elle avait une fille très jolie et sans dot, qui faisait peur aux invités ; car les Pingouins craignaient comme le feu les demoiselles pauvres. Éveline Clarence s’apercevait de leur réserve, en pénétrait la cause et leur servait le thé d’un air de mépris. Elle se montrait peu, d’ailleurs, aux réceptions, ne causait qu’avec les dames ou les très jeunes gens ; sa présence abrégée et discrète ne gênait pas les causeurs qui pensaient ou qu’étant une jeune fille elle ne comprenait pas, ou qu’ayant vingt-cinq ans elle pouvait tout entendre.

Un jeudi donc, dans le salon de madame Clarence, on parlait de l’amour ; les dames en parlaient avec fierté, délicatesse et mystère ; les hommes avec indiscrétion et fatuité ; chacun s’intéressait à la conversation pour ce qu’il y disait. Il s’y dépensa beaucoup d’esprit ; on lança de brillantes apostrophes et de vives réparties. Mais quand le professeur Haddock se mit à discourir, il assomma tout le monde.

— Il en est de nos idées sur l’amour comme sur le reste, dit-il ; elles reposent sur des habitudes antérieures dont le souvenir même est effacé. En matière de morale, les prescriptions qui ont perdu leur raison d’être, les obligations les plus inutiles, les contraintes les plus nuisibles, les plus cruelles, sont, à cause de leur antiquité profonde et du mystère de leur origine, les moins contestées et les moins contestables, les moins examinées, les plus vénérées, les plus respectées et celles qu’on ne peut transgresser sans encourir les blâmes les plus sévères. Toute la morale relative aux relations des sexes est fondée sur ce principe que la femme une fois acquise appartient à l’homme, qu’elle est son bien comme son cheval et ses armes. Et cela ayant cessé d’être vrai, il en résulte des absurdités, telles que le mariage ou contrat de vente d’une femme à un homme, avec clauses restrictives du droit de propriété, introduites par suite de l’affaiblissement graduel du possesseur.

» L’obligation imposée à une fille d’apporter sa virginité à son époux vient des temps où les filles étaient épousées dès qu’elles étaient nubiles ; il est ridicule qu’une fille qui se marie à vingt-cinq ou trente ans soit soumise à cette obligation. Vous direz que c’est un présent dont son mari, si elle en rencontre enfin un, sera flatté ; mais nous voyons à chaque instant des hommes rechercher des femmes mariées et se montrer bien contents de les prendre comme ils les trouvent.

» Encore aujourd’hui le devoir des filles est déterminé, dans la morale religieuse, par cette vieille croyance que Dieu, le plus puissant des chefs de guerre, est polygame, qu’il se réserve tous les pucelages, et qu’on ne peut en prendre que ce qu’il en a laissé. Cette croyance, dont les traces subsistent dans plusieurs métaphores du langage mystique, est aujourd’hui perdue chez la plupart des peuples civilisés ; pourtant elle domine encore l’éducation des filles, non seulement chez nos croyants, mais encore chez nos libres penseurs qui, le plus souvent, ne pensent pas librement pour la raison qu’ils ne pensent pas du tout.

» Sage veut dire savant. On dit qu’une fille est sage quand elle ne sait rien. On cultive son ignorance. En dépit de tous les soins, les plus sages savent, puisqu’on ne peut leur cacher ni leur propre nature, ni leurs propres états, ni leurs propres sensations. Mais elles savent mal, elles savent de travers. C’est tout ce qu’on obtient par une culture attentive…

— Monsieur, dit brusquement d’un air sombre Joseph Boutourlé, trésorier-payeur général d’Alca, croyez-le bien : il y a des filles innocentes, parfaitement innocentes, et c’est un grand malheur. J’en ai connu trois ; elles se marièrent : ce fut affreux. L’une, quand son mari s’approcha d’elle, sauta du lit, épouvantée et cria par la fenêtre : « Au secours ; monsieur est devenu fou ! » Une autre fut trouvée, le matin de ses noces, en chemise, sur l’armoire à glace et refusant de descendre. La troisième eut la même surprise, mais elle souffrit tout sans se plaindre. Seulement, quelques semaines après son mariage, elle murmura à l’oreille de sa mère : « Il se passe entre mon mari et moi des choses inouïes, des choses qu’on ne peut pas s’imaginer, des choses dont je n’oserais pas parler même à toi. » Pour ne pas perdre son âme, elle les révéla à son confesseur et c’est de lui qu’elle apprit, peut-être avec un peu de déception, que ces choses n’étaient pas extraordinaires.

— J’ai remarqué, reprit le professeur Haddock, que les Européens en général et les Pingouins en particulier, avant les sports et l’auto, ne s’occupaient de rien autant que de l’amour. C’était donner bien de l’importance à ce qui en a peu.

— Alors, monsieur, s’écria madame Crémeur suffoquée, quand une femme s’est donnée tout entière, vous trouvez que c’est sans importance ?

— Non, madame, cela peut avoir son importance, répondit le professeur Haddock, encore faudrait-il voir si, en se donnant, elle offre un verger délicieux ou un carré de chardons et de pissenlits. Et puis, n’abuse-t-on pas un peu de ce mot donner ? Dans l’amour, une femme se prête plutôt qu’elle ne se donne. Voyez la belle madame Pensée…

— C’est ma mère ! dit un grand jeune homme blond.

— Je la respecte infiniment, monsieur, répliqua le professeur Haddock ; ne craignez pas que je tienne sur elle un seul propos le moins du monde offensant. Mais permettez-moi de vous dire que, en général, l’opinion des fils sur leurs mères est insoutenable : ils ne songent pas assez qu’une mère n’est mère que parce qu’elle aima et qu’elle peut aimer encore. C’est pourtant ainsi, et il serait déplorable qu’il en fût autrement. J’ai remarqué que les filles, au contraire, ne se trompent pas sur la faculté d’aimer de leurs mères ni sur l’emploi qu’elles en font : elles sont des rivales : elles en ont le coup d’œil.

L’insupportable professeur parla longtemps encore, ajoutant les inconvenances aux maladresses, les impertinences aux incivilités, accumulant les incongruités, méprisant ce qui est respectable, respectant ce qui est méprisable ; mais personne ne l’écoutait.

Pendant ce temps, dans sa chambre d’une simplicité sans grâce, dans sa chambre triste de n’être pas aimée, et qui, comme toutes les chambres de jeunes filles, avait la froideur d’un lieu d’attente, Éveline Clarence compulsait des annuaires de clubs et des prospectus d’œuvres, pour y acquérir la connaissance de la société. Certaine que sa mère, confinée dans un monde intellectuel et pauvre, ne saurait ni la mettre en valeur ni la produire, elle se décidait à rechercher elle-même le milieu favorable à son établissement, tout à la fois obstinée et calme, sans rêves, sans illusions, ne voyant dans le mariage qu’une entrée de jeu et un permis de circulation et gardant la conscience la plus lucide des hasards, des difficultés et des chances de son entreprise. Elle possédait des moyens de plaire et une froideur qui les lui laissait tous. Sa faiblesse était de ne pouvoir regarder sans éblouissement tout ce qui avait l’air aristocratique.

Quand elle se retrouva seule avec sa mère :

— Maman, nous irons demain à la retraite du père Douillard.


CHAPITRE II

L’ŒUVRE DE SAINTE-ORBEROSE


La retraite du révérend père Douillard réunissait, chaque vendredi, à neuf heures du soir, dans l’aristocratique église de Saint-Maël, l’élite de la société d’Alca. Le prince et la princesse des Boscénos, le vicomte et la vicomtesse Olive, madame Bigourd, monsieur et madame de la Trumelle n’en manquaient pas une séance ; on y voyait la fleur de l’aristocratie et les belles baronnes juives y jetaient leur éclat, car les baronnes juives d’Alca étaient chrétiennes.

Cette retraite avait pour objet, comme toutes les retraites religieuses, de procurer aux gens du monde un peu de recueillement pour penser à leur salut ; elle était destinée aussi à attirer sur tant de nobles et illustres familles la bénédiction de sainte Orberose, qui aime les Pingouins. Avec un zèle vraiment apostolique, le révérend père Douillard poursuivait l’accomplissement de son œuvre : rétablir sainte Orberose dans ses prérogatives de patronne de la Pingouinie et lui consacrer, sur une des collines qui dominent la cité, une église monumentale. Un succès prodigieux avait couronné ses efforts, et pour l’accomplissement de cette entreprise nationale, il réunissait plus de cent mille adhérents et plus de vingt millions de francs.

C’est dans le chœur de Saint-Maël que se dresse reluisante d’or, étincelante de pierreries, entourée de cierges et de fleurs, la nouvelle châsse de sainte Orberose.

Voici ce qu’on lit dans l’Histoire des miracles de la patronne d’Alca, par l’abbé Plantain :

« L’ancienne châsse fut fondue pendant la Terreur et les précieux restes de la sainte jetés dans un feu allumé sur la place de Grève ; mais une pauvre femme, d’une grande piété, nommée Rouquin, alla, de nuit, au péril de sa vie, recueillir dans le brasier les os calcinés et les cendres de la bienheureuse ; elle les conserva dans un pot de confiture et, lors du rétablissement du culte, les porta au vénérable curé de Saint-Maël. La dame Rouquin finit pieusement ses jours dans la charge de vendeuse de cierges et de loueuse de chaises en la chapelle de la sainte. »

Il est certain que, du temps du père Douillard, au déclin de la foi, le culte de sainte Orberose, tombé depuis trois cents ans sous la critique du chanoine Princeteau et le silence des docteurs de l’Église, se relevait et s’environnait de plus de pompe, de plus de splendeur, de plus de ferveur que jamais. Maintenant les théologiens ne retranchaient plus un iota de la légende ; ils tenaient pour avérés tous les faits rapportés par l’abbé Simplicissimus et professaient notamment, sur la foi de ce religieux, que le diable, ayant pris la forme d’un moine, avait emporté la sainte dans une caverne et lutté avec elle jusqu’à ce qu’elle eût triomphé de lui. Ils ne s’embarrassaient ni de lieux ni de dates ; ils ne faisaient point d’exégèse et se gardaient bien d’accorder à la science ce que lui concédait jadis le chanoine Princeteau ; ils savaient trop où cela conduisait.

L’église étincelait de lumières et de fleurs. Un ténor de l’opéra chantait le cantique célèbre de sainte Orberose.

Vierge du Paradis,
Viens, viens dans la nuit brune,
Et sur nous resplendis
_ _Comme la lune.

Mademoiselle Clarence se plaça au côté de sa mère, devant le vicomte Cléna, et elle se tint longtemps agenouillée sur son prie-Dieu, car l’attitude de la prière est naturelle aux vierges sages et fait valoir les formes.

Le révérend père Douillard monta en chaire. C’était un puissant orateur ; il savait toucher, surprendre, émouvoir. Les femmes se plaignaient seulement qu’il s’élevât contre les vices avec une rudesse excessive, en des termes crus qui les faisaient rougir. Elles ne l’en aimaient pas moins.

Il traita, dans son sermon, de la septième épreuve de sainte Orberose qui fut tentée par le dragon qu’elle allait combattre. Mais elle ne succomba pas et elle désarma le monstre.

L’orateur démontra sans peine qu’avec l’aide de sainte Orberose et forts des vertus qu’elle nous inspire, nous terrasserons à notre tour les dragons qui fondent sur nous, prêts à nous dévorer, le dragon du doute, le dragon de l’impiété, le dragon de l’oubli des devoirs religieux. Il en tira la preuve que l’œuvre de la dévotion à sainte Orberose était une œuvre de régénération sociale et il conclut par un ardent appel « aux fidèles soucieux de se faire les instruments de la miséricorde divine, jaloux de devenir les soutiens et les nourriciers de l’œuvre de sainte Orberose et de lui fournir tous les moyens dont elle a besoin pour prendre son essor et porter ses fruits salutaires[1] ».

À l’issue de la cérémonie, le révérend père Douillard se tenait, dans la sacristie, à la disposition des fidèles désireux d’obtenir des renseignements sur l’œuvre ou d’apporter leur contribution. Mademoiselle Clarence avait un mot à dire au révérend père Douillard ; le vicomte Cléna aussi ; la foule était nombreuse ; on faisait la queue. Par un hasard heureux, le vicomte Cléna et mademoiselle Clarence se trouvèrent l’un contre l’autre, un peu serrés, peut-être. Éveline avait distingué ce jeune homme élégant, presque aussi connu que son père dans le monde des sports. Cléna l’avait remarquée, et comme elle lui paraissait jolie, il la salua, s’excusa, et feignit de croire qu’il avait déjà été présenté à ces dames, mais qu’il ne se rappelait plus où. Elles feignirent de le croire aussi.

Il se présenta la semaine suivante chez madame Clarence qu’il imaginait un peu entremetteuse, ce qui n’était pas pour lui déplaire et, en revoyant Éveline, il reconnut qu’il ne s’était pas trompé et qu’elle était extrêmement jolie.

Le vicomte Cléna avait le plus bel auto d’Europe. Trois mois durant, il y promena les dames Clarence, tous les jours, par les collines, les plaines, les bois et les vallées ; avec elles il parcourut les sites et visita les châteaux. Il dit à Éveline tout ce qu’on peut dire et fit de son mieux. Elle ne lui cacha pas qu’elle l’aimait, qu’elle l’aimerait toujours et n’aimerait que lui. Elle demeurait à son côté, palpitante et grave. À l’abandon d’un amour fatal elle faisait succéder, quand il le fallait, la défense invincible d’une vertu consciente du danger. Au bout de trois mois, après l’avoir fait monter, descendre, remonter, redescendre, et promenée durant les pannes innombrables, il la connaissait comme le volant de sa machine, mais pas autrement. Il combinait les surprises, les aventures, les arrêts soudains dans le fond des forêts et devant les cabarets de nuit, et n’en était pas plus avancé. Il se disait que c’était stupide, et furieux, la reprenant dans son auto, faisait de rage du cent vingt à l’heure, prêt à la verser dans un fossé ou à la briser avec lui contre un arbre.

Un jour, venu la prendre chez elle pour quelque excursion, il la trouva plus délicieuse encore qu’il n’eût cru et plus irritante ; il fondit sur elle comme l’ouragan sur les joncs, au bord d’un étang. Elle plia avec une adorable faiblesse, et vingt fois fut près de flotter, arrachée, brisée, au souffle de l’orage, et vingt fois se redressa souple et cinglante, et, après tant d’assauts, on eût dit qu’à peine un souffle léger avait passé sur sa tige charmante ; elle souriait, comme prête à s’offrir à la main hardie. Alors son malheureux agresseur, éperdu, enragé, aux trois quarts fou, s’enfuit pour ne pas la tuer, se trompe de porte, pénètre dans la chambre à coucher où madame Clarence mettait son chapeau devant l’armoire à glace, la saisit, la jette sur le lit et la possède avant qu’elle s’aperçoive de ce qui lui arrive.

Le même jour Éveline, qui faisait son enquête, apprit que le vicomte Cléna n’avait que des dettes, vivait de l’argent d’une vieille grue et lançait les nouvelles marques d’un fabricant d’autos. Ils se séparèrent d’un commun accord et Éveline recommença à servir le thé avec malveillance aux invités de sa mère.


CHAPITRE III

HIPPOLYTE CÉRÈS


Dans le salon de madame Clarence, on parlait de l’amour ; et l’on en disait des choses délicieuses.

— L’amour, c’est le sacrifice, soupira madame Crémeur.

— Je vous crois, répliqua vivement M. Boutourlé.

Mais le professeur Haddock étala bientôt sa fastidieuse insolence :

— Il me semble, dit-il, que les Pingouines font bien des embarras depuis que, par l’opération de saint Maël, elles sont devenues vivipares. Pourtant il n’y a pas là de quoi s’enorgueillir : c’est une condition qu’elles partagent avec les vaches et les truies, et même avec les orangers et les citronniers, puisque les graines de ces plantes germent dans le péricarpe.

— L’importance des Pingouines ne remonte pas si haut, répliqua M. Boutourlé ; elle date du jour où le saint apôtre leur donna des vêtements ; encore cette importance, longtemps contenue, n’éclata qu’avec le luxe de la toilette, et dans un petit coin de la société. Car allez seulement à deux lieues d’Alca, dans la campagne, pendant la moisson, et vous verrez si les femmes sont façonnières et se donnent de l’importance.

Ce jour-là M. Hippolyte Cérès se fit présenter ; il était député d’Alca et l’un des plus jeunes membres de la Chambre ; on le disait fils d’un mastroquet, mais lui-même avocat, parlant bien, robuste, volumineux, l’air important et passant pour habile.

— Monsieur Cérès, lui dit la maîtresse de maison, vous représentez le plus bel arrondissement d’Alca.

— Et qui s’embellit tous les jours, madame.

— Malheureusement, on ne peut plus y circuler, s’écria M. Boutourlé.

— Pourquoi ? demanda M. Cérès.

— À cause des autos, donc !

— N’en dites pas de mal, répliqua le député ; c’est notre grande industrie nationale.

— Je le sais, monsieur. Les Pingouins d’aujourd’hui me font penser aux Égyptiens d’autrefois. Les Égyptiens, à ce que dit Taine, d’après Clément d’Alexandrie, dont il a d’ailleurs altéré le texte, les Égyptiens adoraient les crocodiles qui les dévoraient ; les Pingouins adorent les autos qui les écrasent. Sans nul doute, l’avenir est à la bête de métal. On ne reviendra pas plus au fiacre qu’on n’est revenu à la diligence. Et le long martyre du cheval s’achève. L’auto, que la cupidité frénétique des industriels lança comme un char de Jagernat sur les peuples ahuris et dont les oisifs et les snobs faisaient une imbécile et funeste élégance, accomplira bientôt sa fonction nécessaire, et, mettant sa force au service du peuple tout entier, se comportera en monstre docile et laborieux. Mais pour que, cessant de nuire, elle devienne bienfaisante, il faudra lui construire des voies en rapport avec ses allures, des chaussées qu’elle ne puisse plus déchirer de ses pneus féroces et dont elle n’envoie plus la poussière empoisonnée dans les poitrines humaines. On devra interdire ces voies nouvelles aux véhicules d’une moindre vitesse, ainsi qu’à tous les simples animaux, y établir des garages et des passerelles, enfin créer l’ordre et l’harmonie dans la voirie future. Tel est le vœu d’un bon citoyen.

Madame Clarence ramena la conversation sur les embellissements de l’arrondissement représenté par M. Cérès, qui laissa paraître son enthousiasme pour les démolitions, percements, constructions, reconstructions et toutes autres opérations fructueuses.

— On bâtit aujourd’hui d’une façon admirable, dit-il ; partout s’élèvent des avenues majestueuses. Vit-on jamais rien de si beau que nos ponts à pylônes et nos hôtels à coupoles ?

— Vous oubliez ce grand palais recouvert d’une immense cloche à melon, grommela avec une rage sourde M. Daniset, vieil amateur d’art. J’admire à quel degré de laideur peut atteindre une ville moderne. Alca s’américanise ; partout on détruit ce qui restait de libre, d’imprévu, de mesuré, de modéré, d’humain, de traditionnel ; partout on détruit cette chose charmante, un vieux mur au-dessus duquel passent des branches ; partout on supprime un peu d’air et de jour, un peu de nature, un peu de souvenirs qui restaient encore, un peu de nos pères, un peu de nous-même, et l’on élève des maisons, épouvantables, énormes, infâmes, coiffées à la viennoise de coupoles ridicules ou conditionnées à l’art nouveau, sans moulures ni profils, avec des encorbellements sinistres et des faîtes burlesques, et ces monstres divers grimpent au-dessus des toits environnants, sans vergogne. On voit traîner sur des façades avec une mollesse dégoûtante des protubérances bulbeuses ; ils appellent cela les motifs de l’art nouveau. Je l’ai vu, l’art nouveau, dans d’autres pays, il n’est pas si vilain ; il a de la bonhomie et de la fantaisie. C’est chez nous que, par un triste privilège, on peut contempler les architectures les plus laides, les plus nouvellement et les plus diversement laides ; enviable privilège !

— Ne craignez-vous pas, demanda sévèrement M. Cérès, ne craignez-vous pas que ces critiques amères ne soient de nature à détourner de notre capitale les étrangers qui y affluent de tous les points du monde et y laissent des milliards ?

— Soyez tranquille, répondit M. Daniset : les étrangers ne viennent point admirer nos bâtisses ; ils viennent voir nos cocottes, nos couturiers et nos bastringues.

— Nous avons une mauvaise habitude, soupira M. Cérès, c’est de nous calomnier nous-mêmes.

Madame Clarence jugea, en hôtesse accomplie, qu’il était temps d’en revenir à l’amour, et demanda à M. Jumel ce qu’il pensait du livre récent où M. Léon Blum se plaint…

— … Qu’une coutume irraisonnée, acheva le professeur Haddock, prive les demoiselles du monde de faire l’amour qu’elles feraient avec plaisir, tandis que les filles mercenaires le font trop, et sans goût. C’est déplorable en effet ; mais que monsieur Léon Blum ne s’afflige pas outre mesure ; si le mal est tel qu’il dit dans notre petite société bourgeoise, je puis lui certifier, que, partout ailleurs, il verrait un spectacle plus consolant. Dans le peuple, dans le vaste peuple des villes et des campagnes les filles ne se privent pas de faire l’amour.

— C’est de la démoralisation ! monsieur, dit madame Crémeur.

Et elle célébra l’innocence des jeunes filles en des termes pleins de pudeur et de grâce. C’était ravissant !

Les propos du professeur Haddock sur le même sujet furent, au contraire, pénibles à entendre :

— Les jeunes filles du monde, dit-il, sont gardées et surveillées ; d’ailleurs les hommes n’en veulent pas, par honnêteté, de peur de responsabilités terribles et parce que la séduction d’une jeune fille ne leur ferait pas honneur. Encore ne sait-on point ce qui se passe, pour cette raison que ce qui est caché ne se voit pas. Condition nécessaire à l’existence de toute société. Les jeunes filles du monde seraient plus faciles que les femmes si elles étaient autant sollicitées et cela pour deux raisons : elles ont plus d’illusions et leur curiosité n’est pas satisfaite. Les femmes ont été la plupart du temps si mal commencées par leur mari, qu’elles n’ont pas le courage de recommencer tout de suite avec un autre. Moi qui vous parle, j’ai rencontré plusieurs fois cet obstacle dans mes tentatives de séduction.

Au moment où le professeur Haddock achevait ces propos déplaisants, mademoiselle Éveline Clarence entra au salon et servit le thé nonchalamment avec cette expression d’ennui qui donnait un charme oriental à sa beauté.

— Moi, dit Hippolyte Cérès en la regardant, je me proclame le champion des demoiselles.

« C’est un imbécile, » songea la jeune fille.

Hippolyte Cérès, qui n’avait jamais mis le pied hors de son monde politique, électeurs et élus, trouva le salon de madame Clarence très distingué, la maîtresse de maison exquise, sa fille étrangement belle ; il devint assidu près d’elles et fit sa cour à l’une et à l’autre. Madame Clarence, que maintenant les soins touchaient, l’estimait agréable. Éveline ne lui montrait aucune bienveillance et le traitait avec une hauteur et des dédains qu’il prenait pour façons aristocratiques et manières distinguées, et il l’en admirait davantage.

Cet homme répandu s’ingéniait à leur faire plaisir et y réussissait quelquefois. Il leur procurait des billets pour les grandes séances et des loges à l’Opéra. Il fournit à mademoiselle Clarence plusieurs occasions de se mettre en vue très avantageusement et en particulier dans une fête champêtre, qui, bien que donnée par un ministre, fut regardée comme vraiment mondaine et valut à la république son premier succès auprès des gens élégants.

À cette fête, Éveline, très remarquée, attira notamment l’attention d’un jeune diplomate nommé Roger Lambilly qui, s’imaginant qu’elle appartenait à un monde facile, lui donna rendez-vous dans sa garçonnière. Elle le trouvait beau et le croyait riche : elle alla chez lui. Un peu émue, presque troublée, elle faillit être victime de son courage, et n’évita sa défaite que par une manœuvre offensive, audacieusement exécutée. Ce fut la plus grande folie de sa vie de jeune fille.

Entrée dans l’intimité des ministres et du président, Éveline y portait des affectations d’aristocratie et de piété qui lui acquirent la sympathie du haut personnel de la république anticléricale et démocratique. M. Hippolyte Cérès, voyant qu’elle réussissait et lui faisait honneur, l’en aimait davantage ; il en devint éperdument amoureux.

Dès lors, elle commença malgré tout à l’observer avec intérêt, curieuse de voir si cela augmentait. Il lui paraissait sans élégance, sans délicatesse, mal élevé, mais actif, débrouillard, plein de ressources et pas très ennuyeux. Elle se moquait encore de lui, mais elle s’occupait de lui.

Un jour elle voulut mettre son sentiment à l’épreuve.

C’était en période électorale, pendant qu’il sollicitait, comme on dit, le renouvellement de son mandat. Il avait un concurrent peu dangereux au début, sans moyens oratoires, mais riche et qui gagnait, croyait-on, tous les jours des voix. Hippolyte Cérès, bannissant de son esprit et l’épaisse quiétude et les folles alarmes, redoublait de vigilance. Son principal moyen d’action c’étaient ses réunions publiques où il tombait, à la force du poumon, la candidature rivale. Son comité donnait de grandes réunions contradictoires le samedi soir et le dimanche à trois heures précises de l’après-midi. Or, un dimanche, étant allé faire visite aux dames Clarence, il trouva Éveline seule dans le salon. Il causait avec elle depuis vingt ou vingt-cinq minutes quand, tirant sa montre, il s’aperçut qu’il était trois heures moins un quart. La jeune fille se fit aimable, agaçante, gracieuse, inquiétante, pleine de promesses. Cérès, ému, se leva.

— Encore un moment ! lui dit-elle d’une voix pressante et douce qui le fit retomber sur sa chaise.

Elle lui montra de l’intérêt, de l’abandon, de la curiosité, de la faiblesse. Il rougit, pâlit et de nouveau, se leva.

Alors, pour le retenir, elle le regarda avec des yeux dont le gris devenait trouble et noyé, et, la poitrine haletante, ne parla plus. Vaincu, éperdu, anéanti, il tomba à ses pieds ; puis, ayant une fois encore tiré sa montre, bondit et jura effroyablement :

— B… ! quatre heures moins cinq ! il n’est que temps de filer.

Et aussitôt il sauta dans l’escalier.

Depuis lors elle eut pour lui une certaine estime.


CHAPITRE IV

LE MARIAGE D’UN HOMME POLITIQUE


Elle ne l’aimait guère, mais elle voulait bien qu’il l’aimât. Elle était d’ailleurs très réservée avec lui, non pas seulement à cause de son peu d’inclination : car, parmi les choses de l’amour il en est qu’on fait avec indifférence, par distraction, par instinct de femme, par usage et esprit traditionnel, pour essayer son pouvoir et pour la satisfaction d’en découvrir les effets. La raison de sa prudence, c’est qu’elle le savait très « muffe », capable de prendre avantage sur elle de ses familiarités et de les lui reprocher ensuite grossièrement si elle ne les continuait pas.

Comme il était, par profession, anticlérical et libre penseur, elle jugeait bon d’affecter devant lui des façons dévotes, de se montrer avec des paroissiens reliés en maroquin rouge, de grand format, tels que les Quinzaine de Pâques de la reine Marie Leczinska et de la dauphine Marie-Josèphe ; et elle lui mettait constamment sous les yeux les souscriptions qu’elle recueillait en vue d’assurer le culte national de sainte Orberose. Éveline n’agissait point ainsi pour le taquiner, par espièglerie ni par esprit contrariant, ni même par snobisme, quoi qu’elle en eût bien une pointe ; elle s’affirmait de cette manière, s’imprimait un caractère, se grandissait et, pour exciter le courage du député, s’enveloppait de religion, comme Brunhild, pour attirer Sigurd, s’entourait de flammes. Son audace réussit. Il la trouvait plus belle de la sorte. Le cléricalisme, à ses yeux, était une élégance.

Réélu à une énorme majorité, Cérès entra dans une Chambre qui se montrait plus portée à gauche, plus avancée que la précédente et, semblait-il, plus ardente aux réformes. S’étant tout de suite aperçu qu’un si grand zèle cachait la peur du changement et un sincère désir de ne rien faire, il se promit de suivre une politique qui répondît à ces aspirations. Dès le début de la session, il prononça un grand discours, habilement conçu et bien ordonné, sur cette idée que toute réforme doit être longtemps différée ; il se montra chaleureux, bouillant même, ayant pour principe que l’orateur doit recommander la modération avec une extrême véhémence. Il fut acclamé par l’assemblée entière. Dans la tribune présidentielle, les dames Clarence l’écoutaient ; Éveline tressaillait malgré elle au bruit solennel des applaudissements. Sur la même banquette, la belle madame Pensée frissonnait aux vibrations de cette voix mâle.

Aussitôt descendu de la tribune, Hippolyte Cérès, sans prendre le temps de changer de chemise, alors que les mains battaient encore et qu’on demandait l’affichage, alla saluer les dames Clarence dans leur tribune. Éveline lui trouva la beauté du succès et, tandis que, penché sur ces dames, il recevait leurs compliments d’un air modeste, relevé d’un grain de fatuité, en s’épongeant le cou avec son mouchoir, la jeune fille, jetant un regard de côté sur madame Pensée, la vit qui respirait avec ivresse la sueur du héros, haletante, les paupières lourdes, la tête renversée, prête à défaillir. Aussitôt Éveline sourit tendrement à M. Cérès.

Le discours du député d’Alca eut un grand retentissement. Dans les « sphères » politiques il fut jugé très habile. « Nous venons d’entendre enfin un langage honnête », écrivait le grand journal modéré. « C’est tout un programme ! » disait-on à la Chambre. On s’accordait à y reconnaître un énorme talent.

Hippolyte Cérès s’imposait maintenant comme chef aux radicaux, socialistes, anticléricaux, qui le nommèrent président de leur groupe, le plus considérable de la Chambre. Il se trouvait désigné pour un portefeuille dans la prochaine combinaison ministérielle.

Après une longue hésitation, Éveline Clarence accepta l’idée d’épouser M. Hippolyte Cérès. Pour son goût, le grand homme était un peu commun ; rien ne prouvait encore qu’il atteindrait un jour le point où la politique rapporte de grosses sommes d’argent ; mais elle entrait dans ses vingt-sept ans et connaissait assez la vie pour savoir qu’il ne faut pas être trop dégoûtée ni se montrer trop exigeante.

Hippolyte Cérès était célèbre ; Hippolyte Cérès était heureux. On ne le reconnaissait plus ; les élégances de ses habits et de ses manières augmentaient terriblement ; il portait des gants blancs avec excès ; maintenant, trop homme du monde, il faisait douter Éveline si ce n’était pas pis que de l’être trop peu. Madame Clarence regarda favorablement ces fiançailles, rassurée sur l’avenir de sa fille et satisfaite d’avoir tous les jeudis des fleurs pour son salon.

La célébration du mariage souleva toutefois des difficultés. Éveline était pieuse et voulait recevoir la bénédiction de l’Église. Hippolyte Cérès, tolérant mais libre penseur, n’admettait que le mariage civil. Il y eut à ce sujet des discussions et même des scènes déchirantes. La dernière se déroula dans la chambre de la jeune fille, au moment de rédiger les lettres d’invitation. Éveline déclara que, si elle ne passait pas par l’église, elle ne se croirait pas mariée. Elle parla de rompre, d’aller à l’étranger avec sa mère, ou de se retirer dans un couvent. Puis elle se fit tendre, faible, suppliante ; elle gémit. Et tout gémissait avec elle dans sa chambre virginale, le bénitier et le rameau de buis au-dessus du lit blanc, les livres de dévotion sur la petite étagère et sur le marbre de la cheminée la statuette blanche et bleue de sainte Orberose enchaînant le dragon de Cappadoce. Hippolyte Cérès était attendri, amolli, fondu.

Belle de douleur, les yeux brillants de larmes, les poignets ceints d’un chapelet de lapis lazuli et comme enchaînée par sa foi, tout à coup elle se jeta aux pieds d’Hippolyte et lui embrassa les genoux, mourante, échevelée.

Il céda presque ; il balbutia :

— Un mariage religieux, un mariage à l’église, on pourra encore faire digérer ça à mes électeurs ; mais mon comité n’avalera pas la chose aussi facilement… Enfin, je leur expliquerai,… la tolérance, les nécessités sociales… Ils envoient tous leurs filles au catéchisme… Quant à mon portefeuille, bigre ! je crois bien, ma chérie, que nous allons le noyer dans l’eau bénite.

À ces mots, elle se leva grave, généreuse, résignée, vaincue à son tour.

— Mon ami, je n’insiste plus.

— Alors, pas de mariage religieux ! Ça vaut mieux, beaucoup mieux !

— Si ! Mais laissez-moi faire. Je vais tâcher de tout arranger pour votre satisfaction et la mienne.

Elle alla trouver le révérend père Douillard et lui exposa la situation. Plus encore qu’elle n’espérait il se montra accommodant et facile.

— Votre époux est un homme intelligent, un homme d’ordre et de raison : il nous viendra. Vous le sanctifierez ; ce n’est pas en vain que Dieu lui a accordé le bienfait d’une épouse chrétienne. L’Église ne veut pas toujours pour ses bénédictions nuptiales les pompes et l’éclat des cérémonies. Maintenant qu’elle est persécutée, l’ombre des cryptes et les détours des catacombes conviennent à ses fêtes. Mademoiselle, quand vous aurez accompli les formalités civiles, venez ici, dans ma chapelle particulière, en toilette de ville, avec monsieur Cérès ; je vous marierai en observant la plus absolue discrétion. J’obtiendrai de l’archevêque les dispenses nécessaires et toutes les facilités pour ce qui concerne les bans, le billet de confession, etc.

Hippolyte, tout en trouvant la combinaison un peu dangereuse, accepta, assez flatté au fond :

— J’irai en veston, dit-il.

Il y alla en redingote, avec des gants blancs et des souliers vernis, et fit les génuflexions.

— Quand les gens sont polis !…


CHAPITRE V

LE CABINET VISIRE


Le ménage Cérès, d’une modestie décente, s’établit dans un assez joli appartement d’une maison neuve. Cérès adorait sa femme avec rondeur et tranquillité, souvent retenu d’ailleurs à la commission du budget et travaillant plus de trois nuits par semaine à son rapport sur le budget des postes dont il voulait faire un monument. Éveline le trouvait « muffe », et il ne lui déplaisait pas. Le mauvais côté de la situation, c’est qu’ils n’avaient pas beaucoup d’argent ; ils en avaient très peu. Les serviteurs de la république ne s’enrichissent pas à son service autant qu’on le croit. Depuis que le souverain n’est plus là pour dispenser les faveurs, chacun prend ce qu’il peut et ses déprédations, limitées par les déprédations de tous, sont réduites à des proportions modestes. De là cette austérité de mœurs qu’on remarque dans les chefs de la démocratie. Ils ne peuvent s’enrichir que dans les périodes de grandes affaires, et se trouvent alors en butte à l’envie de leurs collègues moins favorisés. Hippolyte Cérès prévoyait pour un temps prochain une période de grandes affaires ; il était de ceux qui en préparaient la venue ; en attendant il supportait dignement une pauvreté dont Éveline, en la partageant, souffrait moins qu’on eût pu croire. Elle était en rapports constants avec le révérend père Douillard et fréquentait la chapelle de Sainte-Orberose où elle trouvait une société sérieuse et des personnes capables de lui rendre service. Elle savait les choisir et ne donnait sa confiance qu’à ceux qui la méritaient. Elle avait gagné de l’expérience depuis ses promenades dans l’auto du vicomte Cléna, et surtout elle avait acquis le prix d’une femme mariée.

Le député s’inquiéta d’abord de ces pratiques pieuses que raillaient les petits journaux démagogiques ; mais il se rassura bientôt en voyant autour de lui tous les chefs de la démocratie se rapprocher avec joie de l’aristocratie et de l’Église.

On se trouvait dans une de ces périodes (qui revenaient souvent) où l’on s’apercevait qu’on était allé trop loin. Hippolyte Cérès en convenait avec mesure. Sa politique n’était pas une politique de persécution, mais une politique de tolérance. Il en avait posé les bases dans son magnifique discours sur la préparation des réformes. Le ministère passait pour trop avancé ; soutenant des projets reconnus dangereux pour le capital, il avait contre lui les grandes compagnies financières et, par conséquent, les journaux de toutes les opinions. Voyant le danger grossir, le cabinet abandonna ses projets, son programme, ses opinions, mais trop tard : un nouveau gouvernement était prêt ; sur une question insidieuse de Paul Visire, aussitôt transformée en interpellation, et un très beau discours d’Hippolyte Cérès, il tomba.

Le président de la république choisit pour former un nouveau cabinet ce même Paul Visire, qui, très jeune encore, avait été deux fois ministre, homme charmant, habitué du foyer de la danse et des coulisses des théâtres, très artiste, très mondain, spirituel, d’une intelligence et d’une activité merveilleuses. Paul Visire, ayant constitué un ministère destiné à marquer un temps d’arrêt et à rassurer l’opinion alarmée, Hippolyte Cérès fut appelé à en faire partie.

Les nouveaux ministres, appartenant à tous les groupes de la majorité, représentaient les opinions les plus diverses et les plus opposées, mais ils étaient tous modérés et résolument conservateurs[2] On garda le ministre des affaires étrangères de l’ancien cabinet, petit homme noir nommé Crombile, qui travaillait quatorze heures par jour dans le délire des grandeurs, silencieux, se cachant de ses propres agents diplomatiques, terriblement inquiétant, sans inquiéter personne, car l’imprévoyance des peuples est infinie et celle des gouvernants l’égale.

On mit aux travaux publics un socialiste, Fortuné Lapersonne. C’était alors une des coutumes les plus solennelles, les plus sévères, les plus rigoureuses, et, j’ose dire, les plus terribles et les plus cruelles de la politique, de mettre dans tout ministère destiné à combattre le socialisme un membre du parti socialiste, afin que les ennemis de la fortune et de la propriété eussent la honte et l’amertume d’être frappés par un des leurs et qu’ils ne pussent se réunir entre eux sans chercher du regard celui qui les châtierait le lendemain. Une ignorance profonde du cœur humain permettrait seule de croire qu’il était difficile de trouver un socialiste pour occuper ces fonctions. Le citoyen Fortuné Lapersonne entra dans le cabinet Visire de son propre mouvement, sans contrainte aucune ; et il trouva des approbateurs même parmi ses anciens amis, tant le pouvoir exerçait de prestige sur les Pingouins !

Le général Débonnaire reçut le portefeuille de la guerre ; il passait pour un des plus intelligents généraux de l’armée ; mais il se laissait conduire par une femme galante, madame la baronne de Bildermann, qui, belle encore dans l’âge des intrigues, s’était mise aux gages d’une puissance voisine et ennemie.

Le nouveau ministre de la marine, le respectable amiral Vivier des Murènes, reconnu généralement pour un excellent marin, montrait une piété qui eût paru excessive dans un ministère anticlérical, si la république laïque n’avait reconnu la religion comme d’utilité maritime. Sur les instructions du révérend père Douillard, son directeur spirituel, le respectable amiral Vivier des Murènes voua les équipages de la flotte à sainte Orberose et fit composer par des bardes chrétiens des cantiques en l’honneur de la vierge d’Alca qui remplacèrent l’hymne national dans les musiques de la marine de guerre.

Le ministère Visire se déclara nettement anticlérical, mais respectueux des croyances ; il s’affirma sagement réformateur. Paul Visire et ses collaborateurs voulaient des réformes, et c’était pour ne pas compromettre les réformes qu’ils n’en proposaient pas ; car ils étaient vraiment des hommes politiques et savaient que les réformes sont compromises dès qu’on les propose. Ce gouvernement fut bien accueilli, rassura les honnêtes gens et fit monter la rente.

Il annonça la commande de quatre cuirassés, des poursuites contre les socialistes et manifesta son intention formelle de repousser tout impôt inquisitorial sur le revenu. Le choix du ministre des finances, Terrasson, fut particulièrement approuvé de la grande presse. Terrasson, vieux ministre fameux par ses coups de Bourse, autorisait toutes les espérances des financiers et faisait présager une période de grandes affaires. Bientôt se gonfleraient du lait de la richesse ces trois mamelles des nations modernes : l’accaparement, l’agio et la spéculation frauduleuse. Déjà l’on parlait d’entreprises lointaines, de colonisation, et les plus hardis lançaient dans les journaux un projet de protectorat militaire et financier sur la Nigritie.

Sans avoir encore donné sa mesure, Hippolyte Cérès était considéré comme un homme de valeur ; les gens d’affaires l’estimaient. On le félicitait de toutes parts d’avoir rompu avec les partis extrêmes, les hommes dangereux, d’être conscient des responsabilités gouvernementales.

Madame Cérès brillait seule entre toutes les dames du ministère. Crombile séchait dans le célibat ; Paul Visire s’était marié richement, dans le gros commerce du Nord, à une personne comme il faut, mademoiselle Blampignon, distinguée, estimée, simple, toujours malade, et que l’état de sa santé retenait constamment chez sa mère, au fond d’une province reculée. Les autres ministresses n’étaient point nées pour charmer les regards ; et l’on souriait en lisant que madame Labillette avait paru au bal de la présidence coiffée d’oiseaux de paradis. Madame l’amirale Vivier des Murènes, de bonne famille, plus large que haute, le visage sang de bœuf, la voix d’un camelot, faisait son marché elle-même. La générale Débonnaire, longue, sèche, couperosée, insatiable de jeunes officiers, perdue de débauches et de crimes, ne rattrapait la considération qu’à force de laideur et d’insolence.

Madame Cérès était le charme du ministère et son porte-respect. Jeune, belle, irréprochable, elle réunissait, pour séduire l’élite sociale et les foules populaires, à l’élégance des toilettes la pureté du sourire.

Ses salons furent envahis par la grande finance juive. Elle donnait les garden-parties les plus élégants de la république ; les journaux décrivaient ses toilettes et les grands couturiers ne les lui faisaient pas payer. Elle allait à la messe, protégeait contre l’animosité populaire la chapelle de Sainte-Orberose et faisait naître dans les cœurs aristocratiques l’espérance d’un nouveau concordat.

Des cheveux d’or, des prunelles gris de lin, souple, mince avec une taille ronde, elle était vraiment jolie ; elle jouissait d’une excellente réputation, qu’elle aurait gardée intacte jusque dans un flagrant délit, tant elle se montrait adroite, calme, et maîtresse d’elle-même.

La session s’acheva sur une victoire du cabinet, qui repoussa, aux applaudissements presque unanimes de la Chambre, la proposition d’un impôt inquisitorial, et sur un triomphe de madame Cérès qui donna des fêtes à trois rois de passage.


CHAPITRE VI

LE SOPHA DE LA FAVORITE


Le président du conseil invita, pendant les vacances, monsieur et madame Cérès à passer une quinzaine de jours à la montagne, dans un petit château qu’il avait loué pour la saison et qu’il habitait seul. La santé vraiment déplorable de madame Paul Visire ne lui permettait pas d’accompagner son mari : elle restait avec ses parents au fond d’une province septentrionale.

Ce château avait appartenu à la maîtresse d’un des derniers rois d’Alca ; le salon gardait ses meubles anciens, et il s’y trouvait encore le sopha de la favorite. Le pays était charmant ; une jolie rivière bleue, l’Aiselle, coulait au pied de la colline que dominait le château. Hippolyte Cérès aimait à pêcher à la ligne ; il trouvait, en se livrant à cette occupation monotone, ses meilleures combinaisons parlementaires et ses plus heureuses inspirations oratoires. La truite foisonnait dans l’Aiselle ; il la pêchait du matin au soir, dans une barque que le président du conseil s’était empressé de mettre à sa disposition.

Cependant Éveline et Paul Visire faisaient quelquefois ensemble un tour de jardin, un bout de causerie dans le salon. Éveline, tout en reconnaissant la séduction qu’il exerçait sur les femmes, n’avait encore déployé pour lui qu’une coquetterie intermittente et superficielle, sans intentions profondes ni dessein arrêté. Il était connaisseur et la savait jolie ; la Chambre et l’Opéra lui ôtaient tout loisir, mais, dans le petit château, les yeux gris de lin et la taille ronde d’Éveline prenaient du prix à ses yeux. Un jour qu’Hippolyte Cérès pêchait dans l’Aiselle, il la fit asseoir près de lui sur le sopha de la favorite. À travers les fentes des rideaux, qui la protégeaient contre la chaleur et la clarté d’un jour ardent, de longs rayons d’or frappaient Éveline, comme les flèches d’un Amour caché. Sous la mousseline blanche, toutes ses formes, à la fois arrondies et fuselées, dessinaient leur grâce et leur jeunesse. Elle avait la peau moite et fraîche et sentait le foin coupé. Paul Visire se montra tel que le voulait l’occasion ; elle ne se refusa pas aux jeux du hasard et de la société. Elle avait cru que ce ne serait rien ou peu de chose : elle s’était trompée.

« Il y avait, dit la célèbre ballade allemande, sur la place de la ville, du côté du soleil, contre le mur où courait la glycine, une jolie boîte aux lettres, bleue comme les bleuets, souriante et tranquille.

» Tout le jour venaient à elle, dans leurs gros souliers, petits marchands, riches fermiers, bourgeois et le percepteur et les gendarmes, qui lui mettaient des lettres d’affaires, des factures, des sommations et des contraintes d’avoir à payer l’impôt, des rapports aux juges du tribunal et des convocations de recrues : elle demeurait souriante et tranquille.

» Joyeux ou soucieux, s’acheminaient vers elle journaliers et garçons de ferme, servantes et nourrices, comptables, employés de bureau, ménagères tenant leur petit enfant dans les bras ; ils lui mettaient des faire-part de naissances, de mariages et de mort, des lettres de fiancés et de fiancées, des lettres d’époux et d’épouses, de mères à leurs fils, de fils à leur mère : elle demeurait souriante et tranquille.

» À la brune, des jeunes garçons et des jeunes filles se glissaient furtivement jusqu’à elle et lui mettaient des lettres d’amour, les unes mouillées de larmes qui faisaient couler l’encre, les autres avec un petit rond pour indiquer la place du baiser, et toutes très longues ; elle demeurait souriante et tranquille.

» Les riches négociants venaient eux-mêmes, par prudence, à l’heure de la levée, et lui mettaient des lettres chargées, des lettres à cinq cachets rouges pleines de billets de banque ou de chèques sur les grands établissements financiers de l’Empire : elle demeurait souriante et tranquille.

» Mais un jour Gaspar, qu’elle n’avait jamais vu et qu’elle ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam, vint lui mettre un billet dont on ne sait rien sinon qu’il était plié en petit chapeau. Aussitôt la jolie boîte aux lettres tomba pâmée. Depuis lors elle ne tient plus en place ; elle court les rues, les champs, les bois, ceinte de lierre et couronnée de roses. Elle est toujours par monts et par vaux ; le garde champêtre l’a surprise dans les blés entre les bras de Gaspar et le baisant sur la bouche. »

Paul Visire avait repris toute sa liberté d’esprit ; Éveline demeurait étendue sur le divan de la favorite dans un étonnement délicieux.

Le révérend père Douillard, excellent en théologie morale, et qui, dans la décadence de l’Église, gardait les principes, avait bien raison d’enseigner, conformément à la doctrine des Pères, que, si une femme commet un grand péché en se donnant pour de l’argent, elle en commet un bien plus grand en se donnant pour rien ; car, dans le premier cas, elle agit pour soutenir sa vie et elle est parfois, non pas excusable, mais pardonnable et digne encore de la grâce divine, puisque, enfin, Dieu défend le suicide et ne veut pas que ses créatures, qui sont ses temples, se détruisent elles-mêmes ; d’ailleurs en se donnant pour vivre elle reste humble et ne prend pas de plaisir, ce qui diminue le péché. Mais une femme qui se donne pour rien pèche avec volupté, exulte dans la faute. L’orgueil et les délices dont elle charge son crime en augmentent le poids mortel.

L’exemple de madame Hippolyte Cérès devait faire paraître la profondeur de ces vérités morales. Elle s’aperçut qu’elle avait des sens ; jusque-là elle ne s’en était pas doutée ; il ne fallut qu’une seconde pour lui faire faire cette découverte, changer son âme, bouleverser sa vie. Ce lui fut d’abord un enchantement que d’avoir appris à se connaître. Le γνώθι σεαυτὁν de la philosophie antique n’est pas un précepte dont l’accomplissement au moral procure du plaisir, car on ne goûte guère de satisfaction à connaître son âme ; il n’en est pas de même de la chair où des sources de volupté peuvent nous être révélées. Elle voua tout de suite à son révélateur une reconnaissance égale au bienfait et elle s’imagina que celui qui avait découvert les abîmes célestes en possédait seul la clé. Était-ce une erreur et n’en pouvait-elle pas trouver d’autres qui eussent aussi la clé d’or ? Il est difficile d’en décider ; et le professeur Haddock, quand les faits furent divulgués (ce qui ne tarda pas, comme nous l’allons voir), en traita au point de vue expérimental, dans une revue scientifique et spéciale, et conclut que les chances qu’aurait madame C… de retrouver l’exacte équivalence de M. V… étaient dans les proportions de 3,05 sur 975,008. Autant dire qu’elle ne le retrouverait pas. Sans doute elle en eut l’instinct car elle s’attacha éperdument à lui.

J’ai rapporté ces faits avec toutes les circonstances qui me semblent devoir attirer l’attention des esprits méditatifs et philosophiques. Le sopha de la favorite est digne de la majesté de l’histoire ; il s’y décida des destinées d’un grand peuple ; que dis-je, il s’y accomplit un acte dont le retentissement devait s’étendre sur les nations voisines, amies ou ennemies, et sur l’humanité tout entière. Trop souvent les événements de cette nature, bien que d’une conséquence infinie, échappent aux esprits superficiels, aux âmes légères qui assument inconsidérément la tâche d’écrire l’histoire. Aussi les secrets ressorts des événements nous demeurent cachés, la chute des empires, la transmission des dominations nous étonnent et nous demeurent incompréhensibles, faute d’avoir découvert le point imperceptible, touché l’endroit secret qui, mis en mouvement, a tout ébranlé et tout renversé. L’auteur de cette grande histoire sait mieux que personne ses défauts et ses insuffisances, mais il peut se rendre ce témoignage qu’il a toujours gardé cette mesure, ce sérieux, cette austérité qui plaît dans l’exposé des affaires d’État, et ne s’est jamais départi de la gravité qui convient au récit des actions humaines.


CHAPITRE VII

LES PREMIÈRES CONSÉQUENCES


Quand Éveline confia à Paul Visire qu’elle n’avait jamais éprouvé rien de semblable, il ne la crut pas. Il avait l’habitude des femmes et savait qu’elles disent volontiers ces choses aux hommes pour les rendre très amoureux. Ainsi son expérience, comme il arrive parfois, lui fit méconnaître la vérité. Incrédule, mais tout de même flatté, il ressentit bientôt pour elle de l’amour et quelque chose de plus. Cet état parut d’abord favorable à ses facultés intellectuelles ; Visire prononça dans le chef-lieu de sa circonscription un discours plein de grâce, brillant, heureux, qui passa pour son chef-d’œuvre.

La rentrée fut sereine ; c’est à peine, à la Chambre, si quelques rancunes isolées, quelques ambitions encore timides levèrent la tête. Un sourire du président du conseil suffit à dissiper ces ombres. Elle et lui se voyaient deux fois par jour et s’écrivaient dans l’intervalle. Il avait l’habitude des liaisons intimes, était adroit et savait dissimuler ; mais Éveline montrait une folle imprudence ; elle s’affichait avec lui dans les salons, au théâtre, à la Chambre et dans les ambassades ; elle portait son amour sur son visage, sur toute sa personne, dans les éclairs humides de son regard, dans le sourire mourant de ses lèvres, dans la palpitation de sa poitrine, dans la mollesse de ses hanches, dans toute sa beauté avivée, irritée, éperdue. Bientôt le pays tout entier sut leur liaison ; les cours étrangères en étaient informées ; seuls le président de la république et le mari d’Éveline l’ignoraient encore. Le président l’apprit à la campagne par un rapport de police égaré, on ne sait comment, dans sa valise.

Hippolyte Cérès, sans être ni très délicat ni très perspicace, s’apercevait bien que quelque chose était changé dans son ménage : Éveline, qui naguère encore s’intéressait à ses affaires et lui montrait sinon de la tendresse, du moins une bonne amitié, désormais ne lui laissait voir que de l’indifférence et du dégoût. Elle avait toujours eu des périodes d’absence, fait des visites prolongées à l’œuvre de Sainte-Orberose ; maintenant, sortie dès le matin et toute la journée dehors, elle se mettait à table à neuf heures du soir avec un visage de somnambule. Son mari trouvait cela ridicule ; pourtant il n’aurait peut-être jamais su ; une ignorance profonde des femmes, une épaisse confiance dans son mérite et dans sa fortune lui auraient peut-être toujours dérobé la vérité, si les deux amants ne l’eussent, pour ainsi dire, forcé à la découvrir.

Quand Paul Visire allait chez Éveline et l’y trouvait seule, ils disaient en s’embrassant : « Pas ici ! pas ici ! » et aussitôt ils affectaient l’un vis-à-vis de l’autre une extrême réserve. C’était leur règle inviolable. Or, un jour, Paul Visire se rendit chez son collègue Cérès, à qui il avait donné rendez-vous ; ce fut Éveline qui le reçut : le ministre des postes était retenu dans « le sein » d’une commission.

— Pas ici ! se dirent en souriant les amants.

Ils se le dirent la bouche sur la bouche, dans des embrassements, des enlacements et des agenouillements. Ils se le disaient encore quand Hippolyte Cérès entra dans le salon.

Paul Visire retrouva sa présence d’esprit ; il déclara à madame Cérès qu’il renonçait à lui retirer la poussière qu’elle avait dans l’œil. Par cette attitude il ne donnait pas le change au mari, mais il sauvait sa sortie.

Hippolyte Cérès s’effondra. La conduite d’Éveline lui paraissait incompréhensible ; il lui en demandait les raisons.

— Pourquoi ? pourquoi ? répétait-il sans cesse, pourquoi ?

Elle nia tout, non pour le convaincre, car il les avait vus, mais par commodité et bon goût et pour éviter les explications pénibles.

Hippolyte Cérès souffrait toutes les tortures de la jalousie. Il se l’avouait à lui-même ; il se disait : « Je suis un homme fort ; j’ai une cuirasse ; mais la blessure est dessous : elle est au cœur. »

Et se retournant vers sa femme toute parée de volupté et belle de son crime, il la contemplait douloureusement et lui disait :

— Tu n’aurais pas dû avec celui-là.

Et il avait raison. Éveline n’aurait pas dû aimer dans le gouvernement.

Il souffrait tant qu’il prit son revolver en criant : « Je vais le tuer ! » Mais il songea qu’un ministre des postes et télégraphes ne peut pas tuer le président du conseil, et il remit son revolver dans le tiroir de sa table de nuit.

Les semaines se passaient sans calmer ses souffrances. Chaque matin, il bouclait sur sa blessure sa cuirasse d’homme fort et cherchait dans le travail et les honneurs la paix qui le fuyait. Il inaugurait tous les dimanches des bustes, des statues, des fontaines, des puits artésiens, des hôpitaux, des dispensaires, des voies ferrées, des canaux, des halles, des égouts, des arcs de triomphe, des marchés et des abattoirs, et prononçait des discours frémissants. Son activité brûlante dévorait les dossiers ; il changea en huit jours quatorze fois la couleur des timbres-poste. Cependant il lui poussait des rages de douleur et de fureur qui le rendaient fou ; durant des jours entiers sa raison l’abandonnait. S’il avait tenu un emploi dans une administration privée on s’en serait tout de suite aperçu ; mais il est beaucoup plus difficile de reconnaître la démence ou le délire dans l’administration des affaires de l’État. À ce moment, les employés du gouvernement formaient des associations et des fédérations, au milieu d’une effervescence dont s’effrayaient le parlement et l’opinion ; les facteurs se signalaient entre tous par leur ardeur syndicaliste.

Hippolyte Cérès fit connaître par voie de circulaire que leur action était strictement légale. Le lendemain, il lança une seconde circulaire, qui interdisait comme illégale toute association des employés de l’État. Il révoqua cent quatre-vingts facteurs, les réintégra, leur infligea un blâme et leur donna des gratifications. Au conseil des ministres il était toujours sur le point d’éclater ; c’était à peine si la présence du chef de l’État le contenait dans les bornes des bienséances, et comme il n’osait pas sauter à la gorge de son rival, il accablait d’invectives, pour se soulager, le chef respecté de l’armée, le général Débonnaire, qui ne les entendait pas, étant sourd et occupé à composer des vers pour madame la baronne de Bildermann. Hippolyte Cérès s’opposait indistinctement à tout ce que proposait M. le président du conseil. Enfin il était insensé. Une seule faculté échappait au désastre de son esprit : il lui restait le sens parlementaire, le tact des majorités, la connaissance approfondie des groupes, la sûreté des pointages.


CHAPITRE VIII

NOUVELLES CONSÉQUENCES


La session s’achevait dans le calme, et le ministère ne découvrait, sur les bancs de la majorité, nul signe funeste. On voyait cependant par certains articles des grands journaux modérés que les exigences des financiers juifs et chrétiens croissaient tous les jours, que le patriotisme des banques réclamait une expédition civilisatrice en Nigritie et que le trust de l’acier, plein d’ardeur à protéger nos côtes et à défendre nos colonies, demandait avec frénésie des cuirassés et des cuirassés encore. Des bruits de guerre couraient : de tels bruits s’élevaient tous les ans avec la régularité des vents alisés ; les gens sérieux n’y prêtaient pas l’oreille et le gouvernement pouvait les laisser tomber d’eux-mêmes à moins qu’ils ne vinssent à grossir et à s’étendre ; car alors le pays se serait alarmé. Les financiers ne voulaient que des guerres coloniales ; le peuple ne voulait pas de guerres du tout ; il aimait que le gouvernement montrât de la fierté et même de l’arrogance ; mais au moindre soupçon qu’un conflit européen se préparait, sa violente émotion aurait vite gagné la Chambre. Paul Visire n’était point inquiet, la situation européenne, à son avis, n’offrait rien que de rassurant. Il était seulement agacé du silence maniaque de son ministre des affaires étrangères. Ce gnome arrivait au conseil avec un portefeuille plus gros que lui, bourré de dossiers, ne disait rien, refusait de répondre à toutes les questions, même à celles que lui posait le respecté président de la république et, fatigué d’un travail opiniâtre, prenait, dans son fauteuil, quelques instants de sommeil et l’on ne voyait plus que sa petite houppe noire au-dessus du tapis vert.

Cependant Hippolyte Cérès redevenait un homme fort ; il faisait en compagnie de son collègue Lapersonne des noces fréquentes avec des filles de théâtre ; on les voyait tous deux entrer, de nuit, dans des cabarets à la mode, au milieu de femmes encapuchonnées, qu’ils dominaient de leur haute taille et de leurs chapeaux neufs, et on les compta bientôt parmi les figures les plus sympathiques du boulevard. Ils s’amusaient ; mais ils souffraient. Fortuné Lapersonne avait aussi sa blessure sous sa cuirasse ; sa femme, une jeune modiste qu’il avait enlevée à un marquis, était allée vivre avec un chauffeur. Il l’aimait encore ; il ne se consolait pas de l’avoir perdue et, bien souvent, dans un cabinet particulier, au milieu des filles qui riaient en suçant des écrevisses, les deux ministres, échangeant un regard plein de leurs douleurs, essuyaient une larme.

Hippolyte Cérès, bien que frappé au cœur, ne se laissait point abattre. Il fit serment de se venger.

Madame Paul Visire, que sa déplorable santé retenait chez ses parents, au fond d’une sombre province, reçut une lettre anonyme, spécifiant que M. Paul Visire, qui s’était marié sans un sou, mangeait avec une femme mariée, E… C… (cherchez !) sa dot, à elle madame Paul, donnait à cette femme des autos de trente mille francs, des colliers de perles de quatre-vingt mille et courait à la ruine, au déshonneur et à l’anéantissement. Madame Paul Visire lut, tomba d’une attaque de nerfs et tendit la lettre à son père.

— Je vais lui frotter les oreilles, à ton mari, dit M. Blampignon ; c’est un galopin qui, si l’on n’y prend garde, te mettra sur la paille. Il a beau être président du Conseil, il ne me fait pas peur.

Au sortir du train M. Blampignon se présenta au ministère de l’intérieur et fut reçu tout de suite. Il entra furieux dans le cabinet du président.

— J’ai à vous parler, monsieur !

Et il brandit la lettre anonyme.

Paul Visire l’accueillit tout souriant.

— Vous êtes le bienvenu, mon cher père. J’allais vous écrire… Oui, pour vous annoncer votre nomination au grade d’officier de la Légion d’honneur. J’ai fait signer le brevet ce matin.

M. Blampignon remercia profondément son gendre et jeta au feu la lettre anonyme.

Rentré dans sa maison provinciale, il y trouva sa fille irritée et languissante.

— Eh bien ! je l’ai vu, ton mari ; il est charmant. Mais voilà ! tu ne sais pas le prendre.

Vers ce temps, Hippolyte Cérès apprit par un petit journal de scandales (c’est toujours par les journaux que les ministres apprennent les affaires d’État) que le président du Conseil dînait tous les soirs chez mademoiselle Lysiane, des Folies Dramatiques, dont le charme semblait l’avoir vivement frappé. Dès lors Cérès se faisait une sombre joie d’observer sa femme. Elle rentrait tous les soirs très en retard, pour dîner ou s’habiller, avec un air de fatigue heureuse et la sérénité du plaisir accompli.

Pensant qu’elle ne savait rien, il lui envoya des avis anonymes. Elle les lisait à table, devant lui et demeurait alanguie et souriante.

Il se persuada alors qu’elle ne tenait aucun compte de ces avertissements trop vagues et que, pour l’inquiéter, il fallait lui donner des précisions, la mettre en état de vérifier par elle-même l’infidélité et la trahison. Il avait au ministère des agents très sûrs, chargés de recherches secrètes intéressant la défense nationale et qui précisément surveillaient alors des espions qu’une puissance voisine et ennemie entretenait jusque dans les postes et télégraphes de la république. M. Cérès leur donna l’ordre de suspendre leurs investigations et de s’enquérir où, quand et comment M. le ministre de l’intérieur voyait mademoiselle Lysiane. Les agents accomplirent fidèlement leur mission et instruisirent le ministre qu’ils avaient plusieurs fois surpris M. le président du Conseil avec une femme, mais que ce n’était pas mademoiselle Lysiane. Hippolyte Cérès ne leur en demanda pas davantage. Il eut raison : Les amours de Paul Visire et de Lysiane n’étaient qu’un alibi imaginé par Paul Visire lui-même, à la satisfaction d’Éveline, importunée de sa gloire et qui soupirait après l’ombre et le mystère.

Ils n’étaient pas filés seulement par les agents du ministère des postes ; ils l’étaient aussi par ceux du préfet de police et par ceux mêmes du ministère de l’intérieur qui se disputaient le soin de les protéger ; ils l’étaient encore par ceux de plusieurs agences royalistes, impérialistes et cléricales, par ceux de huit ou dix officines de chantage, par quelques policiers amateurs, par une multitude de reporters et par une foule de photographes qui, partout où ils abritaient leurs amours errantes, grands hôtels, petits hôtels, maisons de ville, maisons de campagne, appartements privés, châteaux, musées, palais, bouges, apparaissaient à leur venue, et les guettaient dans la rue, dans les maisons environnantes, dans les arbres, sur les murs, dans les escaliers, sur les paliers, sur les toits, dans les appartements contigus, dans les cheminées. Le ministre et son amie voyaient avec effroi tout autour de la chambre à coucher les vrilles percer les portes et les volets, les violons faire des trous dans les murs. On avait obtenu, faute de mieux, un cliché de madame Cérès en chemise, boutonnant ses bottines.

Paul Visire, impatienté, irrité, perdait par moments sa belle humeur et sa bonne grâce ; il arrivait furieux au Conseil et couvrait d’invectives, lui aussi, le général Débonnaire, si brave au feu, mais qui laissait l’indiscipline s’établir dans les armées, et il accablait de sarcasmes, lui aussi, le vénérable amiral Vivier des Murènes, dont les navires coulaient à pic sans cause apparente.

Fortuné Lapersonne l’écoutait, narquois, les yeux tout ronds, et grommelait entre ses dents :

— Il ne lui suffit pas de prendre à Hippolyte Cérès sa femme ; il lui prend aussi ses tics.

Ces algarades, connues par les indiscrétions des ministres et par les plaintes des deux vieux chefs, qui annonçaient qu’ils foutraient leur portefeuille au nez de ce coco-là et qui n’en faisaient rien, loin de nuire à l’heureux chef du cabinet, produisirent le meilleur effet sur le parlement et l’opinion qui y voyaient les marques d’une vive sollicitude pour l’armée et la marine nationales. Le président du Conseil recueillit l’approbation générale. Aux félicitations des groupes et des personnages notables, il répondait avec une ferme simplicité :

— Ce sont mes principes !

Et il fit mettre en prison sept ou huit socialistes.

La session close, Paul Visire, très fatigué, alla prendre les eaux. Hippolyte Cérès refusa de quitter son ministère où s’agitait tumultueusement le syndicat des demoiselles téléphonistes. Il les frappa avec une violence inouïe car il était devenu misogyne. Le dimanche, il allait dans la banlieue pêcher à la ligne avec son collègue Lapersonne, coiffé du chapeau de haute forme qu’il ne quittait plus depuis qu’il était ministre. Et tous deux, oubliant le poisson, se plaignaient de l’inconstance des femmes et mêlaient leurs douleurs.

Hippolyte aimait toujours Éveline et souffrait toujours. Cependant l’espoir s’était glissé dans son cœur. Il la tenait séparée de son amant et, pensant la pouvoir reprendre, il y dirigea tous ses efforts, y déploya toute son habileté, se montra sincère, prévenant, affectueux, dévoué, discret même ; son cœur lui enseignait toutes les délicatesses. Il disait à l’infidèle des choses charmantes et des choses touchantes et, pour l’attendrir, lui avouait tout ce qu’il avait souffert.

Croisant sur son ventre la ceinture de son pantalon :

— Vois, lui disait-il, j’ai maigri.

Il lui promettait tout ce qu’il pensait qui pût flatter une femme, des parties de campagne, des chapeaux, des bijoux.

Parfois il croyait l’avoir apitoyée. Elle ne lui montrait plus un visage insolemment heureux ; séparée de Paul, sa tristesse avait un air de douceur ; mais dès qu’il faisait un geste pour la reconquérir, elle se refusait, farouche et sombre, ceinte de sa faute comme d’une ceinture d’or.

Il ne se lassait pas, se faisait humble, suppliant, déplorable.

Un jour il alla trouver Lapersonne, et lui dit, les larmes aux yeux :

— Parle-lui, toi !

Lapersonne s’excusa, ne croyant pas son intervention efficace, mais il donna des conseils à son ami.

— Fais-lui croire que tu la dédaignes, que tu en aimes une autre, et elle te reviendra.

Hippolyte, essayant de ce moyen, fit mettre dans les journaux qu’on le rencontrait à toute heure chez mademoiselle Guinaud de l’Opéra. Il rentrait tard, ou ne rentrait pas ; affectait, devant Éveline, les apparences d’une joie intérieure impossible à contenir ; pendant le dîner, il tirait de sa poche une lettre parfumée qu’il feignait de lire avec délices et ses lèvres semblaient baiser, dans un songe, des lèvres invisibles. Rien ne fit. Éveline ne s’apercevait même pas de ce manège. Insensible à tout ce qui l’entourait, elle ne sortait de sa léthargie que pour demander quelques louis à son mari ; et, s’il ne les lui donnait pas, elle lui jetait un regard de dégoût, prête à lui reprocher la honte dont elle l’accablait devant le monde entier. Depuis qu’elle aimait, elle dépensait beaucoup pour sa toilette ; il lui fallait de l’argent et elle n’avait que son mari pour lui en procurer : elle était fidèle.

Il perdit patience, devint enragé, la menaça de son revolver. Il dit un jour devant elle à madame Clarence :

— Je vous fais compliment, madame ; vous avez élevé votre fille comme une grue.

— Emmène-moi, maman, s’écria Éveline. Je veux divorcer !

Il l’aimait plus ardemment que jamais.

Dans sa jalouse rage, la soupçonnant, non sans vraisemblance, d’envoyer et de recevoir des lettres, il jura de les intercepter, rétablit le cabinet noir, jeta le trouble dans les correspondances privées, arrêta les ordres de Bourse, fit manquer les rendez-vous d’amour, provoqua des ruines, traversa des passions, causa des suicides. La presse indépendante recueillit les plaintes du public, et les soutint de toute son indignation. Pour justifier ces mesures arbitraires les journaux ministériels parlèrent à mots couverts de complot, de danger public et firent croire à une conspiration monarchique. Des feuilles moins bien informées donnèrent des renseignements plus précis, annoncèrent la saisie de cinquante mille fusils et le débarquement du prince Crucho. L’émotion grandissait dans le pays ; les organes républicains demandaient la convocation immédiate des Chambres. Paul Visire revint à Paris, rappela ses collègues, tint un important conseil de cabinet et fit savoir par ses agences qu’un complot avait été effectivement ourdi contre la représentation nationale, que le président du conseil en tenait les fils et qu’une information judiciaire était ouverte.

Il ordonna immédiatement l’arrestation de trente socialistes, et tandis que le pays entier l’acclamait comme un sauveur, déjouant la surveillance de ses six cents agents, il conduisait furtivement Éveline dans un petit hôtel, près de la gare du Nord, où ils restèrent jusqu’à la nuit. Après leur départ, la fille de l’hôtel, en changeant les draps du lit, vit sept petites croix tracées avec une épingle à cheveux, près du chevet, sur le mur de l’alcôve.

C’est tout ce qu’Hippolyte Cérès obtint pour prix de ses efforts.


CHAPITRE IX

LES DERNIÈRES CONSÉQUENCES


La jalousie est une vertu des démocraties qui les garantit des tyrans. Les députés commençaient à envier la clé d’or du président du conseil. Il y avait un an que sa domination sur la belle madame Cérès était connue de tout l’univers ; la province, où les nouvelles et les modes ne parviennent qu’après une complète révolution de la terre autour du soleil, apprenait enfin les amours illégitimes du cabinet. La province garde des mœurs austères ; les femmes y sont plus vertueuses que dans la capitale. On en allègue diverses raisons : l’éducation, l’exemple, la simplicité de la vie. Le professeur Haddock prétend que leur vertu tient uniquement à leur chaussure dont le talon est bas. « Une femme, dit-il dans un savant article de la Revue anthropologique, une femme ne produit sur un homme civilisé une sensation nettement érotique qu’autant que son pied fait avec le sol un angle de vingt-cinq degrés. S’il en fait un de trente-cinq degrés, l’impression érotique qui se dégage du sujet devient aiguë. En effet, de la position des pieds sur le sol dépend, dans la station droite, la situation respective des différentes parties du corps et notamment du bassin, ainsi que les relations réciproques et le jeu des reins et des masses musculaires qui garnissent postérieurement et supérieurement la cuisse. Or, comme tout homme civilisé est atteint de perversion génésique et n’attache une idée de volupté qu’aux formes féminines (tout au moins dans la station droite) disposées dans les conditions de volume et d’équilibre commandées par l’inclinaison du pied que nous venons de déterminer, il en résulte que les dames de province, ayant des talons bas, sont peu convoitées (du moins dans la station droite) et gardent facilement leur vertu. » Ces conclusions ne furent pas généralement adoptées. On objecta que, dans la capitale même, sous l’influence des modes anglaises et américaines, l’usage des talons bas s’introduisit sans produire les effets signalés par le savant professeur ; qu’au reste, la différence qu’on prétend établir entre les mœurs de la métropole et celles de la province est, peut-être, illusoire et que, si elle existe, elle est due apparemment à ce que les grandes villes offrent à l’amour des avantages et des facilités que les petites n’ont pas. Quoi qu’il en soit, la province commença à murmurer contre le président du conseil et à crier au scandale. Ce n’était pas encore un danger, mais ce pouvait en devenir un.

Pour le moment, le péril n’était nulle part et il était partout. La majorité restait ferme, mais les leaders devenaient exigeants et moroses. Peut-être Hippolyte Cérès n’eût-il jamais sacrifié ses intérêts à sa vengeance. Mais, jugeant qu’il pouvait désormais, sans compromettre sa propre fortune, contrarier secrètement celle de Paul Visire, il s’étudiait à créer, avec art et mesure, des difficultés et des périls au chef du gouvernement. Très loin d’égaler son rival par le talent, le savoir et l’autorité, il le surpassait de beaucoup en habileté dans les manœuvres de couloirs. Les plus fins parlementaires attribuaient à son abstention les récentes défaillances de la majorité. Dans les commissions, faussement imprudent, il accueillait sans défaveur des demandes de crédits auxquelles il savait que le président du conseil ne saurait souscrire. Un jour, sa maladresse calculée souleva un brusque et violent conflit entre le ministre de l’intérieur et le rapporteur du budget de ce département. Alors Cérès s’arrêta effrayé. C’eût été dangereux pour lui de renverser trop tôt le ministère. Sa haine ingénieuse trouva une issue par des voies détournées. Paul Visire avait une cousine pauvre et galante qui portait son nom. Cérès, se rappelant à propos cette demoiselle Céline Visire, la lança dans la grande vie, lui ménagea des liaisons avec des hommes et des femmes étranges et lui procura des engagements dans des cafés-concerts. Bientôt, à son instigation, elle joua en des Eldorados des pantomimes unisexuelles, sous les huées. Une nuit d’été, elle exécuta, sur une scène des Champs-Élysées, devant une foule en tumulte, des danses obscènes, aux sons d’une musique enragée qu’on entendait jusque dans les jardins où le président de la république donnait une fête à des rois. Le nom de Visire, associé à ces scandales, couvrait les murs de la ville, emplissait les journaux, volait sur des feuilles à vignettes libertines par les cafés et les bals, éclatait sur les boulevards en lettres de feu.

Personne ne rendit le président du conseil responsable de l’indignité de sa parente ; mais on prenait mauvaise idée de sa famille et le prestige de l’homme d’État s’en trouva diminué.

Il eut presque aussitôt une alerte assez vive. Un jour à la Chambre, sur une simple question, le ministre de l’instruction publique et des cultes, Labillette, souffrant du foie et que les prétentions et les intrigues du clergé commençaient à exaspérer, menaça de fermer la chapelle de Sainte-Orberose et parla sans respect de la vierge nationale. La droite se dressa tout entière indignée ; la gauche parut soutenir à contre-cœur le ministre téméraire. Les chefs de la majorité ne se souciaient pas d’attaquer un culte populaire qui rapportait trente millions par an au pays : le plus modéré des hommes de la droite, M. Bigourd, transforma la question en interpellation et mit le cabinet en péril. Heureusement le ministre des travaux publics, Fortuné Lapersonne, toujours conscient des obligations du pouvoir, sut réparer, en l’absence du président du conseil, la maladresse et l’inconvenance de son collègue des cultes. Il monta à la tribune pour y témoigner des respects du gouvernement à l’endroit de la céleste patronne du pays, consolatrice de tant de maux que la science s’avoue impuissante à soulager.

Quand Paul Visire, enfin arraché des bras d’Éveline, parut à la Chambre, le ministère était sauvé ; mais le président du conseil se vit obligé d’accorder à l’opinion des classes dirigeantes d’importantes satisfactions ; il proposa au parlement la mise en chantier de six cuirassés et reconquit ainsi les sympathies de l’acier ; il assura de nouveau que la rente ne serait pas imposée et fit arrêter dix-huit socialistes.

Il devait bientôt se trouver aux prises avec des difficultés plus redoutables. Le chancelier de l’empire voisin, dans un discours sur les relations extérieures de son souverain, glissa, au milieu d’aperçus ingénieux et de vues profondes, une allusion maligne aux passions amoureuses dont s’inspirait la politique d’un grand pays. Cette pointe, accueillie par les sourires du parlement impérial, ne pouvait qu’irriter une république ombrageuse. Elle y éveilla la susceptibilité nationale qui s’en prit au ministre amoureux ; les députés saisirent un prétexte frivole pour témoigner leur mécontentement. Sur un incident ridicule : une sous-préfète venue danser au Moulin-Rouge, la Chambre obligea le ministère à engager sa responsabilité et il s’en fallut de quelques voix seulement qu’il ne tombât. De l’aveu général, Paul Visire n’avait jamais été si faible, si mou, si terne, que dans cette déplorable séance.

Il comprit qu’il ne pouvait se maintenir que par un coup de grande politique et décida l’expédition de Nigritie, réclamée par la haute finance, la haute industrie et qui assurait des concessions de forêts immenses à des sociétés de capitalistes, un emprunt de huit milliards aux établissements de crédit, des grades et des décorations aux officiers de terre et de mer. Un prétexte s’offrit : une injure à venger, une créance à recouvrer. Six cuirassés, quatorze croiseurs et dix-huit transports pénétrèrent dans l’embouchure du fleuve des Hippopotames ; six cents pirogues s’opposèrent en vain au débarquement des troupes. Les canons de l’amiral Vivier des Murènes produisirent un effet foudroyant sur les noirs qui répondirent par des volées de flèches et, malgré leur courage fanatique, furent complètement défaits. Échauffé par les journaux aux gages des financiers, l’enthousiasme populaire éclata. Quelques socialistes seuls protestèrent contre une entreprise barbare, équivoque et dangereuse ; ils furent immédiatement arrêtés.

À cette heure où le ministère, soutenu par la richesse et cher maintenant aux simples, semblait inébranlable, Hippolyte Cérès, éclairé par la haine, voyait seul le danger, et, contemplant son rival avec une joie sombre, murmurait entre ses dents : « Il est foutu, le forban ! »

Tandis que le pays s’enivrait de gloire et d’affaires, l’empire voisin protestait contre l’occupation de la Nigritie par une puissance européenne et ces protestations, se succédant à des intervalles de plus en plus courts, devenaient de plus en plus vives. Les journaux de la république affairée dissimulaient toutes les causes d’inquiétude ; mais Hippolyte Cérès écoutait grossir la menace et, résolu enfin à tout risquer pour perdre son ennemi, même le sort du ministère, travaillait dans l’ombre. Il fit écrire par des hommes à sa dévotion et insérer dans plusieurs journaux officieux des articles qui, semblant exprimer la pensée même de Paul Visire, prêtaient au chef du gouvernement des intentions belliqueuses.

En même temps qu’ils éveillaient un écho terrible à l’étranger, ces articles alarmaient l’opinion chez un peuple qui aimait les soldats mais n’aimait pas la guerre. Interpellé sur la politique extérieure du gouvernement, Paul Visire fit une déclaration rassurante, promit de maintenir une paix compatible avec la dignité d’une grande nation ; le ministre des affaires étrangères, Crombile, lut une déclaration tout à fait inintelligible puisqu’elle était rédigée en langage diplomatique ; le ministère obtint une forte majorité.

Mais les bruits de guerre ne cessèrent pas et, pour éviter une nouvelle et dangereuse interpellation, le président du conseil distribua entre les députés quatre-vingt mille hectares de forêts en Nigritie et fit arrêter quatorze socialistes. Hippolyte Cérès allait dans les couloirs, très sombre, et confiait aux députés de son groupe qu’il s’efforçait de faire prévaloir au conseil une politique pacifique et qu’il espérait encore y réussir.

De jour en jour, les rumeurs sinistres grossissaient, pénétraient dans le public, y semaient le malaise et l’inquiétude. Paul Visire lui-même commençait à prendre peur. Ce qui le troublait, c’était le silence et l’absence du ministre des affaires étrangères. Crombile maintenant ne venait plus au conseil ; levé à cinq heures du matin, il travaillait dix-huit heures à son bureau et tombait épuisé dans sa corbeille où les huissiers le ramassaient avec les papiers qu’ils allaient vendre aux attachés militaires de l’empire voisin.

Le général Débonnaire croyait qu’une entrée en campagne était imminente ; il s’y préparait. Loin de craindre la guerre, il l’appelait de ses vœux et confiait ses généreuses espérances à la baronne de Bildermann, qui en avertissait la nation voisine qui, sur son avis, procédait à une mobilisation rapide.

Le ministre des finances, sans le vouloir, précipita les événements. En ce moment il jouait à la baisse : pour déterminer une panique, il fit courir à la Bourse le bruit que la guerre était désormais inévitable. L’empereur voisin, trompé par cette manœuvre et s’attendant à voir son territoire envahi, mobilisa ses troupes en toute hâte. La Chambre épouvantée renversa le ministère Visire à une énorme majorité (814 voix contre 7 et 28 abstentions). Il était trop tard ; le jour même de cette chute, la nation voisine et ennemie rappelait son ambassadeur et jetait huit millions d’hommes dans la patrie de madame Cérès ; la guerre devint universelle et le monde entier fut noyé dans des flots de sang.


APOGÉE
DE LA CIVILISATION PINGOUINE


Un demi-siècle après les événements que nous venons de raconter, madame Cérès mourut entourée de respect et de vénération, en la soixante-dix-neuvième année de son âge et depuis longtemps veuve de l’homme d’État dont elle portait dignement le nom. Ses obsèques modestes et recueillies furent suivies par les orphelins de la paroisse et les sœurs de la Sacrée Mansuétude.

La défunte laissait tous ses biens à l’œuvre de Sainte-Orberose.

— Hélas ! soupira M. Monnoyer, chanoine de Saint-Maël, en recevant ce legs pieux, il était grand temps qu’une généreuse fondatrice subvînt à nos nécessités. Les riches et les pauvres, les savants et les ignorants se détournent de nous. Et, lorsque nous nous efforçons de ramener les âmes égarées, menaces, promesses, douceur, violence, rien ne nous réussit plus. Le clergé de Pingouinie gémit dans la désolation ; nos curés de campagne, réduits pour vivre à exercer les plus vils métiers, traînent la savate et mangent des rogatons. Dans nos églises en ruines la pluie du ciel tombe sur les fidèles et l’on entend durant les saints offices les pierres des voûtes choir. Le clocher de la cathédrale penche et va s’écrouler. Sainte Orberose est oubliée des Pingouins, son culte aboli, son sanctuaire déserté. Sur sa châsse, dépouillée de son or et de ses pierreries, l’araignée tisse silencieusement sa toile.

Oyant ces lamentations, Pierre Mille qui, à l’âge de quatre-vingt-dix-huit ans, n’avait rien perdu de sa puissance intellectuelle et morale, demanda au chanoine s’il ne pensait pas que sainte Orberose sortît un jour de cet injurieux oubli.

— Je n’ose l’espérer, soupira M. Monnoyer.

— C’est dommage ! répliqua Pierre Mille. Orberose est une charmante figure ; sa légende a de la grâce. J’ai découvert, l’autre jour, par grand hasard, un de ses plus jolis miracles, le miracle de Jean Violle. Vous plairait-il l’entendre, monsieur Monnoyer ?

— Je l’entendrai volontiers, monsieur Mille.

— Le voici donc tel que je l’ai trouvé dans un manuscrit du XIVe siècle :

» Cécile, femme de Nicolas Gaubert, orfèvre sur le Pont-au-Change, après avoir mené durant de longues années une vie honnête et chaste, et déjà sur le retour, s’éprit de Jean Violle, le petit page de madame la comtesse de Maubec, qui habitait l’hôtel du Paon sur la Grève. Il n’avait pas encore dix-huit ans, sa taille et sa figure étaient très mignonnes. Ne pouvant vaincre son amour, Cécile résolut de le satisfaire. Elle attira le page dans sa maison, lui fit toutes sortes de caresses, lui donna des friandises et finalement en fit à son plaisir avec lui.

» Or, un jour qu’ils étaient couchés tous deux ensemble dans le lit de l’orfèvre, maître Nicolas rentra au logis plus tôt qu’on ne l’attendait. Il trouva le verrou tiré et entendit au travers de la porte, sa femme qui soupirait : « Mon cœur ! mon ange ! mon rat ! » La soupçonnant alors de s’être enfermée avec un galant, il frappa de grands coups à l’huis et se mit à hurler : « Gueuse, paillarde, ribaude, vaudoise, ouvre que je te coupe le nez et les oreilles ! » En ce péril, l’épouse de l’orfèvre se voua à sainte Orberose et lui promit une belle chandelle si elle la tirait d’affaire, elle et le petit page qui se mourait de peur tout nu dans la ruelle.

» La sainte exauça ce vœu. Elle changea immédiatement Jean Violle en fille. Ce que voyant, Cécile, bien rassurée, se mit à crier à son mari : « Oh ! le vilain brutal, le méchant jaloux ! Parlez doucement si vous voulez qu’on vous ouvre. » Et tout en grondant de la sorte, elle courait à sa garde-robe et en tirait un vieux chaperon, un corps de baleine et une longue jupe grise dont elle affublait en grande hâte le page métamorphosé. Puis, quand ce fut fait : « Catherine, ma mie, Catherine, mon petit chat, fit-elle tout haut, allez ouvrir à votre oncle : il est plus bête que méchant, et ne vous fera point de mal. » Le garçon devenu fille obéit. Maître Nicolas, entré dans la chambre, y trouva une jeune pucelle qu’il ne connaissait point et sa bonne femme au lit. « Grand bénêt, lui dit celle-ci, ne t’ébahis pas de ce que tu vois. Comme je venais de me coucher à cause d’un mal au ventre, j’ai reçu la visite de Catherine, la fille à ma sœur Jeanne de Palaiseau, avec qui nous étions brouillés depuis quinze ans. Mon homme, embrasse notre nièce ! elle en vaut la peine. » L’orfèvre accola Violle, dont la peau lui sembla douce ; et dès ce moment il ne souhaita rien tant que de se tenir un moment seul avec elle, afin de l’embrasser tout à l’aise. C’est pourquoi, sans tarder, il l’emmena dans la salle basse, sous prétexte de lui offrir du vin et des cerneaux, et il ne fut pas plus tôt en bas avec elle qu’il se mit à la caresser très amoureusement. Le bonhomme ne s’en serait pas tenu là, si sainte Orberose n’eût inspiré à son honnête femme l’idée de l’aller surprendre. Elle le trouva qui tenait la fausse nièce sur ses genoux, le traita de paillard, lui donna des soufflets et l’obligea à lui demander pardon. Le lendemain, Violle reprit sa première forme. »

Ayant entendu ce récit, le vénérable chanoine Monnoyer remercia Pierre Mille de le lui avoir fait, et, prenant la plume, se mit à rédiger les pronostics des chevaux gagnants aux prochaines courses. Car il tenait les écritures d’un bookmaker.

Cependant la Pingouinie se glorifiait de sa richesse. Ceux qui produisaient les choses nécessaires à la vie en manquaient ; chez ceux qui ne les produisaient pas, elles surabondaient. « Ce sont là, comme le disait un membre de l’Institut, d’inéluctables fatalités économiques. » Le grand peuple pingouin n’avait plus ni traditions, ni culture intellectuelle, ni arts. Les progrès de la civilisation s’y manifestaient par l’industrie meurtrière, la spéculation infâme, le luxe hideux. Sa capitale revêtait, comme toutes les grandes villes d’alors, un caractère cosmopolite et financier : il y régnait une laideur immense et régulière. Le pays jouissait d’une tranquillité parfaite. C’était l’apogée.


  1. Cf. J. Ernest-Charles, le Censeur, mai-août 1907, p. 562, col. 2.
  2. Ce ministère ayant exercé une action considérable sur les destinées du pays et du monde, nous croyons devoir en donner la composition : intérieur et présidence du Conseil, Paul Visire ; justice, Pierre Bouc ; affaires étrangères, Victor Crombile ; finances, Terrasson ; instruction publique, Labillette ; commerce, postes et télégraphes, Hippolyte Cérès ; agriculture, Aulac ; travaux publics, Lapersonne ; guerre, général Débonnaire ; marine, amiral Vivier des Murènes.