Aux Éditions du monde nouveau (p. 182-191).
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xvii

LA CAGE D’INFAMIE


Après les interrogatoires d’un poste à l’autre, et jusque chez la Consula des grands gardes de l’armée vénusienne, Lydé et son compagnon, fatigués par la curiosité irritante dont ils venaient d’être l’objet, furent embarqués sur un char à deux chevaux et à deux roues, appelé biga, dans l’ancienne Rome. Au lever du soleil, ils arrivaient devant les portes de fer de Venusia, la cité de Vénus.

Les portes de fer donnent accès à l’urbs ministerii, cité des serviteurs ; celles de bronze, à l’urbs militaire. Les portes d’argent s’ouvrent sur la cité des mères. Par les portes d’or, les élus et leurs serviteurs entrent dans l’éden où règne Venus Victrix avec ses prêtresses, ses ministres, son collège de savants.

La decuria de l’escorte fit descendre Lydé et Dyonis de leur biga. Ils devaient traverser à pied le quartier des esclaves, entourés des amazones aux chevaux fumants. Comme ils l’avaient fait depuis leur capture, les deux jeunes gens se tenaient par la main, en signe d’union et d’inséparabilité dans le péril. De la part de Lydé, cette attitude affirmait un acte de courage d’une provocante fierté. De ce qui était forfaiture, crime, infamie pour les Vénusiennes : l’union d’une amazone avec un homme, bien plus avec un démon des pays lointains, la belle décurione faisait son orgueil à la fois tranquille et provoquant. Sous les regards fauves, mystérieux, peut-être troublés par l’attrait magnétique du sacrilège d’amour, Lydé marchait le front altier, les yeux noyés par son âme éblouie. Tout ce qui pouvait subsister encore en elle de farouche à l’égard du sexe mâle venait d’être définitivement éliminé par l’épreuve. L’homme, l’homme d’amour, maintenant, rayonnait en elle, par l’intercession de Dyonis, comme les flèches du soleil dans la nappe d’eau limpide et matinale. État de grâce ardent où se révélait ce miracle inoui : l’amazone prenant conscience de la femme, de la vraie femme, de la femme invincible qu’elle était devenue. C’était cette créature, maintenant, qui tressaillait dans tout son être et qui faisait lever en elle pour l’homme qu’elle aimait, cette douce sollicitude féminine dont la puissance de dévouement est illimitée.

Le souci qui marquait le front de Lydé était unique : sauver Dyonis de la fureur des Vénusiennes. Certes, devant le tribunal des prêtresses, elle serait reconnue vierge, donc innocente de la profanation condamnée. Mais elle affirmerait son amour pour l’étranger, son désir d’être sa compagne unique, la mère de ses enfants. Cette déclaration subversive et anarchique l’enverrait sans doute au bûcher. Mais Dyonis, lui, serait certainement sauvé, comme ses compagnons. Lydé se confiait pour le salut de l’aimé à cet homme de Dieu des pays étrangers, qui avait tant de pouvoirs miraculeux et qui allait approcher la souveraine de l’île.

Le chevalier, lui, ne réalisait point l’idée de leur dangereuse situation. Son insouciance restait radieuse. La main de Lydé palpitait dans la sienne comme un petit oiseau tiède. Son esprit recevait toute la suavité de cette impression. Pour le reste, c’était l’aventure qui continuait, riche en péripéties dont aucune n’obscurcissait l’espoir d’une finale heureuse.

Les prisonniers et leurs gardes suivaient une avenue large sous une double haie de lataniers. De chaque côté, de grands potagers et des jardins de fleuristes, avec leurs maisons basses et longues, sur un même alignement. Des groupes de femmes, enveloppées dans des manteaux bariolés, avec des fichus de couleur sur les cheveux, ouvraient les grilles et regardaient passer les prisonniers. Elles avaient toutes l’allure impérieuse et une grande beauté plastique dans leur stature. Mais l’âge marquait leurs visages bruns et la plupart étaient gagnées par la chair. Dyonis remarqua que ces matrones injuriaient sa compagne à voix basse, tandis qu’elles le regardaient, lui, avec des flammes dans les prunelles. Lydé n’entendait et ne voyait rien. Elle s’obstinait à perdre dans l’aurore dorée les regards venus, semblait-il, du plus profond et du plus clair d’elle-même.

Ils croisèrent un troupeau d’hommes aux nudités couleur de brique, conduits par des gardiennes mûres, armées de fouets courts à longues lanières et de piques semblables aux aiguillons des bouviers. Un caleçon de cuir couvrait ces esclaves crépus, du nombril aux genoux. Ils étaient noueux, larges, trapus. Leur vigueur physique et la brutalité de la physionomie paraissaient une excroissance monstrueuse de la bête humaine. Dyonis observait, pour son cahier de notes, les gros yeux globuleux, les épaules lourdes et puissantes de ces brutes calcinées.

Plebeana ! la vile plèbe, dit Lydé à mi-voix. On conduit ces hommes aux carrières. Ce sont les plus bas esclaves de l’île, avec les mineurs.

La troupe tourna ensuite dans une rue bruyante du tapage des métiers. Cette activité cessa de proche en proche. Les artisans du bois, menuisiers, charrons, tonneliers, se pressaient tous sur le pas des ateliers, attirés par le bruit des chevaux et les exclamations insolites des femmes. Robustes eux aussi, mais affinés, intelligents, ces hommes paraissaient empreints d’une résignation douce, silencieuse, lointaine. Dyonis ne put discerner dans leurs regards à peine curieux, le moindre reflet de ce mépris que leurs femmes témoignaient avec beaucoup d’agitation et de gestes. Pourtant, ces amazones devenues les maîtresses des artisans, au sens où l’on dit du seigneur qu’il est le maître, paraissaient moins méchantes et irascibles que les meneuses d’esclaves et femmes des hommes des cultures. On distribuait à cette heure le pain, les légumes, la viande et autres vivres tirées de grandes voitures couvertes, sans chevaux. Les criailleries, réclamations cessaient au passage des amazones et de leurs prisonniers, accueillis de groupe en groupe par ces épithètes :

Moechus ! Moechina !

Après la traversée d’une place entourée de magasins d’approvisionnement, la troupe traversa l’enclos des artistes, peintres, sculpteurs, orfèvres, bijoutiers, ébénistes d’art et autres artisans d’élite. Les ateliers étaient grands ouverts sur des parterres fleuris. Là aussi des femmes accouraient en soulevant leurs voiles, suivies par les artistes nonchalants, dont plusieurs fumaient de longues pipes de terre blanche. Dyonis remarqua que les femmes de cet endroit étaient plus aristocratiquement élégantes, plus finement belles que celles de la rue des métiers du bois. Les hommes y avaient aussi plus de noblesse dans le visage, spiritualisé par les regards. Les habitants de cet enclos regardaient passer Lydé et Dyonis avec curiosité, certes, mais sans malveillance ni injures. Leurs physionomies paisibles, embellies comme par un don intérieur exprimaient plus d’indulgence et de pitié que de réprobation.

Lydé sourit tristement à l’une des femmes à demi dévoilées, qui lui envoya un baiser discret de la main.

— Mon ancienne turma, dit-elle au chevalier. Elle était bonne et brave et belle. Maintenant, je sais qu’elle est heureuse, qu’elle ne regrette rien. Ses deux hommes sont des peintres de tableaux. Elle les aime bien.

Lydé expliqua alors que les artistes étaient donnés à l’élite des amazones, à raison de deux seulement, tandis que celles de la plèbe recevaient de trois à six hommes, celles des métiers, deux ou trois. Les prêtresses seules avaient le droit de posséder les artistes laurés, c’est-à-dire ceux dont le chef-d’œuvre était admis dans les temples de la Cité de Vénus, ce qui causait parfois de terribles jalousies, quand l’élu appartenait déjà à une ancienne amazone.

Dyonis restait songeur et quelque peu ahuri devant les mœurs bizarres, quasiment inconcevables, qui lui étaient dévoilées. L’amour n’empêchait pas son esprit de travailler, d’ordonner ses remarques ni d’épier avec une impatiente curiosité les secrets de l’Île des Femmes. Aurait-il jamais la réponse à cette question : Comment ces femmes latines ont-elles pu essaimer au fond de l’océan, y établir et maintenir l’étrange matrie ignorée du monde entier ?

— Si tu voyais la cité des mécaniciens, des ajusteurs, et les grands chantiers de l’arsenal maritime, dit Lydé, tu verrais d’une autre manière comment les hommes de l’île sont adroits de leurs mains.

— Toutes vos merveilleuses machines, demanda Dyonis, ce sont des hommes, n’est-ce pas, qui les inventent et les construisent.

— Bien sûr ! répliqua Lydé. Le gouvernement, le commandement, la police et le culte de leur beauté sont les seules occupations des femmes. Tout le travail est le lot des hommes.

— Et les hommes combattent-ils avec vous ?

— Jamais, sauf sur les vaisseaux où ils font marcher les machines. D’ailleurs, nos navires ne combattent que contre ceux des étrangers, parfois très loin, très loin, pour piller leurs cargaisons. Tu as assisté au premier combat naval entre les femmes de l’île…

À ce moment les amazones serrèrent les rangs et leur chef ordonna à Lydé de se taire. On franchissait le pont-levis des remparts intérieurs en briques roses. Ces remparts séparent la cité des amazones de celle du peuple. L’escorte s’arrêta avec ses prisonniers devant le corps de garde occupé par des guerrières bleues. La décuria de l’escorte donna des ordres à voix basse. Lydé et Dyonis furent enchaînés et l’on passa sur leurs épaules une chasuble jaune, sur laquelle devant et derrière étaient écrits en grosses lettres noires : Mœchus, Mœcha.

Lydé était verte, frémissante. Les prunelles bleues dardaient des regards aigus. Elle eut un mouvement de recul lorsqu’une amazone passa une longe à la chaîne qui la réunissait à Dyonis.

L’escorte se remit en marche, l’amazone tenant la laisse en tête, les amants suivant, et la décurie derrière.

Dyonis commençait à s’émouvoir.

La cité martiale était toute en jardins, avec des villas de centuries, alignées derrière des rideaux de feuillage. Seules les amazones de la garde vénusiaque l’occupaient, les autres légionnaires de la garnison se trouvant à l’armée. Mais elles étaient assez nombreuses pour former une double haie, hostile aux captifs.

Malgré la chaîne attachée à leurs poignets, Lydé et Dyonis se donnaient la main. Comme son amie, le jeune Marseillais redressait le front et se rendait invulnérable aux sarcasmes par son air de défi.

Les amants enchaînés et leur garde pénétrèrent enfin, au fond d’une allée d’eucalyptus, dans le Palais de la gouverneuse de la cité militaire. Nouvel interrogatoire où Dyonis, comme dans les précédents, produisit une sensation prolongée par sa beauté si mâle en sa juvénilité, par sa qualité surtout d’homme des pays lointains.

On les laissa ensuite dans un local fermé où un esclave leur donna à manger des oranges, des bananes, des dattes et du pain frais.

Leur frugal repas était à peine fini qu’on les fit sortir. La décurie de l’escorte avait disparu. C’étaient des amazones bleues de la garde qui les entouraient cette fois. Les portes du palais s’ouvrirent. De nouveau enchaînés et affublés de leur chasuble infamante, les deux amants prisonniers durent défiler devant les amazones bruyantes, rassemblées pour jouir du spectacle. Dans le jardin béni, frais de verdure et rutilant de fleurs, le cortège défilait sous les huées. Quand elle se vit engagée dans un chemin tournant qui montait vers le belvédère dominant le magnifique rond-point sculptural du forum militaire, Lydé ne put retenir une sorte de cri angoissé. Dyonis, maintenant très ému, l’interrogea du regard.

— Oh ! oh ! dit seulement Lydé, tournée avec effroi vers la cage de fer qui dominait ce belvédère et où, quelques instants après, Dyonis eut la surprise de se voir enfermé avec sa compagne. Lydé dit alors avec désespoir :

— La cage d’infamie. C’est d’ici que l’on part pour aller au bûcher. Pardonne-moi. Je t’aurai perdu ! ô mon Dyonis au doux nom ! Front penché, elle pleura sur les mains du jeune homme.

La porte verrouillée et deux sentinelles placées, l’une fixe, devant l’entrée, l’autre circulant autour de la cage, l’escorte se retira.

En foule, les amazones bleues de la garde circulaient autour des barreaux, les unes insolentes, d’autres silencieuses et crispées.

Bientôt, presque toutes chantèrent en chœur la chanson de Néera :

     Aricia, l’amazone
   Avec un homme amoureux
       S’abandonne,
         Au feu !
         Au feu !
   Et que Vénus lui pardonne !

Épuisés de fatigue, les captifs s’assirent sur la paille de la cage et Lydé, posant sa tête sur une épaule du Marseillais, s’endormit fiévreusement. Les yeux fermés, Dyonis écoutait les battements de son cœur.

Alors, les chants, les lazzis s’interrompirent.

Silencieuses, les amazones bleues regardaient la beauté du couple et respectaient son sommeil.