L’Île de la raison/Prologue
LE MARQUIS LE CHEVALIER. LA COMTESSE. LE CONSEILLER. UN ACTEUR.
Prologue
modifierScène première
modifierLE MARQUIS, LE CHEVALIER
Parbleu, Chevalier, je suis charmé de te trouver ici, nous causerons ensemble, en attendant que la comédie commence.
De tout mon cœur, Marquis.
La pièce que nous allons voir est sans doute tirée de Gulliver ?
Je l’ignore. Sur quoi le présumes-tu ?
Parbleu, cela s’appelle Les Petits Hommes ; et apparemment que ce sont les petits hommes du livre anglais.
Mais, il ne faut avoir vu qu’un nain pour avoir l’idée des petits hommes, sans le secours de son livre.
Quoi ! sérieusement, tu crois qu’il n’y est pas question de Gulliver ?
Eh ! que nous importe ?
Ce qu’il m’importe ? C’est que, s’il ne s’en agissait pas, je m’en irais tout à l’heure.
Écoute. Il est très douteux qu’il s’en agisse ; et franchement, à ta place, je ne voudrais point du tout m’exposer à ce doute-là : je ne m’y fierais pas, car cela est très désagréable, et je partirais sur-le-champ.
Tu plaisantes. Tu le prends sur un ton de railleur. Mais en un mot, l’auteur, sur cette idée-là, m’a accoutumé à des choses pensées, instructives ; et si on ne l’a pas suivi, nous n’aurons rien de tout cela.
Peut-être bien, d’autant plus qu’en général (et toute comédie à part), nous autres Français, nous ne pensons pas ; nous n’avons pas ce talent-là.
Eh ! mais nous pensons, si tu le veux.
Tu ne le veux donc pas trop, toi ?
Ma foi, crois-moi, ce n’est pas là notre fort : pour de l’esprit, nous en avons à ne savoir qu’en faire ; nous en mettons partout, mais de jugement, de réflexion, de flegme, de sagesse, en un mot, de cela (montrant son front), n’en parlons pas, mon cher Chevalier ; glissons là-dessus : on ne nous en donne guère ; et entre nous, on n’a pas tout le tort.
Eh, eh, eh ! je t’admire, mon cher Marquis, avec l’air mortifié dont tu parais finir ta période : mais tu ne m’effrayes point ; tu n’es qu’un hypocrite ; et je sais bien que ce n’est que par vanité que tu soupires sur nous.
Ah ! par vanité : celui-là est impayable.
Oui, vanité pure. Comment donc ! Malpeste ! il faut avoir bien du jugement pour sentir que nous n’en avons point. N’est-ce pas là la réflexion que tu veux qu’on fasse ? Je le gage sur ta conscience.
Ah, ah, ah ! parbleu, Chevalier, ta pensée est pourtant plaisante. Sais-tu bien que j’ai envie de dire qu’elle est vraie ?
Très vraie ; et par-dessus le marché, c’est qu’il n’y a rien de si raisonnable que l’aveu que tu en fais. Je t’accuse d’être vain, tu en conviens ; tu badines de ta propre vanité : il n’y a peut-être que le Français au monde capable de cela.
Ma foi, cela ne me coûte rien, et tu as raison ; un étranger se fâcherait : et je vois bien que nous sommes naturellement philosophes.
Ainsi, si nous n’avons rien de sensé dans cette pièce-ci, ce ne sera pas à l’esprit de la nation qu’il faudra s’en prendre.
Ce sera au seul Français qui l’aura fait.
Ah ! nous voilà d’accord ; et pour achever de te prouver notre raison, va-t’en, par exemple ; chez une autre nation lui exposer ses ridicules, et y donner hautement la préférence à la tienne : elle ne sera pas assez forte pour soutenir cela, on te jettera par les fenêtres. Ici tu verras tout un peuple rire, battre des mains, applaudir à un spectacle où on se moque de lui, en le mettant bien au-dessous d’une autre nation qu’on lui compare. L’étranger qu’on y loue n’y rit pas de si bon cœur que lui, et cela est charmant.
Effectivement cela nous fait honneur, c’est que notre orgueil entend raillerie.
Il est moins neuf que celui des autres. Dans de certains pays sont-ils savants ? leur science les charge ; ils ne s’y font jamais, ils en sont tout entrepris. Sont-ils sages ? c’est avec une austérité qui rebute de leur sagesse. Sont-ils fous, ce qu’on appelle étourdis et badins ? leur badinage n’est pas de commerce ; il y a quelque chose de rude, de violent, d’étranger à la véritable joie ; leur raison est sans complaisance, il lui manque cette douceur que nous avons, et qui invite ceux qui ne sont pas raisonnables à le devenir : chez eux, tout est sérieux, tout y est grave, tout y est pris à la lettre : on dirait qu’il n’y a pas encore assez longtemps qu’ils sont ensemble ; les autres hommes ne sont pas encore leurs frères, ils les regardent comme d’autres créatures. Voient-ils d’autres mœurs que les leurs ? cela les fâche. Et nous, tout cela nous amuse, tout est bien venu parmi nous ; nous sommes les originaires de tous pays : chez nous le fou y divertit le sage, le sage y corrige le fou sans le rebuter. Il n’y a rien ici d’important, rien de grave que ce qui mérite de l’être. Nous sommes les hommes du monde qui avons le plus compté avec l’humanité. L’étranger nous dit-il nos défauts ? nous en convenons, nous l’aidons à les trouver, nous lui en apprenons qu’il ne sait pas ; nous nous critiquons même par galanterie pour lui, ou par égard à sa faiblesse. Parle-t-il des talents ? son pays en a plus que le nôtre ; il rebute nos livres, et nous admirons les siens. Manque-t-il ici aux égards qu’il nous doit ? nous l’en accablons, en l’excusant. Nous ne sommes plus chez nous quand il y est ; il faut presque échapper à ses yeux, quand nous sommes chez lui. Toute notre indulgence, tous nos éloges, toutes nos admirations, toute notre justice, est pour l’étranger ; enfin notre amour-propre n’en veut qu’à notre nation ; celui de tous les étrangers n’en veut qu’à nous, et le nôtre ne favorise qu’eux.
Viens, bon citoyen, viens que je t’embrasse. Morbleu ! le titre excepté, je serais fâché à cette heure que dans la comédie que nous allons voir, on eût pris l’idée de Gulliver ; je partirais si cela était. Mais en voilà assez. Saluons la Comtesse, qui arrive avec tous ses agréments.
Scène II
modifierLE MARQUIS, LE CHEVALIER, LA COMTESSE, LE CONSEILLER
Ah ! vous voilà, Marquis ! Bonjour, Chevalier ; êtes-vous venu avec des dames ?
Non, Madame, et nous n’avons fait que nous rencontrer tous deux.
J’ai préféré la comédie à la promenade où l’on voulait m’emmener : et Monsieur a bien voulu me tenir compagnie. Je suis curieuse de toutes les nouveautés : comment appelle-t-on celle qu’on va jouer ?
Les Petits Hommes, Madame.
Les Petits Hommes ! Ah, le vilain titre ! Qu’est-ce que c’est que des petits hommes ? Que peut-on faire de cela ?
Toutes les dames disent que cela ne promet rien.
Assurément, le titre est rebutant ; qu’en dites-vous, Monsieur le Conseiller ?
Les Petits Hommes, Madame ! Eh ! oui-da ! Pourquoi non ? Je trouve cela plaisant. Ce sera peut-être comme dans Gulliver ; ils y sont si jolis ! Il y a là un grand homme qui les met dans sa poche ou sur le bout du doigt, et qui en porte cinquante ou soixante sur lui ; cela me réjouirait fort.
Il sera difficile de vous donner ce plaisir-là. Mais voilà un acteur qui passe ; demandons-lui de quoi il s’agit.
Scène III
modifierTOUS LES ACTEURS
Monsieur ! Monsieur ! Voulez-vous bien nous dire ce que c’est que vos Petits Hommes ? Où les avez-vous pris ?
Dans la fiction, Madame.
Je me suis bien douté qu’ils n’étaient pas réellement petits.
Cela ne se pouvait pas, Monsieur, à moins que d’aller dans l’île où on les trouve.
Ah, ce n’est pas la peine : les nôtres sont fort bons pour figurer en petit : la taille n’y fera rien pour moi.
Parbleu ! tous les jours on voit des nains qui ont six pieds de haut. Et d’ailleurs, ne suppose-t-on pas sur le théâtre qu’un homme ou une femme deviennent invisibles par le moyen d’une ceinture ?
Et ici on suppose, pour quelque temps seulement, qu’il y a des hommes plus petits que d’autres.
Mais comment fonder cela ?
Vous deviez changer votre titre à cause des dames.
Nous ne voulions point vous tromper ; nous vous disons ce que c’est, et vous êtes venus sur l’affiche qui vous promet des petits hommes ; d’ailleurs, nous avons mis aussi L’Île de la Raison.
L’Île de la Raison ! Hum ! ce n’est pas là le séjour de la joie.
Madame, vous allez voir de quoi il s’agit. Si cette comédie peut vous faire quelque plaisir, ce serait vous l’ôter que de vous en faire le détail : nous vous prions seulement de vouloir bien vous y prêter. On va commencer dans un moment.
Allons donc prendre nos places. Pour moi, je verrai vos hommes tout aussi petits qu’il vous plaira.