L’Île de la raison/Prologue

L’Île de la raison
Œuvres complètes, Texte établi par Pierre DuviquetHaut Cœur et Gayet jeune1 (p. 210-220).
Acte I  ►

LE MARQUIS
LE CHEVALIER. 
LA COMTESSE. 
LE CONSEILLER. 
UN ACTEUR. 


La scène se passe dans le foyer de la Comédie-Française.

Prologue

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Scène première

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LE MARQUIS, LE CHEVALIER

LE MARQUIS, tenant le Chevalier par la main.

Parbleu, Chevalier, je suis charmé de te trouver ici, nous causerons ensemble, en attendant que la comédie commence.

LE CHEVALIER

De tout mon cœur, Marquis.

LE MARQUIS

La pièce que nous allons voir est sans doute tirée de Gulliver ?

LE CHEVALIER

Je l’ignore. Sur quoi le présumes-tu ?

LE MARQUIS

Parbleu, cela s’appelle Les Petits Hommes ; et apparemment que ce sont les petits hommes du livre anglais.

LE CHEVALIER

Mais, il ne faut avoir vu qu’un nain pour avoir l’idée des petits hommes, sans le secours de son livre.

LE MARQUIS
, avec précipitation.

Quoi ! sérieusement, tu crois qu’il n’y est pas question de Gulliver ?

LE CHEVALIER

Eh ! que nous importe ?

LE MARQUIS

Ce qu’il m’importe ? C’est que, s’il ne s’en agissait pas, je m’en irais tout à l’heure.

LE CHEVALIER, riant.

Écoute. Il est très douteux qu’il s’en agisse ; et franchement, à ta place, je ne voudrais point du tout m’exposer à ce doute-là : je ne m’y fierais pas, car cela est très désagréable, et je partirais sur-le-champ.

LE MARQUIS

Tu plaisantes. Tu le prends sur un ton de railleur. Mais en un mot, l’auteur, sur cette idée-là, m’a accoutumé à des choses pensées, instructives ; et si on ne l’a pas suivi, nous n’aurons rien de tout cela.

LE CHEVALIER, raillant.

Peut-être bien, d’autant plus qu’en général (et toute comédie à part), nous autres Français, nous ne pensons pas ; nous n’avons pas ce talent-là.

LE MARQUIS

Eh ! mais nous pensons, si tu le veux.

LE CHEVALIER

Tu ne le veux donc pas trop, toi ?

LE MARQUIS

Ma foi, crois-moi, ce n’est pas là notre fort : pour de l’esprit, nous en avons à ne savoir qu’en faire ; nous en mettons partout, mais de jugement, de réflexion, de flegme, de sagesse, en un mot, de cela (montrant son front), n’en parlons pas, mon cher Chevalier ; glissons là-dessus : on ne nous en donne guère ; et entre nous, on n’a pas tout le tort.

LE CHEVALIER, riant.

Eh, eh, eh ! je t’admire, mon cher Marquis, avec l’air mortifié dont tu parais finir ta période : mais tu ne m’effrayes point ; tu n’es qu’un hypocrite ; et je sais bien que ce n’est que par vanité que tu soupires sur nous.

LE MARQUIS

Ah ! par vanité : celui-là est impayable.

LE CHEVALIER

Oui, vanité pure. Comment donc ! Malpeste ! il faut avoir bien du jugement pour sentir que nous n’en avons point. N’est-ce pas là la réflexion que tu veux qu’on fasse ? Je le gage sur ta conscience.

LE MARQUIS, riant.

Ah, ah, ah ! parbleu, Chevalier, ta pensée est pourtant plaisante. Sais-tu bien que j’ai envie de dire qu’elle est vraie ?

LE CHEVALIER

Très vraie ; et par-dessus le marché, c’est qu’il n’y a rien de si raisonnable que l’aveu que tu en fais. Je t’accuse d’être vain, tu en conviens ; tu badines de ta propre vanité : il n’y a peut-être que le Français au monde capable de cela.

LE MARQUIS

Ma foi, cela ne me coûte rien, et tu as raison ; un étranger se fâcherait : et je vois bien que nous sommes naturellement philosophes.

LE CHEVALIER

Ainsi, si nous n’avons rien de sensé dans cette pièce-ci, ce ne sera pas à l’esprit de la nation qu’il faudra s’en prendre.

LE MARQUIS

Ce sera au seul Français qui l’aura fait.

LE CHEVALIER

Ah ! nous voilà d’accord ; et pour achever de te prouver notre raison, va-t’en, par exemple ; chez une autre nation lui exposer ses ridicules, et y donner hautement la préférence à la tienne : elle ne sera pas assez forte pour soutenir cela, on te jettera par les fenêtres. Ici tu verras tout un peuple rire, battre des mains, applaudir à un spectacle où on se moque de lui, en le mettant bien au-dessous d’une autre nation qu’on lui compare. L’étranger qu’on y loue n’y rit pas de si bon cœur que lui, et cela est charmant.

LE MARQUIS

Effectivement cela nous fait honneur, c’est que notre orgueil entend raillerie.

LE CHEVALIER

Il est moins neuf que celui des autres. Dans de certains pays sont-ils savants ? leur science les charge ; ils ne s’y font jamais, ils en sont tout entrepris. Sont-ils sages ? c’est avec une austérité qui rebute de leur sagesse. Sont-ils fous, ce qu’on appelle étourdis et badins ? leur badinage n’est pas de commerce ; il y a quelque chose de rude, de violent, d’étranger à la véritable joie ; leur raison est sans complaisance, il lui manque cette douceur que nous avons, et qui invite ceux qui ne sont pas raisonnables à le devenir : chez eux, tout est sérieux, tout y est grave, tout y est pris à la lettre : on dirait qu’il n’y a pas encore assez longtemps qu’ils sont ensemble ; les autres hommes ne sont pas encore leurs frères, ils les regardent comme d’autres créatures. Voient-ils d’autres mœurs que les leurs ? cela les fâche. Et nous, tout cela nous amuse, tout est bien venu parmi nous ; nous sommes les originaires de tous pays : chez nous le fou y divertit le sage, le sage y corrige le fou sans le rebuter. Il n’y a rien ici d’important, rien de grave que ce qui mérite de l’être. Nous sommes les hommes du monde qui avons le plus compté avec l’humanité. L’étranger nous dit-il nos défauts ? nous en convenons, nous l’aidons à les trouver, nous lui en apprenons qu’il ne sait pas ; nous nous critiquons même par galanterie pour lui, ou par égard à sa faiblesse. Parle-t-il des talents ? son pays en a plus que le nôtre ; il rebute nos livres, et nous admirons les siens. Manque-t-il ici aux égards qu’il nous doit ? nous l’en accablons, en l’excusant. Nous ne sommes plus chez nous quand il y est ; il faut presque échapper à ses yeux, quand nous sommes chez lui. Toute notre indulgence, tous nos éloges, toutes nos admirations, toute notre justice, est pour l’étranger ; enfin notre amour-propre n’en veut qu’à notre nation ; celui de tous les étrangers n’en veut qu’à nous, et le nôtre ne favorise qu’eux.

LE MARQUIS

Viens, bon citoyen, viens que je t’embrasse. Morbleu ! le titre excepté, je serais fâché à cette heure que dans la comédie que nous allons voir, on eût pris l’idée de Gulliver ; je partirais si cela était. Mais en voilà assez. Saluons la Comtesse, qui arrive avec tous ses agréments.


Scène II

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LE MARQUIS, LE CHEVALIER, LA COMTESSE, LE CONSEILLER


LA COMTESSE

Ah ! vous voilà, Marquis ! Bonjour, Chevalier ; êtes-vous venu avec des dames ?

LE MARQUIS

Non, Madame, et nous n’avons fait que nous rencontrer tous deux.

LA COMTESSE

J’ai préféré la comédie à la promenade où l’on voulait m’emmener : et Monsieur a bien voulu me tenir compagnie. Je suis curieuse de toutes les nouveautés : comment appelle-t-on celle qu’on va jouer ?

LE CHEVALIER

Les Petits Hommes, Madame.

LA COMTESSE

Les Petits Hommes ! Ah, le vilain titre ! Qu’est-ce que c’est que des petits hommes ? Que peut-on faire de cela ?

LE MARQUIS

Toutes les dames disent que cela ne promet rien.

LA COMTESSE

Assurément, le titre est rebutant ; qu’en dites-vous, Monsieur le Conseiller ?

LE CONSEILLER

Les Petits Hommes, Madame ! Eh ! oui-da ! Pourquoi non ? Je trouve cela plaisant. Ce sera peut-être comme dans Gulliver ; ils y sont si jolis ! Il y a là un grand homme qui les met dans sa poche ou sur le bout du doigt, et qui en porte cinquante ou soixante sur lui ; cela me réjouirait fort.

LE MARQUIS
, riant.

Il sera difficile de vous donner ce plaisir-là. Mais voilà un acteur qui passe ; demandons-lui de quoi il s’agit.


Scène III

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TOUS LES ACTEURS

LA COMTESSE, à l’acteur.

Monsieur ! Monsieur ! Voulez-vous bien nous dire ce que c’est que vos Petits Hommes ? Où les avez-vous pris ?

L’ACTEUR

Dans la fiction, Madame.

LE CONSEILLER

Je me suis bien douté qu’ils n’étaient pas réellement petits.

L’ACTEUR

Cela ne se pouvait pas, Monsieur, à moins que d’aller dans l’île où on les trouve.

LE CHEVALIER

Ah, ce n’est pas la peine : les nôtres sont fort bons pour figurer en petit : la taille n’y fera rien pour moi.

LE MARQUIS

Parbleu ! tous les jours on voit des nains qui ont six pieds de haut. Et d’ailleurs, ne suppose-t-on pas sur le théâtre qu’un homme ou une femme deviennent invisibles par le moyen d’une ceinture ?

L’ACTEUR

Et ici on suppose, pour quelque temps seulement, qu’il y a des hommes plus petits que d’autres.

LA COMTESSE

Mais comment fonder cela ?

LE MARQUIS

Vous deviez changer votre titre à cause des dames.

L’ACTEUR

Nous ne voulions point vous tromper ; nous vous disons ce que c’est, et vous êtes venus sur l’affiche qui vous promet des petits hommes ; d’ailleurs, nous avons mis aussi L’Île de la Raison.

LA COMTESSE

L’Île de la Raison ! Hum ! ce n’est pas là le séjour de la joie.

L’ACTEUR

Madame, vous allez voir de quoi il s’agit. Si cette comédie peut vous faire quelque plaisir, ce serait vous l’ôter que de vous en faire le détail : nous vous prions seulement de vouloir bien vous y prêter. On va commencer dans un moment.

LE MARQUIS

Allons donc prendre nos places. Pour moi, je verrai vos hommes tout aussi petits qu’il vous plaira.