L’Île de Rhodes
Nous venions d’arriver devant Rhodes, en vue d’un rivage doré par les rayons d’un splendide soleil. Au nord, entre des palmiers et des coupoles turques surmontées du croissant, flottaient les pavillons des consuls ; dans le sud s’étendait la ville, perdue tout entière parmi les cyprès, les dattiers, et dominée par une colline verdoyante. La frégate la Perle mouilla devant la tour qui s’élève à l’extrémité de la jetée. Bientôt une barque se détacha de terre, elle nous amenait deux Européens : l’un, M. Drovetti, gérait le consulat de France ; l’autre, M. Gandon, était officier de la santé. Celui-ci demanda d’où venait la frégate ; à la réponse qui lui fut faite que le bâtiment quittait Smyrne, il donna la libre pratique, et M. Drovetti offrit de nous diriger à travers la ville. Une heure plus tard, montés dans un canot, nous voguions rapidement vers le môle.
Le grand port, de forme carrée, est fermé du côté de la terre par de hautes murailles ; la jetée, avec une batterie de canons, le protége du côté de la mer ; l’ouverture est défendue par une tour surmontée de petits clochetons et d’une guette où se plaçait autrefois la sentinelle. Rien de plus gracieux, de plus svelte et de plus fort cependant que cette construction, où se confond la rude architecture gothique avec l’élégance sarrasine. Cette tour nous rappelait un souvenir d’héroïsme chevaleresque : c’est là que, le jour de Noël 1522, quand Rhodes eut capitulé, se retirèrent vingt chevaliers français résolus à mourir. Le pacha vainqueur avait pris possession du palais du grand-maître, la flotte musulmane couvrait le port, et les religieux échappés à la mort attendaient au bord de la mer les navires qui devaient les transporter en Europe. Avant leur départ, ils assistèrent au dernier assaut livré contre la tour que défendaient leurs intrépides compagnons. Quand la nuit fut venue, ils virent les galères turques glisser silencieuses près du rivage ; des échelles furent dressées contre ces créneaux sur lesquels flottait dans l’ombre l’étendard de la croix ; des plaintes, des hurlemens retentirent, puis tout se tut, et au lever du jour, une queue de cheval au bout d’une pique remplaçait la bannière de Saint-Jean.
Les Turcs, qui se souviennent encore vaguement du siége, savent que ce bastion isolé leur a coûté cher à emporter ; aussi l’ont-ils appelé la Tour des Chevaliers, comme pour conserver dans un seul monument la mémoire de plusieurs années de combats. L’entrée de la tour est sévèrement gardée, et les murs sont blanchis plus fréquemment que ceux des autres fortifications : les musulmans croient faire illusion aux étrangers, et s’abusent peut-être eux-mêmes, en voilant sous le badigeon les blessures de leurs édifices, qu’ils ne réparent jamais.
À peine débarqués, nous fîmes demander au gouverneur la permission de visiter la tour. Un garde vint nous ouvrir la porte, mes compagnons se précipitèrent dans l’escalier, et le bruit de nos sabres sur les dalles sonores me sembla le retentissement des lourdes épées de fer des braves chevaliers. De la plate-forme, on domine la ville, entourée de larges fossés où des plantes vigoureuses croissent au milieu de boulets turcs rangés en pyramides. Pour peu que l’on s’isole et qu’on oublie, l’on se croit transporté devant une de nos vieilles cités d’Europe à ogives et à pleins cintres. On retrouve l’aspect de nos anciens manoirs dans ces sombres maisons bâties de pierres de taille, à machicoulis dans le haut, percées d’étroites fenêtres et chargées d’écussons. Des tourelles rondes ou carrées surgissent de tous côtés ; quelques-unes sont surmontées de la toiture en pointe du moyen-âge, mais la plupart, ainsi que les maisons, se terminent en terrasse, où le soir les femmes se rassemblent pour jouir de la beauté des nuits orientales. La jetée est bordée de cafés avec des lits de bois en plein air sur lesquels les Turcs d’un côté, les Grecs de l’autre, restent étendus une partie de la journée. Devant ces éternels fumeurs, sur les eaux doucement agitées du port, se balancent les barques légères du Levant, chargées de fruits, de légumes et de pastèques, que les mariniers déchargent et vendent sur le quai. Autour des matelots se pressent des femmes voilées, vêtues de tuniques de toutes couleurs, les pieds dans des bottines de maroquin ; des nègres à la face écrasée, la tête couverte d’un lambeau d’étoffe écarlate ; des enfans presque nus ; des juifs aux robes flétries, glissant dans la foule sans toucher personne ; des Grecs bavards à la mine effrontée ; des soldats gênés dans l’affreux uniforme moderne, et de riches Turcs qui passent gravement couverts de longues pelisses aux manches tombantes.
Nous quittâmes la forteresse, impatiens de parcourir la vieille cité que nous venions de contempler à vol d’oiseau. La porte de la ville s’ouvre entre deux grosses tours au bout de la jetée ; quand nous passâmes sous la voûte, les factionnaires, assis à l’ombre, avaient posé leurs fusils contre la muraille et caressaient paisiblement leurs pieds avec les mains. La première rue qu’on rencontre de ce côté est celle des Chevaliers : ce nom est sans doute une de ces enseignes que la tradition place sur les ruines, car cette rue dont tous les voyageurs parlent de préférence aux autres, où ils ne voient qu’un amas de maisons turques ou juives, n’est, comme la ville elle-même, qu’une suite d’habitations du moyen-âge, à entrées basses, surmontées d’écussons la plupart aux armes de France. Je revis là les armoiries que j’avais si tristement foulées aux pieds à Malte, dans l’église Saint-Jean, où elles étaient usées par le frottement des chaussures. À Rhodes, taillés dans le marbre blanc et conservés par ce ciel charmant qui a respecté le Parthénon et les statues de la Grèce, ces écussons se détachent intacts dans tout l’orgueil des devises sur les noires murailles des édifices.
La rue des Chevaliers est montueuse, déserte, remplie d’herbes et de pierres roulantes ; nos pas résonnaient au loin comme sur les dalles d’un caveau. Çà et là s’ouvre un arceau en pierres de taille servant d’entrée à une autre rue noire, étroite, profonde, qu’on voit serpenter dans l’ombre avec ses portails sculptés et ses écussons. Aucun bruit ne se faisait entendre. Quelques fenêtres grillées étaient garnies de fleurs ; nos éclats de voix, nos surprises, faisaient apparaître des têtes de femmes ou d’enfans ; de petites mains écartaient avec précaution les plantes entrelacées aux barreaux ; les plus jeunes filles, à la vue des uniformes étrangers, restaient un instant étonnées, la bouche entr’ouverte, montraient leurs grands yeux ravis, leurs cheveux noirs chargés de sequins d’or ; puis, rencontrant un de nos regards hardis, elles rentraient dans le feuillage comme des oiseaux. Les vieilles femmes ramenaient leur voile sur le visage ; des Turcs, seigneurs actuels de ces manoirs français, laissaient tranquillement retomber les jalousies après avoir reconnu la cause du bruit qui troublait l’éternel silence de ce cloître.
Ces habitations ressemblent à des forteresses ; tout est noir et carré depuis la base jusqu’au faîte. Des tourelles, signe de haute noblesse parmi ce peuple de nobles, s’élèvent aux angles de quelques maisons ; des meurtrières défendent les portes, des machicoulis s’ouvrent sous les terrasses. Quand je plongeais les yeux dans l’intérieur, je voyais une cour humide, pavée de larges dalles disjointes, entre lesquelles l’herbe croissait épaisse et droite, comme si depuis des années, peut-être depuis la mort ou la fuite du maître, nul ne l’avait foulée.
Une de ces cours me frappa : nous étions restés à examiner un écusson français doré par les siècles comme tous les marbres de cette terre des belles ruines ; les armoiries étaient d’azur à dix besans d’or ; la fière devise de la maison de Rieux : À tout heurt Rieux ! enserrait l’écu ; au-dessous s’étendait le portail, enjolivé d’arabesques taillées dans le granit. Je poussai des planches qui cédèrent ; aussitôt un vent frais me souffla au visage. Je pénétrai dans la cour, dont un figuier vénérable obstruait l’entrée ; des mousses veloutées ornaient les murs, des fenêtres sans volets s’ouvraient çà et là, partout au-dessus des cintres brillait l’écusson. J’entrai ensuite dans une vaste salle, où le soleil faisait irruption par les embrasures ; une poussière d’atomes tourbillonnait dans ses rayons, des plantes vivaces grimpaient le long des poutres sculptées, aucune trace ne révélait le passage de l’homme, et cette habitation, autrefois séjour de pénitence sous un grand-maître austère, asile des plaisirs peut-être sous un chef plus indulgent, était silencieuse comme un tombeau : l’écusson seul semblait vivre et attendre. Tel est l’intérieur de la plupart des maisons de la rue des Chevaliers. Les façades, bien conservées, ont toutes leurs armoiries, parmi lesquelles j’ai reconnu l’écusson des Beaumanoir, d’azur à onze billettes d’argent, avec la devise : J’aime qui m’aime, et cette autre plus charmante encore : Que ne ferai-je pour elle ! que j’ai su plus tard être celle des Salvaing en Dauphiné.
En sortant de ces ruines, je me trouvai tout à coup face à face avec un derviche. Il portait une robe grise ; ses pieds nus traînaient de sales babouches, sa tête disparaissait dans un feutre en forme de pain de sucre, ses mains balançaient un chapelet à grains rouges qu’il faisait glisser entre ses doigts par passe-temps et non pour prier comme font les chrétiens : il s’éloigna sans me voir, ainsi qu’un homme ivre. Je retrouvai mes compagnons dans l’église Saint-Jean, qui le cède bien, par la beauté et la richesse, à sa sœur de Malte. Cependant ce pauvre bâtiment, sans sculptures, sans tombes qui parlent de la gloire passée, produit sur l’ame une impression plus vive que la superbe basilique, profanée aussi par la conquête. Quand les chevaliers établis à Malte eurent repoussé le dernier effort de la haine des Turcs, ils firent venir d’Italie des peintres et des architectes pour construire une église magnifique ; ils n’avaient plus rien à craindre, et le temps était à eux. À Rhodes, comme les juifs après la servitude, les moines prirent la truelle d’une main et le glaive de l’autre ; mais le jour du repos où un temple serait élevé au Seigneur ne vint jamais pour les hospitaliers. Toujours il fallut courir aux murailles ; aussi ne purent-ils élever qu’un édifice à peu près semblable de forme et d’architecture à leurs propres demeures. Rien ne le distingue à l’extérieur qu’une large et haute façade percée d’une vaste fenêtre où s’engouffre le vent dans les nuits d’hiver. L’intérieur est vide. L’église paraît abandonnée, même par les Turcs. Au bruit de nos pas, des pigeons bleus s’envolèrent à travers les fenêtres brisées. Quelques versets du Koran serpentent sur les murailles, et la tribune du muphti s’élève autour de nattes étendues dans le chœur, où les croyans s’agenouillent tournés vers l’orient. Les pierres du sol paraissent avoir été soulevées ; sans doute les musulmans y ont cherché ces richesses qu’ils croyaient ensevelies avec les cadavres des chevaliers ; de tout temps les Turcs ont pensé que les tombes des moines chrétiens recélaient des trésors qu’ils se procuraient par la magie. Leurs contes, qui disent si fidèlement encore les mœurs de ce peuple enfant et crédule, parlent sans cesse de grands amas d’or et de pierres précieuses enfouis dans les tombeaux par des sorciers et gardés par de hideux génies. Les chevaliers de Saint-Jean, comme leurs frères du Temple, apparaissant aux infidèles tantôt avec la lance, cavaliers sans pitié, tantôt sous les vêtemens du prêtre, devaient faire dans l’esprit des Sarrasins une curiosité superstitieuse et cette idée de puissance occulte qu’on attache aux mauvais esprits. Aussi, non-seulement à Rhodes, mais bien auparavant à Jérusalem, les Arabes vainqueurs fouillèrent-ils les sépulcres des templiers et des hospitaliers, dont ils jetèrent les cendres au vent.
Le 30 octobre 1522, durant le siége, deux mois avant la prise de la place, dans l’intervalle d’un de ces repos que les Turcs épuisés laissaient aux chrétiens, une scène terrible se passait dans ce lieu, aujourd’hui si désert. Les colonnes et les murs étaient tendus de noir ; le grand-maître, blessé, restait assis sur son trône ; les hauts dignitaires de l’ordre entouraient Villiers de l’Ile-Adam. Tous se tenaient debout l’épée à la main dans des stalles surmontées de leur écusson et de leur bannière ; plusieurs bancs vides indiquaient le nombre des chevaliers tués sur les murailles ; un drap noir couvrait la stalle qui portait les insignes de la grande chancellerie de l’ordre. L’écusson de l’hospitalier qui avait droit de s’asseoir sur ce siége était renversé en signe d’infamie, et sa bannière traînait sur le sol. Tous les religieux, la plupart blessés, se pressaient sous la nef, les regards tournés vers la pâle figure d’un chevalier à genoux près d’une bière ouverte. Ce chevalier, armé de toutes pièces, avait la tête rasée et les bras liés derrière le dos ; devant lui, sur des coussins, étaient les insignes de sa dignité, plus loin gisaient des éperons d’or brisés et une épée rompue. Le nègre esclave, bourreau de la chiourme, se tenait à côté de cet homme le yatagan sur l’épaule. Une cloche tinta, et le grand-aumônier, déposant son épée nue sur l’autel, commença l’office des morts ; aussitôt les frères entonnèrent les chants lugubres. Après l’évangile, quand le prêtre eut découvert le calice et versé l’eau et le vin, le grand-maître s’avança du côté de celui sur lequel tous les yeux étaient dirigés, et lui dit : — André Amaral ; pilier de la langue de Castille[1], grand-chancelier de Saint-Jean de Jérusalem, devant Dieu, auprès de qui vous allez nous précéder dans un moment, vous reconnaissez-vous coupable de félonie et de trahison envers vos frères de Rhodes ?
Le misérable trembla sous la voix qui l’interrogeait ; il parut lutter quelques instans, puis, courbant le front :
— Je suis innocent, balbutia-t-il ; et ces mots, qui résonnaient dans le silence, furent entendus de tous. Un second cliquetis d’armures retentit sous les voûtes.
— Amaral, reprit L’Ile-Adam, au sortir de cette église, vous serez conduit à la porte d’Orient, où, après qu’on vous aura dégradé, vous aurez le poing coupé et la tête tranchée comme les traîtres. Avant de mourir, André, oserez-vous vous joindre à moi pour recevoir le corps de notre Seigneur Jésus-Christ ?
Toutes les têtes se penchèrent afin d’écouter la réponse du condamné ; celui-ci se souleva, un rayon d’espérance éclaira son visage, mais tout à coup, comme foudroyé à la vue du saint calice, il retomba sur les dalles. — Que Dieu vous juge donc, et qu’il vous soit miséricordieux ! murmura le grand-maître. — Amen ! répondirent les chevaliers. Le service continua. Quand l’aumônier eut donné sa bénédiction, l’esclave fit lever le chancelier, un héraut pendit à un pieu l’écu d’Amaral la pointe en haut. Alors André chercha dans la foule un ami, un complice peut-être ; mais il ne vit que des faces de guerriers inflexibles. Bientôt après il monta cette rue des Chevaliers que nous avons essayé de décrire, passa devant sa maison, et vit ses armoiries couvertes d’un crêpe. Arrivé sur les remparts, le héraut lui enleva sa cuirasse, la montra au peuple en criant : Ceci est la cuirasse du traître et félon Amaral ! Et il la brisa à coups de masse ; puis on dépouilla le chevalier de ses cuissarts, de ses brassarts, de tous ses vêtemens, et celui qui avait vendu ses frères pour le sourire d’une fille du prophète, revêtu de la casaque d’un esclave rameur, monta sur l’échafaud, où le nègre, après lui avoir coupé la main, lui trancha la tête, qui fut exposée sur une pique à la vue des infidèles.
Les ruines du palais des grands-maîtres sont dans le haut de la rue des Chevaliers, près des fortifications. Ce château, qui dominait autrefois la ville, la mer et les campagnes, n’est plus qu’un amas de décombres du milieu desquels s’élèvent des murs flanqués de tourelles dont les débris obstruent les cours et les salles ; des restes de galeries, des arcades que le lierre enlace et soutient encore, servent d’abri à de tristes oiseaux qui s’échappent en criant et se replongent dans leurs sombres repaires dès que le voyageur s’est éloigné.
En quittant ces ruines, nous suivîmes une ruelle obscure qui mène au quartier turc, et nous arrivâmes d’abord sur une place dont l’un des côtés est bordé par un lourd édifice, auquel se rattachent d’anciens souvenirs. Ce bâtiment était une de ces auberges où les religieux de la même langue, dans les premiers temps de l’ordre, venaient manger ensemble. Plus tard, quand de grands seigneurs se furent engagés dans l’ordre, quand les hospitaliers, devenus des guerriers intrépides, aimèrent mieux pourfendre les infidèles que de soigner les blessés dans les hôpitaux, la vieille discipline se relâcha, et les auberges furent abandonnées aux pauvres chevaliers, tandis que leurs frères plus riches vivaient dans leurs maisons. Plusieurs auberges existent sur différentes places de Rhodes ; elles étaient jadis au nombre de huit, et destinées aux huit langues qui composaient cet ordre, comparé souvent par les historiens des croisades à un nouveau chandelier à huit branches brûlant devant le Seigneur.
L’officier de la santé vint bientôt nous rejoindre ; il voulait nous accompagner dans le quartier turc. M. Gandon est un de ces Français que l’on trouve semés dans tous les coins du globe, et qui conservent précieusement la gaieté de la vieille patrie. Il avait obtenu de Reschid-Pacha, dont il était secrétaire, une place dans le service sanitaire que la Porte a créé sur la demande des puissances européennes. Cette nouvelle institution ne s’est pas établie dans le Levant sans une vive opposition, et le divan lui-même n’en a jamais compris la nécessité. Se prémunir contre la peste, prévoir ce qui doit arriver d’heureux ou de funeste, est positivement contraire à ce dogme de la fatalité qui permet au mahométan d’attendre les évènemens avec une si profonde impassibilité. Aussi la plupart des Turcs sont-ils persuadés que chercher à se préserver des mauvaises exhalaisons qui soufflent selon la volonté de Dieu, c’est tenter le ciel, et vouloir ravir le fruit de l’arbre de la vie et de la mort. Le service sanitaire offre donc en Orient une carrière des plus précaires, et déjà M. Gandon se plaignait d’avoir vu ses appointemens réduits de moitié par le parti fanatique auquel Mahmoud a été si long-temps forcé d’obéir. Ce parti intriguait alors pour faire disparaître les quarantaines ; il voyait dans cette institution une suite du système d’imitations et de réformes chrétiennes que le sultan avait adopté contre le vœu de la plus grande partie de l’empire. L’uniforme des troupes, les nouveaux exercices auxquels les soldats sont astreints, l’oubli des antiques traditions du sérail, toutes les tentatives enfin de Mahmoud pour faire pénétrer dans cette nation immobile des idées d’ordre et d’administration ont été regardées par les esprits religieux en Turquie comme la ruine des croyances musulmanes. Sans doute la lutte du malheureux sultan dans le cercle fatal que l’esprit mahométan traçait autour de lui a inspiré en Europe de vives sympathies : ces essais flattaient trop les vœux universels pour que l’on ne présentât pas sous le plus brillant aspect les tâtonnemens du barbare ; mais les espérances s’évanouissent dès que l’on a passé quelques jours au milieu de cette tribu patriarcale, et qu’on l’a vue paresseuse, méprisant le travail dans ses villes, véritables tentes plantées au bord de la mer. On ne peut alors s’empêcher de douter que la civilisation moderne dissipe jamais cette torpeur funeste que la terre en fleurs et le ciel le plus doux ont toujours fait peser sur la Turquie. Si l’on en excepte les hautes classes, l’Osmanli vit de rien ; énervé par la chaleur, il mange peu : de l’eau pure, quelques légumes frais, des fruits, des pâtisseries, un mouton cuit entre des pieux les jours de fête suffisent à ses besoins ; un tapis étendu à terre, sous un arbre près d’une source, sa pipe qu’il fume avec lenteur, du café préparé sur une pierre, le ciel qu’il regarde et où son ame se perd ; à ses pieds la mer magnifique qu’il croit être la barrière placée par Dieu pour séparer les croyans des infidèles, la prière trois fois le jour, la volonté bien arrêtée d’aller à la Mecque avant de mourir ; le sommeil, ou bien ces causeries d’Orient qui plongent l’esprit dans le monde des plaisirs et des houris : voilà encore aujourd’hui la vie du Turc, et cette vie changera-t-elle jamais ? Il voit l’empire qui s’écroule et il courbe la tête : peut-être à l’heure suprême aura-t-il un de ces réveils terribles qui font que tout un peuple se sacrifie dans une dernière bataille ; ou bien, vaincu à l’avance, n’ignorant même pas son avenir, il se soumettra sans murmure à l’ordre d’Allah ; le père de famille sellera ses ânes et ses chameaux, les petits enfans dans les bras des femmes voilées se placeront sur les bâts de voyage, et la grande caravane, reprenant le chemin du désert, se perdra bientôt dans ces solitudes inconnues d’où sont venues les nations arabes, et où elles rentrent comme pour se raviver quand elles sont épuisées.
Nous sortîmes de la ville par la porte d’Orient, près de laquelle Amaral fut décapité. Bientôt nous vîmes se dresser dans la campagne des milliers de pierres droites et plates, quelques-unes chargées de versets du Koran et d’un turban grossièrement sculpté. Là ont été ensevelis à la hâte les cent quatre-vingt mille hommes que coûta la conquête de Rhodes à Soliman. Au milieu des tombes qui entourent la ville, pressées les unes contre les autres, de petites coupoles s’arrondissent à l’ombre d’un bouquet de vieux platanes ; là reposent les chefs près de leurs janissaires. Des cactus à fleurs roses, des mûriers sauvages, croissent sous les feuilles protectrices de ces beaux arbres. De tous côtés, le long des fossés, l’œil voit fuir jusqu’à l’horizon cette armée funèbre, qui paraît menacer encore les murailles sillonnées par les boulets, et où brille de distance en distance l’écusson de Saint-Jean. Sur les parapets reposent d’énormes mortiers en bronze et des canons à larges gueules ; les égouvillons, les refouloirs, sont appuyés contre les pièces. De grands oiseaux de proie planent sur les tourelles, des ânes paissent en liberté dans les douves, et le sol est couvert d’une poussière brûlante que la brise emporte avec les cendres de plus d’un sépulcre entr’ouvert pendant la nuit par des chiens affamés. Jamais entassement pareil de chefs et de soldats confondus pêle-mêle n’avait ainsi frappé mes regards. Les champs de bataille que j’avais parcourus jusqu’alors portaient de riantes moissons ou de vertes prairies ; mais là, autour de la ville, rien n’est changé : devant la mer qui les a portés au rivage, ils sont tous étendus à la place où ils ont combattu ; la terre n’a pas été fouillée par la charrue, et quand, selon la croyance musulmane, Asraël, l’ange de la mort, passe en revue, dans les nuits d’orage, les lugubres bataillons, chacun se trouve à son poste près des mêmes remparts, toujours debout.
Ces premières courses n’avaient fait qu’accroître notre curiosité. Aussi acceptâmes-nous avec empressement l’offre de M. Drovetti, qui nous proposa d’aller dans le quartier juif visiter un riche négociant israélite qu’il connaissait. Après avoir suivi un sentier qui tournait à travers les tombeaux, nous rentrâmes dans la ville par une nouvelle porte que défend un corps-de-garde. Les soldats avaient suspendu leurs fusils au ratelier et faisaient la sieste. Dès que nous fûmes dans la rue, tous les enfans d’Israël fondirent sur nous, tendant la main ; les jeunes filles nous souriaient près de vieilles matrones qui filaient leur quenouille devant les maisons ; de grands jeunes gens, les jambes nues, vêtus d’une étoffe brune serrée par une ceinture dans laquelle passait le manche d’un encrier de métal, vinrent grossir notre cortége, qui s’avança au milieu des continuelles génuflexions des hommes et des cris de surprise des femmes.
M. Drovetti avait dépêché en courrier un petit boiteux, qui reparut bientôt suivi d’un beau vieillard à barbe blanche. Cet Israélite était couvert d’une riche pelisse, et portait un turban noir. Ses fils marchaient derrière lui. Il s’avança vers le commandant de la frégate et le salua profondément, ou plutôt l’adora, en courbant la tête et en portant la main à son cœur et à ses lèvres. Le marchand nous fit alors passer à travers plusieurs rues dont les maisons, quoique pareilles à celles de la rue des Chevaliers, se distinguaient par la profusion de fleurs qui ornaient les fenêtres, les terrasses, et qui leur donnaient un air de fête. Les écussons étaient aussi plus rares, et dans certains endroits les constructions modernes s’étaient assises sur de vieux fondemens.
Arrivé à la porte de sa demeure, le maître éloigna de la main la foule, qui voulait s’introduire après nous, et ne laissa entrer que ses parens, qui ôtèrent leurs babouches et nous suivirent dans une belle salle soutenue par des piliers antiques. Près des fenêtres à treillis de bois vernissé était une longue estrade à rampe sculptée, couverte d’un tapis de Perse et de matelas de soie. M. Drovetti, qui semblait connaître tous les recoins de la maison, ouvrit une armoire d’ébène où de rares manuscrits hébreux étaient rangés. En même temps les fils du vieillard tirèrent d’un grand coffre de bois de cèdre des voiles de lin brodés d’or, des écharpes, des tuniques de soie de couleurs éclatantes, qui exhalaient un parfum de jasmin et de rose : bientôt la salle ne fut plus qu’un bazar d’étoffes précieuses. Après nous avoir fait examiner ces merveilleux tissus, le marchand nous conduisit dans une galerie qui donnait sur un jardin ; une treille épaisse étendait de toutes parts sous les poutres ses rameaux, chargés de feuilles humides et de grappes pendantes. Le maître fit asseoir le commandant sur un sofa, tandis que de petits enfans nous faisaient signe en riant de nous placer, à la manière orientale, sur des carreaux de soie rouge.
Transporté brusquement dans la maison du riche israélite, ne voyant que des turbans, des pelisses, des coussins et des fleurs, je me rappelais les tours féodales, les manoirs qui m’entouraient un instant auparavant, et cette ville française du moyen-âge où je lisais des devises gothiques sur de nobles écussons ; je prêtais l’oreille à la conversation, et j’entendais nommer Constantinople, le Taurus, Chypre, le mont Carmel, Jérusalem, toutes ces contrées dont parlent sans cesse les Mille et Une Nuits, et que je pouvais, pour ainsi dire, voir de cette galerie où j’étais assis en pacha et fort à mon aise. Alors je me demandai tout bas si je ne rêvais pas, et si, comme ce bon porte-faix craignant Dieu, mais aimant le vin, quelque génie ne m’avait pas transporté des rives bretonnes dans un de ces kiosques arabes dont la description m’enchantait autrefois.
Tout à coup une porte s’ouvrit, et trois jeunes filles parurent : l’une portait des fruits dans un panier entouré de feuillage, l’autre des pâtisseries sur un linge blanc, et la troisième un plateau d’argent ciselé chargé de confitures, de liqueurs et de verres d’eau. Elles s’approchèrent de nous, et chacune, après un salut timide, nous présenta des rafraîchissemens. La plus âgée de ces charmantes créatures n’avait pas vingt ans ; elles étaient vêtues d’une robe étroite en soie rayée d’or et lacée sur le devant de la gorge ; par-dessus cette tunique, une pelisse à manches larges relevées jusqu’au coude descendait près des hanches ; leurs longs cheveux noirs tombaient en tresses semées de paillettes d’or, et leurs pieds blancs tout nus étaient chaussés de patins en bois à talons élevés.
Quand la plus jeune de ces gracieuses fées vint à moi et pencha son corps svelte pour me présenter le plateau, je restai la cuiller entre les lèvres, troublé devant ce frais visage de Rachel qui faisait rêver à tous les amours de la Bible. La jolie juive devint alors rouge comme une grenade, elle sourit et me laissa voir de petites dents blanches ; ses yeux noirs veloutés, bordés de grands cils, lancèrent comme une flamme. Voyant enfin que je ne bougeais pas, la belle enfant rejeta la tête de côté, et prononça tout haut quelques mots dans une langue étrangère. Le vieillard, les femmes, tout Israël enfin partit d’un éclat de rire, je faillis m’étrangler ; mais en replaçant la cuiller sur le plateau, j’interrogeai en dessous le regard qui m’avait charmé : ce regard était sans colère, on n’y lisait que la chasteté et l’innocence. Les fils du marchand nous servirent ensuite le café et de longues pipes de bois de cerisier et de jasmin à bouts d’ambre ; les filles restèrent sous la vigne près de leur mère ; les hommes, vis-à-vis de nous, entouraient le père de famille.
Pendant que la conversation continuait par l’intermédiaire de M. Gandon, M. Drovetti me donna des détails sur les Juifs, ces parias de l’Orient qui sont encore réduits à l’état d’abjection dans lequel nous les représentent les légendes de l’antique société chrétienne. Les Juifs sont en grand nombre à Rhodes, où, comme dans toutes les villes turques, ils habitent un quartier séparé dont ils ne peuvent franchir l’enceinte après le coucher du soleil ; tous sont marchands et font des affaires avec une avidité insatiable, depuis l’armateur de navires et le maître de cent chameaux jusqu’au vendeur de parfums avariés. Ils vont et viennent dans les campagnes, sur le quai, dans les bazars, ne se fatiguent jamais et rendent au chrétien ou au musulman toute espèce de services. Un bâtiment a-t-il laissé tomber l’ancre, l’on voit aussitôt monter à l’échelle de longues figures décharnées, la tête couverte d’une loque en guise de turban : ce sont les Juifs ; ils s’inclinent devant les officiers, les matelots et les mousses ; à chaque voyageur ils offrent tout bas ce qu’il peut désirer. Voulez-vous des antiquités ? ils tirent de leurs poches des statuettes cassées, des camées, des médailles ; voulez-vous des étoffes ? ils font monter un coffre noir et déploient des tissus d’or et d’argent ; aimez-vous les parfums ? ils lèvent un couvercle secret sous lequel se pressent des flacons d’essences, des pastilles du sérail, des bouts d’ambre destinés aux lèvres des femmes ; cherchez-vous des diamans ? ils connaissent le joaillier ; vous faut-il des provisions de table ? ils s’entendent avec le cuisinier ; ils sont blanchisseurs, cordonniers : demandez l’impossible, vous l’obtiendrez. Jamais, sur une de ces faces blanches comme une vieille pièce de monnaie, vous ne verrez paraître la rougeur de la honte ; injures, violences, tout passe sans laisser de traces ; le Juif courbe la tête sous le bras qui se lève, et revient pareil au chien se coucher devant son maître. Jamais les Israélites ne se révoltent dans l’enceinte des murs, où souvent ils sont plus nombreux que les Turcs, qui défendent aux chrétiens d’habiter les places fortes, mais qui laissent le Juif dormir à leurs pieds. Aussi, malgré la réprobation universelle qui l’accable, malgré le mépris qui le suit partout et qui fait que chrétiens, mahométans, se croiraient souillés par son contact ; malgré le yatagan suspendu sur son cou grêle, le Juif se répand partout en Orient ; fidèle à sa foi insultée, il se venge des avanies qu’on lui fait subir en rejetant avec dédain tous ces cultes nés d’hier que des hommes sans mission ont tirés des saints livres dictés par Dieu lui-même à son prophète sur les cimes foudroyées du Sinaï.
À Rhodes, les Juifs font le trafic des vins : ils vendent aussi des éponges que les plongeurs trouvent en grande quantité sur la côte ; mais là ne se bornent pas leurs spéculations, et au moyen du change, du courtage, de la contrebande, ils font dans tout le Levant un immense commerce invisible. Ces marchands de pastilles et de babouches qui rôdent dans les bazars, ou qui restent assis sur un mauvais tapis au coin d’une échoppe, ont des fortunes que les amendes et les confiscations ne sauraient tarir. Les Grecs, qui exploitent aussi l’Orient, ne peuvent, quels que soient leur activité, leur adresse et leur amour du gain, lutter contre les Juifs, qui semblent, comme l’aimant, attirer à eux le métal. Le Grec est bavard, il se décourage facilement et dispute autant pour un para que pour un sac de piastres ; le juif s’infiltre dans les affaires comme l’eau dans les roches, avec patience, sans bruit, sans éclat. À l’exception des principaux négocians, qui, trop connus des Turcs, ne peuvent espérer les tromper, les Israélites cachent tous leurs richesses : couverts de haillons, ils n’ont en public qu’une misérable boutique dont les objets étalés valent à peine quelques gourdes ; mais qu’un Européen se présente, aussitôt se dresse un pâle vieillard qui, dans l’ombre de ce noir réduit, paraissait sommeiller. Il montre sans se lasser toutes les marchandises, et si le voyageur, ne trouvant rien à son goût, se retire, le Juif l’arrête par le bras, ferme les yeux et lève un doigt en l’air, comme pour dire : Chut, taisez-vous ! Un homme silencieux sort d’un antre obscur et vient s’asseoir à la place du vieillard. Celui-ci vous dirige, vous mène, par des ruelles et de sombres passages, loin du quartier marchand. Arrivé devant une pauvre maison, le Juif frappe d’une manière convenue ; on fait glisser un guichet avec précaution, la porte s’ouvre, vous êtes dans une chambre basse et sombre, devant une table chargée d’instrumens d’acier, de parcelles d’argent, d’or en bagues, en petits lingots brillant sous des verres ; dans un coin, près de charbons allumés, sont des poêlons, des fourneaux grossiers ; le guide vous laisse pour gardien l’enfant qui a ouvert la porte ; il revient bientôt, et présente à vos yeux éblouis tous ces merveilleux joyaux que vous placiez en rêve sur le front des sultanes. Où demeure ce sordide vieillard dont le bouge cache tant de richesses ? Tout le monde l’ignore dans la ville. Notre causerie fut interrompue par le frôlement d’un petit morceau de bois sur les cordes d’une mandoline. Un des fils du marchand, accroupi sur ses talons, jouait le prélude d’un air sauvage qui me parut plein d’harmonie dès que sa plus jeune sœur, les mains croisées sur son sein, eut commencé à chanter d’une voix douce des paroles inconnues. Était-ce une prière, était-ce un de ces beaux cantiques, souvenirs de la captivité ? Je l’ignore ; mais soit disposition d’esprit, soit regret de la patrie absente, jamais accens plus mélancoliques ne m’avaient ainsi parlé d’exil et de vagues douleurs. Quand les dernières notes eurent retenti, mon enthousiasme se traduisit en applaudissemens si bruyans, qu’ils intimidèrent la belle chanteuse, qui disparut aussitôt. Nous quittâmes alors l’Israélite, qui demanda la permission de visiter la frégate : il s’y rendit le lendemain avec une grosse provision de marchandises, et la bourse de nos camarades paya largement l’hospitalité que nous avions reçue.
Le jour finissait : il était temps de se retirer, si nous ne voulions pas rester dans la ville, dont les portes se ferment au coucher du soleil. En nous dirigeant à la hâte du côté de la campagne où demeurent près de la mer les consuls d’Europe, je remarquai, enfouis dans le sable des rues, d’énormes boulets en pierre, les uns cassés, les autres intacts ; la terre en était jonchée. D’où viennent ces boulets ? Sont-ce les projectiles lancés sur la ville ? C’est très probable. Bien avant le grand siége de Rhodes, les Turcs avaient déjà une artillerie formidable, et dans leurs guerres contre le fameux Scanderbeg on les voit se servir de canons gigantesques. Ils en conservent encore aux Dardanelles, au château de Pouillerie, à celui de Smyrne, et beaucoup d’officiers de marine se sont introduits aisément dans ces abîmes de bronze destinés à faire plus de bruit que de mal. Mais pourquoi ces boulets sont-ils restés à la même place où depuis plus de trois cents ans s’est arrêté leur dernier bond ? Est-ce une nouvelle preuve de cette vanité orientale qui se complaît à laisser long-temps comme témoins de sa victoire des pans de murs détruits et des crânes desséchés que le vent balance sur les noirs créneaux du sérail ? Ne serait-ce pas plutôt un effet de cette superbe indolence qui empêche le Turc de rien changer aux lieux dont il se rend maître ? Cette dernière hypothèse pourrait bien être la plus juste, car, nous ne saurions trop le répéter, tout est resté debout à Rhodes : depuis le jour où le grand-maître, avec ses frères, a abandonné l’île, le Turc n’a rien démoli, rien élevé ; il est venu s’asseoir sur ses tapis avec sa pipe qu’il fume depuis des siècles, et qu’il fumera impassible sur les ruines du monde.
Nous sortîmes de la ville par une porte qui donne sur le petit port ; une tour ronde et massive en défend l’entrée. Ce fut alors que le colosse de Rhodes nous revint en mémoire : M. Drovetti nous assura que cette merveille du monde devait être dans le grand port entre deux bastions qu’il nous montra. Cette opinion ne satisfît aucun de nous, et, la tradition n’ayant rien laissé de certain à cet égard, nous demeurâmes tous convaincus que le géant avait dû être élevé sur les rochers, très rapprochés les uns des autres, qui obstruent l’entrée du second bassin. Les vaisseaux anciens, qui passaient, dit-on, entre les jambes de la statue, devaient être de fort petites dimensions. Très probablement la sacolève grecque et les premières galères vénitiennes, étroites, légères, avec la pointe acérée et la voile facilement ramassée, nous donnent l’image fidèle, des vaisseaux de l’antiquité. Dernièrement, à Pompéia, en examinant les bas-reliefs d’une tombe, sur laquelle se lisait cette touchante inscription : Servilia amico animæ, je vis sculptée l’allégorie qui montre la mort comme le port tranquille où l’on repose après la traversée de la vie. C’était un navire jetant l’ancre près du rivage ; la voile était carguée, et les matelots la serraient : cette barque avait une ressemblance frappante avec la sacolève de l’Archipel. Il est donc assez naturel de ramener les trirèmes aux modestes proportions des bâtimens dont les fresques et les sculptures de Rome nous offrent le modèle.
M. Drovetti, en nous conduisant chez lui, nous fit longer la pointe de sable blanc qui forme l’extrémité de l’île vers l’est. Sur cette langue de terre stérile s’élève un épais bouquet de palmiers qui couvrent la tombe vénérée d’un santon. Près du saint musulman sont abrités les sépulcres des pachas que la Porte exilait autrefois à Rhodes, quand elle ne demandait pas leur tête. Un peu plus loin commence le quartier franc, habité par quelques familles d’origine européenne, des consuls, des malades des différentes échelles qui viennent respirer l’air le plus pur de tout le Levant, et enfin par des Grecs matelots, cabaretiers, population changeante et toujours en mouvement. D’autres Grecs, répandus dans l’île, cultivent les terres que leur afferment les Turcs et les Juifs. Un firman du grand-seigneur interdit aux chrétiens le droit d’acheter des propriétés dans l’empire ; quelquefois les chrétiens éludent cette défense en faisant acheter par leurs femmes, considérées comme rayas ou esclaves, les biens qu’ils veulent acquérir. C’est grace à ce stratagème que les Francs parviennent à posséder en Turquie des maisons de campagne. Le Juif, regardé par les Turcs comme un animal domestique, est affranchi de cette loi, qui a été renouvelée depuis peu par le divan. Cette mesure paraît d’abord sauvage et impolitique, puisqu’elle empêche de riches étrangers de s’établir dans des champs abandonnés qu’ils feraient revivre ; ce n’est cependant que la conséquence naturelle du dépeuplement et de la misère profonde où sont plongées toutes les provinces de l’empire. La plupart des Turcs désirent vendre leurs terres de trois et quatre lieues d’étendue qu’ils ne savent et ne peuvent cultiver : que les chrétiens obtiennent la liberté d’acquérir, et sans secousses, sans bouleversemens, la surface de ce magnifique pays sera transformée, le sang jeune et actif d’Europe affluera dans les veines de ce paralytique, qui n’attend pour se lever que le toucher du doigt de Dieu ; mais alors aussi la population musulmane disparaîtra ensevelie sous l’invasion chrétienne.
Les Grecs de Rhodes, comme tous ceux de la Turquie, ont une existence très douce, et cependant, soit souvenir de leur ancienne gloire, soit plutôt turbulence naturelle, les îles ne supportent qu’avec impatience la domination du sultan. Elles ont placé leur espoir dans le royaume de Grèce, sans penser que cette liberté qu’elles appellent les chargerait aussitôt de lourds impôts, du service de terre et de mer, et leur enlèverait la tranquillité dont elles jouissent sous le régime turc. À dieu ne plaise que nous condamnions chez les Grecs d’Orient ce sentiment de l’indépendance, s’il doit les exciter à vaincre ou à périr comme leurs frères d’Hydra et de Missolonghi, et si, leur délivrance accomplie, ils ne se plaignent pas des sacrifices qu’elle doit entraîner ! Cependant, quand on voit ces heureux esclaves, inconstans, cupides, indisciplinés, ennemis de tout ce qui blesse leurs habitudes, incapables d’affections et de dévouemens durables, comparant sans cesse les jours passés au temps présent, on ne peut s’empêcher de craindre qu’une fois libres, eux aussi, dans le désert, ne regrettent les fruits des fertiles plaines d’Égypte.
C’est dans le quartier habité par les Grecs dans les villes d’Orient que se trouvent les tavernes, dont les salles sont souvent ensanglantées par des meurtres, suites des rixes et de l’ivresse. C’est là seulement aussi que veille la police turque, représentée par un gros cadi qui fume, assis dans un coin et entouré de quelques Albanais déguenillés. Près de la mer se promènent le soir les belles Grecques d’Ionie et des îles voluptueuses qui envoyaient à Athènes ces courtisanes pour lesquelles Périclès pleurait devant l’aréopage. De nombreux canots, d’où s’élèvent des chants et des accords de guitare, dérivent sur les flots endormis ; des danses se forment sur la plage, tout est tumulte, amour, agitation, pendant que les chiens hurlent dans le quartier turc, enseveli jusqu’au jour dans le plus profond silence.
La nuit était venue, il fallait retourner à bord ; en nous quittant, M. Gandon proposa pour le lendemain une course au vieux Rhodes, restes d’une ville antique, nous dit-il, des beaux jours de la Grèce. Ces ruines sont situées à quatre lieues dans l’intérieur de l’île. M. Gandon nous recommanda d’emporter des chapeaux de paille, et de nous munir d’une petite gourde pour le voyage. Au point du jour sa maison était assiégée, toute la population grecque criait et gesticulait dans la rue, les conducteurs de mulets se disputaient pour le salaire ; des servantes plaçaient des tapis sur les bâts des montures ; enfin, à force de promesses et de menaces, l’ordre se rétablit, chacun se hissa sur sa bête, et notre caravane sortit de la ville, précédée de guides qui montraient le chemin.
Nous venions de nous engager dans un rude sentier qui tournait le flanc d’une montagne presque suspendue sur la mer, lorsqu’un chien se jeta sur moi ; je lui sanglai un coup de fouet. Demonio ! cria derrière moi une voix de stentor ; je me retournai, et aperçus un gros moine vêtu d’un froc gris à large capuchon, la tête coiffée d’un chapeau à trois cornes, une carnassière sur l’épaule, une poire à poudre sous le bras gauche, le sac à plomb passé dans sa ceinture de corde, et une canardière à la main.
— Per Bacco ! m’écriai-je, où allez-vous, mon père, en si bel équipage ? Le révérend mit son fusil en joue, cligna de l’œil, et sourit en regardant. Je présentai ma gourde au moine, qui la prit avec calme, et me la rendit un instant après, vide et le goulot renversé ; puis il me donna sa bénédiction, siffla son chien, et disparut dans la montagne. — Quel est ce bon religieux ? demandai-je à M. Gandon. — C’est, me répondit-il, un moine italien établi à Rhodes depuis long-temps. Un autre frère et lui prennent soin d’une petite chapelle catholique où, à l’époque des grandes fêtes, un prêtre autrichien des îles voisines vient célébrer la messe. Ces deux religieux ; pauvres comme Job, vivent de la charité des chrétiens et de la chasse de frère Paolo, qui dès le matin rôde dans les bruyères ; il est connu partout, chacun lui fait bon visage, et remplit volontiers les vastes poches de son froc. — Vous n’avez donc pas de prêtres demeurant à Rhodes ? Non, ils ne font que passer, tantôt l’un, tantôt l’autre ; ils baptisent, ils confessent, donnent la communion, puis ils repartent.
Ces paroles me firent faire un triste retour vers le passé. Autrefois, sous le règne de Louis XIV, la France était la reine des nations chrétiennes en Orient ; toutes les îles avaient des prêtres français. La révolution a tout balayé. Maintenant les lazaristes rebâtissent nos anciens monastères ; mais d’autres puissances disputent aujourd’hui l’influence religieuse à la France, qui comprend un peu tard combien l’action du clergé pourrait lui être utile en Orient. Sans parler de l’Angleterre ni de la Russie, dont l’insatiable ambition ne se cache guère, l’Autriche, plus cauteleuse, travaille dans l’ombre à rassembler autour d’elle les différentes communions catholiques de l’Orient. Elle poursuit silencieusement son œuvre sans faire parade, comme la France, de la moindre mesure utile, et sans être entravée par les esprits superficiels qui professent une défiance systématique contre la religion. L’Autriche est trop habile pour essayer une propagande romaine au milieu de Grecs dont le mépris obstiné pour les Latins lui est connu ; elle se contente d’envoyer dans les îles et en Asie des prêtres qu’elle soutient généreusement. Les pauvres ecclésiastiques français sont au contraire trop souvent oubliés. On cherche, il est vrai, à remédier à ce fâcheux état de choses, mais il reste encore beaucoup à faire pour renouer dans le Levant les antiques traditions françaises. À tort ou à raison, notre pays est regardé maintenant, par les populations chrétiennes d’Orient comme la puissance la plus dépourvue de sentimens religieux. Cet esprit d’irréligion et d’exagération politique qu’on nous reproche est l’écueil où vient souvent échouer la propagande des saines idées françaises à l’étranger, et c’est encore la cause qui retient des peuples portés d’ailleurs à suivre l’élan de notre civilisation. Les autres états européens ne craignent pas de se rendre ridicules en se proclamant les défenseurs de leur foi ; ils entrent dans la route que la France n’aurait pas dû quitter. Les Russes schismatiques appellent à eux les Grecs, l’Autriche catholique rallie les catholiques dispersés, l’Angleterre enfin vient d’envoyer un évêque et des missionnaires protestans à Jérusalem. N’y a-t-il pas là pour nous un exemple et une leçon ?
Nous suivions un chemin pénible pratiqué entre d’énormes blocs de roches suspendus sur nos têtes ; devant nous blanchissait la mer encore chargée des vapeurs du matin ; bientôt les teintes vives du jour naissant montèrent dans le ciel et dissipèrent la brume ; les Sporades sortirent des flots comme des nids de verdure, et le canal de Samos traça une barrière étincelante entre Nycère et la côte d’Asie. Les vallées de Rhodes, perdues jusqu’alors dans une morne obscurité, s’ouvrirent à la lumière et montrèrent leurs profondeurs, leurs détours et leurs forêts. Des ruines parurent au loin sur les caps décharnés ; de vieilles tours féodales entourées de palmiers couronnèrent les hauteurs, et quand nous parvînmes au sommet de la montagne, un soleil splendide éclairait ce magnifique paysage.
Le médecin de la frégate, qui examinait depuis quelque temps les rochers épars autour de lui, nous fit alors remarquer que ces pierres n’étaient qu’un amas de coquillages marins incrustés dans un sable fin. Aucun de nous n’essaya d’expliquer ce phénomène à la façon expéditive de Voltaire, qui, devant les preuves évidentes du passage des eaux sur les crêtes de l’Auvergne, assure que des milliers de pèlerins se sont rencontrés sur ces hauteurs, où ils ont laissé leurs coquilles. Chacun se rendit au témoignage des yeux et du toucher, et avoua que la mer avait dû couvrir cette montagne dans un de ces cataclysmes dont les traditions de tous les peuples ont gardé le souvenir. Lors des terribles convulsions qui précédèrent la formation complète du globe, le feu renfermé dans ses entrailles chercha violemment des issues. En certains endroits, il s’ouvrit de larges vomitoires : ailleurs, soit que la résistance fût plus vive, soit que le feu eût moins d’énergie, la terre ne fit que se soulever en montagnes ; mais il est des lieux où la lutte a été plus terrible, où le sol est fendu et déchiré comme à plaisir. Ainsi, dans l’archipel grec, d’étroits canaux séparent seuls de grandes îles. La Méditerranée ne doit être que l’immense cratère d’un volcan qui de temps en temps trouve encore des forces pour lancer quelques rochers, comme Délos et ses sœurs dans l’antiquité, et de nos jours cette île qui sortit un matin des mers de Sicile, disparut un soir, et fut retrouvée par la sonde à quatre brasses sous l’eau. Quoi qu’il en soit, que Rhodes ait jailli d’un coup de trident, ou que, selon la croyance chrétienne, elle ait été submergée comme le reste du monde dans le déluge universel, il est indubitable qu’à une époque reculée les vagues ont roulé sur les rochers de l’île. Quand le sabot du mulet retentit sur ces blocs de formation si bizarre, entre les gorges de cet effroyable sentier suspendu sur l’abîme, on ne peut sans frémir lever les yeux vers ces masses rocailleuses qui semblent près de s’écrouler au moindre choc. Aussi le voyageur respire-t-il à l’aise dès que, penché sur les oreilles de sa monture, il descend vers la plaine en fleurs qui s’étend devant lui comme une terre promise.
Un temps de galop sur la plage nous conduisit dans une vallée qui conserve des vestiges d’une ancienne route tracée par les chevaliers. Au bout d’une demi-heure de marche, nous vîmes poindre à travers les arbres les tourelles d’un manoir féodal, avec son écusson mutilé au portail. Un Turc, seigneur du lieu, vivait seul dans ce château délabré, dont il nous fit voir les salles, entièrement démeublées. Sur le plancher pourri séchaient des oignons, des citrouilles et des concombres ; le bonhomme invita les visiteurs à en goûter. Deux mauvais cabans étendus dans un coin lui servaient de lit. Quand un de nous s’arrêtait devant quelques sculptures, le Turc s’approchait aussitôt, et les couvrant de la main, il levait la tête, fermait les yeux, puis faisait doucement claquer sa langue, pantomime suprême au moyen de laquelle tout musulman se tire d’affaire dans les occasions difficiles.
Après avoir bu un peu d’eau et fumé la pipe de l’hospitalité, nous laissâmes ce pauvre solitaire pour continuer notre voyage à travers une campagne fertile, plantée de palmiers et de dattiers. D’anciens manoirs s’élevaient dans toutes les directions ; la plupart semblaient abandonnés ; à l’entour, la plaine était couverte de myrtes, de lauriers et d’oliviers enlacés comme des serpens. D’autres châteaux, habités par des Francs ou des familles grecques, se présentaient entourés de grandes vignes, à l’ombre desquelles jouaient des enfans. La route serpentait entre deux haies de ronces sauvages, de figuiers et de cactus ; l’eau murmurait dans des aqueducs et s’épanchait en nappes d’argent dans les endroits où le canal était rompu. Tantôt dans le lit d’un torrent desséché il fallait se frayer un passage entre les lauriers roses ; tantôt de petits champs cultivés, où s’engouffraient des nichées d’oiseaux pillards, nous ramenaient près de la mer ; puis le chemin se replongeait brusquement dans l’intérieur au milieu des bois, des fleurs et de la plus riche nature. Si l’aspect de la ville m’avait étonné, si cette grande ruine gothique ombragée des palmiers de la Syrie, sous un ciel d’azur, au milieu de l’Archipel, avait présenté à mon esprit le mélange des souvenirs du moyen-âge et de la riante mythologie grecque, notre excursion dans les terres me sembla la réalisation magique des chants de l’Arioste, qui place ses castels sur des rives enchantées.
Il faut être voyageur, exilé de son pays, pour bien comprendre le charme mélancolique qui s’empare de l’ame, quand, sous un ciel étranger, devant une végétation inconnue, vous rencontrez inopinément de vieux débris qui vous parlent de vos pères et de cette gloire française transplantée partout. Dans tous les lieux où l’esprit guerrier de l’Europe a laissé des traces de son passage, le peuple qui domine tous les autres, celui auquel le pâtre, le chamelier, le cicerone, attribuent les hauts faits d’armes et l’occupation des forteresses sur les crêtes sauvages, c’est le peuple français, qui a fini par donner son nom aux populations répandues en Orient. Allez en Grèce, on vous parlera de chevaliers francs, ducs d’Athènes et de Corinthe ; forcez les Dardanelles, vous verrez dans le sérail le trône de Baudouin, empereur de Constantinople ; faites le pèlerinage de Jérusalem, un moine vous décrira le camp de Godefroy de Bouillon, dont vous chausserez l’éperon d’or sur la pierre du saint sépulcre ; allez dans le désert, l’Arabe vous dira Ptolémaïs, Saint-Jean d’Acre ; passez en Égypte, le dernier des mamelucks vous racontera la grande conquête française ; suivez enfin notre folle caravane dans les vallées de Rhodes, et sur chaque portail de manoir, sur la dalle même des châteaux ruinés, partout vous verrez l’écusson de la France et vous lirez ses vieilles devises. Je sais bien que cette longue course à travers le monde n’a point élargi nos frontières : elle a ressemblé au passage d’un torrent qui déborde et rentre dans son lit ; mais les enfans, les jeunes femmes, les vieillards, n’enchantent pas moins l’histoire du peuple français comme un poème merveilleux. Partout ce grand chevalier errant a frappé de sa hache d’armes les murailles des villes, partout il s’est reposé au bord des lacs, il a vaincu les géans ; lui seul ravit le cœur des belles sultanes, qui, par amour, se font chrétiennes ; avec lui se mesurent les plus fameux guerriers ; c’est lui seul qui dans les fers, sur les rives du Nil, se montre si grand que les Sarrasins lui offrent le turban des califes et disent : Jamais on n’a vu un plus fier chrétien ! C’est encore lui enfin qui leur apparut hier, et que les derviches prosternés appelèrent le sultan de feu.
Trois heures après notre départ de la ville, l’extrémité d’une plaine de myrtes et de bruyères, les ruines du vieux Rhodes parurent au sommet d’une montagne. Chacun se lança au galop, mais le sentier qu’il fallait suivre devint bientôt si raide, que nous préférâmes nous jeter à bas de nos bêtes pour gravir à pied la colline. Je fis halte à moitié route près d’une cabane en bois perdue dans le feuillage ; deux jeunes garçons avec un esclave noir taillaient des pieux devant un vénérable Turc à longue barbe qui fumait sa pipe accroupi sous un arbre. Au-dessus de ma tête, mes compagnons s’étaient arrêtés dans un bois de sycomores et de pins ; groupés près des mulets sur une roche, ils me faisaient signe de me hâter et montraient les bouteilles et les provisions qu’ils retiraient d’un panier. Cette vue me rendit le courage, et après un dernier effort j’arrivai dans une de ces solitudes qu’aimaient les anachorètes : le ciel, la mer, l’eau qui murmure, la plaine fuyant dans le lointain, rien ne manquait au paysage. Nos guides avaient étendu les tapis près d’une source qui tombait de la montagne dans un bassin de marbre ; ils nous servirent ensuite le pain et les viandes sur de larges feuilles, plongèrent le vin dans l’eau, et tous, accoudés derrière les mulets qui secouaient leurs têtes chargées de grelots, nous commençâmes gaiement le repas.
Au moment où je portais mon verre à mes lèvres, je vis s’avancer le Turc à barbe blanche près duquel je venais de passer ; ses deux fils le suivaient ainsi que l’esclave, qui portait du feu dans un pot de terre et des tasses à café dans une corbeille. Le beau vieillard, sans montrer la moindre hésitation, s’assit sur mon tapis, posa la main sur son cœur, inclina légèrement la tête et prononça lentement quelques mots gutturaux que M. Gandon nous traduisit ainsi : — Soyez les bienvenus sur mon domaine, et qu’Allah vous donne la santé ! Toutes les mains placèrent aussitôt devant le musulman du pain, du pâté, de la volaille, mais il refusa ; alors je lui présentai mon verre en disant : Buvez le vin des chrétiens qui rend le cœur joyeux et fait aimer les œuvres d’Allah. Il repoussa doucement mon bras et répondit : — Je dois jeûner jusqu’au soir, et le prophète a défendu le vin aux croyans. — Puisque Dieu a mis la vigne sur la terre, n’est-ce pas pour que l’homme en goûte le jus ? — Dieu, reprit le Turc avec calme, a placé la grappe dans les pays d’Europe, et il n’a pas défendu le vin aux chrétiens ; mais en Orient, au lieu de la vigne, Allah fait mûrir les oranges, les citrons et les pastèques, qui sont de petites sources de fraîcheur sous notre soleil de feu ; Allah n’a pas voulu que nous eussions le vin, source de chaleur pour vos froids climats.
Le vieillard bourra sa pipe qu’il tendit au nègre ; celui-ci posa un petit charbon sur le tabac, aspira quelques bouffées pour l’allumer, et, essuyant le bout d’ambre avec sa main, il l’offrit à son maître, qui, après l’avoir gardée quelques instans, me la présenta en signe d’amitié. L’esclave rassembla ensuite des pierres plates, les couvrit de cendres chaudes et prépara le café, que les fils du vieillard nous servirent. Cette montagne boisée, ces champs magnifiques, les castels disséminés dans les bois d’oliviers que nous dominions du regard, appartenaient à ce Turc. Dévot musulman, il n’avait qu’un désir, celui d’aller à la Mecque avec ses enfans et de pouvoir ceindre le turban vert, marque distinctive de ceux qui ont accompli le saint pèlerinage. Il proposa de nous vendre ce riche domaine pour huit mille piastres, à peu près mille écus. Cet homme ne plantait rien, ne récoltait pas, ne travaillait jamais. Suivi de ses enfans, l’été il montait sur la colline et bâtissait une hutte sous de frais ombrages près d’un ruisseau ; ses fils, comme ceux du patriarche, le nourrissaient du produit de leur chasse ; quand les provisions manquaient, ils abattaient un arbre ; l’esclave chargeait son âne et allait vendre le bois à la ville, d’où il rapportait du riz, du tabac et du café. Les heures brûlantes du jour se passaient dans l’extase de la prière ou dans la contemplation du merveilleux spectacle que présentent les vallées silencieuses, la mer qui se brise à la plage, et les îles groupées à l’horizon comme des navires surpris par le calme. L’hiver, ils descendaient dans la plaine et s’abritaient sous quelque ruine féodale. En me voyant couché sur des tapis devant cette solitude si riante, si embaumée, près de cette heureuse famille qui allait, ainsi qu’une couvée, se poser, selon les saisons, sur chaque branche en fleurs, je me demandai si ce peuple patriarcal n’avait pas sa meilleure part sur la terre. L’Europe, travailleuse infatigable, et l’Orient prosterné devant son Dieu, me rappelaient Marthe et Marie, les deux sœurs de l’Évangile, et malgré moi je me surprenais à envier ces existences paisibles qui ne sont qu’une aspiration continuelle vers les régions mystérieuses où l’ame doit se perdre dans un bonheur sans mélange.
Il nous restait à gravir un tiers de la montagne ; mais quand il fallut s’éloigner des frais ombrages de la source, mes compagnons ne purent se décider à laisser là leur pipe, ni à quitter l’oasis de verdure qui les invitait au sommeil ; ils fermèrent les yeux, me souhaitèrent bon voyage, et je partis seul. Il n’y avait aucun chemin tracé ; mes pieds s’embarrassaient dans les ronces et les lauriers, du milieu desquels s’élevaient des ébéniers, des cèdres et des figuiers, dont les oiseaux se disputaient les fruits. De temps en temps, adossé à un tronc d’arbre, je regardais en arrière, et le paysage qui se développait me donnait des forces ; quelquefois, dans les pierres et les débris que mes pas faisaient rouler, je cherchais avidement des traces du génie grec. Je pénétrai enfin dans le vieux Rhodes par la brèche d’une muraille, aussi fatigué, mais presque aussi fier que le premier qui jadis y entra d’assaut. J’étais sur un plateau couvert de pans de murs et de tours en ruines ; des arbres croissaient parmi ces décombres où je m’obstinais toujours à chercher des vestiges de l’antiquité. Bientôt je découvris une charmante chapelle gothique presque toute entière debout. Cette vue dissipa mes doutes : le vieux Rhodes n’appartenait pas à la Grèce, je me trouvais au milieu d’un édifice du moyen-âge, mais dont les proportions et les dépendances étaient bien autrement considérables que celles de tous les gracieux châteaux que nous avions vus sur la route.
J’allai m’asseoir sur le haut de la chapelle, à l’abri d’un figuier qui avait percé la voûte, et j’interrogeai ces grandes pierres mutilées. Il n’y avait pas à s’y méprendre, cette hauteur fortifiée près de la mer, avec une chapelle enfermée dans les remparts, était une de ces commanderies que les hospitaliers avaient multipliées en Europe. Autour de ces édifices, qui tenaient à la fois du monastère, de la citadelle et du château seigneurial, se groupaient les vassaux de l’ordre cultivant les terres. À Rhodes, les commanderies ne pouvaient être que des forteresses protégeant les campagnes contre les Turcs qui débarquaient sur la côte, ravageaient le pays à la hâte et fuyaient avec leur butin : les chevaliers usaient de représailles, et leurs galères, sans cesse en course, s’approchaient de terre à la faveur des ténèbres, jetaient l’ancre au fond des criques, et portaient la désolation dans toutes les parties de l’empire. Ce furent ces courses terribles des chrétiens sur le littoral et jusque sous les murs de Constantinople qui déterminèrent Soliman à enlever Rhodes aux hospitaliers, qui la possédaient depuis deux cents ans. Déjà Mahomet II avait poussé toutes les forces musulmanes contre ses remparts, seul point de l’Orient où flottât l’étendard de la croix. Près de succomber, l’ordre fut secouru par le chevaleresque Amé IV, comte de Savoie, qui força les Turcs à lever le siége. Depuis ce temps, Amé prit les armes de Rhodes avec ces quatre lettres pour devise : F. E. R. T. Fortitudine ejus Rhodum tenuit.
Plus tard, quand Soliman envoya ses janissaires et ses pachas avec l’ordre de rapporter au sérail les clés de la ville ou leurs têtes condamnées, l’Europe resta sourde au cri sublime de l’agonie des hospitaliers ; en vain les frères parcoururent les royaumes, en vain les poètes chantèrent dans les cours galantes devant les dames et les nobles, les épisodes de cette iliade chrétienne ; les jours de foi et de chevalerie n’étaient plus : l’Angleterre devenait protestante ; François Ier et Charles-Quint se disputaient l’Italie ; le pape avait le casque en tête ; l’ordre abandonné succomba et s’en fut languir à Malte jusqu’au jour où, délaissé de nouveau, il fut chassé de son dernier refuge par l’Angteterre, qui put inscrire devant le palais de Lavalette cette inscription deux fois menteuse : Cette île a été donnée à l’invincible Angleterre par l’Europe reconnaissante.
Rien ne troublait ma rêverie. La chaleur était excessive : les îles, les rochers de l’Anatolie nageaient dans des vapeurs ardentes, aucun souffle ne passait dans l’air embrasé ; c’était l’heure du milieu du jour où dans ce pays inondé de lumière le soleil fait languir la terre, l’homme, les fleurs, les animaux, et jusqu’à la vague qui expire au rivage. J’étais seul, les regards attachés sur la mer de Syrie, bleue tout entière comme la vaste coupole du ciel ; aucun nuage ne flottait dans l’espace, aucune voile ne paraissait à l’horizon ; l’onde et l’éther, océans rivaux, libres comme au premier jour, s’étendaient dans l’immensité. Vers l’ouest, une ombre couvrait les flots, l’ombre du mont Ida ; à l’est étincelait Chypre ; devant moi fuyait la chaîne du Taurus avec ses cimes couvertes de neiges éternelles, et là-bas, enfin, si j’avais eu des ailes, j’aurais été en peu d’heures me reposer sous les cèdres du Liban. Que de grands souvenirs, de royaumes détruits se pressaient autour de moi : l’Asie, l’ancienne Grèce, Rome, Byzance, Venise ! Plus près de moi, je découvrais la ville de Rhodes, et cette Tour des Chevaliers dont les créneaux semblent réclamer le vieil étendard qu’ils ont gardé les derniers. Qu’on ne s’étonne pas si je pensai alors avec quelque regret à la destruction de ces ordres monastiques et militaires fondés autrefois pour faire la guerre aux mahométans, et détruits sans avoir pu concilier leur mission avec les exigences d’un autre temps. La police des mers, qui soulève trop souvent d’irritans débats entre les puissances maritimes, n’aurait-elle pas été bien placée entre les mains d’un ordre qui, comme celui de Rhodes, échappait à l’influence d’un état quelconque en recevant dans son sein des chevaliers de toutes les nations ? Quels services ne rendrait pas à l’Europe une gendarmerie active et désintéressée, qui mettrait sa gloire à défendre la sécurité des mers ? Aujourd’hui la Méditerranée, l’Océan, sont couverts de citadelles flottantes devant lesquelles fuient les écumeurs de mer ; mais les navires français, anglais, américains, n’ont pas et ne peuvent avoir la mission spéciale de les poursuivre. Chaque état, pendant la paix, envoie ses vaisseaux protéger ses nationaux en pays étranger, entamer des traités de commerce, parcourir ses pêcheries et ses comptoirs et donner secours aux bâtimens marchands ; il faut qu’une injure particulière ait été faite au pavillon d’une puissance pour que le navire de guerre abandonne sa station. Il cherche alors à travers les solitudes de l’Océan le pirate, qui lui échappe presque toujours, parce que l’officier n’a qu’un temps limité pour sa croisière et que des affaires plus graves, des négociations commencées, des troubles dans les lieux trop brusquement abandonnés, le rappellent impérieusement au point de station. Une marine fondée dans le but spécial de protéger, contre les négriers et les forbans, les intérêts communs des nations, ne pourrait-elle assurer plus complètement la sécurité des mers ?
Après avoir rêvé pour Rhodes le retour d’un glorieux passé, je ne pus reporter ma pensée sans tristesse sur l’état actuel de cette île, autrefois si florissante. Les chevaliers avaient fait du port de Rhodes leur arsenal maritime. Là s’élevaient les vastes ateliers des galères et les hangars modestes des navires marchands, qui sous l’égide de la religion se livraient à un commerce très étendu. Après la conquête, les Turcs, soutenus encore par l’esprit fanatique et guerrier qui fit long-temps leur force, utilisèrent les belles forêts de chênes et de pins qui couvraient les montagnes de l’île. Des galères construites à Rhodes allèrent grossir les flottes musulmanes, ou sortirent en course contre les chrétiens. La population grecque elle-même profita d’abord des ressources immenses qu’offrait l’exploitation de ce prodigieux empire, alors dans toute sa splendeur. Dociles à leur génie national, qui depuis ne s’est pas démenti, les Grecs devinrent les facteurs de l’Asie, des villes de Syrie et d’Égypte ; leurs petits bâtimens couvrirent l’Archipel, et en même temps que se comblaient le Pirée et les autres ports de la Grèce soumise, les sacolèves arrivaient en foule à Rhodes, qui devint comme l’entrepôt des différentes échelles du Levant.
En dehors de cette navigation générale qui procurait de grands bénéfices aux armateurs, les principales exportations de Rhodes consistaient dès-lors en vins du pays, en bois de construction. Les oranges, les citrons, les figues, les amandes, tous ces fruits que l’antiquité allait chercher à Rhodes, et qui sont toujours renommés, étaient expédiés à Smyrne, à Beyrouth, partout où affluaient les Vénitiens. De riches Turcs, des pachas exilés, affermaient leurs terres aux cultivateurs grecs, qui vendaient à la ville les grains que leurs compatriotes savaient diriger vers les contrées où la disette se faisait sentir. Maintenant tout est changé, et l’on ne saurait établir par des chiffres le résultat d’un commerce qui ne se révèle nulle part. Le port militaire est désert, les vagues viennent mourir le long des grèves sur lesquelles il ne reste plus de vestiges d’ateliers ; les sables arides s’étendent au pied des remparts ; quelques barques de pêcheurs halées sur la plage, leurs filets étendus au soleil, des matelots couchés à l’ombre des bordages, un silence éternel, ce silence de mort qui pèse sur toute la Turquie : tel est l’aspect de ce lieu si animé autrefois, et qui retentirait bientôt des cris des marins, si un gouvernement intelligent pouvait mettre à profit les élémens de prospérité de ce beau pays.
S’il n’y a rien à dire du commerce actuel de Rhodes, on ne peut méconnaître du moins les ressources que présente cette terre fertile, dont les moissons, autrefois si abondantes, ne suffisent plus à nourrir vingt-cinq mille habitans. Les productions les plus importantes sont les vins. Quoique justement estimés, ils ne donnent cependant pas lieu à des exportations considérables. Les vins du Levant sont doux ou capiteux, et ne peuvent servir à l’usage ordinaire des Francs ; celui de Rhodes seul, mitigé avec de l’eau comme ceux de France, remplacerait avantageusement, surtout par le prix, les vins d’Europe. La vigne croît sans efforts et n’exige qu’un léger travail ; mais si elle était mieux cultivée, et si les principes les plus simples de la fabrication étaient connus des ignorans vendangeurs, Rhodes fournirait des vins précieux, aussi recherchés que ses fruits savoureux, qui en ce moment sont à peu près les seuls produits envoyés par l’île sur les côtes voisines.
De temps en temps arrive un navire qui vient chercher des bois de construction pour l’arsenal de Constantinople. Alors le gouverneur loue des Grecs qui vont abattre sans choix dans l’intérieur les arbres encore debout ; mais comme les Turcs ne prévoient rien et ne songent jamais à l’avenir, personne ne surveille les ouvriers, qui ravagent les collines charmantes dont les chênes et les sapins auraient une valeur incalculable pour les petites marines des Sporades et des Cyclades, où le sol est complètement déboisé.
L’île est remplie d’oliviers, d’arbres à mastic et à térébenthine ; ses vallées profondes, les versans des montagnes, sont couverts de ces arbustes que l’absence du maître ou sa pauvreté empêchent de soigner. Quelques Grecs possèdent de grossiers pressoirs où ils jettent pêle-mêle les olives bonnes et flétries qu’ils pillent, comme les oiseaux, dans les champs abandonnés. L’huile épaisse est consommée par les habitans, et ne sort guère de Rhodes. Toutes les îles, toutes les rives d’Orient possèdent ainsi des forêts d’oliviers, qui croissent et meurent au hasard dans les campagnes dépeuplées. Le mastic sert principalement à parfumer une liqueur fort agréable à laquelle il donne son nom, et que les Grecs et les juifs livrent aux Turcs.
En résumé, les exportations de Rhodes consistent en bois de construction, en fruits secs, en olives, en éponges fort belles, qui se trouvent aux abords de l’île. Les importations se réduisent aux grains nécessaires à la population, qui ne sait pas tirer de son territoire le blé et le maïs, qui pourraient y venir avec facilité. Une trentaine de barques suffisent à ce commerce : les Grecs seuls naviguent, ils vont et viennent, partent avec quelques caisses et rapportent un chétif chargement de grains ; mais ces bateaux qui sortent tristement du port et qui reviennent s’échouer sur les sables ne peuvent s’appeler une marine, ces échanges misérables faits par des matelots voleurs ne sauraient usurper le nom d’opérations commerciales. Il ne reste rien à Rhodes de la puissance de l’île fortunée qui, avec ses galères, résistait aux successeurs d’Alexandre et aux barbares ; il n’y a plus de traces de cette prospérité de deux siècles qui s’abritait sous le fier étendard de la croix. L’île n’est maintenant qu’une savane magnifique où la nature verse en liberté tous les trésors d’une sauvage végétation que l’homme ne vient jamais ni diriger ni contraindre ; dans le pâle fanal qui veille pendant la nuit sur la tour des Arabes, les navigateurs ne voient aujourd’hui qu’un point de reconnaissance pour éviter cette terre où depuis long-temps ne germent que des fleurs inutiles. Cependant les bateaux à vapeur autrichiens qui vont de Smyrne à Beyrouth font maintenant escale à Rhodes, et plusieurs navires marchands viennent y purger leur quarantaine avant de se rendre dans le Nord. Peut-être cette nouvelle navigation donnera-t-elle plus de mouvement à l’île, peut-être les passagers, les voyageurs des paquebots, les capitaines de bâtimens, trouveront-ils à vendre et à acheter dans ce port silencieux. Il faut l’espérer ; mais une secousse violente peut seule tirer cette île de la léthargie profonde où elle est plongée, comme l’empire tout entier.
De grands cris m’arrachèrent à ma contemplation et me rappelèrent vers mes compagnons de voyage. Il était tard, et du haut de la montagne nous vîmes le soleil s’éteindre dans les flots ; les Sporades parurent s’abîmer avec lui, les vallées s’obscurcirent, et la nuit tomba mollement, apportant avec elle un calme profond. Le lendemain, la frégate la Perle était sous voiles pour Athènes.
lieutenant de vaisseau.
- ↑ L’ordre de Rhodes était divisé en huit langues, qui avaient chacune un chef ou pilier nommé par le synode assemblé ; ces piliers, le grand-maître à leur tête, formaient les hauts dignitaires de Saint-Jean. Voici les noms des différentes langues avec la charge de leur pilier, dont les attributions étaient héréditaires dans chaque langue : Provence ; le pilier était grand-commandeur de l’ordre. — Auvergne : son pilier avait le litre de grand-maréchal et commandait les troupes de terre. — France : le pilier était grand-hospitalier, chargé des hôpitaux. Dans les premiers temps, lorsque les fonctions des frères se bornaient à soulager les malades et les pèlerins, le titre de grand-hospitalier était le plus saint et le plus noble. — Italie : le pilier de cette langue était grand-amiral des galères ; il commandait le port, formait les chiourmes et montait la flotte dans les expéditions importantes. — Arragon : le pilier était conservateur ou drapier ; il prenait soin des vêtemens. Dans la suite, il fut chargé des armes et des arsenaux. — Allemagne : le pilier était bailli ou grand-justicier. — Castille : son pilier avait les sceaux de la religion et portait le titre de grand-chancelier. Les chevaliers portugais appartenaient à cette langue, et cela explique pourquoi le Portugais André Amaral avait pu être nommé pilier de Castille. — Angleterre : le pilier prenait le nom de grand-turcopolier ou commandant de la cavalerie. Après la scission religieuse entre l’église d’Angleterre et la communion romaine sous Henri VIII, cette langue fut rayée du tableau, et les nobles anglais catholiques qui vinrent encore se croiser eurent le choix de leur incorporation.