L’Île de Cuba et la liberté commerciale aux colonies

L'ILE DE CUBA


ET LA


LIBERTE COMMERCIALE AUX COLONIES.




I. Informe fiscal sobre fomento de la poblacion blanca y emancipacion progresiva de la eselava en la isla de Cuba. Madrid, 1845.

II. La Supresion del trafics de esclaves Africanos. Paris, 1845.

III. Caria de un Cubano à un amigo suyo. Séville, 1847.




La législation coloniale des principaux états européens a reposé pendant long-temps et repose encore aujourd’hui, en ce qui touche aux intérêts commerciaux, sur une base à peu près commune : la prohibition. Le moment n’est-il pas venu d’examiner si cette législation, qui a dû prévaloir à une époque où la loi était avant tout l’expression de la force, se concilie encore avec les intérêts bien entendus des sociétés, avec les principes nouveaux de la science économique ? Alors que l’on n’avait pas découvert les véritables sources de la prospérité des nations, les métropoles ont pu croire fermement qu’il n’y avait de salut pour leur marine et pour leur commerce que dans l’asservissement de leurs colonies. Il ne faut pas s’en étonner. Quand les grands états européens fondèrent leurs premiers établissemens au-delà des mers, l’industrie de l’Europe était encore dans l’enfance. Les relations maritimes entre les puissances étaient bornées, et chacune d’elles croyait avoir trouvé dans le système prohibitif appliqué aux colonies le meilleur moyen de développer sa marine marchande. D’un autre côté, le nombre fort réduit, la production limitée des colonies intertropicales, pouvaient faire craindre aux métropoles de se voir privées, par la libre exportation, de denrées dont elles n’auraient pu se pourvoir ailleurs. Aujourd’hui, les mêmes raisons ne sauraient justifier un régime contre lequel protestent hautement les leçons de l’expérience. Il existe des colonies où le système restrictif a depuis long-temps cessé d’être appliqué ; ces colonies, autrefois sans importance, ont acquis en quelques années une prospérité telles qu’elles peuvent consacrer l’excédant de leurs finances à secourir leur métropole et se montrent en tout supérieures à elle. Un tel fait nous a paru mériter l’attention de la France : il y a là pour elle de précieux enseignemens à recueillir, une situation curieuse à étudier, un exemple à suivre peut-être. Qu’on ne se figure pas d’ailleurs que l’initiative en cette grave matière soit partie de la Hollande ou de l’Angleterre, qu’on ne s’attende pas non plus à trouver dans l’exemple que nous allons citer une application raisonnée des principes du libre change. Non, le mot même n’était pas encore inventé chez nous que la chose était depuis long-temps au-delà des mers en pleine voie d’exécution. En 1818, une colonie reçut de sa métropole le droit d’exporter ses produits partout où bon lui semblerait et d’ouvrir ses ports aux étrangers. Cette colonie était l’île de Cuba, et le gouvernement qui faisait le premier cette concession était le gouvernement espagnol.

Ce fait est-il passé inaperçu au milieu de la multitude des événemens qui marquent la première moitié du XIXe siècle, ou n’a-t-on pas jugé qu’il ait en des conséquences assez remarquables ? Nous ne saurions le dire ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il n’en a jamais été parlé. La France, on ne le sait que trop, est volontiers indifférente à ce qui se passe un peu loin d’elle. A moins qu’un engouement passager ne nous porte à imiter un peuple voisin, c’est de nous seuls que nous prenons d’ordinaire exemple et conseil. Bien des choses nous échappent ainsi que nous aurions intérêt à connaître, et, dans la question qui nous occupe surtout, cette indifférence a déjà eu, elle peut avoir encore des suites funestes. Combien de fois en effet nos lois coloniales n’ont-elles pas été modifiées sans succès depuis un demi-siècle ! combien de fois en effet nos lois coloniales n’ont-elles pas été modifiées sans succès depuis un demi-siècle ! combien de fois n’avons-nous pas manié et remanié vainement ce code vermoulu des colonies, si peu digne d’un peuple libre, et par les principes odieux qu’il consacre, et par les sentimens qui l’ont maintenu, malgré nos mœurs et nos lumières ! Sans doute les sages mesures et les fautes de la politique espagnole à l’égard de l’île de Cuba eussent heureusement servi nos législateurs ; guidé par ce précédent, instruit par ces leçons, il n’y a pas à douter que notre gouvernement n’eût fait pour le moins aussi bien que le gouvernement despotique de Ferdinand VII.

Le plus sûr moyen de combattre cette indifférence est de lui opposer les faits mêmes qu’elle néglige. En présence des difficultés que nous créent la situation de nos anciennes colonies et la fondation d’un nouvel établissement en Afrique, il importe d’interroger plus assidûment que jamais l’histoire coloniale des états européens. Plus d’une fois, ici même, on a étudié les procédés qui ont fait grandir et prospérer les lointains établissemens de la Grande-Bretagne[1]. Cette fois, l’Espagne et l’île de Cuba nous offriront un spectacle non moins digne d’attention que celui des colonies anglaises. On verra comment trente années de commerce libre ont fait d’une île presque déserte et improductive le plus ferme appui de la richesse et de la puissance péninsulaires. On verra comment la colonie a sauvé de la banqueroute les finances de sa métropole, épuisée par les révolutions, comment elle a garanti sa marine militaire d’une ruine imminente, en se chargeant à peu près seule d’en entretenir les restes[2]. La marine marchande et le commerce espagnols ne sont pas moins redevables que l’état à la reine des Antilles. Alors que les colonies du continent américain, secouant le joug des rois de Castille, ouvraient leurs ports aux marines étrangères et portaient un coup mortel à l’activité des spéculateurs de la Péninsule, l’île de Cuba leur offrait chez elle une opulente compensation ; elle seule conjurait l’orage, elle seule rendait presque insensible pour les négocians espagnols la perte des Indes occidentales. Que de richesses, que de prospérité, que de bienfaits en échange d’une simple loi de douane ! Hâtons-nous d’ajouter que, par une modestie intéressée peut-être, l’Espagne refuse de croire à son œuvre. Il n’est pas d’efforts que le cabinet de Madrid n’ait tentés pour reprendre ce qu’il avait donné : on a tour à tour gêné, contesté, restreint le fécond principe de 1818 ; mais quelques années de liberté avaient fait un peuple de ces colons isolés, timides, ignorans sous le régime du monopole ; ils avaient trop grandi pour être arrêtés par les obstacles qu’on essayait d’opposer à leurs progrès ; la jouissance d’un seul de leurs droits leur avait révélé tous les autres. Il est curieux de voir par quelle initiation rapide ils sont passés de la liberté du commerce à la liberté de l’homme, comment ils poursuivent aujourd’hui de leur propre mouvement, avec leurs seules ressources et contre la volonté de la métropole, cette grande œuvre de l’abolition de l’esclavage, qui tient encore aujourd’hui la France indécise, malgré ses millions et sa puissance, devant le mauvais vouloir de quelques colons.

I.

Avant 1818, l’attention de l’Espagne, exclusivement absorbée par les mines d’or et d’argent de ses possessions continentales, ne s’était guère arrêtée qu’à de longs intervalles sur les Antilles. On s’obstinait à ne voir dans ces colonies que des entrepôts ou des stations militaires, nullement des provinces capables d’enrichir un jour la métropole. Cette indifférence du gouvernement espagnol à l’égard des îles est écrite à toutes les pages de ce fameux code des Indes qui les régit, informe compilation de lois hétérogènes, décrets incohérens, que l’Espagne appliquait indifféremment à toutes ses colonies ultra-atlantiques, sans tenir compte de différences de climats, de mœurs et de populations. Le nom des Antilles en général, pas plus que celui de Cuba, ne se lit nulle part dans ce code étrange dont ces îles étaient les premières victimes. Basées sur le monopole, de telles lois pouvaient ne pas trop entraver les progrès des provinces minières du continent américain, lesquelles, n’ayant à exporter que des métaux précieux, dont le placement est toujours sûr, s’inquiétaient peu que leurs produits allassent à l’Espagne ou à toute autre nation ; mais, si la prohibition ne contrariait en rien le développement de ces colonies, elle devait avoir une tout autre influence sur le développement des colonies purement agricoles, telles que l’île de Cuba.

Aussi, de 1511, époque à laquelle commence la colonisation de Cuba, à 1774, date du premier recensement opéré dans l’île, c’est-à-dire dans un espace de deux cent soixante-trois années, la population blanche atteignit à peine le chiffre de quatre-vingt-seize mille habitans. Cuba languissait, pauvre et déshéritée du gouvernement, tributaire à la fois de l’Amérique et de l’Europe, obligée d’emprunter à l’une l’or de ses mines, à l’autre le grain de ses campagnes, la farine de ses moulins. Chaque année, les galions venus du Mexique, du Chili et du Pérou, qui apportaient à la colonie l’argent nécessaire au paiement de l’armée et de l’administration, à l’entretien des citadelles, des arsenaux et des ports, se croisaient dans la rade de la Havane avec les navires espagnols qui y déposaient les denrées indispensables aux habitans. Tant que l’Espagne avait conservé la suprématie maritime, les approvisionnemens de l’île avaient été assurés, la petite population de Cuba s’était maintenue calme et heureuse, mais, depuis que le pavillon des rois de Castille ne régnait plus en maître sur les océans, la colonie s’était vue soumise à de cruelles vicissitudes. Au premier coup de canon tiré par les puissances européennes, des flottes ennemies avaient traversé les mers, des corsaires sortant de Saint-Thomas et de toutes les îles du voisinage avaient bloqué les ports, intercepté les routes d’Espagne et des Indes. Les galions n’arrivaient plus, les fariniers de la Péninsule avaient cessé d’expédier aux colons leur pain quotidien ; les sucres et les tabacs s’entassaient vainement, sans pouvoir être échangés, dans les magasins de la Havane ; toute valeur était morte, tout commerce anéanti ; le règne du dénûment et de la famine commençait.

Durant les guerres de l’indépendance américaine surtout, les colonies transatlantiques de l’Espagne en général et celle de Cuba en particulier avaient essuyé des privations tellement intolérables, par suite du blocus de leurs ports, que le gouvernement de Madrid s’était vu dans l’obligation forcée de déroger en partie aux anciennes lois du monopole. Une ordonnance de Charles III, rendue en 1778, annulant le privilège de Cadix et de Séville, étendit à treize ports de l’Espagne le droit de commercer avec les Amériques. Si faible, si insignifiante que puisse paraître en elle-même cette concession, elle n’en eut pas moins pour l’île de Cuba d’assez heureuses conséquences. En effet, en temps de paix, la concurrence créée par un plus grand nombre d’arrivages amenait nécessairement une baisse dans le prix des marchandises importées, tandis qu’un plus grand nombre de demandes causait une hausse dans celui des denrées destinées à l’exportation. En temps de guerre, il fallait bloquer treize ports au lieu d’un seul, prendre deux cents navires au lieu de trente ou quarante : un blocus rigoureux devenait donc impossible. Aussi est-ce à dater de ce décret que l’on commence à signaler les premiers progrès de la colonie cabane. Dans les quatorze ans qui s’écoulèrent, de 1778 à 1792, la population blanche s’accrut de 37,000 habitans. C’était plus qu’il ne s’en était établi en cent ans, sous le régime du monopole absolu.

Telle était la situation de la colonie au moment où la révolution française, traversant les mers, vint souffler sur Saint-Domingue, et jeter à Cuba, avec un débris de la population de notre colonie, un nouvel élément de richesse. Un colon français échappé du Cap et recueilli par un pêcheur de Cuba acclimata dans l’île le café, ce précieux végétal qui, par un préjugé incompréhensible, avait été regardé jusqu’alors comme une plante de curiosité et d’agrément. Tout le monde se mit dès-lors à le cultiver. De nouvelles concessions furent demandées et faites par le fisc à des conditions favorables pour l’agriculture. La Vuelta arriba[3], encore couverte en grande partie de forêts vierges ou de marécages, vit de distance en distance ses arbres séculaires tomber sous la cognée pour faire place à des plantations artificielles, moins vigoureuses, mais plus utiles et plus lucratives. L’eau de ses sources abondantes, habilement détournée, porta de sillon en sillon la fertilité et la vie. Une ère nouvelle s’ouvrait. La fortune des uns naissait de la ruine et du naufrage des autres.

Cuba cependant n’était pas au bout de ses épreuves. Que lui servait de triompher de la nature, d’imposer de nouveaux produits à son sol, si des lois absurdes l’empêchaient de convertir ces produits en richesses positives, si les navires de l’Espagne n’en pouvaient charger qu’une faible proportion, si la moindre hostilité entre la métropole et toute autre puissance maritime les refoulait dans ses magasins et obligeait la population à mourir de misère à côté des témoignages entassés d’une opulence inutile ? À ces maux qui l’avaient éprouvée lorsqu’elle était moins peuplée et moins riche, à ces désastres qui la menaçaient encore dans l’avenir, quel devait être le remède ? C’est là ce que personne encore ne savait, ni en Espagne ni à la Havane ; c’est là ce que les colons ne devaient apprendre qu’au prix d’une longue et douloureuse expérience.

La révolution française ébranlait l’Europe. L’Espagne, comme les autres puissances du continent, s’en était émue ; mais les obligations que lui imposait le pacte de famille, la crainte de compromettre le sort de Louis XVI par des hostilités prématurées, la retenaient encore dans une neutralité prudente. Délivrée à la fois, en 93, de ses engagemens et de ses appréhensions, elle lança ses soldats sur la crête des Pyrénées et jusque dans les provinces méridionales de la France. Cuba ne tarda pas à ressentir les cruels effets de cette guerre. Sur toutes ses côtes, des navires français armés en course promenèrent le pavillon tricolore, enlevant les approvisionnemens qui lui arrivaient d’Espagne en même temps que l’argent qui lui venait du continent voisin. Jamais l’île n’avait été si étroitement bloquée ; jamais elle ne s’était vue entourée par des ennemis aussi actifs, aussi audacieux, aussi intrépides. L’accroissement de sa population, dont elle était si fière, devint pour elle un nouveau sujet de deuil et de terreurs ; elle n’en fut que plus promptement affamée. En peu de mois, l’île fut livrée à toutes les horreurs de la disette. Le manque de numéraire se fit aussi cruellement sentir : les capitalistes cachaient leur argent ; les employés civils et militaires, ne touchant plus de solde, se voyaient réduits à vivre d’emprunts et de réquisitions ; il était aussi difficile à la Havane de se procurer une piastre qu’une livre de pain. Les blancs étaient réduits à partager la cassave et les bananes boucanées de leurs esclaves. Cependant les campagnes n’en produisaient pas moins, les fruits de plusieurs récoltes encombraient les magasins des ports, attendant en vain les navires qui devaient les charger. Dans cet état de choses, l’anarchie se manifesta chez les Cubanes ; les mutins parlèrent de soulèvement et de révoltes ; les inconstans s’apprêtèrent à émigrer ; les superstitieux prédirent la fin du monde ; l’abattement et la consternation étaient partout. Pressée par ces tristes alternatives, l’administration coloniale crut devoir prendre un parti décisif, et, sans attendre les ordres de la métropole, le gouverneur ouvrit, par un arrêté d’urgence, les ports de l’île aux navires neutres qui viendraient y déposer des vivres en échange des produits agricoles. Des pêcheurs catalans se chargèrent d’aller répandre des copies imprimées de ce décret sur les côtes des États-Unis. Il n’en fallait pas davantage ; au bout de quelques jours, cent navires de tous tonnages, arrivant de l’Amérique du Nord, jetaient l’ancre dans la baie de la Havane, apportant l’abondance et l’espoir aux lieux où régnaient la consternation et la disette. C’était toute une révélation. Cuba s’aperçut qu’elle pouvait être riche et puissante par elle-même, que la fécondité de son sol et le bonheur de sa position lui permettaient de se passer de tout le monde, pour peu qu’on laissât quelque liberté à son commerce. L’enivrement fut aussi grand que le désespoir avait été profond. On se remit avec ardeur aux travaux des champs, de nouvelles forêts furent livrées à l’exploitation, et les moissons de l’année suivante donnèrent des résultats tels qu’on n’en avait pas encore vu de semblables.

Cette année-là, une nouvelle décision du gouvernement local redoubla l’activité du commerce. Les vêtemens des colons s’étaient usés, et l’épuisement des magasins empêchait qu’on pût les renouveler. L’importation fut ouverte à la navigation neutre pour les tissus, comme elle l’avait été pour les subsistances. Cuba vécut ainsi dans une indépendance forcée de l’Espagne jusqu’en 1801. À cette époque, un ordre du roi Charles IV rappela en vain les Cubanes à la lettre du vieux code des Indes et du monopole ; l’essor était pris ; la révocation des décrets coloniaux de 1793 et 1794 n’eut aucun effet. D’ailleurs le gouvernement espagnol, menacé par des révolutions intérieures et par des invasions du dehors, n’avait plus ni le temps ni la force de ramener ses colonies lointaines à l’obéissance. Préoccupé de son existence propre, il les laissa libres de se gouverner à leur fantaisie, et, n’avant plus à leur donner ni troupes, ni trésors, il dut s’estimer heureux qu’elles voulussent bien consentir à vivre par elles-mêmes, sans secouer entièrement son joug.

Peu à peu le système de liberté commerciale, favorisé par la faiblesse de la métropole, se consolida, se compléta, se naturalisa sur le sol cubane. Les étrangers purent s’établir et fonder dans les ports de l’île des maisons de commerce sous la protection de la faveur publique, si ce n’était sous les auspices des autorités locales. Les gouverneurs successivement envoyés de la Péninsule à la Havane trouvaient en arrivant les choses établies sur ce pied : ils s’efforçaient bien d’entraver, autant qu’il était en eux, la marche des idées et des événemens, par suite de ce patriotisme exclusif qui distingue la race espagnole d’Europe ; mais l’île de Cuba avait gagné à ce système cent mille habitans en vingt ans. Près d’elle, tout autour du golfe, sur la presqu’île voisine du Yucatan, dans les profondeurs de l’Amérique du Sud, grondait une formidable tempête d’indépendance. Il n’eût fallu qu’une décision maladroite, un décret intempestif, un ordre trop sévère, pour attirer cette tempête sur Cuba et compléter au-delà de l’Atlantique le naufrage de la puissance espagnole. Quel gouverneur eût osé prendre vis-à-vis de la métropole la responsabilité d’une pareille catastrophe ?

Ce n’était là cependant qu’un régime provisoire, et les affaires s’en ressentaient. Il fallait que la sanction de la loi vînt consolider un ordre de choses que les circonstances seules avaient établi, mais que les circonstances aussi pouvaient détruire. Ce n’était pas chose facile à obtenir que la consécration légale du principe de la liberté commerciale. La prospérité de Cuba n’avait pas affaire à de médiocres ennemis. Il lui fallait vaincre l’entêtement d’une monarchie d’autant plus jalouse de son autorité absolue, qu’elle était de toutes parts aux prises avec la révolte et l’insurrection ; il lui fallait triompher de préjugés que les provinces lointaines devaient trouver d’autant plus tenaces, que les provinces placées au cœur même de l’Espagne les avaient plus ouvertement, plus vigoureusement bravés. Ici encore, les événemens vinrent à propos servir les Cabanes. Le parti libéral, sorti victorieux de l’invasion, se relevait en Espagne. Ferdinand VII avait été obligé d’accepter la constitution de 1812, et les colonies assimilées, quant au droit de représentation, aux provinces continentales, venaient d’être invitées à envoyer des députés aux cortès. La Havane se fit représenter par don Francisco Arango, homme de cœur et d’intelligence, observateur profond, à qui l’expérience avait tenu lieu d’étude, et dont la science positive se fondait sur des faits et sur des chiffres bien plus encore que sur des théories.

Le nouveau député vint à Madrid plein de confiance dans ces doctrines de la liberté du commerce auxquelles Cuba devait sa prospérité, et qu’il se plaisait à résumer en quelques mots significatifs : « Quatre-vingt-seize mille habitans en deux cent soixante-trois ans, — cent cinquante mille en vingt-quatre ! » Il s’occupa, dès son arrivée, d’agir directement sur l’esprit du roi. Du premier coup d’œil, il comprit que, dans des temps de troubles, où les finances ne fonctionnent que très imparfaitement, il faut moins s’appliquer à agir sur les opinions que sur les intérêts. Par des sacrifices opportuns, faits tant de ses deniers que de ceux de l’île, il sut gagner l’affection du roi, et finit par obtenir de la reconnaissance ce qu’il n’aurait jamais arraché des convictions. Grace au désintéressement du député cubane, en 1818, un décret royal abolit pour l’île de Cuba le système restrictif. Le droit ancien fut abrogé quant au commerce. Cuba avait désormais sa charte comme l’Espagne : seulement la constitution espagnole était politique et révocable ; la charte cubane, tout entière commerciale, était moins sujette aux révolutions. Aussi, dès 1823, la Péninsule, après n’avoir recueilli du régime constitutionnel que des troubles et des désordres, retombait-elle sous le joug de l’absolutisme, tandis que la liberté de Cuba survivait au système sous lequel elle était née.

Ainsi, l’œuvre capitale de la période révolutionnaire, qui finit pour l’Espagne à la campagne du duc d’Angoulême et à la restauration du roi absolu, fut l’émancipation commerciale de l’île de Cuba. Il était temps que le gouvernement de la Péninsule songeât à se créer des colonies productives ailleurs que sur le continent. L’Amérique du Sud lui avait échappé, un aventurier venait de lui ravir le Mexique ; de ces immenses vice-royautés des Indes, il n’allait plus lui rester qu’un débris tellement insignifiant, tellement inapprécié, qu’on avait cru pouvoir, sans inconvéniens graves, lui accorder, en échange de quelque argent, cette liberté commerciale que le Pérou, le Chili, le Mexique, n’avaient pu acquérir ni au prix de l’or de leurs mines, ni par la longue menace de leur émancipation. Cuba mit à profit les instans ; il semblait qu’elle eût hâte de repousser par le travail les injustes mépris du gouvernement espagnol. Ce qu’elle avait fait jusqu’alors n’était rien auprès de ce qu’elle allait faire, maintenant que sa position était devenue fixe et régulière. Dix ans ne s’étaient pas écoulés, que sa population comptait déjà 100,000 ames de plus. Les plantations de café étaient au nombre de 2,067, dont la moindre se composait de 50,000 arbres. Cuba exportait 400,000 caisses de sucre[4]. En échange de ces produits qu’elle livrait aux navires de toutes les nations d’Amérique et d’Europe, elle consommait pour plus de 100 millions de francs de marchandises étrangères.

Un jour, Cadix s’étonna de voir arriver d’Amérique un navire chargé de piastres. On crut les Indes reconquises, les mines du Nouveau-Monde rouvertes à l’Espagne, le temps des galions revenu : c’était Cuba, la petite colonie, l’île si long-temps méprisée, qui envoyait à la métropole son premier tribut en récompense de la liberté commerciale qu’elle en avait reçue dix années auparavant. Le fait était incompréhensible pour les gens qui ne savaient pas (et le nombre en était grand en Espagne) ce que l’indépendance du commerce peut apporter d’activité et d’opulence dans une colonie agricole. On se rappela alors que, depuis 1818, l’Espagne se chargeait d’envoyer à Cuba des gouverneurs, des juges, des administrateurs de toute espèce, des vaisseaux et des marins en grand nombre, des généraux et vingt-cinq mille soldats à peine vêtus ; mais on ne se souvenait pas que tous ces hommes envoyés si loin eussent, durant leur séjour à Cuba, coûté un denier à la métropole, ni en entretien, ni en traitement. Ils revenaient toutefois pour la plupart avec des économies considérables. Qui avait pourvu a leurs besoins ? qui les avait payés ? qui les avait enrichis ? La colonie même qui jetait en ce moment à la Péninsule le superflu de ses rentes. Le trésor de la Havane devint, dès 1830, le fonds de secours, la caisse de réserve de la monarchie espagnole ; c’est là que puisait la reine Christine, lorsque, l’insurrection dévorant les ressources financières de la Péninsule, elle se trouvait sans liste civile. Des tributs payés à diverses époques par la colonie s’était formé le capital légué par Ferdinand VII à ses filles et à sa veuve. L’île avait fait tous les frais de la malheureuse expédition de Barradas destinée à reconquérir le Mexique, et de plus, de 1832 à 1841, elle avait échangé 36 millions de piastres de francs[5] ! À cette même époque sa population blanche comptait plus de cinq cent mille ames. Cuba entretenait avec toutes les nations du monde un commerce actif et florissant ; les États-Unis introduisaient annuellement dans ses ports pour plus de 11 millions de piastres de marchandises, l’Angleterre pour 5 millions ; la France, l’Allemagne, la Russie et le Brésil, pour 4 millions et demi. La somme totale de ses exportations s’élevait à plus de 150 millions de francs : c’était plus de quatre fois ce que Cuba exportait en 1818. L’Espagne recevait sur le total de cette exportation pour environ 25 millions de produits qui, taxés en douane suivant un tarif modéré, ne laissaient pas de rapporter au trésor les sommes considérables, outre le tribut directement prélevé sur la colonie. De plus, le pavillon national, qui n’importait à Cuba, en 1828, que pour 700,000 piastres fortes de marchandises, et qui n’en exportait que pour 600,000, figurait, en 1841, dans l’importation pour 14 millions de piastres, et dans l’exportation pour 7. L’Espagne prenait ainsi sa large part de la prospérité qu’elle avait créée ; elle recueillait directement et indirectement des fruits abondans de la loi libérale rendue par Ferdinand VII en 1818. La possession de l’île de Cuba représentait pour ses finances un revenu net de 75 millions de francs ; elle suffisait à l’entretien de la presque totalité de sa marine militaire, d’un bon tiers de sa marine marchande ; elle alimentait un cinquième de son commerce, elle servait de garantie à tous les marchés de son gouvernement soit avec les sujets espagnols, soit avec les banquiers étrangers[6].

A peu près vers le même temps, quels avantages rapportait à la France et à l’Angleterre la conservation de leur système colonial ? L’une sacrifiait à ce système son importante industrie saccarine indigène ; l’autre, pour maintenir sur ses marchés le haut prix du sucre et permettre à ses colonies de vendre le leur sans perte, frappait les sucres étrangers d’une surtaxe qui lui enlevait en dix ans 300 millions de numéraire. Cependant ni l’une ni l’autre ne comptent dans ces sacrifices l’entretien de leur administration, de leurs flottes et de leurs armées coloniales, les indemnités à payer par suite des révoltes d’esclaves, les frais ordinaires et extraordinaires, les dépenses de toutes sortes que le maintien de ce régime de plus en plus onéreux leur impose chaque année.


II.

On ferait cependant au gouvernement de l’Espagne plus d’honneur qu’il n’en mérite, si l’on supposait qu’éclairé par de pareils faits, il ne s’écarta plus désormais, à l’égard de sa colonie, de la ligne tracée par le décret de 1818. Malheureusement pour Cuba, les efforts de l’Espagne, à partir de cette époque, furent dirigés dans un sens tout contraire. On ne renonce pas d’un coup à des préjugés de trois siècles. A l’enivrement causé par la première remise de fonds de la Havane succéda bientôt chez les hommes d’état de l’Espagne le désir de s’assurer un plus riche tribut. D’abord on s’étonna de trouver aussi productive une île qu’on avait jusqu’alors dédaignée comme stérile, et puis on finit par se demander pourquoi, produisant déjà beaucoup, elle ne produirait pas davantage. Au lieu de lui tenir compte de ce qu’elle faisait, on se plaignit qu’elle fît trop peu. C’est une tendance commune aux gouvernemens et aux propriétaires inexpérimentés, que de trouver que leurs domaines ne rendent jamais d’assez fortes rentes. A peine ont-ils obtenu leurs premières moissons, qu’impatiens d’en arracher au sol de plus riches, ils tourmentent, pressurent, épuisent les terres ou les peuples. Voilà précisément ce qui arriva dans la Péninsule. On était parti en 1818 du principe inconnu de la liberté absolue du commerce ; on raisonna sur les résultats de ce principe d’après les idées connues du système restrictif : le raisonnement était faux, et les conséquences furent déplorables.

Si l’île de Cuba produit annuellement de 5 à 6 millions de piastres, alors que les marchandises importées et exportées ne sont frappées que d’un droit minime, que ne produirait-elle pas si nous augmentions seulement à l’importation les droits de certaines denrées, par exemple des denrées les plus nécessaires à la vie ! Ainsi raisonna le gouvernement espagnol. Il faut le dire, il était encouragé dans cette funeste argumentation par les obsessions des provinces agricoles de la Péninsule, qui s’indignaient de voir les États-Unis faire concurrence à leurs farines sur les marchés de Cuba. Que les agriculteurs de la Manche et de la Castille trouvassent mauvais que l’on consommât à la Havane le pain provenant des États-Unis de préférence à celui qui venait de leurs corps, rien de plus simple ; mais ce point de vue étroit ne devait point être celui du gouvernement, qui, au lieu d’agir dans l’intérêt de quelques propriétaires, devait agir dans l’intérêt général et concilier tous les droits. Par malheur, l’égoïsme des hommes d’état espagnols ne le cédait en rien à celui des producteurs de farines. Le gouvernement voulait, lui aussi, augmenter ses revenus, et, tout en ayant l’air de faire droit aux réclamations des provinces agricoles, il ne consulta réellement que sa cupidité.

Ce n’est pas que la législation de 1818 eût entièrement destitué de protection les produits de l’agriculture espagnole. Tout en donnant libre entrée dans les ports de Cuba aux marchandises des autres nations, quelles qu’en fussent la nature et la provenance, la loi avait fait une exception pour les farines étrangères, qu’elle frappait d’un droit élevé, destiné à protéger les farines nationales ; mais l’éloignement de la Péninsule, le défaut de communications faciles des provinces agricoles à la mer, le peu de développement de la marine marchande espagnole, et la cherté de ses transports avaient rendu cette mesure illusoire : les farines des États-Unis n’en continuaient pas moins, malgré ce droit, à jouir dans la colonie d’une préférence marquée. Les tableaux de la douane sur cet article représentent, par le chiffre de 71,000 barils, l’importation des États-Unis pour 1826, tandis que l’importation espagnole ne s’élève pas au-dessus de 36,000, c’est-à-dire à la moitié. Encore ne faut-il pas comprendre dans le premier chiffre les barils importés par contrebande sur les côtes de l’île, qu’il n’est pas permis d’estimer à moins de 20,000. L’occasion était belle pour le gouvernement de réaliser les rêves de sa cupidité en paraissant prendre la défense des intérêts de l’agriculture nationale. On éleva le droit protecteur des farines espagnoles. Qu’arriva-t-il alors ? Comme on n’avait stipulé de droit différentiel que sur la marchandise et non point sur les pavillons, les commerçans de l’Union, ne trouvant plus autant d’avantage à introduire leurs propres farines, envoyèrent leurs navires charger à Santander et à la Corogne des farines espagnoles ; leur concurrence fit naturellement baisser le prix des transports entre ces ports et la colonie, et cette baisse tourna tout entière au bénéfice de la marine américaine. Le pavillon de la Péninsule désapprit tellement le chemin de l’île de Cuba, que, durant l’année 1828, sur 86,000 barils de farine importés d’Espagne, 83,000 le furent par des bâtimens américains, 3,000 seulement, par des nationaux. En 1829, la proportion, quoique moins défavorable au pavillon espagnol, n’en fut pas beaucoup plus rassurante. Les navires étrangers transportèrent 76,000 barils, la marine de la Péninsule 14,000 seulement.

Ainsi l’augmentation du droit différentiel sur les farines parut d’abord produire un bien ; mais ce bien n’était-il pas plus apparent que réel, compensé par la diminution sensible qu’en éprouvait la marine marchande ? N’était-ce pas là une véritable perte, qui pesait également sur tout le pays et menaçait à la fois dans une de leurs sources les plus abondantes la puissance et la prospérité nationales ? Tels furent les résultats de la première restriction faite au système de commerce libre en faveur des farines de Castille : pour réparer un mal qui n’atteignait qu’une classe, on produisait un malaise général dont la nation entière allait se ressentir. L’Espagne s’était évidemment engagée dans une fausse voie en dérogeant au décret de 1818 ; il ne lui restait plus que deux partis à prendre : ou revenir franchement au sens du décret, à la lettre des franchises de douane, sans restriction, sans arrière-pensée, ou persister dans le système du droit restrictif en étendant la protection au-delà des limites où elle s’était jusqu’alors tenue. La première de ces mesures était la plus sage, la plus prudente ; malheureusement il n’en fut pas jugé ainsi dans le conseil du roi Ferdinand. Une loi rendue à la fin de 1829, exécutée vers les premiers jours de 1830, soumit le pavillon étranger à des droits excessifs de tonnage dans les ports de l’île de Cuba. Cette loi n’atteignit qu’à moitié le but que s’était proposé le gouvernement. L’importation des farines espagnoles par navires étrangers s’abaissa tout à coup en 1830 à 3,000 barils, fut presque nulle en 1831, disparut complètement en 1832, sans que pour cela l’agriculture péninsulaire eût gagné un pouce de terrain. La marine, il est vrai, se releva un peu à ses dépens, elle eut à faire seule les transports qu’elle partageait autrefois avec le pavillon des États-Unis ; mais ce fut un faible avantage, et le commerce des farines espagnoles diminua sensiblement. De 85,000 barils, il tomba en 1831 à 39,000, puis à 28,000, puis à 25,000.

Les choses en étaient là lorsque Ferdinand VII vint à mourir, et avec lui la monarchie absolue. L’avènement d’Isabelle II amenait en Espagne le régime constitutionnel avec l’incertitude et l’instabilité qui marchent à la suite de l’inexpérience parlementaire. De plus, la constitution de 1833, plus française que celle de 1812, n’appelait pas les colonies à la représentation nationale. C’est dire assez que les intérêts des Cubanes, se trouvant sans défense en présence de tant d’intérêts contraires, devaient succomber, et que toutes choses dans les colonies, comme dans la métropole, seraient remises en question à chaque nouvelle session des cortès. Ces tristes prévisions ne tardèrent pas à se réaliser : si les dernières années du despotisme avaient été fatales à l’île de Cuba, les premiers jours du système constitutionnel lui furent bien autrement funestes. Jusqu’alors, en effet, on n’avait porté à sa prospérité que des atteintes indirectes, on l’avait gênée par des mesures intempestives, mais sans arrêter ses développemens, sans entraver son rapide essor. Il était réservé à la liberté de se montrer pour elle moins libérale que l’absolutisme, de se prendre corps à corps avec son commerce, de méconnaître et de lui ravir les plus sacrés de ses droits.

Depuis 1818, la colonie, favorisée par sa position géographique, ses côtes naturellement découpées, riche de rades abritées, d’anses profondes et sûres, opulente en forêts peuplées de bois de construction et de mâture[7], s’était créé une marine que chaque année voyait grandir. Stimulées par l’exemple des États-Unis, par les besoins d’une population toujours croissante, encouragées par les bénéfices que procurait aux armateurs l’échange de leurs sucres et de leurs cafés contre les subsistances tirées du continent de l’Amérique, ses goëlettes, chaque jour plus nombreuses, glissaient d’un port à l’autre, cherchant des cargaisons, sillonnaient le vieux canal pour faire participer l’archipel rocailleux des Bahamas à la fécondité, de leur île, ou, fendant le dangereux courant du golfe des Florides, volaient vers New-York et Philadelphie, vers la Balise et la Nouvelle-Orléans. Toujours cependant elles revenaient chargées de farines et de viandes sèches, pleines au retour comme au départ. Dans ce commerce d’échange, si favorable à la vie maritime, la colonie trouvait un nouvel élément de prospérité, sa flotte marchande augmentait, et sur ces mers, depuis long-temps rebelles, c’était encore le pavillon espagnol qu’elle relevait.

Les cortès de 1834 n’en jugèrent cependant pas ainsi ; furieuses de voir le commerce des farines échapper aux propriétaires espagnols et la marine marchande de Cuba grandir en proportion décuple de la marine péninsulaire, elles résolurent d’atteindre à la fois l’Union et la colonie, oubliant que frapper la fille, c’était aussi frapper la mère, et que l’Espagne devait être la première à souffrir des désastres suscités à la prospérité cubane. Le 4 juillet 1834, une loi partie de Madrid alla foudroyer, au-delà de l’Atlantique, cette jeune flotte qu’avaient épargnée les ouragans des Antilles et les coups de vent du golfe du Mexique. Cette loi portait à 10 piastres le droit protecteur des farines, sous quelque bannière qu’elles fussent importées, et de plus assimilait presque les navires de Cuba, quant à l’ancrage et au tonnage, aux navires étrangers. C’était la ruine de la marine marchande de Cuba. L’intention des cortès n’était pas, il est vrai, d’aller aussi loin : elles ne voulaient que tourner vers l’Espagne les spéculations des colons armateurs et les obliger à venir charger à Santander les farines qu’ils allaient chercher à Philadelphie ou à la Nouvelle-Orléans ; mais comment pouvait-on supposer que des bâtimens aussi légers que ceux dont se composait généralement la marine insulaire se hasarderaient à traverser l’Océan ? N’était-il pas tout simple de prévoir en outre que, la fréquence des traversées constituant seule les bénéfices de l’armateur, il aimerait mieux vendre ses bâtimens que de les envoyer en Espagne pour ne faire que deux voyages au plus chaque année ? D’ailleurs, à quinze cents lieues de distance, comment asseoir des opérations assurées ? comment calculer quatre mois d’avance l’état de la place au moment des arrivages ? Si la loi eût arrêté complètement l’importation des États-Unis, les chances devenant égales pour tous, on aurait peut-être essayé d’une lutte ; mais aux États-Unis les grandes voies de communication sont si fréquentes et si peu coûteuses, que, malgré les 10 piastres de différence, des farines récoltées à cinq et à six cents lieues de distance de la Nouvelle-Orléans pouvaient se vendre encore sur les marchés de Cuba à plus bas prix que des farines espagnoles recueillies à quarante lieues seulement de la Corogne ou de Santander. D’ailleurs, la qualité de celles de l’Union est tellement supérieure, qu’on leur donne la préférence sur celles de la Péninsule, lors même qu’elles sont plus chères de 4 piastres.

On ne tarda pas à acquérir la triste preuve de l’inutilité de cette funeste mesure en ce qui touchait le commerce espagnol ; depuis l’année 1835, où la loi fut mise à exécution, l’importation des farines a toujours été à peu près partagée par moitié entre l’Espagne et l’Amérique, seulement celle-ci a transporté ses produits par sa propre marine. Quant à la marine de Cuba, elle a à peu près disparu ou s’est depuis bornée à caboter sur les côtes de l’île. Voilà le glorieux avantage, voilà le beau triomphe que l’Espagne a retiré de ce déplorable décret du 4 juillet 1834 ! la ruine de la marine cubane, qui était aussi la sienne, qui portait le même pavillon, sans augmentation de sa propre flotte marchande, — la ruine de la marine cubane au profit de celle des États-Unis ! Si le gouvernement de la Péninsule eût été confié à des mains plus sages, à des hommes qui ne fussent pas à la fois juges et parties, comme les députés des provinces agricoles, n’aurait-on pas trouvé au mal un remède plus efficace dans la création de communications commodes et peu dispendieuses ? Lorsqu’on songe qu’entre les plaines de Campos, qui produisent en Espagne la plus grande quantité des céréales destinées à l’exportation, et le port de Santander, lieu ordinaire d’embarquement, les transports s’opèrent encore à dos de mulets, on ne peut trouver assez de blâme pour un gouvernement qui n’hésite point entre le sacrifice complet de la marine d’une colonie et la dépense que lui aurait coûtée l’ouverture d’une simple route carrossable. La Péninsule ne pouvait-elle donc suivre le noble exemple que donnait déjà l’île de Cuba en s’occupant du tracé de son premier chemin de fer ? ou plutôt ne pouvait-elle achever ce canal de Campos qui attend vainement depuis tant d’années un prolongement vers le nord ?

Les calamités qu’entraîna pour l’île de Cuba la loi du 4 juillet ne se bornèrent point à la perte de sa flotte marchande, d’autres désastres devaient encore s’abattre sur elle et montrer au gouvernement espagnol combien il avait été imprévoyant et léger. Fidèle aux leçons de son ancienne métropole, l’Union de Washington n’a jamais perdu l’occasion de développer son commerce et d’accroître sa prépondérance maritime aux dépens des nations rivales. Tous les décrets restrictifs lancés par l’Espagne depuis 1818 étaient évidemment dirigés contre elle : elle seule importait des farines à la Havane, elle seule avait eu à souffrir de l’augmentation successive des droits qui frappaient les denrées alimentaires. Attaquée plus vivement et plus directement encore en 1834, elle répondit au décret par d’impitoyables représailles. Un acte du parlement américain rendu la même année stipula que tous les navires provenant de Cuba paieraient pour leur cargaison, en sus des droits auxquels étaient soumis les navires étrangers arrivant dans un port des états, un droit égal à la différence de celui qui existait dans les ports de Cuba entre le pavillon national et les pavillons étrangers. Pour bien comprendre ce que cette décision avait de rigoureux, il faut savoir que les bâtimens espagnols payaient dans les ports de Cuba de 17 un quart à 21 un quart pour 100 sur l’évaluation de leur cargaison ; les navires américains étaient tenus d’un droit de 24 un quart à 30 un quart. La différence était donc de 7 à 9 pour 100, soit, en terme moyen, 8 pour 100. Aux États-Unis, un navire américain paie 20 pour 100 du prix de son chargement, tout navire étranger acquitte en outre un droit additionnel de 10 pour 100, soit 30 pour 100, auquel est soumis le pavillon étranger. Maintenant, si l’on ajoute au droit payé par les navires étrangers 8 pour 100, ou la différence qui existe entre le droit payé dans les ports de Cuba par les bâtimens du commerce américain et le droit payé par les bâtimens espagnols, on aura 38 pour 100 pour les navires provenant de Cuba. C’étaient, comme on le voit, d’injustes représailles ; le pavillon américain n’était soumis dans l’île qu’à la moitié de cette taxe ; cette mesure constituait presque une violation du droit des gens. On pense bien qu’une telle loi était le coup de mort pour la flotte commerçante de la Havane.

Si la marine de la Péninsule fut exemptée de ce droit excessif, spécialement établi pour le commerce cubane, elle n’échappa pas entièrement aux dispositions du congrès de 1834. Un article additionnel soumit tout bâtiment espagnol en charge dans un port des États-Unis à l’obligation humiliante de déposer un cautionnement égal au double du prix de sa cargaison, jusqu’à ce que le certificat officiel de son arrivée dans un port d’Europe prouvât qu’il n’avait été destiné ni directement ni indirectement à l’île de Cuba. Ces cruelles représailles eurent deux résultats : elles écrasèrent la marine marchande de Cuba en lui fermant les ports de l’Union, les seuls à peu près avec lesquels cette marine eût des relations fréquentes et avantageuses : de plus, elles favorisèrent dans les états méridionaux de l’Union la renaissance de l’industrie saccarine, qui était presque entièrement tombée en désuétude depuis que les introductions de Cuba et de Puerto-Rico sur le continent américain avaient réduit le prix des sucres. Les sucres de la Louisiane et de la Floride, en effet, ne pouvaient en aucune façon soutenir la concurrence de ceux des Antilles. Sur ce sol brûlant pendant les chaleurs de l’été, les rigueurs de l’hiver se font cruellement sentir, elles obligent les cultivateurs à ressemer annuellement la canne ; le sucre qu’on tire ainsi de la plante mûrie trop promptement est inférieur et très coûteux. Il lui fallait pour se produire sur les marchés une protection exorbitante ; il la trouva dans la loi de 1834.

Comme on le voit, le parlement espagnol n’était pas heureux dans ses essais de retour vers le système restrictif aboli en 1818. Dans l’intention de protéger la marine marchande et l’agriculture péninsulaire, il tuait la marine de Cuba, qui était aussi la sienne, exposait son pavillon à subir aux États-Unis l’humiliation d’un cautionnement, fermait à la colonie son principal marché, et jetait dans la consommation une nouvelle quantité de sucre, dont la concurrence devait inévitablement contribuer à avilir le prix de cette denrée. Sur qui devaient retomber en dernière analyse ces déplorables conséquences ? Sur l’avide métropole, qui, ayant voulu tout attirer à elle, s’exposait à voir diminuer la production de la colonie, et ses rentes décroître dans une proportion égale. Dans le premier moment, la gêne qui devait résulter de la décision du congrès de l’Union ne se fit que faiblement sentir. Les sucres de Cuba luttèrent contre toutes ces difficultés : exportés par des navires américains, ils soutinrent quelques années encore la concurrence sur les marchés des États-Unis ; mais, lorsqu’en 1843 la production de la Louisiane eut pris une importance sérieuse, lorsque le gouvernement de Washington, jugeant le temps venu de la protéger plus efficacement encore, imposa aux sucres et aux tabacs de l’île espagnole des droits excessifs, alors le prix de ces denrées baissa tout à coup, la production s’arrêta un instant, et, si de nouveaux débouchés n’étaient pas venus s’ouvrir devant elle, il était évident que la prospérité de la plus belle colonie du monde allait souffrir de graves, d’irréparables atteintes[8].

Le gouvernement de la Péninsule n’en continuait pas moins ses expériences et ses fautes. Après s’être attaqué à l’importation, après avoir détruit la marine, il menaçait à son tour l’agriculture, en entravant l’exportation. Guerres intestines, révolutions de palais, changemens de ministère, vicissitudes politiques auxquelles la population de Cuba restait plus étrangère que toute autre population espagnole, il semblait que l’île dût tout payer, tout subir, tout expier. C’est elle qui solda les troupes envoyées contre les carlistes ; le subside de guerre grève encore les produits de la colonie ; c’est elle qui servit d’hypothèque à tous les emprunts, à tous les marchés. Chaque nouvelle législature arrivait à Madrid, chargée des réclamations des agriculteurs, des négocians ou des marins espagnols ; tous les ans, c’étaient pour les malheureux Cubanes de nouvelles taxes, des impôts extraordinaires. Les sucres, les cafés, les tabacs, toutes les marchandises d’exportation, devenaient tour à tour l’objet d’une loi ou d’une taxe, d’un appendice ou d’un changement dans le tarif des douanes. En vain la junte directoriale de l’île prenait-elle sur elle de suspendre pendant six mois l’exécution des ordres de Madrid, afin de transmettre les résultats de ces intermittences de libre échange au gouvernement de la métropole, et de lui prouver en chiffres officiels que l’exemption de tous droits extraordinaires profitait plus à la marine, à l’agriculture de la colonie et au trésor de l’Espagne que la perception de ces mêmes droits[9]. Elle ne recueillait de sa bonne volonté que des réprimandes. Les députés ne voulaient rien entendre ; chaque année, ils proposaient de nouvelles lois fiscales et remettaient en question la richesse et l’existence même de la colonie.

En ce moment, on parle encore d’une pétition signée par les propriétaires des mines de charbon des Asturies, tendant à faire prohiber l’exportation du minerai de cuivre de l’île de Cuba pour toute autre destination que la Péninsule[10]. Le parlement de Madrid va bientôt être saisi de cette demande ; nous n’osons espérer que sa décision ne portera pas un nouveau coup à la prospérité de l’île. Cependant les houillères du nord de l’Espagne commencent à peine à être exploitées, les diverses qualités de leurs produits n’ont été qu’imparfaitement étudiées, et seulement au point de vue théorique ; nulle part n’existent ni chemins de fer ni canaux pour transporter les houilles sur les lieux où démarquerait le minerai. D’ailleurs, dans un pays où les choses sont encore aussi peu stables, où l’industrie commence à peine à être connue, est-il opportun de prendre des mesures qui n’auraient d’autre résultat que d’interrompre les travaux des mines de la colonie, et de priver pour un long temps le commerce cubane et les finances espagnoles des sommes énormes que cette exploitation leur livre chaque année ? Nous le répétons, nous n’espérons pas que ces considérations puissantes soient de nature à suspendre la décision du gouvernement espagnol ; les propriétaires qui forment la grande majorité des cortès nous ont prouvé que l’île avait tout à redouter de leur jalousie et rien à attendre de leur prévoyance ou de leur justice. Tels sont les obstacles contre lesquels l’île de Cuba a toujours eu à lutter depuis son premier envoi de fonds à la métropole ; telle a été pour cette généreuse colonie la reconnaissance de la Péninsule.

Après ce tableau des nombreuses atteintes portées à la prospérité de Cuba par l’égoïsme imprudent de l’Espagne, on pourrait croire que cette île languit aujourd’hui frappée d’une irrémédiable torpeur. Il n’en est rien cependant, et là est encore le signe le plus certains des avantages de la liberté commerciale appliquée aux colonies. Sans doute cette application, dans l’acception illimitée du mot, n’a été pour Cuba que passagère ; si le décret de 1818 n’a pas été tout-à-fait abrogé, il a été l’objet de nombreuses et funestes restrictions. Néanmoins cette seule période (de 1818 à 1829), pendant laquelle Cuba jouit de franchises si rares et si complètes, suffit pour développer dans sa population une activité, une énergie qui lui permirent non-seulement de lutter sans désavantage contre le mauvais vouloir de l’Espagne, mais de la dépasser encore dans la voie du progrès moral et du progrès matériel. Pour faire ressortir ce qu’un régime vraiment libéral peut avoir de fécond pour les colonies, il nous reste à montrer ce que Cuba, fortifiée par quelques années de liberté commerciale, a pu faire même quand cette liberté lui a été en partie retirée.


III.

Ce n’est pas seulement, comme on pourrait le croire, à la fertilité d’un sol privilégié que l’île de Cuba dut de pouvoir lutter contre les difficultés que lui suscitaient de toutes parts les hésitations de la métropole et l’inexpérience gouvernementale du parlement de Madrid. Autour de Mexico, de Guatemala, de Lima, s’étend un territoire non moins fertile que celui de Cuba, et cependant la prospérité des colonies dont ces villes étaient les capitales n’a pas survécu aux mesures imprévoyantes dictées par des gouvernemens dans l’enfance. La fermeté, l’activité, l’intelligence, voilà ce qui manqua à des populations si favorisées d’ailleurs pour tirer parti des ressources de leur territoire, voilà précisément les armes qu’opposèrent les colons de Cuba aux lois émanées de la Péninsule.

Appelée fortuitement, pendant les guerres de l’indépendance américaine et de la révolution française, et plus tard par le décret de 1818, aux bénéfices des franchises commerciales, la population créole se sentit tout à coup grandir. Jusqu’alors elle n’avait pour ainsi dire vécu que d’une vie étrangère, n’étant pour elle-même que ce qu’elle était pour l’Espagne et pour les Indes, un peuple parasite oublié au sein de l’Océan, sur une île insignifiante, uniquement destinée à servir de point de ralliement aux flottes et de tête de pont sur l’Amérique. Pendant cette première période de l’histoire de Cuba, rien n’avait distingué sa population de celle des autres colonies espagnoles. Les Cubanes vivaient dans cette indolence routinière que le voyageur retrouve encore également à deux mille lieues de distance, dans les plaines de l’Andalousie ou sur les plateaux du Mexique. Semer et récolter comme on semait, comme on récoltait depuis trois cents ans, moudre la canne entre les cylindres mal arrondis d’un moulin semblable à ceux dont se servaient les ancêtres, cristalliser le sucre dans des chaudières profondes où il s’en perdait une grande partie et sur des fourneaux sans ventilateur, sans tirage, qui dévoraient une forêt à chaque cuite, c’est à quoi se réduisaient l’agriculture et l’industrie cubane au commencement du XIXe siècle comme au XVIe. Tout changea avec la liberté : les esclaves devinrent des hommes, la civilisation moderne leur apparut, et ils la comprirent ; l’orgueil de ne plus rien devoir qu’à eux-mêmes les avait mis d’emblée à son niveau.

Dès-lors les colons de Cuba travaillèrent sans relâche, afin de ne compromettre ni les droits acquis, ni ceux qu’ils espéraient encore et dont ils voulaient se rendre dignes. Le contact presque continuel qui s’établit à cette époque entre Cuba et les négocians des États-Unis aida puissamment les colons et fit passer en eux quelque chose de l’activité des Américains. Ils comprirent qu’il y avait autant à gagner dans l’échange des marchandises que dans celui des idées avec les citoyens de l’Union, et, faisant aussitôt bonne et prompte justice des préjugés nationaux, ils devancèrent les lois, en accueillant, contrairement à des prescriptions surannées, les commerçans de l’Union qui voulurent bien venir s’établir parmi eux. Les autorités de l’île, achetées ou indifférentes, fermèrent les yeux sur cette infraction au vieux droit des colonies castillanes, se jugeant d’ailleurs assez autorisées dans leur indulgence par la part active que l’Espagne avait prise à l’émancipation de l’Union. La république de Washington avait pendant long-temps été l’objet marqué de la prédilection du gouvernement espagnol ; un décret, rendu en 1779, autorisait les Américains seuls, entre les négocians de tous les autres pays, à recevoir de l’argent en échange de leurs marchandises, dans le cas où les produits de l’agriculture cubane seraient chers ou rares. Les capitaines-généraux gouverneurs de Cuba feignirent de voir dans ce décret une sorte de naturalisation pour les Américains, et ne voulurent point, en expulsant les citoyens d’un pays si spécialement protégé par la Péninsule, s’attirer l’animadversion générale des habitans de la colonie. Il résulta de cette tolérance un fait inoui dans les fastes des nations modernes : c’est que, les lois anciennes se taisant complètement sur la position des étrangers, puisque nul étranger ne pouvait être admis dans la colonie, et ces lois n’ayant point été abrogées, les étrangers ne furent soumis dans l’île à aucune des charges qui pesaient sur les sujets espagnols de Cuba ; ils ne payaient ni impôts, ni patente, ni contributions personnelles, et furent, par le fait, beaucoup plus favorablement traités que les nationaux. Cette espèce d’immunité dont jouissaient les étrangers à l’île de Cuba les attira en grand nombre. Avec eux s’introduisirent dans l’île les procédés nouveaux dont elle avait précisément besoin. L’agriculture fit un premier pas la charrue remplaça la pioche, la fonte et le fer battu prirent la place du bois dans les moulins à sucre. Les colons apprirent à ménager la force des animaux et des hommes, à doubler par l’économie les produits de la terre, à équilibrer ces produits avec l’augmentation des droits. Les moyens de transport furent aussi perfectionnés. Des chemins commodes, bien que grossièrement tracés, permirent de substituer les charrettes aux mules de charge. Bientôt même le concours de la marine vint épargner aux colons une partie de leurs frais de transport. La conformation de l’île est telle que, pour atteindre les principaux ports, la plupart des maîtres d’ingenios (sucreries) sont obligés de franchir, par terre, de longues distances, quoiqu’ils se trouvent partout à proximité de la mer. Des capitalistes conçurent la pensée de faire construire un certain nombre de navires qui, passant à jour fixe en face de chacune des habitations de l’île, s’arrêteraient dans les criques les plus favorables et les plus rapprochées pour y prendre les denrées d’exploitation que les colons auraient soin d’y faire déposer à l’avance. La route par terre se trouva ainsi abrégée. D’abord ces voyages furent effectués par des goélettes ; puis, la vapeur étant venue remplacer la voile, les transports s’opérèrent encore avec plus de rapidité et d’économie. Chacune de ces améliorations effrayait l’Espagne. La métropole, tremblant qu’un progrès si rapide n’amenât un jour la colonie à désirer son émancipation, redoublait à son égard de sévérité et d’arbitraire. On a vu comment, n’osant reprendre ouvertement ce qu’elle avait donné, elle avait essayé du moins de le ressaisir en détail ; mais elle avait beau faire, elle ne pouvait arracher les germes de vie intellectuelle déposés au sein de la population cubane par la réforme de 1818. À travers les protestations de l’autorité et des lois, cette population continuait sa marche forcée vers la richesse. Ainsi, lorsque le gouvernement de Madrid eut attenté à la marine de Cuba par la loi de 1834, lorsque le prix des transports maritimes eut augmenté par suite du droit imposé à ses navires, l’île songea à combattre le mal par un remède héroïque ; elle appela des ingénieurs étrangers et s’occupa sans balancer de tracer partout des voies de fer. La France inaugurait à peine sa courte ligne de Saint-Étienne, que déjà des locomotives, venues des États-Unis, franchissaient la distance de Güines à la Havane (1837), remorquant des milliers de quintaux de café et de sucre. Ce premier essai ayant réussi, on ne songea plus qu’à en tenter d’autres ; des compagnies s’offrirent de toutes parts pour soumissionner l’entreprise de différentes lignes jugées faciles et productives. L’île de Cuba possède aujourd’hui dix chemins ou embranchemens principaux en pleine exploitation. L’Espagne n’a pas même encore ouvert les études de ses premiers tracés.

Ces travaux faits dans un pays neuf en industrie, dépourvu de mines et d’usines, sur une côte accidentée, furent conduits avec tant de tact et d’économie, que le prix moyen du mille anglais prêt pour l’exploitation ne dépassa jamais 17,000 piastres, tandis que la même distance aux États-Unis, où les travaux de ce genre s’exécutent au meilleur marché, ne coûte pas moins de 20,000 dollars (plus de 100,000 francs)[11]. Ainsi, pendant que les pays les plus civilisés de l’ancien monde disputaient encore l’exécution de leurs rail-ways, l’île de Cuba avait déjà les siens, et préparait activement cette vaste ceinture qui doit entourer l’île entière de cinq cents lieues de fer[12]. Un mouvement analogue s’opérait dans l’industrie agricole. Cuba fut une des premières colonies qui appliquèrent les procédés ingénieux de MM. Desrone et Cail à la fabrication des sucres.

C’est par de tels progrès, réalisés tour à tour dans l’agriculture, dans la fabrication et dans les transports, que les Cubanes sont parvenus à maintenir le bas prix de leurs produits, à résister à la concurrence étrangère, à s’ouvrir même de nouveaux marchés. Leurs navires, chassés des États-Unis, ont pris la route du Yucatan, de Carthagène et du Mexique. A Vera-Cruz, à Tampico, à Campêche, leurs sucres et leurs cafés luttent avantageusement, malgré le trajet parcouru et les droits de douane, contre les cafés et les sucres indigènes produits aux environs de ces villes. Ce qui étonne plus encore que ce déploiement admirable d’intelligence et d’activité, c’est la fidélité scrupuleuse avec laquelle l’île paya toujours à sa métropole le tribut qu’elle s’était imposé. Malgré le surcroît de dépenses nécessité par l’exécution des chemins de fer, l’armée, les employés de toute sorte, les juges des divers tribunaux, les marins de la station, recevaient toujours leur traitement intégral. Les recettes du fisc suffisaient à tout, et chaque année 30 à 35 millions de francs en argent monnayé partaient, à la demande de la reine, pour Cadix ou pour la Corogne.

La population de Cuba avait deviné toutefois que la politique de l’Espagne tendait à la replacer un jour sous le joug odieux du monopole. Aussi, avertie par les restrictions de plus en plus menaçantes de la métropole, et sachant qu’il faut à une liberté la garantie de toutes les autres, elle poursuivait la conquête des droits qui devaient compléter la réforme limitée en 1818 au commerce. Les Cubanes firent pour la liberté de la presse, pour la liberté de l’enseignement, ce qu’ils avaient fait pour les franchises commerciales ; ils voulurent prendre ces libertés malgré les lois, sauf à forcer la métropole de les ratifier plus tard. Une ou deux feuilles périodiques se hasardèrent furtivement ; tout le monde s’y abonna, afin de s’instruire du mouvement des ports et du commerce. Bientôt des articles de polémique se glissèrent entre les bulletins de la marée et le relevé des entrées en douane ; enfin la politique s’empara presque entièrement des nouvelles feuilles, et le gouvernement ne s’était pas encore éveillé, qu’il était déjà trop tard. Il se publie aujourd’hui dans la seule ville de la Havane six journaux quotidiens, parmi lesquels nous citerons le Faro industrial, la plus grande de toutes les feuilles imprimées dans les états de sa majesté catholique ; puis un recueil politique, industriel et littéraire, paraissant tous les mois sous ce titre : Memorias de la Sociedad. Tous les journaux quotidiens publient dans l’après-midi un supplément consacré au mouvement des ports et aux nouvelles commerciales. En outre, dans l’intérieur de l’île, il n’est pas de petit bourg qui ne possède aussi sa feuille périodique, interprète des besoins, des sentimens, des vœux de sa population. L’autorité sévit bien quelquefois contre les rédacteurs de ces journaux ; mais, comme elle ne poursuit guère que lorsqu’elle se voit directement attaquée, on a soin de la laisser tranquille, et ses rares caprices ne ralentissent pas l’ardeur des publicistes insulaires.

Même chose arriva pour l’enseignement : à côté de l’université se fondèrent, timidement d’abord, des institutions particulières. Le silence du pouvoir avant consacré le privilège de ces institutions, il surgit de tous côtés des établissemens analogues, parmi lesquels ceux de Carajuao et de San-Fernando peuvent rivaliser avec les écoles les plus justement célèbres de l’Europe. De Carajuao sont sortis des hommes dont la littérature et la philosophie espagnole s’honorent à bon droit. La renommée de ces établissemens ne tarda pas à y attirer des élèves de l’île entière, et même de toutes les parties du continent de l’Amérique. Le gouvernement s’aperçut bientôt qu’on désertait l’université pour ces nouveaux collèges. Il s’en vengea en élevant le prix des examens et des diplômes, que l’université conservait seule le droit de délivrer. Il comptait ainsi fermer à un plus grand nombre de jeunes gens l’entrée des professions libérales et empêcher les lumières de se répandre ailleurs que dans le commerce, où il les jugeait peu redoutables. Le diplôme seul, le simple titre d’avocat, en dehors des études, des examens et de la thèse, coûte 500 piastres (2,500 fr.) à la Havane. Cette rigueur n’arrêta pas l’élan national ; un vaste institut, établi sur les plus larges bases, se forma des souscriptions réunies des principaux habitans de l’île. Trente chaires, embrasant toutes les branches des connaissances humaines, furent ouvertes aux jeunes gens de Cuba. Il y eut dans l’école des amphithéâtres de dissection et des ateliers de peinture, un conservatoire de musique et des conférences de droit national et étranger. On adjoignit à l’établissement un cabinet d’histoire naturelle, un salon de lecture, une salle de concert. La Havane eut enfin son orphéon et son cercle littéraire, qui réunissaient une fois par mois l’élite de la société créole pour lui faire juger les progrès de l’art et les productions de la littérature indigène.

Ces encouragemens donnés aux arts et aux lettres ne restèrent pas long-temps stériles. La littérature cubane, née d’hier, commence à rivaliser avec la littérature actuelle de la métropole. Il semble même que la langue espagnole, si riche déjà dans la Péninsule, se soit enrichie encore en traversant les mers. Une nature plus opulente que celle de l’opulente Andalousie se révèle dans la poésie havanaise. En lisant les pages harmonieuses de Valdes, de Palma, surtout celles de l’infortuné Placido[13], on ne peut s’empêcher de regretter qu’un plus grand nombre d’insulaires ne s’abandonne pas à ces rêveries qui reflètent si mélancoliquement le ciel et l’océan doré des tropiques ; mais les Cubanes préfèrent le drame à l’élégie. La muse havanaise aime à se produire sur le théâtre ; elle excelle à peindre les mœurs, à stigmatiser les ridicules, à rendre les habitudes et le langage pittoresque des diverses classes de la société. Le catalogue des comédies et des saynètes indigènes est déjà fort long, et, parmi les maîtres de cette école naissante, plusieurs l’emportent peut-être en originalité et en verve comique sur les auteurs modernes les plus admirés de l’Espagne. A côté du Pelo de la Dehesa, on peut encore applaudir el Tio ciego, cette charmante satire des mœurs des colons. On se tromperait toutefois si l’on croyait que le génie cubane n’enfante que des œuvres légères, destinées tout au plus à charmer quelques heures d’oisiveté. La pente de l’esprit créole l’entraîne plus naturellement vers les études sérieuses de la jurisprudence, de la philosophie et de l’économie politique. Chacune de ces branches des connaissances humaines a dans l’île des représentans et des organes que ne renieraient point les nations les plus civilisées de l’Europe. Les Armas, les Saco et plusieurs autres ont assez montré qu’en fait de science politique la colonie pouvait au besoin donner des leçons à la métropole.

Toutes les libertés qu’il est possible aux peuples d’arracher par surprise à l’indolence d’une autorité plus inerte encore que rétrograde, les Cubanes les ont emportées successivement d’assaut. La liberté civile et la liberté politique seules leur manquent encore. Celles-là, lorsqu’elles ne sont point octroyées par les gouvernemens, ne viennent qu’à la suite des révolutions. Or, la population de Cuba ne peut pas faire de révolution ; le désordre serait sa perte ; un danger continuel la menace, danger que les développemens de son opulence n’ont fait qu’accroître, que les dissensions intestines rendraient plus imminent et plus terrible, et contre lequel l’ordre et la tranquillité peuvent seuls lutter avec avantage. Nous voulons parler de cette immense population d’esclaves, que la traite n’a cessé d’augmenter que depuis peu, malgré les récriminations de l’Angleterre, les sermens hypocrites de l’Espagne et les protestations de ceux même qui les achetaient à Cuba. Les Cubanes furent, en effet, les premiers dans les domaines de l’Espagne à protester contre la traite. Ce qui les y poussait, c’étaient autant les sentimens d’humanité développés en eux par le progrès des lumières que ce désir qu’ils nourrissent d’arracher un jour à l’Espagne les libertés qui manquent encore à la consécration de leurs franchises commerciales. C’est l’esclavage, nous l’avons dit, qui leur défend de songer à la conquête violente de la liberté civile et politique. Le gouvernement espagnol sent, comme eux, que l’émancipation complète de sa colonie rencontre là son plus sérieux obstacle. Avant ces dernières années, malgré ses traités formels avec la Grande-Bretagne, il n’a jamais défendu la traite que par des ordres à double sens que ses agens interprétaient toujours de la manière la plus favorable à leurs intérêts. Le tarif promulgué clandestinement par les capitaines-généraux pour l’introduction des esclaves noirs n’est aujourd’hui un secret pour personne.

On vient de voir par quelle série de raisons les Cabanes furent conduits à déplorer le commerce des esclaves et à désirer l’extinction de l’esclavage ; voyons comment ils s’y sont pris pour préparer sans danger l’émancipation des nègres et pour encourager la colonisation blanche. Dans l’île de Cuba, les chaînes de l’esclavage sont trop légères pour qu’on puisse admettre que les noirs cherchent d’eux-mêmes à les secouer. Il faut rendre cette justice au caractère des colons espagnols, aucun peuple d’origine européenne ne s’est montré si doux et si humain envers la race noire. Peut-être l’Espagnol doit-il à son contact prolongé avec les Maures les coutumes patriarcales qui font chez lui de l’esclavage une extension du lien de famille. Pour le colon de Cuba, le nègre est bien plus le serviteur biblique que le prisonnier de guerre des Romains ; mais, s’il n’est pas à redouter que les nègres de Cuba puisent dans le désespoir qui naît des mauvais traitemens le courage de la révolte, il y a tout à craindre de la jalousie de l’Angleterre et de l’ambition des États-Unis. C’est là le levain qui doit tôt ou tard, si l’on n’y porte remède, fermenter au sein de la population esclave et causer à la colonie de cruelles, de sanglantes épreuves. C’est aussi à prévenir une telle catastrophe que se sont appliqués depuis long-temps les Cubanes.

La presse havanaise n’a pas craint d’aborder à diverses reprises la question de l’esclavage. Quand cette question fut pour la première fois discutée par elle, l’absolutisme, attaqué dans son avarice, s’émut et protesta pour la première fois aussi contre cette quasi-liberté dont avaient joui jusqu’alors les journaux de l’île. Les écrivains généreux qui osaient démontrer la nécessité de substituer la colonisation libre à la colonisation esclave furent persécutés par les gouverneurs, plusieurs même allèrent expier dans l’exil leur attachement à de sages et libérales théories ; mais, pendant qu’ils promenaient en Europe les preuves vivantes du développement intellectuel et moral de la population cubane, leurs idées germaient dans l’île, et leurs plans se réalisaient.

C’est à la sollicitude du gouvernement de la métropole, à sa prévoyance et surtout à ses finances, que les colonies françaises doivent l’initiative de l’introduction sur leur territoire de cultivateurs d’Europe ; encore cette sage pensée n’a-t-elle reçu sa première exécution qu’à dater de la loi du 19 juillet 1845, qui accorde des crédits à cet effet. À cette époque, l’île de Cuba était déjà, depuis long-temps, entrée dans la voie de la colonisation libre ; déjà elle comptait plusieurs établissemens agricoles exclusivement exploités par des ouvriers blancs. Parmi ces établissemens, plusieurs, tels que celui de Cienfuegos, composé, à l’origine, de cent familles ou foyers, formaient des bourgs florissans et commençaient à payer leur part des impôts et des charges publiques. Qui avait conçu la pensée de ce premier pas vers l’abolition de l’esclavage ? qui en avait fait les principaux frais ? Les particuliers et les finances de l’île. L’Espagne, entraînée par le mouvement de sa colonie, avait bien autorisé ses ambassadeurs et ses consuls à accorder le passage gratuit sur les navires de l’état à tous les ouvriers blancs qui voudraient se rendre à Cuba ; elle avait bien consenti à se défaire en faveur des nouveaux venus de quelques realengos[14], terrains vagues et improductifs qui n’étaient qu’un sujet perpétuel de contestations entre l’état et les colons, mais elle n’avait fait rien de plus. L’île seule avait pourvu à tout, soit par des associations, soit par des dons particuliers, car on ne doit compter pour rien ce droit de 4 pour 400, prélevé, par ordre du gouvernement en faveur de la colonisation libre, sur les frais de procédure : la colonisation blanche n’en a jamais rien touché.

Une société d’encouragement, constituée pour favoriser l’immigration des ouvriers libres dans l’île de Cuba, proposait en même temps les prix suivans : une prime de 12,000 piastres aux trois premiers propriétaires qui établiraient sur leurs terres des villages de cinquante familles blanches, composées chacune au moins d’un ménage ; un prix de 20,000 piastres à celui qui produirait 45,000 arrobes de sucre raffiné, sans employer un seul noir ni dans la culture ni dans la fabrication ; un de 6,000 piastres à celui qui construirait dans le pays un appareil à cuire dans le vide ; un de 1,000 piastres au premier cultivateur qui créerait une prairie artificielle de deux caballerias[15]. D’autres primes étaient promises à ceux qui amélioreraient la race des bestiaux, qui introduiraient des animaux ou des industries utiles, à tout innovateur enfin dont les efforts heureux, tendant à remplacer la force par l’intelligence, assureraient à la main libre la préférence sur les bras esclaves (30 août 1844). Ces diverses récompenses ont été décernées dans le courant des années 1844, 45 et 46.

D’un autre côté, tout ce qui se fait dans nos colonies, en vertu d’ordonnances ou de règlemens pour l’amélioration du sort des noirs et leur émancipation progressive, s’accomplissait à Cuba, sans l’intervention du gouvernement, par le simple zèle des colons. On assainissait le logement des noirs, on leur bâtissait des infirmeries où les femmes et les filles de leurs maîtres ne dédaignaient pas de venir elles-mêmes les soigner ; on élevait dans les champs de cannes, dans les plantations de café éloignées des habitations, des hangars spacieux où les travailleurs pouvaient s’abriter des rayons perpendiculaires du soleil pendant le temps des fortes chaleurs, et se mettre à couvert de ces torrens de pluie que verse le ciel orageux des équinoxes. Un jour par semaine était laissé à l’esclave pour cultiver son champ, semer ses légumes, moissonner son maïs, ou cueillir ses bananes. Il pouvait amasser son pécule et se racheter de ses propres fonds. Bien plus, une coutume touchante s’est établie, à laquelle personne n’oserait se soustraire, tant l’usage est souvent plus impératif que la loi : chaque particulier, au moment de sa mort, émancipe les noirs spécialement attachés au service de sa maison ou de sa personne ; une petite rente ou un lopin de terre est assigné à chacun ; ils restent libres et à l’abri du besoin pour tout le reste de leurs jours. Trente, quarante nègres et négresses, selon la fortune du testateur, sont souvent affranchis à la fois, sans que les liens qui les unissent aux héritiers de leur ancien maître soient entièrement rompus par la manumission ; ceux-ci exercent toujours sur eux une espèce de patronage, les dirigent dans leurs affaires et les secourent au besoin de leurs conseils et de leur bourse : ils ne les ont plus pour esclaves, ils les gardent encore comme cliens. C’est ainsi que, dans le cours de ces dernières années, le nombre des hommes libres de couleur s’est augmenté dans une très forte proportion. En 1841, on en comptait cent cinquante mille de plus qu’en 1827 ; il est probable que le prochain recensement donnera une augmentation plus considérable encore. Cependant la paix et la tranquillité de l’île n’ont éprouvé aucun danger sérieux de cet accroissement continu du chiffre des affranchis. Il est à remarquer que pas un nègre libéré ne prit part à l’insurrection de 1843 ; tout se passa entre quelques blancs et les esclaves.

Voilà comment les Cubanes grandissaient en humanité aussi bien qu’en prudence et en richesse ; voilà comment, malgré l’activité de la traite, dont les importations successives élevèrent le nombre des esclaves à cinq cent mille, malgré les efforts réunis de la rivalité anglaise et de l’ambition américaine, l’île, par le bon esprit de ses habitans, a su se maintenir à l’abri de ces soulèvemens dangereux qui ont plusieurs fois ensanglanté les Antilles anglaises elles-mêmes, toutes gardées qu’elles étaient par de formidables garnisons. Qu’est-ce en effet que la révolte de 1843 auprès de ces cinq levées de boucliers dont la dernière coûta, en 1832, à la Jamaïque plus de sept cents victimes de toutes couleurs et 6 millions et demi de dollars, à l’Angleterre une indemnité de 500,000 livres sterling que le gouvernement fut obligé de répartir entre les colons ruinés ? Et répétons-le à la gloire des Cubanes, les nègres de la Jamaïque ne furent poussés à la révolte que par les mauvais traitemens qu’on leur faisait subir chez leurs maîtres ; or, il est prouvé que, sans les intrigues étrangères, l’échauffourée de 1843 n’aurait pas eu lieu à Cuba.

Tels sont les résultats qui, en dépit du mauvais vouloir de l’Espagne, constatent encore aujourd’hui la salutaire influence du décret de 1818. Non-seulement cet acte de justice accrut les richesses de l’Espagne en lui créant une colonie capable de la dédommager des pertes qu’elle subissait à la même époque sur le continent de l’Amérique, mais encore il fit faire à la civilisation un pas immense, il lui conquit une terre de plus dans ce monde transatlantique dont la moitié semblait ne secouer le joug de l’Europe que pour mieux reculer vers la barbarie. Que n’eût pas fait l’île de Cuba, si l’Espagne, persistant dans la voie de l’affranchissement, l’avait dotée de toutes les libertés qui lui manquent, au lieu d’essayer de lui ravir la seule qui lui eût été donnée !


IV.

On sait quelle fut, pour les destinées de l’île de Cuba, l’influence des franchises commerciales, comment le décret de 1818 devint la base de sa fortune, comment se développèrent à la fois son agriculture et son industrie, comment enfin l’intelligence des colons, éveillée par la liberté, s’ouvrit aux doctrines nouvelles de la civilisation, aux sciences politiques et morales. Il faut se demander maintenant si un tel spectacle doit être perdu pour la France, s’il n’y a pas pour elle une conclusion utile à tirer de ces faits trop peu connus.

De tous nos établissemens d’outre-mer, les révolutions et les guerres ne nous ont laissé que quelques îles éparses, qui ne parviennent pas à défrayer la métropole des charges de leur mince budget ; leur gouvernement, leur administration, leurs soldats, sont payés par la mère patrie. Chaque année, 25 millions sortent de nos ports pour aller, solder au loin les frais que ces établissemens nous imposent. Depuis vingt-cinq ans, nous payons le sucre beaucoup plus cher que ne le paient l’Allemagne, la Belgique, l’Angleterre. Malgré tous ces sacrifices, nos colonies, aux deux tiers incultes, ne peuvent fournir à notre consommation ; nous sommes forcés de tirer une partie de nos approvisionnemens des entrepôts étrangers. L’agriculture et l’industrie de nos îles n’avancent pas, leur population reste stationnaire, leur richesse décroît. De plus elles se plaignent de la concurrence que leur fait la betterave, et nous avons reconnu nous-mêmes la justice de leur réclamation. Il y a quelques années, il nous a fallu sacrifier le plus grand nombre de nos sucreries indigènes pour donner une satisfaction à nos planteurs. Toutefois la difficulté n’a été qu’ajournée, le problème n’a pas été définitivement résolu. Le droit décroissant qui frappait le sucre français avait pour objet d’amener dans nos colonies un surcroît de production qui fit baisser le prix du sucre de canne et le mît désormais hors des atteintes de la concurrence de l’industrie nationale ; cependant le sucre indigène se relève de jour en jour en proportion de l’abaissement du droit, sans que les fabriques coloniales aient augmenté leur production, et la querelle recommencera bientôt.

Quelles sont les raisons qui nous forcent à rester fidèles aux erremens de notre ancienne politique ? On assure que notre principal but est de protéger notre marine marchande. Ouvrons le compte-rendu du ministère du commerce : nous verrons comment notre marine a été protégée, et combien le système colonial a contribué à l’accroître. Depuis vingt-cinq ans, le nombre de nos navires a constamment suivi une progression décroissante. Du chiffre de 14,352 qu’il atteignait en 1829, il est graduellement tombé en 1846 à 13,825[16], et cependant, durant cette longue période de dix-sept années, nous ne nous sommes pas écartés en un seul point du système colonial. Au point de vile de notre industrie et de notre commerce, n’est-ce pas une erreur bien déplorable que celle qui consiste à offrir à quelques îles un marché de trente-cinq millions d’habitans en échange des faibles débouchés qu’elles présentent[17] ?

Au point de vue moral, le contraste entre nos colonies et Cuba n’est pas moins frappant qu’au point de vue matériel. Le créole de Cuba se montre doux et humain vis-à-vis de son esclave : est-ce par de telles qualités que se distingue le planteur de nos colonies ? Les discussions récentes qui se sont engagées dans les chambres à propos des pétitions pour l’abolition de l’esclavage ne nous ont que trop révélé les odieux mystères de cette vie créole, qui s’efforce en vain de se couvrir des brumes de deux mille lieues d’océan ; nous n’essaierons pas de soulever une seconde fois le voile qui la couvre. — A Cuba, les habitans sollicitent inutilement le gouvernement espagnol de leur venir en aide dans leurs projets d’affranchissement ; ils implantent de leurs propres deniers dans l’île une population blanche et libre ; ils améliorent d’eux-mêmes le sort de l’esclave, et lui ouvrent par leurs concessions les voies de la liberté. Notre gouvernement ne rencontre aux Antilles, à Bourbon, à Cayenne, qu’opposition et résistance à ses philanthropiques desseins. Magistrats et propriétaires se liguent pour déjouer ses efforts et combattre ses projets. — A Cuba, on compte déjà des villes entières d’ouvriers libres, créées sans la participation de l’autorité. Veut-on savoir combien le gouvernement français a établi de colons européens à la Martinique et à la Guadeloupe pendant le cours de l’année dernière avec le fonds de 120,000 francs créé en 1845 à cet effet ? Trois pour la première île et cinquante pour la seconde ; encore M. le ministre de la marine est-il obligé d’avouer dans son compte-rendu que la plupart de ces travailleurs sont revenus la même année dans leur patrie, tant ils ont trouvé chez les habitans peu d’encouragement et de sympathie. A qui s’en prendre de ces résultats ? A la métropole ou à la colonie ? Les colons sont-ils seuls coupables, ou les prétentions nouvelles de la France sont-elles injustes ? Ni l’un ni l’autre ; la faute est tout entière au système colonial. Il est impossible de trancher la question de l’esclavage dans les limites du vieux droit des colonies. Le monopole et l’esclavage se tiennent, ils sont l’un à l’autre ce que l’ombre est à la lumière, leur conséquence forcée, leur complément réciproque. Essayer de détruire celui-ci sans abolir celui-là, c’est rêver l’impossible. Le monopole empêche le développement de la production, il assure au planteur des débouchés plus ou moins avantageux, mais certains, de ses produits ; il le garantit plus ou moins de la concurrence étrangère ; par là même il le détourne de rechercher dans la culture, dans la fabrication, ces améliorations que la main intelligente de l’ouvrier libre pourrait seule appliquer. L’influence morale du monopole est plus fâcheuse encore ; elle paralyse, elle égare l’esprit créole. Comment celui dont les droits sont méconnus ne méconnaîtrait-il pas les droits de ses semblables ? Le système colonial enlace pour ainsi dire dans une triple servitude la métropole, le planteur et l’esclave.

Si nous portons les yeux plus près de nous, sur nos établissemens de l’Afrique septentrionale, nous trouvons encore des entraves exceptionnelles, là où précisément il faudrait le plus de franchises et le plus de garanties légales. Quels sont, au point de vue matériel, les résultats d’une telle organisation ? La méfiance éloigne les capitaux et les colons. Ceux-ci, vainement appelés, refusent d’accourir ; ceux-là, établis par force et par conséquent dans des conditions mauvaises, languissent ou meurent. Des postes militaires et pas d’habitations, des camps immenses, mais pas de culture, voilà le spectacle que présente le vaste champ de nos conquêtes. Une espèce de prospérité avait salué les premières années de notre domination : notre commerce était libre, toutes les nations étaient admises à des droits égaux dans nos ports ; mais il s’importait dans nos possessions africaines plus de marchandises étrangères que de marchandises de la métropole. Nos fabricans s’émurent de cette différence. S’ils avaient pris la peine d’étudier de près la question, ils se seraient assurés que la plus grande partie des tissus anglais contre lesquels portaient surtout leurs réclamations étaient réexportés en Portugal, en Espagne, au Maroc, et faisaient à Gibraltar une rude concurrence. Il y avait là pour le commerce de l’Algérie un bel élément de prospérité, et c’était moins la fabrique nationale que le commerce anglais de Gibraltar qui était menacé par les franchises de nos ports d’Afrique. Nos manufacturiers ne virent absolument que le chiffre des importations étrangères, ils réclamèrent, et le gouvernement crut devoir céder à leurs instances. Maintenant nous ne recevons plus de marchandises étrangères franches de droits, mais nous avons perdu le commerce de l’Espagne et du Portugal, que nous commencions à faire en 1840 ; l’importation s’est accrue à cause de l’accroissement de la population, mais la réexportation a presque disparu, et le cabotage étranger ne fréquente plus que fort peu les ports de l’Algérie, sans que pour cela notre navigation ait augmenté en proportion des pertes de notre commerce. Cependant, dans une colonie où l’agriculture d’exportation est pour le moment impossible, à cause de l’absence des grandes voies naturelles de communication, n’est-il pas nécessaire que le commerce soit appelé à former des centres où puissent s’écouler les produits des campagnes ? La première nécessité de l’Algérie est donc de s’emparer du commerce de la Méditerranée ; c’est autour de ses villes commerçantes que la colonisation viendra d’abord se grouper pour rayonner ensuite sur tout le pays. Il faut que la culture de consommation précède la culture d’exportation. Or, le commerce peut-il exister sans garanties ? peut-il naître sans libertés ?

Toutes ces difficultés existaient à Cuba. On a vu comment cette colonie en a eu raison par le décret de 1818. On a vu aussi quels ont été les résultats des efforts tentés depuis par le gouvernement espagnol pour rendre sa concession illusoire. Il importe que ce double exemple profite à la France, et que, si elle écoute à son tour les conseils d’une politique plus libérale, elle ne compromette pas, comme l’Espagne, le système nouveau par de funestes retours vers le système ancien. En promulguant cette année une loi qui ouvre la libre entrée dans nos ports aux fers, fontes, cuivres, chanvres étrangers et autres matières destinées aux constructions navales, le gouvernement français a levé un des véritables obstacles qui s’opposaient au développement de notre marine marchande, il a répondu dès-lors au principal argument sur lequel s’appuient les partisans des vieilles institutions coloniales. C’est un premier pas vers un régime plus conforme aux intérêts, aux tendances des sociétés nouvelles, et qui, en épargnant à nos finances des sacrifices sans nombre, sera pour nos colonies, dans l’ordre moral comme dans l’ordre matériel, la source d’inappréciables bienfaits.


FÉLIX CLAVÉ.

  1. Voyez, dans la série intitulée Politique coloniale de l’Angleterre, 15 septembre 1842, 15 mai 1846, 15 février 1847, les articles sur le Canada, sur Bornéo, sur l’Australie.
  2. L’Espagne a toujours eu soin, depuis 1818, de laisser dans les ports de Cuba et de Puerto-Rico la plus grande partie de ses vaisseaux de guerre, afin de se soulager des dépenses que lui aurait coûtées l’entretien de ces bâtimens.
  3. Versant septentrional de l’île de Cuba.
  4. La caisse de sucre pèse 200 kilogrammes.
  5. L’année dernière, le trésor de Cuba a payé encore les frais de la propagande monarchique que l’Espagne faisait au Mexique, dans l’espoir de relever le trône d’Iturbide en faveur d’un des princes de sa maison.
  6. Les banquiers qui traitent avec le gouvernement espagnol ont toujours soin de faire stipuler dans leurs contrats qu’ils seront remboursés par des traites sur le trésor de l’île Cuba.
  7. L’île de Cuba renferme de magnifiques forêts de bois de construction ; ces forêts ont autrefois rendu de grands services à la marine militaire espagnole. Jusqu’en 1798, on avait construit dans l’arsenal de la Havane, avec les bois de l’île, 125 bâtimens de forts échantillons, parmi lesquels 53 vaisseaux, dont 6 à trois ponts. Depuis cette époque, les bois de la Havane passent à l’étranger par l’exportation ; de 1825 à 1840, l’île a expédié en Angleterre, par le seul port de Jagua, le matériel nécessaire pour la construction de 30 frégates, ou 1,337,333 pieds cubes de bois.
  8. L’abaissement des tarifs anglais a ouvert, depuis ce temps, les marchés de la Grande-Bretagne aux sucres de Cuba.
  9. Une expérience de ce genre, en 1844, donna pour résultat une augmentation de 1,460 tonneaux dans l’exportation par navires espagnols, et de 10,074 par bâtimens étrangers. C’était pour le pavillon national 4 pour 100, et pour les pavillons étrangers 12 pour 100 d’augmentation sur l’année précédente.
  10. Jusqu’ici le minerai de cuivre de Cuba s’est exporté en Angleterre. L’exportation annuelle se monte à 40,000 tonneaux.
  11. En Belgique, le mille coûte en moyenne 210,000 fr., et en Allemagne, 200,000.
  12. On prépare en ce moment à Cuba l’essai d’un chemin de fer atmosphérique. Ce système rendrait faciles les communications avec le centre de l’île, où les accidens de terrain ne permettent pas l’usage de la traction par locomotives.
  13. Placido était un mulâtre ; il fut impliqué dans la conjuration de 1843, et condamné à mort par un conseil de guerre. L’île entière intercéda vainement en sa faveur. Ce n’est qu’avec attendrissement que les Cubanes prononcent le nom du plus original de leurs poètes.
  14. C’est l’espace compris entre les diverses concessions de terres faites aux premiers colons de l’île de Cuba. Ces concessions se faisaient en cercle ; l’espace inoccupé que laissaient en s’écartant les circonférences tracées par le cadastre restait propriété de l’état, et s’appelait realengo.
  15. La caballeria équivaut à peu près à 50 hectares de terre.
  16. La perte est plus sensible encore, si l’on compare les chiffres de notre navigation au long cours à différentes époques. En 1836, nous avions 861 bâtimens de 200 à 600 tonneaux ; en 1844, il n’en restait plus que 652 de 200 à 600 tonneaux : c’est donc en moins de neuf ans 209 des plus grands navires qui ont été retirés du commerce par nos armateurs. La plupart de ces bâtimens étaient employés à l’intercourse avec les colonies.
  17. Qu’on nous permette de citer à ce sujet quelques lignes d’un homme qui a fait de cette question une étude spéciale. « Sans doute qu’en renonçant à notre régime colonial, nous perdrions tout d’abord une bonne partie des débouchés que nous offrent en ce moment les colonies ; mais il faut remarquer que ces débouchés sont fort restreints, et que, dans tous les cas, leur importance ne saurait augmenter, tandis que, si nous supprimions les droits différentiels établis sur les denrées coloniales, nous pourrions entrer en relations d’affaires avec toutes les contrées qui ont des produits de cette nature à échanger contre nos marchandises ; nous y trouverions de nombreux consommateurs, et notre commerce y prendrait chaque jour un accroissement que nous ne pouvons pas espérer voir se produire dans nos rapports avec nos colonies. Au point de vue de la marine, en réservant à notre pavillon, par l’effet de droits protecteurs, le monopole du transport des denrées coloniales, quelle que fût leur provenance, nous donnerions à nos bâtimens les moyens de se procurer à l’étranger des chargemens de retour, ce qui leur permettrait d’établir leur fret à un taux raisonnable. Ils pourraient alors prendre une meilleure part dans l’exportation de nos marchandises, tandis qu’aujourd’hui nous voyons souvent le tiers-pavillon venir s’emparer chez nous de chargemens qui, naturellement, devraient appartenir à nos navires. Ainsi, par exemple, qui transporte au Brésil nos vins du midi ? Ce sont les Sardes, qui, certains de pouvoir prendre au retour un chargement de sucre et de café, viennent à Cette offrir un fret beaucoup moins élevé que le nôtre. » - Réflexions sur la situation faite en France à l’industrie de la marine, par M. H. Magnier de Maisonneuve.