L’Île de Chio
Revue des Deux Mondes3e période, tome 46 (p. 82-103).
L'ILE DE CHIO

CHIO DANS L’ANTIQUITE ET AU MOYEN AGE. — LES MASSACRES DE 1822. — LE TREMBLEMENT DE TERRE DE 1881.

Entre tous les peuples des cités grecques, les habitans de Chio furent et sont encore renommés pour leur sagesse politique et leur sens pratique des choses de la vie. A Chio, les rêves de l’imagination, les entraînemens du cœur l’ont toujours cédé aux conseils de la raison. Les Chiotes, dans le cours de leur vie de peuple, ont souvent poussé la prudence jusqu’à la timidité, la circonspection jusqu’au renoncement aux plus généreux sentimens de patrie et de liberté. Qu’on ne nous fasse pas dire cependant au-delà de ce que nous écrivons. Les Chiotes ne furent pas lâches, — vingt combats attestent leur vaillance, — mais l’égoïsme, l’amour du gain, les jouissances de la richesse amènent l’oubli des vertus guerrières. On se fait à la crainte comme au courage, par l’exercice. On s’accoutume à ne point haïr la servitude pourvu que les intérêts n’en souffrent pas, et on arrive ainsi « à craindre naturellement les coups, » comme le bon Panurge[1]. Il semble que l’ambition des Chiotes, ce peuple né heureux, eût été de n’avoir pas d’histoire. Quand ils se mêlèrent dans l’antiquité aux guerres civiles et aux guerres nationales des Grecs, ce fut contre leur gré. Ils se rangèrent d’ailleurs le plus souvent du côté des plus forts. Au moyen âge et dans les temps modernes, ils guerroyèrent peu, et les Byzantins, les Génois, les Turcs n’eurent pas de sujets plus soumis. Mais la destinée n’a pas tenu compte aux Chiotes de leur sagesse. Chio, qui aurait envié qu’on dît d’elle ce que les Grecs du temps de Démosthène disaient de l’Achaïe, « que son histoire était obscure et qu’elle se félicitait de cette obscurité, » Chio a acquis une tragique renommée. La déportation en masse de 497 av. J.-C, la population vendue comme esclave par Mithridate en 86, les massacres de 1822, le tremblement de terre du 3 avril 1881, on ne trouve dans l’histoire d’aucun peuple de plus lamentables calamités.


I

L’histoire de Chio commence au déluge ! — au déluge de Deukalion. — D’après une tradition très ancienne, consignée par Éphore et par Strabon, les premiers habitans de l’île auraient été des Pélasges de Thessalie, fuyant l’inondation. Des Crétois, puis une tribu orientale (Cariens ou Phéniciens) peuplèrent ensuite l’île. Enfin, lors de l’émigration des Ioniens en Asie-Mineure, une population de la Grèce continentale, composée principalement d’Hellènes de race ionienne, aborda à Chio. Elle fut bien accueillie et prit bientôt la prépondérance. Un siècle après leur arrivée, les émigrés ioniens étaient devenus les maîtres de l’île ; Chio était une des douze villes de la confédération ionienne.

On voit par combien de races diverses fut formé le peuple chiote. Or cette fusion produisit cependant un caractère particulier, bien différent de celui des autres Grecs. Il semble que les Chiotes aient pris aux peuples qui ont tour à tour colonisé leur île le trait distinctif de leur nature : aux Pélasges, la patience, la ténacité, la gravité du caractère ; aux Crétois, le goût et la science de l’agriculture ; aux Cariens et aux Phéniciens, le génie du commerce, l’âpreté au gain ; aux Ioniens enfin, l’esprit aventureux mais tourné uniquement vers les entreprises industrielles et commerciales. Les Chiotes en effet ne se passionnent ni pour les arts, ni pour les lettres ; encore moins aiment-ils la guerre. Ce ne sont point eux qui, comme leurs frères d’origine, les Ioniens d’Athènes, auraient épuisé le trésor public pour élever les temples de l’Acropole ; ce ne sont point eux qui, afin d’échapper à la domination du grand roi, auraient abandonné leur ville à la torche et au fer et se seraient réfugiés sur les « maisons de bois » pour y vaincre ou y mourir. Le Chiote vit par le commerce et pour le commerce. Il l’entend mieux qu’aucun autre Grec. On trouve le Sémite dans le Chiote. Aussi les Grecs d’Athènes et de Constantinople considèrent-ils comme synonymes les termes de Juif et de Chiote. La politique, les grands mots de liberté et de patrie, qui enflamment les Grecs, laissent les Chiotes fort calmes. Ils s’accommodent volontiers de la servitude s’ils y trouvent leur avantage. Que la récolte rende beaucoup, que le trafic rapporte des gros bénéfices, ils s’embarrassent peu du reste. Ils ont l’optimisme de Candide. Ils trouvent que tout est bien, pourvu qu’ils puissent cultiver leur île, dont, à force de travail, ils ont fait un jardin.

Cette indifférence pour la politique, ce courage au travail, cette habileté au commerce, cet égoïsme et cette prudence bien entendue, qui sont les traits caractéristiques des Chiotes, on en trouve la trace dans toute l’histoire de Chio. Dès les temps les plus anciens, ils ont une marine considérable pour leur petite population ; leurs navires marchands se comptent par centaines. Ils établissent des comptoirs sur toute la côte d’Asie, sur les rives du Pont, en Grèce, jusqu’en Égypte. Leur commerce devance celui d’Athènes. Leur vin, leurs fruits, leurs poteries, leurs meubles, leurs étoffes sont renommés. D’autre part, Pactyas, gouverneur de Sardes, s’étant révolté contre Cyrus et étant venu chercher un refuge à Chio, les Chiotes, à la première demande des Perses, n’hésitent pas à l’arracher du temple d’Athènè et à le leur livrer. Ils n’auraient garde de s’aliéner d’aussi puissans voisins pour un vain sacrifice aux lois de l’hospitalité. Lorsque les Perses soumirent l’Ionie, les habitans de Chio ne tentèrent pas même un simulacre de résistance. Il en coûte encore moins cher de payer un tribut que de faire la guerre. Quelques années plus tard, quand l’Ionie se révolta contre les Perses, Chio fut une des dernières cités à s’armer. Il est juste de dire que si les Chiotes n’aiment pas la guerre et sont lents à s’y décider, ils la mènent avec une rare énergie une fois qu’ils l’ont entreprise. — Les Anglais, peuple commerçant comme les Chiotes et attaché comme les Chiotes à la politique d’égoïsme, ont avec eux cet autre point de rapport. — A la bataille de Lada, où presque tous les navires ioniens prirent la fuite avant l’action, les cent trirèmes de Chio soutinrent seules le choc des six cents bâtimens perses et phéniciens. Les Chiotes furent vaincus ; mais cette défaite reste la plus belle page de leur histoire. Ils expièrent cruellement leur révolte. Hérodote nous montre les Perses débarqués dans l’île, se tenant par la main et marchant ainsi du nord au sud, de façon à prendre les Chiotes comme en un immense filet. — Il est permis, sans manquer de respect au père de l’histoire, de remarquer que cette longue chaîne humaine de plus de 30 kilomètres dut se rompre à tout instant, au passage des bois, des rochers, des montagnes. — Tous les Chiotes furent vendus comme esclaves ; les plus beaux jeunes gens furent faits eunuques, les femmes envoyées dans les harems d’Asie. On brûla la ville.

Les Perses ne tardèrent pas à regretter ces ravages. Une île dépeuplée ne paie pas d’impôts, et pour des desseins ultérieurs, il était bon de s’assurer une flotte comme celle qui avait si valeureusement combattu à Lada. Les Chiotes furent donc rapatriés, la cité reconstruite, les- travaux repris. A Chio, on ne garda pas de ressentiment du traitement subi après la bataille de Lada. Comme Atapherne disait un jour aux députés d’Ionie : « Nous ne pouvons nous fier à vous ; nous vous avons fait trop de mal pour que vous l’oubliiez, » un Chiote répondit : « Si vos vengeances vous font douter de notre fidélité, que vos bienfaits futurs vous en assurent. » On aurait pu se défier de ces belles paroles ; les Perses y crurent, et ils eurent raison. Durant les guerres médiques, les Chiotes, loin de se révolter, fournirent des trirèmes au grand roi. Ils combattirent contre les Grecs à Salamine. L’issue de cette bataille rendit les Chiotes très perplexes. Les Grecs étaient victorieux, mais leur flotte était encore bien loin de Chio ; les Perses étaient vaincus, mais leur territoire n’était séparé de l’île que par un bras de mer. Dans cette occurrence, que dictait la prudence ? La bataille de Mykales mit fin à cette incertitude. Les Chiotes se déclarèrent pour les Grecs, acquiescèrent au traité d’Aristide et reconnurent la suzeraineté d’Athènes. La prospérité de Chio s’accrut sous le protectorat athénien. La métropole leur laissait, comme à toutes les villes, l’autonomie municipale et n’exigeait d’eux que les taxes établies par le traité de Délos et un contingent de trirèmes en temps de guerre. Les Chiotes restèrent les plus fidèles alliés d’Athènes durant un demi-siècle, — tant que la fortune fut du côté d’Athènes, — si bien, rapporte Théopompe, qu’il était d’usage dans les fêtes athéniennes d’implorer les Dieux pour Chio comme pour Athènes. Les Athéniens allaient même jusqu’à rire un peu du zèle sans limites des Chiotes. « Quelle bonne ville que Chio ! disait Eupolis. Tout ce que vous demandez elle le donne. Voilà un cheval qui n’a pas besoin d’aiguillon ! » Mais, le désastre de l’expédition de Sicile ayant porté le premier coup à la puissance d’Athènes, Chio pensa avec l’appui des Lacédémoniens à s’affranchir de l’hégémonie athénienne. Elle mit d’ailleurs dans l’exécution de ses desseins la plus extrême circonspection, puisqu’elle envoya dans le même temps des ambassadeurs à Sparte et des ambassadeurs à Athènes, pour assurer les deux cités de son bon vouloir. Ce fut Alcibiade qui entraîna la défection de Chio. Durant la troisième phase de la guerre du Péloponnèse, les Chiotes furent tour à tour du côté de Sparte et du côté d’Athènes, selon que la victoire suivait Sparte ou suivait Athènes. Dans la bataille qui mit fin à ce duel de trente ans, à Ægos-Potamos, les Chiotes étaient avec les Spartiates. Un historien a dit que les Chiotes contribuèrent puissamment à la victoire et se conduisirent avec vaillance. Mais Ægos-Potamos ne fut pas une bataille. Ce ne fut qu’une surprise terminée par un horrible massacre. Le zèle des Chiotes envers Sparte ne leur profita pas. Lacédémone traita ces alliés fidèles en ennemis vaincus. Un harmoste vint occuper l’île avec une garnison. La flotte fut saisie, et défense fut faite d’en créer une nouvelle. Il y eut des supplices, des proscriptions. La terreur régna à Chio. Si Athènes était parfois exigeante, son gouvernement n’eut jamais le caractère vexatoire ni les duretés farouches du gouvernement de Sparte.

Nous ne suivrons pas l’histoire politique et municipale de Chio en toutes ses péripéties. Vlastos, dans son gros livre sur Chio[2] et M. Fustel de Coulanges, dans un Mémoire savant et étendu[3], ont épuisé le sujet. Nous ferons seulement le sommaire des principaux événemens de la vie nationale de Chio jusqu’à la conquête turque. — Durant la période de l’histoire grecque qui s’étend de la fin de la guerre du Péloponnèse aux premières expéditions des Romains, les Chiotes, que le traité d’Antalcidas avait délivrés de la domination lacédémonienne, furent tour à tour alliés des Athéniens, des Lacédémoniens, des Thébains et des barbares. Est-il besoin d’ajouter que ces diverses alliances étaient la conséquence des succès des Athéniens, des Lacédémoniens, des Thébains et des barbares ? — Les Chiotes avaient l’esprit de n’être jamais du parti des vaincus. — Une fois cependant, ils manquèrent de perspicacité. Ils appelèrent une garnison perse au moment où Alexandre portait ses armes en Asie. D’ailleurs, s’ils ne surent pas prévoir la fortune du jeune héros, ils furent des premiers, entre tous les Grecs à se soumettre à la puissance romaine. Dès la première apparition des Romains en Grèce, les Chiotes se déclarèrent leurs alliés. Ils leur restèrent toujours fidèles. Toutefois force leur fut de se rendre à Mithridate et de lui donner leurs navires. Mais le roi de Pont, ayant appris que les Chiotes avaient gardé des intelligences avec Rome, conçut contre eux une extrême colère. Son lieutenant Zénobius rassembla les principaux citoyens au théâtre et leur déclara qu’il fallait livrer toutes leurs armes et payer dans l’instant une contribution de 2,000 talens. Les Chiotes obéirent. Zénobius s’écria alors qu’il manquait quelques drachmes à la somme exigée et fit déporter en masse les habitans de Chio dans le royaume de Pont, où ils furent vendus comme esclaves. Leur rapatriement fut une des conditions du traité de paix qui intervint entre les Romains et Mithridate. Les Chiotes reçurent le titre d’amis du peuple romain, et l’autonomie leur fut reconnue. On sait de reste ce qu’était l’autonomie des cités dans les provinces romaines. Sous la domination des empereurs, ces droits illusoires finirent par tomber en désuétude sans que les Chiotes cherchassent à les revendiquer.

Du gouvernement des césars de Rome, Chio, au partage de l’empire, passa sous la domination des césars de Byzance. Au temps des empereurs grecs, l’île eut à subir les insultes des Arabes, les attaques des Turcs, les descentes des pirates sarrasins. A la suite de la quatrième croisade, elle tomba au pouvoir des Vénitiens, fit retour à l’empire grec pour un siècle, puis, après avoir été prise deux fois par les Génois, elle leur resta définitivement acquise. La république de Gênes avait pour créanciers plusieurs membres de la puissante famille des Justiniani. Le trésor étant vide, la république donna comme gage l’île de Chio avec tous ses revenus. Gênes ne trouva jamais l’argent pour se libérer, et Chio resta aux Justiniani. En droit, l’île était une des possessions de Gênes ; en fait, elle était un état indépendant gouverné par les Justiniani. La domination de ces Génois, qui dura un peu plus de deux siècles (de 1346 à 1566), fut détestée par les Chiotes, non point peut-être qu’elle fût violente et tyrannique, mais parce qu’elle fut dédaigneuse et vexatoire. Les Justiniani, avec leurs idées de Latins, comptèrent la population grecque pour rien. Ils traitèrent l’île en pays conquis. Il n’y eut pas si infime emploi qui ne fût tenu par un Italien, si petit détail de gouvernement municipal dont les Grecs eussent le droit de s’occuper. Sous les rois de Perse, sous l’hégémonie d’Athènes, sous l’empire romain, sous l’empire byzantin, les Chiotes, bien que soumis au point de vue politique, étaient restés libres, ou du moins avaient gardé l’apparence de la liberté au point de vue municipal. Les Justiniani ne leur laissèrent pas même l’ombre de cette liberté. De plus, avec l’intolérance des catholiques de ces époques, ils s’efforcèrent en toute occasion d’humilier l’église grecque. Aussi, quand en 1566 les troupes ottomanes chassèrent les Génois de l’île, les Chiotes saluèrent les Turcs comme des libérateurs.

Ce genre d’accueil, que les Ottomans n’étaient pas accoutumés à recevoir des Grecs, concilia tout de suite aux Chiotes les faveurs de la Porte. La domination turque, si lourde aux autres pays grecs, fut légère à l’île de Chio. Par leur franche soumission et leur habileté, par les services que des Chiotes rendirent dans le sérail comme interprètes et comme médecins, grâce aussi à ce merveilleux mastic de Chio, dont la récolte devint un apanage de la sultane mère et à des bakchich intelligemment prodigués aux valis et aux membres du Divan, les Chiotes obtinrent peu à peu quantité de libertés et de privilèges. Ils réussirent à constituer un gouvernement municipal auquel les Turcs n’eurent aucune part. Un conseil de trente membres nommait trois démogérontes, qui concentraient en leurs mains tous les pouvoirs publics. Les démogérontes étaient les seuls intermédiaires entre l’autorité turque, représentée par la vali, le cadi et le mufti, et la population grecque de l’île. Un Grec de Chio n’avait jamais directement affaire aux magistrats ottomans, sauf dans les procès au criminel. Les démogérontes étaient juges au civil et connaissaient de tous les différends entre les raïas. C’étaient aussi les démogérontes qui répartissaient et percevaient les impôts, et les payaient ensuite au gouvernement turc. Comme l’a très judicieusement remarqué M. Fustel de Coulanges, les impôts exigés par les Turcs ne sont point excessifs. Ils ne deviennent lourds que par la manière dont ils sont perçus. Les raïas sont ruinés, l’état ne s’enrichit pas ; tout le profit va aux intermédiaires. À Chio, il n’y avait pas d’autres intermédiaires que les démogérontes, qui répartissaient l’impôt avec justice et le percevaient avec probité. Un tel mode de perception fut une des causes de la prospérité des Chiotes et de leur sincère soumission à la domination ottomane.

Cette domination, il est vrai, se faisait sentir plus durement chez les habitans de la partie nord de l’île, où on cultivait le mastic. Les Chiotes de cette région vivaient sous un régime spécial. Ils étaient comme les serfs du Grand-Seigneur. Tournefort, dans son Voyage du Levant, donne de curieux détails sur les grandeurs et les servitudes de ces raïas. Un aga, qui louait chaque année à Constantinople la ferme du mastic, les gouvernait despotiquement. Sur les cinquante mille oques de mastic que produisaient annuellement les lentisques, vingt mille oques étaient réservées pour le sultan et consommées dans le sérail. Le reste, jusqu’à concurrence de deux mille cinq cents oques par chaque village, appartenait à l’aga. Si la récolte était abondante, l’aga se faisait livrer l’excédent au prix qu’il fixait lui-même ; si au contraire l’année était mauvaise, chaque village devait donner autant d’écus qu’il manquait d’oques de mastic. Les Chiotes ne pouvaient ni consommer ni vendre cette denrée. Ils ne pouvaient même ramasser une larme de gomme avant qu’un ordre de l’aga eût fixé le jour de l’ouverture de la récolte. Pendant qu’on préparait le mastic, les villages étaient fermés, les défilés et la côte gardés par des zaptiés. Nul individu étranger à la contrée ne pouvait y pénétrer. Conserver un peu de mastic chez soi, en faire passer à la ville ou à l’étranger, c’était encourir la mort ou les galères. Pour dédommager les paysans chiotes de leur servage, la Porte leur avait concédé divers privilèges. Ils étaient exemptés de tout impôt et de toute corvée, et ils jouissaient, honneur insigne refusé aux autres raïas, du droit de sonner les cloches et de porter le turban !

Les guerres, les révolutions, le ballottement de servitude en servitude, l’oppression des Génois, la domination ottomane, n’arrêtèrent pas l’essor du commerce et de l’industrie de Chio. Dans les premières années du XIXe siècle, les Chiotes, qui étaient allés toujours s’enrichissant, atteignaient au dernier degré de la prospérité. Le vin, l’eau-de-vie de mastic, les oranges, les citrons, le miel, les amandes, les confitures de kitro, les soies et les cotons bruts, les velours, les damas, les passementeries, les cuirs ouvragés, les étoffes brochées d’or donnaient aux Chiotes les plus beaux revenus, que triplaient les bénéfices de leur commerce, qui rayonnait sur tout le littoral méditerranéen. Les Chiotes avaient des comptoirs à Constantinople, à Smyrne, à Alexandrie, à Marseille, à Venise, à Gênes ; ils en avaient aussi à Amsterdam, à Londres, à Odessa. Ce furent les Chiotes qui inaugurèrent le commerce des blés de la Mer-Noire. Ils avaient obtenu de la Porte, au nombre de leurs privilèges, l’exemption des droits de péage imposés aux navires qui passaient les Dardanelles. Dans la conflagration générale où la révolution française et l’empire entraînèrent l’Europe, la Turquie resta longtemps neutre. Cette neutralité ne fut pas d’un grand profit aux Turcs, mais elle fut une source de richesse pour le commerce grec. les Grecs naviguant sous pavillon ottoman accaparèrent toute l’importation et toute l’exportation de la Méditerranée. L’argent que l’agriculture, l’industrie, le commerce, la banque, faisaient affluer à Chio ne servit pas seulement à accroître le bien-être et le luxe des insulaires, il profita à l’embellissement de l’île, à l’humanité, à la civilisation. Au moyen de donations, de souscriptions, de taxations volontaires, on éleva deux cents églises, on construisit un hôpital qui pouvait recevoir plusieurs centaines de malades, un hospice pour les vieillards, un lazaret. Chio eut une caisse d’épargne qui payait aux riches 6 pour 100, aux pauvres et aux orphelins 8 pour 100. L’école de Chio, où les cours étaient gratuits à tous les degrés, était renommée dans la Grèce entière par l’excellence de son enseignement. Sept cents élèves y venaient chaque année de Turquie, des îles, de Grèce, d’Asie-Mineure. Les Chiotes fondèrent aussi une bibliothèque qui possédait plus de quarante mille volumes en 1821, et ils furent les premiers en Orient à avoir une imprimerie.

II

« La plupart des cités grecques, a dit Pline l’Ancien, gagnèrent beaucoup à échanger une liberté agitée contre le repos et la prospérité que leur assura Rome. » Les Chiotes, à toutes les époques, auraient approuvé les paroles de Pline. Ils se trouvèrent bien de la domination romaine et s’accommodèrent admirablement de la domination ottomane. Le patriotisme à coup sûr leur semblait un beau sentiment, mais un luxe dont il était aisé de se passer. Après les guerres et les troubles qu’ils avaient eu à subir au temps des empereurs de Byzance et des Génois, ils auraient volontiers dit du Turc :

……. Deus nobis hæc otia fecit.
Namque erit ille mihi semper Deus…


Au début de la guerre de l’indépendance, quand la Grèce entière s’agitait au grand souffle de la liberté, les raïas de Chio restèrent tout à fait calmes. Ils virent cette insurrection avec un certain étonnement, non sans une certaine crainte. Ils pressentirent que, même pour les Grecs décidés à ne pas se mêler au mouvement, il y aurait des coups à recevoir. D’ailleurs, ils n’avaient pas été initiés aux préparatifs de la révolte. Les hétairies qui avaient préparé la levée de boucliers savaient qu’on ne devait pas compter sur les Chiotes. Ce ne fut que de longs mois après les premiers coups de fusils tirés que les Grecs tentèrent de soulever Chio. Le 8 mai 1821, une escadre grecque de vingt-cinq bâtimens vint mouiller devant l’île. Un émissaire fut débarqué portant une proclamation destinée à faire prendre les armes aux Chiotes. La garnison turque se composait alors tout au plus de trois cents soldats. Le 11 mai, l’émissaire revint à bord du vaisseau amiral. Cent hommes à peine dans toute l’île étaient disposés à la révolte, et les notables de Chio avaient livré spontanément des otages au pacha. Un message secret fut même envoyé par les démogérontes à l’amiral Tombasis, le conjurant de s’éloigner pour ne pas troubler la tranquillité de l’île. La flotte grecque leva l’ancre. Le pacha tremblant encore de la peur qu’il avait eue, demanda des renforts à Constantinople et exigea des Chiotes de nouveaux otages. Mille irréguliers turcs arrivèrent à Chio. Ils terrorisèrent l’île par leurs vexations et leurs pillages. Les Chiotes furent employés nuit et jour, les injures et la bastonnade payant leur peine, à élever des redoutes, à construire des abris, à fabriquer des affûts de canons. Les Turcs n’avaient rien à craindre des Chiotes, fui venaient de donner assez de preuves de fidélité ; mais, même après l’insuccès de leur première entreprise, une seconde tentative contre l’île était à redouter de la part des Grecs.

En effet, le 22 mars 1822, une troupe de Samiens, d’environ deux mille hommes, débarqua dans l’île. Elle avait pour chef un aventurier de Samos, nommé Lycurgue, et un paysan chiote qui avait fait la campagne d’Égypte sous Bonaparte. Ces soldats n’étaient point des plus braves ni des plus disciplinés de l’armée grecque. Lycurgue, ambitieux d’un commandement, les avait racolés parmi les vagabonds, les repris de justice, les déserteurs et les mécontens de l’armée, et il s’était décerné à lui-même le titre de généralissime (archistratège) du corps de Chio. A l’approche des Samiens, les Turcs se réfugièrent dans la citadelle. Lycurgue prit possession de la ville. Ses hommes commencèrent par piller les mosquées et les boutiques turques et finirent par piller les maisons des Grecs qu’ils étaient venus pour délivrer de l’esclavage. Les singulières façons de leurs libérateurs n’étaient point faites pour engager les Chiotes à combattre dans leurs rangs. La population ne bougea pas. Seuls quelques paysans de la région du mastic s’armèrent de bâtons durcis au feu et vinrent grossir le corps de Lycurgue. Plusieurs attaques contre la citadelle n’eurent aucun résultat, car les assiégeans manquaient de canons. Ils en firent demander à Psara et à Corinthe. Les Grecs, bien qu’ayant désapprouvé l’expédition, se décidèrent à leur en envoyer, mais les bâtimens qui les portaient durent s’arrêter à Psara. Chio était retombée au pouvoir des Turcs.

On avait reçu à Constantinople la nouvelle de la révolte de Chio. C’est ainsi que le gouverneur appelait l’échauffourée des Samiens, à laquelle les Chiotes n’avaient pris aucune part. Le sultan entra dans une grande colère. On dit qu’il ne prononça que ces trois mots : « Fer, feu, esclavage. » Le capitan-pacha lui-même fut chargé de l’exécution de cette sentence. Sa flotte, forte de plus de cinquante bâtimens, mouilla devant Chio, le 11 avril, et ouvrit le feu. Les Samiens quittèrent la ville et se rembarquèrent. Toutefois, Lycurgue, qui craignait pour les Chiotes les terribles vengeances des Turcs, resta avec quelques centaines d’hommes à Lithocoron, dans le nord de l’île, afin de recueillir et d’embarquer les fugitifs. Mais une dizaine de ses soldats ayant, dans une reconnaissance, été pris par des paysans chiotes et livrés aux Turcs qui les égorgèrent, il quitta l’île.

A peine les Turcs eurent-ils débarqué que le massacre commença. Le gouverneur donna le signal en faisant pendre cent vingt otages aux créneaux de la citadelle. Alors cinquante incendies s’allument à la fois dans la ville, et les quinze mille Turcs de Kara-Ali se ruent au carnage. Dans les rues, on sabre les fuyards affolés ; dans les maisons, on égorge les femmes, les vieillards, les enfans. Les ordres du capitan-pacha étaient bien d’épargner pour la vente les femmes au-dessous de quarante ans et les enfans de deux à douze ans. Enivrés par le sang, excités par les derviches et les mollahs qui hurlaient : « Tuez ! tuez ! c’est Allah, le Prophète et le sultan qui l’ordonnent ! » les Turcs, le premier jour du massacre, n’épargnèrent personne. A la nuit, ils n’étaient pas las de tuer. Les flammes de l’incendie éclairèrent des scènes atroces. Des femmes traînées par les cheveux étaient violées sur les cadavres de leur père ou de leur mari avant d’être éventrées ; des derviches tournaient leur ronde furieuse autour des amas de cadavres et de mourans ; des soldats dressaient des pyramides de têtes sur lesquelles ils plantaient des étendards ; d’autres formaient industrieusement avec des centaines d’oreilles des guirlandes destinées à orner la poupe des vaisseaux. Le lendemain, les chefs turcs modérèrent le carnage pour procéder avec méthode aux exécutions en masse et pour varier les supplices. On noya les vieillards, les vieilles femmes et les enfans nouveau-nés. Les plus riches entre les Chiotes furent mis à la torture afin de leur faire avouer où ils avaient caché leurs trésors. Les uns expirèrent sous le fouet, dans l’huile bouillante ; d’autres, le corps horriblement mutilé et couvert des stigmates des tenailles rougies au feu et des griffes de fer, étaient traînés jusqu’à la grève, où on les égorgeait. Le capitan-pacha, Kara-Ali, qui tenait à jouir du spectacle, avait ordonné qu’on amenât des captifs sur le pont de sa frégate. Ils arrivaient par centaines, et l’amiral les faisait sous ses yeux pendre, décapiter ou empaler, selon ses caprices de bourreau.

Les massacres et les exécutions s’arrêtèrent soudain au bout de cinq jours. Ce n’étaient ni la lassitude des égorgeurs, ni un tardif sentiment de pitié qui dictaient la fin du carnage. Les Turcs n’avaient encore tué que neuf mille Grecs, et sur les registres de douane de Chio, les esclaves ayant acquitté le droit de sortie à tant par tête pour être vendus sur les marchés d’Asie ne s’élevaient encore qu’à douze mille. Il fallait de nouvelles victimes. Mais la ville était vide, les villages abandonnés. Presque tous les Chiotes s’étaient réfugiés dans les montagnes et au bord de la mer, et des bâtimens grecs arrivaient sur tous les points de l’île pour embarquer les fugitifs. C’est alors que Kara-Ali et Vehib-Pacha suspendirent le massacre et firent annoncer qu’une amnistie générale était proclamée, à la condition que les Grecs rentreraient dans leurs foyers et donneraient de nouveaux otages. L’archevêque Platon, les démogérontes et autres notables qui étaient détenus dans la citadelle se portèrent garans de la parole des Turcs. Les agens consulaires européens eux-mêmes, abusés par Vehib-Pacha, trempèrent à leur insu dans cet exécrable guet-apens. Comment les Chiotes ne se seraient-ils pas laissé tromper ? Ils regagnèrent en foule les villages et envoyèrent à Chio de nombreux otages, qui arrivèrent devant les chefs turcs en célébrant la clémence du Grand-Seigneur.

Le 24 avril, au lever du soleil, une salve de toute l’artillerie de la flotte annonça la reprise du massacre. Les consuls qui avaient engagé les Chiotes à se fier à la parole des Turcs purent voir en même temps les cadavres de six cents otages hissés aux vergues des vaisseaux, et les démogérontes, les primats et les notables des villages amnistiés, au nombre de cent cinquante, pendus aux créneaux de la citadelle. Pour l’archevêque Platon, on lui donna une place d’honneur. Revêtu de ses habits sacerdotaux, il fut pendu à la volée d’un canon. Quand il n’y eut plus à tuer dans la ville, les Turcs parcoururent les campagnes, la torche et le fer à la main. Rien n’échappa à leur fureur : les hommes furent mis à mort, les femmes vendues, les maisons brûlées, les plantations saccagées. On n’épargna que les vingt-deux villages de la région du mastic, grâce à l’intervention du harem impérial. Les massacres, qui ne s’arrêtèrent que faute de victimes, se continuèrent jusqu’au milieu de mai. Puis, l’ordre ainsi rétabli dans l’île, les Turcs se reposèrent de leurs exploits en célébrant pieusement le ramazan.

C’était le sultan Mahmoud qui avait ordonné la ruine de Chio. Mais Kara-Ali, le capitan-pacha, avait organisé les massacres avec une science scélérate et y avait présidé avec une férocité de bête fauve. Lui au moins allait trouver le châtiment. Dans la nuit du 18 juin, il y avait fête en rade de Chio à bord du vaisseau amiral. Baleste, officier français qui combattait dans les rangs grecs, venait d’être tué en Crète et on avait apporté sa tête et ses deux mains au capitan-pacha. Tous les états-majors de la flotte, venus pour complimenter l’amiral, contemplaient ces sanglans trophées cloués à la proue de la frégate. Dans sa joie, car Baleste était très redouté, l’amiral avait retenu les principaux officiers à son bord et leur offrait un banquet. On se réjouissait, car on était victorieux et on pouvait sans crainte passer une nuit de ramazan sur ce vaisseau monté par deux mille deux cents hommes, armé de quatre-vingts canons et entouré de plus de cinquante bâtimens de guerre.

Or, ce jour-là même, deux tout petits bateaux grecs avaient quitté Psara. L’un portait vingt marins, l’autre quatorze. Ces trente-quatre hommes allaient venger Chio. C’étaient des brûlotiers commandés par Constantin Canaris. Ils arrivent, la nuit tombée, à l’entrée de la passe, trompent les vigies des deux frégates turques qui la gardent, louvoient au milieu des bâtimens à l’ancre et s’approchent du vaisseau amiral. Rapide comme la flèche, le brûlot de Canaris fond sur ce navire. Canaris s’accroche à la proue, atteint le beaupré, où il se cramponne, jette les grappins dans les bossoirs. Cela fait, il redescend dans son brûlot, l’allume et saute dans sa barque. Son lieutenant, George Pépinos, qui a attaché son brûlot à la frégate du Riala-bey, le rejoint. Ils passent sous le feu des Turcs en les saluant du cri triomphal : « Victoire à la croix ! » Ces intrépides marins dédaignent maintenant de se dérober à la vue de l’ennemi : leur œuvre est accomplie, et ils ont un baril de poudre pour se faire sauter si on leur coupe la retraite. Mais les Turcs pensent plutôt à l’incendie qui menace de s’étendre à tous les navires. Le vaisseau amiral s’est embrasé en un instant. Le vent qui s’est levé soudain active l’ardeur des flammes qui gagnent le pont, les haubans, les hunes. Le navire devient fournaise. Les canons chargés partent d’eux-mêmes sous l’action de la chaleur, jetant dans la flotte la mort et l’épouvante. La flamme s’avance vers la soute aux poudres. L’amiral descend dans une yole. Un mât tombe, engloutit l’esquif, brise les reins de Kara-Ali. Des matelots le transportent à la nage jusque sur la grève, où il expire dans d’atroces souffrances après avoir vu sauter son vaisseau-amiral et brûler plusieurs de ses frégates.

Les Turcs avaient la coutume de répondre à une défaite par un massacre. Vehib-Pacha, le lendemain de la mort de l’amiral, donna l’ordre à ses soldats de traiter les villages à mastic, épargnés jusqu’alors, comme avaient été traités les autres villages et la ville. Quelques jours plus tard, il n’y restait ni un homme ni une maison. C’est avec raison qu’on dit : les massacres de Chio. Il y eut à Chio trois massacres. Le premier, où les Turcs saccagèrent la ville, dura cinq jours. Le second, où les villages du nord et du centre de l’île furent ravagés, dura quinze jours environ. Enfin le troisième, qui ruina la contrée du mastic, se prolongea pendant plus de deux semaines. Le nombre total des victimes n’est point exactement connu. Mais on peut l’évaluer, sans tomber dans les exagérations des philhellènes de 1825, à vingt mille tués et à quarante mille vendus comme esclaves. Ce qui est certain, c’est que l’île avait avant les massacres quatre-vingt-dix mille âmes et que, d’après un recensement fait le 5 juillet 1822, il n’y avait plus dans toute l’île, à cette date, que neuf cents habitans. Trente mille Chiotes avaient échappé au carnage en se réfugiant sur les vaisseaux grecs envoyés sur la côte par Miaoulis le lendemain de l’incendie de la frégate amirale turque. Ils se dispersèrent dans toutes les villes commerçantes de l’Europe. Le plus grand nombre émigra à Syra et à Trieste. — Quand on réfléchit sur ces massacres perpétrés de sang-froid, deux mois durant, en plein XIXe siècle, on s’étonne que les Turcs n’aient pas été mis à jamais au ban des peuples civilisés, et on doute si l’humanité a, depuis trois mille ans, fait un pas en avant. Les Perses de Cyrus, les barbares de Mithridate, ont été infiniment moins féroces que les Turcs du sultan Mahmoud.

Le massacre de Chio a inspiré à Victor Hugo les beaux vers des Orientales :

Les Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil.
………….
Veux-tu pour me sourire un bel oiseau des bois,
Qui chante avec un chant plus doux que le hautbois,
Plus éclatant que les cymbales ?
Que veux-tu, fleur, beau fruit ou l’oiseau merveilleux ?
— Ami, dit l’enfant grec, dit l’enfant aux yeux bleus,
Je veux de la poudre et des balles.


Mais la sublime réponse de l’enfant n’est pas à sa place dans la bouche d’un Chiote. C’étaient les enfans d’Hydia et de Psara, îles saccagées comme Chio, qui voulaient de la poudre et des balles. Les Chiotes ne demandaient qu’à retourner dans l’île pour cultiver leurs terres et reprendre leur commerce. Quelques années après les massacres, les Turcs, jugeant que c’était mal entendre l’économie politique de se priver des beaux revenus de Chio, rappelèrent les Chiotes et leur rendirent leurs biens. Les Chiotes revinrent, oubliant ou feignant d’oublier les événemens qui les avaient bannis. Il y eut un accord tacite entre les bourreaux et les victimes pour ne pas se rappeler le passé. La Porte rétablit les Chiotes dans leurs anciens privilèges, lis eurent comme autrefois leur administration autonome, qu’ils conservèrent jusqu’à l’établissement des vilayets. Peu à peu les maisons se rebâtirent, les plantations repoussèrent, le commerce reprit, l’île se repeupla. En 1854, il n’y avait encore à Chio que trente mille habitans ; en 1880, les Chiotes étaient plus de quatre-vingt mille. C’était presque la même population qu’avant l’insurrection. C’étaient aussi presque la même richesse, la même prospérité, le même bonheur tranquille. L’île de Chio était redevenue une des plus riches et des plus riantes de la mer Egée.


III

Au voyageur qui venait de Smyrne à Chio, par le Lloyd, l’île dont il n’apercevait d’abord que les hautes montagnes granitiques, paraissait sévère et stérile. L’épithète qu’Homère donne à Chio : « montagneuse et abrupte, » revenait à la mémoire. Mais, quand on approchait de terre, la nature changeait d’aspect. Dénudées à leur sommet, les montagnes abaissent vers la mer leurs pentes inférieures toutes couvertes de vignes, d’orangers, d’amandiers. La brise d’ouest en apporte les parfums jusque sur le pont du navire. Les yeux, brûlés par la réverbération du soleil sur la glace mouvante des eaux, baignent avec délices dans un horizon de verdure. La ville capitale (Chio ou Kastro) s’arrondissait en hémicycle autour du port, flanquée à son extrémité nord par la vieille forteresse génoise, qui enfermait tout un quartier dans ses épaisses murailles bastionnées ; à son extrémité sud par le cimetière turc, rempli d’arbres au feuillage sombre. Avec ses petites maisons blanches à toits de tuiles, que surmontaient d’espace en espace les pointes aiguës des minarets et les dômes bulbeux des églises, avec ses deuxièmes plans s’étageant en jardins fruitiers et ses troisièmes plans occupés par les montagnes, Chio formait un charmant panorama. Le cimetière et les jardins, qui s’avançaient jusqu’à la mer, donnaient l’illusion des terrasses de Gênes. Une fois descendu à terre, on se trouvait un peu déçu. Une ville construite à angles droits ; des rues étroites ; quelques hautes maisons de style froid et sévère, d’allure de forteresse, comme les palais florentins ; d’autres, en plus grand nombre, rebâties depuis les incendies, dénuées de tout caractère ; des églises et des mosquées méritant a peine un regard, c’est tout ce que le voyageur avait à voir à Chio. De ruines antiques, point. Des pierres sculptées, des morceaux de marbre, des fûts de colonnes, des fragmens d’architraves, des chapiteaux mutilés, il y en avait en abondance ; mais ces vestiges étaient engagés dans les constructions modernes.

L’enchantement commençait quand on quittait la ville. La plaine qui s’étend entre les faubourgs et les ramifications du mont Provato n’est qu’une vaste forêt d’orangers de près de six lieues carrées, où l’on récolte chaque année plus de cent millions d’oranges. Au sortir de la ville, un chemin allant du nord au sud se creuse dans cette forêt des Hespérides. L’espace d’environ 12 kilomètres, on marche entre deux lignes de murs au-dessus desquels se masse ou se découpe le feuillage varié de toutes les essences d’arbres à fruits. C’est le Kampos, ce sont les jardins et les maisons de campagne des Chiotes. Tels les grands négocians de Londres qui regagnent, leur journée finie, les cottages de Richmond et de Twickenham, ainsi les Chiotes riches passent le jour à leurs affaires, sur le port, dans les bazars, dans les bureaux, et, le soir venu, quittent la ville pour le Kampos. Des Grecs, originaires de Chio, mais habitant Syra, Smyrne, Constantinople, ont aussi des villas au Kampos ; ils y viennent passer la saison des grandes chaleurs, qui, dit-on, sont moins accablantes à Chio que dans toute autre contrée du littoral asiatique.

Les autres parties de l’île de Chio, qui n’ont point le riant aspect du Kampos, ne sont ni moins riches ni moins bien cultivées. Au nord de l’île, dominée dans cette région par le mont Elie, les montagnes hautes et escarpées ne souffrent pas de végétation à leur cime. Mais les pentes basses et les vallons sont couverts de blés, de vignes, de mûriers, de cotonniers, d’oliviers. Aussi loin que porte la vue, pas un pouce de terrain qui ne soit cultivé, pas une ravine où ne poussent des arbres productifs, pas une côte où ne coure la vigne. Contrairement aux autres Grecs, les Chiotes aiment l’agriculture ; ses durs labeurs ne les rebutent pas. Si l’île est devenue fertile, c’est par les efforts constans des générations. Imagine-t-on que les Chiotes ont taillé en gradins les pentes raides des montagnes et qu’ils ont amassé sur ces degrés la mince couche de terre végétale qui tapissait le granit ? La vigne, l’olivier, le blé garnissent ces espèces d’escaliers labourés à la main, à grande fatigue. Dans les vallons et sur les versans, les Chiotes labourent avec des bœufs ; dans les plantations de coton, ils donnent trois labours successifs. Chio fut toujours renommée pour ses nombreuses sources. Ces sources, les Chiotes ont été les chercher dans les entrailles de la terre, taillant le granit, perçant le roc à de grandes profondeurs pour faciliter le passage des eaux.

Le sud de l’île, bien que d’une nature moins escarpée, est plus rebelle à la culture. Le sol pierreux se prête mal à la plupart des ensemencemens ; en maint endroit, il est tout à fait infertile. C’est cependant de cette terre, qui paraît déshéritée, que l’île tire ses plus beaux revenus. Ces touffes de broussailles, hautes de quatre à six pieds, aux rameaux noueux, aux feuilles vert foncé, sont des arbres magiques. Ailleurs, ces arbustes sont de vulgaires lentisques ; là ce sont des arbres à mastic. Dans les autres îles situées sous les mêmes latitudes, ayant le même sol, brûlées par le même soleil, rafraîchies par les mêmes brises, les lentisques ne distillent pas de gomme[4]. Les Chiotes attribuent ce phénomène à un miracle. Saint Isidore a souffert le martyre à Chio, c’est de son sang qu’est né l’arbre à mastic. Il faut croire que saint Isidore a été martyrisé au sud de l’île, car on a eu beau transplanter des lentisques dans la partie nord de Chio, ces arbustes n’ont rien produit. Au reste, les auteurs anciens parlent du mastic de Chio, mais les paysans chiotes, bien que parlant un bon grec, ne lisent pas les auteurs anciens. La culture du mastic exige des soins constans. Ces arbustes ne se reproduisent pas par leurs graines ; les Chiotes les multiplient en les provignant. Au mois de juin, on pratique des incisions sur le tronc et sur les branches. La gomme s’échappe des blessures, coule en larmes le long du tronc et vient former au pied un cercle de résine blanchâtre. En septembre, les paysans arrachent la résine qui est restée attachée à l’écorce ; c’est la plus précieuse. Ils ramassent ensuite celle qui est tombée au pied de l’arbre ; la terre qui y adhère se détache en séchant. On exporte le mastic à Constantinople, à Smyrne, dans les grandes villes des deux Turquies. Les femmes trompent l’ennui des harems en mâchant cette pâte parfumée ; brûlé dans des cassolettes, le mastic répand une odeur agréable. Une grande partie de la récolte sert à la distillation. Dissous dans l’alcool, le mastic fait une excellente liqueur, dont la saveur tient à la fois de l’anis et de l’absinthe. C’est presque la seule liqueur qu’on boive en Grèce et en Turquie. On vend aussi en Occident de l’eau-de-vie de mastic. Mais ceux qui en ont bu en Grèce n’y retrouvent point le fin arôme dont ils ont gardé bon souvenir. Malgré les belles étiquettes en caractères grecs qui en décorent les fioles, cette liqueur au goût de vernis est sans doute fabriquée à Cette avec quelque abominable produit chimique.

Les villages de Chio, et principalement ceux du sud, ont un caractère étrange. On dirait des forteresses. Il n’y a pas de murailles proprement dites, mais les maisons, s’ouvrant seulement sur les rues intérieures et se reliant toutes entre elles par derrière, forment une sorte d’enceinte continue. Les deux issues de la rue centrale sont fermées par des grilles de fer. Cet appareil de défense, désormais sans objet, avait son utilité au temps de l’empire de Byzance et de la domination génoise, alors que les paysans étaient sans cesse sous le coup des descentes des pirates et des agressions des Arabes et des Turcs. Les Ottomans n’eurent garde de faire modifier ces procédés de construction. Ces villages fermés comme des prisons semblaient créés à souhait pour faciliter la surveillance des masticochorites à l’époque de la récolte.

Pas plus que la ville, les campagnes ne sont riches en ruines antiques ou byzantines. Quelques tours génoises, portant sculptées au-dessus de leurs portes béantes les armes des Justiniani, les assises de la cella du temple d’Apollon de Phanae, deux piliers d’un aqueduc romain, puis des fragmens de colonnes byzantines, de rares inscriptions : à ceci se borne le trésor archéologique. Parmi les souvenirs antiques, on montre, près de Sklavia (à deux lieues au sud-est de Chio) une source située en un site merveilleux où, dit-on, se baigna Hélène. Il y a aussi, à égale distance de la ville, mais au nord, un rocher taillé en plate-forme par la main humaine. On l’appelle l’École d’Homère. Les Chiotes croient fermement qu’Homère, né à Chio, comme on sait, à moins que ce ne soit à Smyrne, à Rhodes, à Colophon, venait là réciter ses poèmes. Ce roc porte sur une de ses faces quelques reliefs informes, quelques traits vagues. Chandler en a fait un bas-relief représentant une Cybèle entre deux lions ; Pococke prétend que c’est un Homère entouré de deux muses ! On peut, à la vérité, voir sur ce rocher tout ce que l’on veut, attendu qu’on n’y voit rien du tout. Le célèbre monastère de Néamoni, où habitent cent cinquante moines, novices et serviteurs, est surtout remarquable par sa situation pittoresque. Bâti sur un escarpement rocheux de 200 mètres, à peu près à mi-côte du mont Provato, il domine des vallons verdoyans et la plaine des orangers, et plus au loin, la ville, la mer, la côte d’Asie. Au centre des constructions édifiées en style de forteresse, avec tours et murailles crénelées, s’élève l’église. L’intérieur brille du luxe somptueux des églises byzantines : colonnes de marbre et de jaspe, mosaïques à fond d’or, lustres, torchères et iconostases de vermeil, portes de bronze doré.

L’île de Chio compte environ soixante-quinze villages, dont quelques-uns ont jusqu’à trois mille habitans. Nénita, Kalamoti, Mesta, vingt autres bourgades vivent de la récolte du mastic. A Chymiana, à Néochori, on cueille les oranges, les olives, les figues, les amandes, les citrons, les fèves. A Vrontado, à Langada, à Cardamila sont les marins, — caboteurs et pêcheurs. Les habitans de Volisso élèvent des porcs, qu’ils nourrissent avec des olives et des fruits. A Armolia, il y a une fabrique de poteries de terre, qui n’ont pas, il faut l’avouer, la réputation de durer longtemps. C’est pourquoi on a coutume de dire dans l’île au mari qui se plaint de sa femme : « Il fallait la prendre à Armolia. » La vigne, le coton, le blé, l’élève des vers à soie font vivre les autres villages. La ville a les tanneries, les confiseries, les moulins à eau, et tire ses plus gros revenus de la banque et du commerce avec tous les ports de la Méditerranée. Partout dans l’île enfin règnent ou plutôt régnaient hier encore le travail et la prospérité.


IV

Le dimanche 3 avril 1881, la population de Chio se reposait des travaux de la semaine. L’atmosphère était lourde, bien que le thermomètre ne marquât pas plus de 20 degrés ; le vent soufflait du sud. Le ciel était couvert, et parfois, à l’horizon, de pâles éclairs déchiraient les vapeurs condensées en nuages. D’ailleurs nulle trépidation quelconque, nul bruit souterrain n’avait pu inspirer la moindre inquiétude. Soudain, à deux heures moins quelques minutes, un craquement formidable retentit, une terrible secousse remua l’île. Le sol s’ébranla, remué en tous sens par des commotions horizontales, des soubresauts verticaux, des mouvemens giratoires. Maisons, mosquées, églises s’écroulèrent en un instant, ensevelissant sous leurs décombres des milliers de personnes. Dans les rues étroites de Chio, une pluie de pierres, des pans de murailles entiers, se détachant tout à coup, écrasaient les habitans qui abandonnaient leurs demeures restées debout. Les Chiotes, fous d’épouvante, fuyaient hors de la ville. Dans le Kampos, de nouveaux dangers les attendaient. Les murs des villas et des jardins s’écroulaient sur les fugitifs ; la terre se fendait sous leurs pas et les précipitait dans d’horribles gouffres. On cite des groupes de cinquante, de cent personnes qui furent ainsi engloutis.

Les premiers momens de stupeur passés, quelques hommes courageux que la terreur n’avait pas tout à fait affolés tentèrent de porter secours aux victimes. L’entreprise était périlleuse et présentait des difficultés presque insurmontables. Les trépidations se succédaient à des intervalles plus ou moins rapprochés, et à chaque nouvelle commotion, les murs ébranlés par la précédente s’écroulaient. De nombreux sauveteurs furent ainsi réunis aux victimes qu’ils avaient voulu sauver. On entendait des cris de détresse sortir des fondations des maisons en ruines, on voyait des mains se raidir au milieu d’amas de pierres. Mais, pour délivrer ces infortunés, il fallait un travail de plusieurs heures. Or des milliers d’individus gisaient sous les décombres. De plus, où transporter les blessés ? L’hôpital était détruit ; d’ailleurs, ils n’y eussent pas été en sûreté. Pas d’ambulances, pas de bandes, de charpie, de médicamens ! A peine deux ou trois médecins, dont l’un, M. Stliepowitch, fit dix amputations par heure. A l’approche de la nuit, les trépidations, qui n’avaient pas cessé depuis la première commotion, devinrent moins fréquentes et moins intenses. La malheureuse population bivaqua dans les cimetières, dans les campagnes, au bord de la mer, autour de feux de broussailles et de branchages. On juge si l’on dormit. On craignait de voir le sol s’abîmer par une nouvelle commotion, et personne dans cette foule qui ne pensât à sa fortune perdue, qui ne pleurât une femme, un enfant, un parent, un ami. On n’entendait que des pleurs et des gémissemens, qui s’unissaient en une funèbre clameur aux plaintes et aux cris des blessés, aux hurlemens des chiens errans.

Le lendemain, à la pointe du jour, on revint aux ruines, bien que les trépidations eussent repris. L’équipage de l’aviso français le Bouvet, arrivé la nuit même dans la rade, était descendu à terre. Officiers, matelots, chirurgiens rivalisèrent de courage et de zèle avec les Chiotes de bonne volonté pour délivrer et secourir les blessés. Mais ce ne fut que le mardi 5, surlendemain de la catastrophe, qu’on put organiser méthodiquement le sauvetage. De Smyrne, de Mitylène, de Syra, des îles grecques, où l’on avait été prévenu par le télégraphe, arrivèrent des bâtimens pour évacuer les blessés, des navires chargés de vivres, de charpie, de médicamens, de toiles et de planches pour élever tentes et baraquemens. Le Voltigeur, de la marine de guerre française, la frégate américaine Galena, la canonnière anglaise Bittern, l’aviso autrichien Taurus, mouillèrent devant Chio et envoyèrent à terre des compagnies de débarquement, qui se joignirent aux marins du Bouvet. De Smyrne étaient venus aussi des chirurgiens civils, des sœurs de charité, des zaptiés. On devait tous ces secours à l’initiative du consul-général de France à Smyrne et à Midhat-Pacha, gouverneur de cette ville. Sadyk-Pacha, gouverneur-général de l’Archipel, qui se trouvait à Chio le jour de la catastrophe, mérite moins d’éloges. Alors que le plus strict devoir lui commandait de rester dans l’île, il se réfugia à bord du Sureya. Ce pacha, dont la conduite ne rappelle que très faiblement celle de Belsunce, ne reviat à terre, dit-on, que deux jours après l’événement, quand tout danger avait à peu près disparu. Encore fut-ce pour faire maladroitement sentir son autorité à ceux qui se dévoûment au sauvetage. Les marins des différens bâtimens de guerre avaient élevé des baraques et pour les reconnaître entre elles, ils y avaient fixé leurs pavillons nationaux. Sadyk-Pacha prit ombrage de ces couleurs flottantes et invita les commandans à les faire retirer. Un détachement de sapeurs du génie avait été envoyé d’Athènes. Le gouverneur ne voulut pas les laisser débarquer. Après de longs pourparlers, il les y autorisa, mais avec l’obligation de quitter l’uniforme grec et d’endosser le vêtement civil.

Le sauvetage des victimes s’opéra au prix de quelles peines, de quelles fatigues, de quels dangers ! A mesure qu’on avançait dans cette œuvre, on était pénétré de la grandeur de la catastrophe. Le désastre, que l’imagination en proie à la terreur ou à l’espérance grossissait et atténuait tour à tour, apparaissait dans son horrible vérité : la plupart des maisons détruites, et sous leurs ruines, des cadavres. En déblayant les décombres d’une petite chapelle, on a retrouvé les corps de quarante femmes turques, qui étaient en prières au moment du tremblement de terre. Cent familles ont été ensevelies par l’effondrement d’un pâté de maisons du quartier de là citadelle. Des survivans, échappés par miracle, les uns étaient devenus fous de terreur, les autres ne pouvaient s’arracher de l’endroit où s’était engloutie leur fortune, où avait péri leur famille. Partout c’étaient des spectacles lamentables, de douloureux récits des surprises atroces, d’horribles scènes. Un homme à moitié fou regardait stupidement des chiens affamés se disputer des lambeaux de chair du corps de sa femme. On exhumait encore vivante une jeune fille qui était restée quarante heures pressée entre deux cadavres ; elle expirait dans les bras de son père, devenu fou, qui répondait à son dernier soupir par un grand éclat de rire. Une autre femme, vivante aussi, gisait au fond d’une cave, tenant son mari mort appuyé sur son sein et de son bras droit entourant sa fille morte. Plus loin un Chiote pleurait agenouillé près du cadavre de sa femme, qui était accouchée sous les décombres. Ailleurs, des groupes de femmes et d’enfans demandaient du pain, car quels que fussent les envois de vivres, ils ne suffisaient pas pour cinquante mille individus. Aux tortures de la faim venait se joindre enfin la crainte de la peste, les cadavres, qu’on n’avait pu encore dégager des ruines commençant à exhaler une terrible odeur.

Le 11 avril, à 7 heures du soir, une nouvelle secousse, accompagnée d’une détonation pareille à une décharge d’artillerie, ébranla la terre. Cette commotion qui égalait presque en violence celle du 3 avril, consomma la ruine de la ville. Toutes les maisons qui avaient été épargnées s’écroulèrent, faisant encore de nouvelles victimes.

Aujourd’hui la ville de Chio n’est plus qu’un immense amas de pierres, une nécropole où gisent cinq mille cadavres. Il n’y a pas dans la ville cinquante maisons debout, et il y aurait danger à habiter le petit nombre de celles qui n’ont pas croulé. La citadelle, le palais du gouverneur, la douane, l’évêché sont détruits. Quelques églises, quelques mosquées ont résisté, mais de larges crevasses et de profondes lézardes se creusent dans leurs murailles. Rien que pour déblayer la plaine où fut Chio, il faudra des mois de travail.

Les campagnes n’ont pas été plus épargnées que la ville. La région qui s’étend de Chio au cap Mastic a surtout beaucoup souffert. Le sol porte en maint endroit les traces de la commotion. Ici s’ouvrent des fissures, des anfractuosités ; là des éminences se sont affaissées. Toutes les villas du Kampos sont détruites. Le monastère de Neamoni s’est écroulé, ensevelissant soixante moines sous ses décombres. Quarante-deux villages sur soixante-quinze qui peuplaient l’île ont subi les terribles effets du tremblement de terre. Livadia, Kalimassia, Sklavia, où est la source d’Hélène, Armolia, le pays des poteries, et la plupart des villages à mastic sont en ruines. Nénita, qui comptait 4,000 habitans, a eu 700 morts et 300 blessés. Il y a des proportions plus effrayantes : Séminia, qui n’avait que 60 habitans, a eu 40 tués et 12 blessés. A Kalamissia, on annonce 400 morts, à Tholopotamos 200, à Thyraiana 300. On évalue les blessés des villages à 4,000, les morts à 3,160 ; dans la ville, il y a 6,000 blessés et 4,850 tués, ainsi le nombre total des victimes de toute l’île atteint au chiffre énorme de 18,000. C’est à peu près le quart de la population.

Ce tremblement de terre marquera-t-il la fin de l’histoire de Chio ? Le 3 avril 1881 sera-t-il le dernier jour d’une cité célèbre qui compte plus de trois mille ans d’existence ? On a de telles craintes en Orient et à Chio même. On dit que, les villages à mastic détruits et la ville ruinée, le reste de l’île ne pourra que végéter. Nous croyons fermement qu’il n’en sera pas ainsi. La terre, qui est la nourricière des Chiotes, la terre, qui est leur richesse, existe toujours. Or on reconstruit des maisons, on ne refait pas la terre. Les Turcs du sultan Mahmoud furent un fléau tout autrement terrible que le tremblement de terre de cette année. Ils détruisirent avec méthode, ils saccagèrent avec science, ils dévastèrent avec art. Si un plus grand nombre de maisons échappa à la ruine, grâce aux Turcs qui les habitaient, toutes les vignes, toutes les plantations, tous les champs furent ravagés. Il ne resta dans l’île que neuf cents hommes. Les autres survivans du massacre, esclaves et exilés, durent attendre plusieurs années pour y revenir. Et cependant, moins de quinze ans après ce désastre, Lamartine pouvait écrire : « Je ne connais rien en Europe qui présente l’aspect d’une plus grande richesse que Scio. » — C’est à croire que, par grâce d’état, quoi qu’il arrive, les Chiotes sont toujours riches. — La situation n’est plus celle de 1822. Les Chiotes ne sont pas forcés de s’expatrier ; ils trouvent partout appui et secours. Des souscriptions ouvertes à Constantinople, à Athènes, à Marseille, à Londres, à Trieste, une fête donnée à Paris, leur ont déjà rapporté plus de 2 millions ; dans leurs plantations et leurs champs intacts, la récolte s’annonce déjà. Dès demain, ils peuvent se remettre au travail. Ils n’y failliront pas. Certainement bien des années passeront avant que l’île ait recouvré sa prospérité passée. Mais Chio se relèvera des ravages du tremblement de terre puisqu’elle s’est bien relevée des ravages des Turcs.


HENRY HOUSSAYE.

  1. Les Chiotes savent bien qu’en Grèce, patrie des Canaris, des Tsavellas et des Botzaris, ils ne passent pas pour des foudres de guerre. Dans un curieux livre de M. D. Bikélas, Louki-Laras, traduit du grec moderne par M. de Queux de Saint-Hilaire, nous trouvons cette phrase caractéristique (il s’agit d’une scène de la guerre de l’indépendance, guerre à laquelle Louki-Laras ne prit pas part, bien qu’il fût en âge de combattre) : « N’allez pas sourire, lecteur, en pensant que je suis Chiote, et attribuer ma timidité à mon origine. »
  2. Χιαϰὰ ἤτοι ἱστορία τῆς νήσου Χίου (Chiaka êtoi historia tês nêsou Chiou), 2 vol. ; Syra, 1840.
  3. Mémoire sur l’ile de Chio. (Archives des Missions scientifiques, tome, V, 1856.)
  4. En Afrique et en Arabie, il y a quelques arbres à mastic qui produisent une gomme de qualité très inférieure.