Augustin Côté & Cie (p. 125-133).

XV

Chantiers de l’Anse du Fort


Constructions du Colombus et du Baron de Renfrew — Naufrages — Incendies à Québec — Briquerie.


L’intérêt qui se rattache à l’anse du Fort, ne cesse pas là, un autre incident en a fait, il y a une trentaine d’années, une place d’affaires. Autour de vastes chantiers de constructions, établis dans l’anse qui fait la devanture de la terre du Fort, étaient groupées une foule de maisonnettes, entremêlées d’ateliers de forgerons, de charpentiers, etc., composant tout l’attirail des grands établissements de ce genre. On y construisit successivement deux immenses navires, qui attirèrent longtemps l’attention des insulaires et des voyageurs qui se rendaient en foule dans l’Île. Les journaux du temps nous ont donné, dans les deux langues, des détails sur ces entreprises gigantesques. Au mois de juillet, 1824, le Mercury et la Gazette de Québec, du 31 juillet, nous rapportent les détails de la mise à l’eau de ces immenses constructions. Nous ne croyons mieux faire, au sujet de ces rois des mers, comme on les appelait dans le temps, que de traduire l’article de la Gazette de Québec de la même date :

« Le Colombus, qui mesure trois mille sept tonneaux de registre, et que nous croyons être le plus grand vaisseau qui ait jamais été bâti, a été lancé, hier matin, vers huit heures, sans accident.

« La foule qui s’était portée sur les lieux de bon matin et dès la veille, était aussi grande que nous en avons jamais vu en Canada ; il ne pouvait pas y avoir moins de 5,000 personnes, sans compter un grand nombre qui s’étaient rendus à la Pointe-Lévis, de l’autre côté du fleuve, qui est large d’environ deux milles en cet endroit. Il y avait beaucoup de personnes accourues d’autres parties de la province. Sept bateaux à vapeur qui se trouvaient dans le port, avaient été mis en réquisition pour transporter des passagers et avaient pris poste auprès du chantier, et une centaine de chaloupes et autres petites embarcations qui s’étaient rendues de bonne heure, étaient disposées au devant ; ce qui, avec l’activité des charpentiers, la beauté des paysages environnants et la sérénité du jour, présentait une scène tout à fait nouvelle dans ce pays, et sur laquelle le pinceau de l’artiste aurait pu s’employer avec avantage. Nous sommes informés qu’il en a été fait plusieurs esquisses, par des messieurs qui s’étaient placés à la Pointe-Lévis.

« Le Colombus appartient à une compagnie de marchands d’Écosse, et a été bâti sous la direction d’un monsieur Hood, jeune homme de Glascow, qui a montré beaucoup de talent, et qui joint à la pratique une connaissance intime de la théorie de l’art. Les inquiétudes sur le succès d’une entreprise toute nouvelle, dont les difficultés ne pouvaient pas être appréciées, et dans laquelle il y fallait tant de capitaux, devaient être bien vives, et il a dû se sentir soulagé beaucoup lorsqu’il en a vu le terme.

« Le vaisseau se rendit par un mouvement égal et majestueux dans son élément, et n’avança pas à plus de cent toises dans le fleuve. Pendant ce mouvement, la musique du 68e régiment, qui était à terre, et celle du 71e qui était à bord du Swiftsure, jouèrent le God save the King, ce qui fut suivi d’acclamations générales, et d’une décharge de canon à terre et à bord des bateaux-à-vapeur,

« Le feu prit aux cadres, et se communiqua aux copeaux à l’entour, mais il fut facilement éteint.

« Le vaisseau monta avec la marée, la distance d’un mille et demi, où les bateaux-à-vapeur le Malsham, le Swiftsure et le Sherbrooke lui furent attachés et le conduisirent à l’encrage, près du Sault de Montmorency, à environ six milles au-dessous et à la vue de cette ville. On dit qu’il sera prêt à faire voile dans environ trois semaines. Quoiqu’il ait une apparence un peu lourde, il est bâti très solidement et ne tire à présent que treize pieds d’eau ; on croit que, lorsqu’il sera prêt pour la mer, il ne tirera guères plus de vingt pieds, et l’on voit tous les ans des vaisseaux qui n’ont qu’un pont et qui tirent autant. Il a quatre mâts avec un beaupré, comme les autres vaisseaux et traversera l’Atlantique à la voile. Il est commandé par un marin expérimenté et son équipage, d’environ quatre-vingt-dix hommes, est composé de matelots envoyés d’Écosse, l’automne et le printemps derniers.

« Voici ses dimensions exactes : longueur, 301 pieds six pouces ; largeur, 50 pieds sept pouces ; profondeur, 29 pieds 4 pouces ; port, 3,690 tonneaux et 32-94e.

« Les plus grands vaisseaux de la marine royale ont environ 240 pieds de quille. Leur largeur et leur profondeur passent celle du Columbus, mais leur tonnage est beaucoup moindre : car des juges compétents nous disent que le Columbus portera 9,000 tonneaux de bois quarré.

« Les capitaux déboursés dans ce pays, pour sa construction, doivent être immenses ; des personnes expérimentées comptent qu’il aura coûté au moins, £5 par tonneau, exclusivement des mâts et agrès. Il a procuré de l’emploi à un grand nombre de charpentiers, et autres, depuis neuf mois ; la demande qu’il y avait pour la construction des autres vaisseaux a fait qu’ils ont eu de bons gages, et pendant quelques tems jusqu’à deux piastres par jour. » — (Gazette de Québec.)

Un autre vaisseau de dimensions encore plus considérables, fut immédiatement mis en construction sur le même chantier, et par la même compagnie,[1] On y travailla sans désemparer pendant dix ou onze mois, et le 10 juin 1825, quand on voulut le lancer dans son élément, le feu ayant pris aux cadres, et d’autres légers accidents étant survenus, on ne put le mettre à l’eau que le 25 du même mois. On l’amena à Québec, où il devint un objet de curiosité pour la foule. Peu de temps après, on le renvoya au Sault Montmorency où il fut chargé de bois.

Voici les dimensions de ce vaisseau qui fut appelé le Baron de Renfrew. Longueur 309 pieds, largeur 60 pieds, profondeur 38 pieds ; en dehors 57. Il jaugeait près de 5,300. L’ancre seul pesait 90 quintaux, le grand mât avait 75 pieds au-dessus du pont, la grande vergue, 73 pieds. Le beaupré, 60 pieds, le câble, vingt-sept pouces de tour et cent brasses de long. Trente tours du cabestan faisaient un mille, vingt-neuf fois le tour du vaisseau faisait une lieue. Il entra dans la construction de ce leviathan, 3,000 tonneaux de bois et 2,500 quintaux de fer.

On avait construit ces vaisseaux dans le but de les défaire dès leur arrivée en Écosse ou en Angleterre, et d’exempter, par ce moyen, les droits sur les bois dont ils étaient construits. Mais ces plans furent déjoués par la Cour d’Amirauté, qui déclara qu’avant d’être défaits, ils devaient faire au moins un voyage hors des ports de l’Angleterre. Ces deux bâtiments traversèrent fort heureusement la mer. Mais ils durèrent peu et ne rapportèrent pas grand profit à leurs propriétaires. Le Columbus se brisa en revenant au Canada. Le Baron de Renfrew, surpris dans la Tamise par un furieux coup de vent, le 21 octobre, 1825, fut totalement brisé sur les rochers de la côte. Les vents et les courants entraînèrent sur le rivage, entre Gravelines et Calais, une grande quantité de bois provenant de la charge et des flancs même de ce vaisseau.

Mais détournons nos regards de ces désastres, qui affectèrent seulement quelques particuliers, pour contempler une catastrophe qui plongea dans le malheur et la ruine les deux tiers de la population de Québec. Le 28 mai, 1845, une conflagration terrible avait réduit en cendres un des faubourgs les plus populeux de la ville, la paroisse de Saint-Roch. Nous n’entreprendrons pas de décrire la désolation et la consternation que ce fléau avait répandues partout. Plus de douze mille infortunés se trouvèrent sans abri. Nombre de personnes périrent au milieu des flammes ! Et, comme si tant d’infortunes n’avaient pas suffi, un autre incendie, dans la nuit du 28 au 29 juin suivant, fit disparaître au faubourg Saint-Jean, environ 1,300 maisons. La charité publique vint au secours de ces pauvres affligés ; chacun voulut contribuer de sa bourse et de sa personne ; les secours étrangers même ne firent pas défaut ; mais l’automne avançait, et il fallait songer à rebâtir. Pour éviter autant que possible le danger du retour de pareilles incendies, on résolut de faire les nouvelles constructions en pierres ou en briques. Mais comment s’en procurer ; tout ce qu’il y avait de matériaux sur le marché, avait été enlevé à des prix très élevés, et les pauvres étaient menacés de ne pouvoir se loger pour l’hiver.

Heureusement, dès les premiers jours de juillet, MM. Aubin et Smollenski avaient établi une usine pour fabriquer de la brique, à Saint-Pierre, île d’Orléans. Dalles, corniches, carreaux, tuiles pour les toitures, tout devait s’y manufacturer, et à un prix si modique qu’il aurait interdit toute concurrence de la part de l’étranger. Cependant, les détails pour la mise en opération, les pluies d’automne, les gelées de novembre, etc., entravèrent l’élan des courageux entrepreneurs, qui firent néanmoins des prodiges d’activité, pour répondre aux nombreuses demandes qui leur étaient faites. Leur établissement, situé aux pieds d’une petite colline, sur une terre argileuse qui demandait peu d’opérations manuelles pour être employée, se composait de vastes fours, de spacieux hangars ou abris qui servaient à abriter les mouleurs et à préserver les machines à l’aide desquelles on faisait une brique par minute. On pouvait livrer, dit-on, 43,000 briques par vingt-quatre heures.

Les citoyens de Québec venaient en foule visiter cet établissement qui allait ouvrir de nouvelles voies à l’industrie, et préparer de nouvelles ressources aux travailleurs. Au dire des connaisseurs, la terre était d’excellente qualité, les appareils fonctionnaient avec une étonnante rapidité ; peut-être même, pour atteindre ce dernier résultat, avait-on trop simplifié les procédés. Quoiqu’il en soit, l’entreprise n’eut pas le succès qu’on s’en était promis ; l’encouragement manqua, et les travaux, après avoir langui pendant quelque temps, furent arrêtés complètement en 1846.

Il est regrettable qu’une industrie de ce genre n’ait pu se maintenir plus longtemps, car elle eût été d’une utilité incontestable, et pour les habitants de l’île et pour la cité qui l’avoisine. À l’aide de quelques modifications, on aurait pu peut-être changer sa destination, et convertir l’usine en manufacture ou fabrique de poteries. Mais soit défaut de ressources, soit découragement, tout fut abandonné comme cela arrive presque toujours, faute d’expérience ou de calcul.

Nous n’avons pas cru devoir omettre ces deux derniers faits qui terminent notre récit, quoiqu’ils ne s’y rattachent pas d’une manière aussi directe que les autres, pour rappeler que deux grandes branches d’industrie : la construction des vaisseaux et la confection de la brique et de la chaux, ont été cultivées dans l’Île, il y a quelques années, et qu’elles pourraient y devenir encore l’objet d’un commerce très étendu, sous la direction de quelques hommes actifs et entreprenants, qui n’auraient qu’à donner l’exemple pour engager les autres à les suivre.

  1. Sur les plans de M. Annesley.