XVIII

LA PIERRE-DIEU



Le Bouchon-de-Cristal filait à la surface. Don Luis causait, entouré de Stéphane, de Patrice et de Tout-Va-Bien.

« Quelle canaille que ce Vorski ! disait-il. J’en ai pourtant vu de ces monstres-là, mais jamais d’un pareil calibre.

— Alors, dans ce cas… objecta Patrice Belval.

— Alors, dans ce cas ? répéta don Luis.

— J’en reviens à ce que je vous ai dit. Vous tenez entre vos mains un monstre, et vous le laissez libre ! Sans compter que c’est fort immoral… songez à tout le mal qu’il pourra faire, qu’il fera inévitablement ! N’est-ce pas une lourde responsabilité que vous prenez, celle des crimes qu’il commettra ?

— C’est également votre avis, Stéphane ? demanda don Luis.

— Je ne sais pas trop quel est mon avis, répondit Stéphane, puisque, pour sauver François, j’étais prêt à toutes les concessions. Mais tout de même…

— Tout de même, vous auriez voulu une autre solution ?

— Je l’avoue. Tant que cet homme sera vivant et libre, Mme d’Hergemont et son fils auront tout à craindre de lui.

— Mais quelle solution ? Contre le salut immédiat de François, je lui ai promis la liberté. N’aurais-je dû lui promettre que la vie, et le livrer à la justice ?

— Peut-être, dit le capitaine Belval.

— Soit. Mais dans ce cas, la justice instruisait, finissait par découvrir la véritable identité de l’individu, et ressuscitait le mari de Véronique d’Hergemont et le père de François. Est-ce cela que vous désirez ?

— Non, non ! s’écria vivement Stéphane.

— Non, en effet, confessa Patrice Belval, assez embarrassé. Non. Cette solution n’est pas meilleure, mais ce qui m’étonne c’est que vous, don Luis, vous n’ayez pas trouvé la bonne, celle qui nous eût satisfaits tous.

— Il n’y en avait qu’une, déclara nettement don Luis Perenna, il n’y en avait qu’une.

— Laquelle ?

— La mort. »

Il y eut un silence.

Puis don Luis reprit :

« Mes amis, ce n’est pas par simple jeu que je vous ai réunis en tribunal, et ce n’est pas parce que les débats vous semblent terminés que votre rôle de juge est fini. Il continue, et le tribunal n’a pas levé séance. C’est pourquoi je vous demande de répondre franchement : estimez-vous que Vorski mérite la mort ?

— Oui, » affirma Patrice.

Et Stéphane approuva :

« Oui, sans aucun doute.

— Mes amis, poursuivit don Luis, votre réponse n’est pas assez solennelle. Je vous supplie de l’exprimer selon les formes et en toute conscience, comme si vous étiez en face du coupable. Je le répète : quelle peine méritait Vorski ? »

Ils levèrent la main et, l’un après l’autre, ils prononcèrent :

« La mort. »

Don Luis donna un coup de sifflet. Un des Marocains accourut.

« Deux paires de jumelles, Hadgi. »

Quand les instruments furent apportés, don Luis les offrit à Stéphane et à Patrice.

« Nous ne sommes qu’à un mille de Sarek. Regardez vers la pointe, la barque doit être en route.

— Oui, fit Patrice au bout d’un instant.

— Vous voyez, Stéphane ?

— Oui, seulement…

— Seulement…

— Il n’y a qu’un passager.

— Qu’un passager, en effet, déclara Patrice.

Ils posèrent leurs jumelles, et l’un d’eux commença :

« Un seul s’est enfui… Vorski évidemment… Il aura tué son complice Otto. »

Don Luis ricana :

« À moins que son complice Otto ne l’ait tué…

— Pourquoi dites-vous cela ?

— Dame, rappelez-vous la prédiction faite à Vorski, quand il était jeune : « Ta femme périra sur la croix, et toi tu seras tué par un ami. »

— Je ne pense pas qu’une prédiction suffise.

— Aussi ai-je d’autres preuves.

— Lesquelles ?

— Mes chers amis, cela fait partie des derniers problèmes que nous devons élucider ensemble. Par exemple, quelle est votre idée sur la façon dont j’ai substitué Elfride Vorski à Mme d’Hergemont ? »

Stéphane hocha la tête.

« J’avoue n’avoir pas compris.

— C’est pourtant si simple ! Lorsque, dans un salon, un monsieur quelconque vous fait des tours d’escamotage ou devine vos pensées, vous vous dites, n’est-ce pas ? qu’il doit y avoir là-dessous quelque artifice, l’aide d’un compère ? Ne cherchez pas plus loin pour moi.

— Hein ! vous aviez un compère ?

— Ma foi, oui.

— Mais qui ?

— Otto.

— Otto ! mais vous ne nous avez pas quittés ! Vous ne lui avez pas parlé ?

— Comment aurais-je pu réussir sans sa complicité ? En réalité, j’ai eu, dans cette affaire, deux compères. Elfride et Otto, qui tous deux ont trahi Vorski, soit par vengeance, soit par peur ou par cupidité. Tandis que vous entraîniez Vorski loin du Dolmen-aux-Fées, Stéphane, moi, j’abordais Otto. L’accord fut rapidement conclu, moyennant quelques billets et contre la promesse qu’il sortirait sain et sauf de l’aventure. En outre je lui appris que Vorski avait subtilisé les cinquante mille francs des sœurs Archignat.

— Comment le saviez-vous ? demanda Stéphane.

— Par mon compère numéro un, par Elfride, que j’avais continué d’interroger à voix basse, pendant que vous guettiez l’approche de Vorski, et qui me révéla également, en quelques mots rapides, ce qu’elle connaissait du passé de Vorski.

— En fin de compte, vous n’avez vu Otto qu’une fois.

— Deux heures plus tard, après la mort d’Elfride et après le feu d’artifice du chêne creux, seconde entrevue, sous le Dolmen-aux-Fées. Vorski dort, abruti par l’alcool, et Otto monte la garde. Vous comprenez si j’ai saisi l’occasion pour me documenter sur l’affaire, et pour compléter mes renseignements sur Vorski avec ceux, que dans l’ombre, et depuis deux ans, Otto n’a cessé de recueillir sur un patron qu’il déteste. Puis il décharge les revolvers de Vorski et de Conrad, ou plutôt il enlève les balles, tout en laissant les douilles. Puis il me passe la montre et le carnet de Vorski, ainsi qu’un médaillon vide et une photographie de la mère de Vorski qu’Otto lui avait subtilisée quelques mois auparavant, — toutes choses qui me servaient le lendemain à jouer au sorcier avec le dit Vorski dans la crypte où il me retrouve. Voilà comme quoi Otto et moi avons collaboré.

— Soit, dit Patrice, mais vous ne lui avez pourtant pas demandé de tuer Vorski ?

— Certes non.

— En ce cas qui nous prouve ?…

— Croyez-vous que Vorski n’ait pas deviné, à la fin, cette collaboration, qui est une des causes évidentes de sa défaite ? Et croyez-vous que le sieur Otto n’ait pas prévu cette éventualité ? Soyez-en sûrs, aucun doute à ce propos : Vorski, détaché de son arbre, eût supprimé son complice, autant pour se venger que pour retrouver les cinquante mille francs des sœurs Archignat. Otto a pris les devants. Vorski était là impuissant, inerte, proie facile. Il l’a frappé. J’irai plus loin. Otto, qui est un lâche, n’a même pas frappé. Il aura tout simplement laissé Vorski sur son arbre. Et, de la sorte, le châtiment est complet. Êtes-vous satisfaits, maintenant, mes amis, et votre besoin de justice est-il assouvi ? »

Patrice et Stéphane se turent, impressionnés par la vision terrible que don Luis évoquait à leurs yeux.

« Allons, dit-il en riant, j’ai eu raison de ne pas vous obliger à prononcer la sentence là-bas, quand nous étions au pied du chêne, et en face d’un homme vivant ! Je vois que mes deux juges auraient quelque peu flanché à cette minute-là.

« Et mon troisième juge aussi, n’est-ce pas, Tout-Va-Bien, toi qui es un sensible et un larmoyant ? Et je suis comme vous, mes amis. Nous ne sommes pas de ceux qui condamnent et qui frappent. Mais tout de même, réfléchissez à ce qu’était Vorski, à ses trente crimes et à ses raffinements de cruauté, et félicitez-moi d’avoir choisi comme juge, en dernier ressort, l’aveugle destin, et, comme bourreau responsable, l’exécrable Otto. Que la volonté des dieux soit faite !… »

Les côtes de Sarek s’amincissaient à l’horizon. Elles disparurent dans la brume où se fondaient la mer et le ciel.

Les trois hommes gardaient le silence. Tous trois, ils pensaient à l’île morte, dévastée par la folie d’un homme, à l’île morte où bientôt quelque visiteur trouverait les traces inexplicables du drame, les issues des souterrains, les cellules avec leurs « chambres de mort », la salle de la Pierre-Dieu, les cryptes funéraires, le cadavre de Conrad, le cadavre d’Elfride, les squelettes des sœurs Archignat, et, tout au bout, près du Dolmen-aux-Fées où s’inscrivait la prophétie des trente cercueils et des quatre croix dressées, le grand corps de Vorski, solitaire, lamentable, déchiqueté par les corbeaux et par les oiseaux de nuit…



Une villa près d’Arcachon, au joli village des Moulleaux, dont les pins descendent jusqu’à la berge du golfe.

Véronique est assise dans le jardin. Huit jours de repos et de joie ont redonné de la fraîcheur à son beau visage et endormi les mauvais souvenirs. Elle regarde en souriant son fils, qui, debout un peu plus loin, écoute et interroge don Luis Perenna. Elle regarde aussi Stéphane et leurs yeux se rencontrent doucement.

On sent qu’il y a entre eux, par l’affection qu’ils portent l’un et l’autre à l’enfant, un lien qui les unit étroitement, et qui se renforce de leurs pensées secrètes et de leurs sentiments confus. Pas une fois Stéphane n’a rappelé les aveux qu’il a faits dans la cellule des Landes-Noires. Mais Véronique ne les a pas oubliés, et la reconnaissance profonde qu’elle garde à celui qui éleva son fils est mêlée d’une émotion spéciale et d’un trouble dont elle goûte le charme à son insu.

Ce jour-là, don Luis, qui, le soir même où le Bouchon-de-Cristal les a tous amenés à la villa des Moulleaux prenait le train pour Paris, est arrivé à l’improviste au moment du déjeuner, en compagnie de Patrice Belval, et depuis une heure qu’ils sont au jardin, installés dans des rocking-chairs, l’enfant, la figure toute rose d’animation, ne cesse de poser des questions à son sauveur.

« Et alors, qu’avez-vous fait ?… Mais comment avez-vous pu savoir ?… Et, pour cela, qu’est-ce qui vous a mis sur la voie ?…

— Mon chéri, observe Véronique, ne crains-tu pas d’importuner don Luis ?

— Non, madame, répond don Luis, qui se lève, s’approche de Véronique et lui parle de façon que l’enfant n’entende point, non, François ne m’importune pas, et je tiens même à répondre à ses questions. Mais j’avoue qu’il m’embarrasse un peu et que je crains quelque maladresse de ma part. Voyons, que sait-il au juste de tout ce drame ?

— Ce que j’en sais moi-même, sauf, bien entendu, le nom de Vorski.

— Mais le rôle de Vorski, il le connaît ?

— Oui, mais avec certaines atténuations. Vorski est un prisonnier évadé, qui a recueilli les légendes de Sarek, et qui, pour s’emparer de la Pierre-Dieu, a mis à exécution la prophétie qui la concernait — prophétie dont j’ai caché quelques vers à François.

— Et le rôle d’Elfride ? sa haine contre vous ? les menaces qu’elle vous a faites ?

— Paroles de folie, dont moi-même, ai-je dit à François, je n’ai pas compris le sens. »

Don Luis sourit.

— L’explication est un peu sommaire, dit-il, et j’ai idée que François comprend fort bien que certaines parties du drame doivent rester et resteront dans l’ombre pour lui. L’essentiel, n’est-ce pas ? c’est qu’il ignore que Vorski était son père.

— Il l’ignore et ne le saura jamais.

— Et alors — et c’est là où je voulais en venir — quel nom portera-t-il lui-même ?

— Que voulez-vous dire ?

— Oui, de qui se croira-t-il le fils ? Car, vous le savez comme moi, la réalité légale se présente ainsi. François Vorski est mort dans un naufrage, ainsi que son grand-père, il y a quatorze ans. Et Vorski est mort, il y a un an, assassiné par un camarade. Légalement ils n’existent plus ni l’un ni l’autre, et alors ?…

Véronique hocha la tête en souriant.

— Et alors, je ne sais pas. La situation me semble, en effet, inextricable. Mais tout s’arrangera.

— Pourquoi ?

— Parce que vous êtes là.

Il sourit à son tour.

— Je n’ai même plus le bénéfice des actes que j’accomplis et des mesures que je prends. Tout s’arrange à priori. À quoi bon se donner de la peine !

— N’ai-je pas raison ?

— Oui, fit-il gravement. Celle qui a tant souffert ne doit plus subir le moindre ennui. Et rien ne l’atteindra désormais, je vous le jure. Donc voilà ce que je vous propose. Vous avez épousé autrefois, contre le gré de votre père, un de vos cousins très éloigné, qui est mort après avoir laissé un fils, François. Ce fils, votre père, pour se venger, l’a enlevé et l’a conduit à Sarek. Votre père étant mort, le nom d’Hergemont est éteint et rien ne peut rappeler les événements de votre mariage.

— Mais mon nom reste. Légalement, sur les registres de l’état civil, je m’appelle Véronique d’Hergemont.

— Votre nom de jeune fille disparaît sous votre nom de femme.

— Donc sous mon nom de Vorski ?

— Non, puisque vous n’avez pas épousé le sieur Vorski, mais un de vos cousins qui s’appelait…

— Qui s’appelait ?

— Jean Maroux. Voici un extrait légalisé de votre acte de mariage avec Jean Maroux, mariage qui est mentionné sur votre état civil, ainsi que l’atteste cette autre pièce.

Véronique regarda don Luis avec stupeur.

— Mais pourquoi ?… pourquoi ce nom ?

— Pourquoi ? Pour que votre fils ne s’appelle plus d’Hergemont, ce qui aurait évoqué les événements d’autrefois, ni Vorski, ce qui aurait évoqué le nom d’un traître. Voici son extrait de naissance, François Maroux.

Elle répéta, rouge et confuse :

— Mais pourquoi avez-vous choisi précisément ce nom ?

— Cela m’a semblé commode pour François. C’est le nom de Stéphane auprès de qui François continuera longtemps de vivre. On pourra dire que Stéphane était parent de votre mari, et votre intimité à tous sera ainsi expliquée. Tel est mon plan. Il n’offre, soyez en sûre, aucun péril possible. Quand on se trouve en face d’une situation insoluble et douloureuse comme la vôtre, il faut bien employer des moyens particuliers et recourir à des mesures radicales, et, je l’avoue, fort peu légales. C’est ce que j’ai fait sans scrupules, puisque j’ai la bonne chance de disposer de ressources qui ne sont pas à la portée de tous. Vous m’approuvez ?

Véronique inclina la tête.

— Oui, oui, dit-elle.

Il se leva à moitié.

— D’ailleurs, ajouta-t-il, s’il se présente quelques inconvénients, l’avenir se chargera sans doute de les aplanir. Il suffirait, par exemple, — ce n’est pas indiscret, n’est-ce pas ? de faire allusion aux sentiments que Stéphane éprouve pour la mère de François ? — il suffirait qu’un jour ou l’autre, par raison, par gratitude, la mère de François fût amenée à bien vouloir accueillir l’hommage de ces sentiments ; alors, comme tout se trouve simplifié si François porte déjà le nom de Maroux ! Combien le passé sera mieux aboli, aussi bien pour le monde que pour François, qui ne pourront plus pénétrer dans le secret d’événements effacés et que rien ne rappellera. Il m’a semblé que ces motifs avaient quelque poids. Je suis heureux de voir que vous partagez mon avis. » Don Luis salua Véronique, et, sans insister davantage, sans paraître remarquer sa confusion, il se retourna vers François et s’écria :

« Maintenant, mon petit, je suis tout à toi. Et puisque tu ne veux rien laisser dans l’ombre, revenons à la Pierre-Dieu et au bandit qui la convoitait. Oh ! oui, au bandit, répéta don Luis, jugeant qu’il n’y avait aucune raison pour ne point parler de Vorski en toute franchise, et le bandit le plus effrayant que j’aie rencontré, parce qu’il croyait à sa mission… Bref, un malade, un détraqué…

— Eh bien, tout d’abord, ce que je ne comprends pas, fit observer François, c’est que vous ayez attendu toute la nuit pour le capturer, alors que ses complices et lui dormaient sous le Dolmen-aux-Fées.

— Très bien, mon petit, s’exclama don Luis en riant, tu as mis le doigt sur un point faible. Si j’avais agi ainsi, le drame finissait douze ou quinze heures plus tôt. Seulement, voilà, aurais-tu été délivré ? Le bandit aurait-il parlé et révélé ta retraite ? Je ne le pense pas. Pour lui délier la langue il fallait le « cuisiner ». Il fallait l’étourdir, le rendre fou d’inquiétude et d’angoisse, et faire pénétrer en lui, par mille preuves, le sentiment de sa défaite irrémédiable. Sans quoi, il se taisait, et nous ne t’aurions peut-être pas retrouvé.. Et puis, à ce moment-là, mon plan n’était pas très net, je ne savais pas trop comment aboutir, et ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai pensé, non pas à lui infliger une torture violente, — j’en suis incapable, — mais à l’attacher à cet arbre où il avait voulu faire mourir ta mère. De sorte que, embarrassé, hésitant, j’ai tout simplement cédé, en fin de compte, au besoin quelque peu puéril, je l’avoue à ma confusion, d’aller jusqu’au bout de la prophétie, de voir comment se comporterait le missionnaire en face du vieux Druide, bref, de m’amuser. Que veux-tu, l’aventure était si noire qu’un peu de gaîté m’a semblé nécessaire. Et j’ai bien ri. Voilà ma faute, je m’en accuse et je m’en excuse. »

L’enfant riait aussi. Don Luis, qui le tenait debout entre ses jambes, l’embrassa et répéta :

« Tu m’excuses ?

— Oui, mais à la condition que vous répondiez encore. Il me reste deux questions : la première peu importante…

— Parle.

— Il s’agit de la bague. D’où vient-elle cette bague que vous avez mise d’abord au doigt de maman, ensuite au doigt d’Elfride.

— Je l’ai fabriquée la nuit même en quelques minutes avec un vieil anneau et des pierres de couleur.

— Mais le bandit l’a reconnue comme ayant appartenu à sa mère.

— Il a cru la reconnaître, et il l’a cru parce que la bague était semblable.

— Mais comment le saviez-vous ? et comment connaissiez-vous cette histoire ?

— Par lui-même.

— Est-ce possible ?

— Mon Dieu, oui ! Des paroles qui lui ont échappé pendant qu’il dormait sous le Dolmen-aux-Fées… un cauchemar d’ivrogne… il a raconté par bribes toute l’histoire de sa mère, qu’Elfride connaissait, d’ailleurs, en partie. Tu vois comme c’est simple ! Et combien le hasard m’a favorisé !

— Mais l’énigme de la Pierre-Dieu n’est pas simple ! s’écria François, et vous l’avez déchiffrée ! Voilà des siècles que l’on cherche et vous avez mis quelques heures !

— Non, quelques minutes, François. Il m’a suffi de lire la lettre que ton grand-père écrivait à ce propos au capitaine Belval. Par courrier, je donnais à ton grand-père toutes les explications sur l’emplacement et sur la nature merveilleuse de la Pierre-Dieu.

— Eh bien, don Luis, s’écria l’enfant, ce sont ces explications que je vous demande. Voilà ma dernière question, je vous le promets. D’où vient que l’on a cru au pouvoir de la Pierre-Dieu ? Et en quoi consistait au juste ce soi-disant pouvoir ? »

Stéphane et Patrice rapprochèrent leurs fauteuils. Véronique se redressa et prêta l’oreille. Ils comprenaient tous que don Luis avait attendu qu’ils fussent réunis pour déchirer devant eux le voile du mystère.

Il se mit à rire.

« N’espérez rien de sensationnel, dit-il. Un mystère ne vaut que par les ténèbres dont il est enveloppé, et, comme nous avons d’abord dissipé les ténèbres, il ne reste plus que le fait lui-même dans sa réalité toute nue. Mais, cependant, le fait ici est étrange, et la réalité n’est pas dénuée de quelque grandeur.

— Il le faut bien, dit Patrice Belval, puisque cette réalité a laissé dans l’île de Sarek, dans toute la Bretagne même, une telle légende de miracle.

— En effet, fit don Luis, et une légende si tenace qu’elle influe sur nous aujourd’hui encore, et qu’aucun de vous n’a échappé à cette obsession de miracle.

— Comment ? protesta le capitaine, mais je ne crois pas aux miracles, moi.

— Moi non plus, affirma l’enfant.

— Mais si, mais si, vous y croyez, vous admettez le miracle comme une possibilité. Sans quoi, il y a longtemps que vous auriez saisi l’entière vérité.

— Comment cela ?  »

Don Luis cueillit une superbe rose à un arbuste dont les branches s’inclinaient vers lui, et demanda à François :

« Est-il possible que je transforme cette rose, dont les proportions sont déjà celles qu’une rose atteint rarement, en une fleur deux fois plus grande, et ce rosier en un arbuste plus grand du double ?

— Non certes, déclara François.

— Alors pourquoi as-tu admis, pourquoi avez-vous tous admis, que Maguennoc pût arriver à ce résultat, lui, rien qu’en recueillant de la terre en certains endroits de l’île, et à certaines heures déterminées ? C’est un miracle cela, et vous l’avez accepté sans hésitation, inconsciemment. »

Stéphane objecta :

« Nous avons accepté ce dont nous étions témoins.

— Mais vous l’avez accepté comme un miracle, c’est-à-dire comme un phénomène que Maguennoc provoquait par des moyens spéciaux et, en vérité, surnaturels. Tandis que moi, en lisant ce détail dans la lettre de d’Hergemont, tout de suite, j’ai… comment dirai-je ?… j’ai « tiqué »… Tout de suite j’ai fait le rapprochement entre ces fleurs monstrueuses et le nom que portait le Calvaire Fleuri. Et ma conviction fut immédiate : « Non Maguennoc n’est pas un sorcier. Il a simplement déblayé autour du calvaire un terrain inculte, où il lui a suffi d’apporter une couche d’humus pour que jaillissent des fleurs anormales. Donc la Pierre-Dieu est là en dessous, la Pierre-Dieu qui, au moyen âge faisait jaillir les mêmes fleurs anormales, la Pierre-Dieu, qui, au temps des Druides, guérissait les malades et fortifiait les enfants. »

— Et par conséquent, fit observer Patrice, il y a miracle.

— Il y a miracle si l’on accepte les explications surnaturelles. Il y a phénomène naturel si l’on recherche et si on trouve les causes physiques, capables de susciter le miracle apparent.

— Mais ces causes physiques n’existent pas !

— Elles existent puisque vous avez vu des fleurs monstrueuses.

— Alors, demanda Patrice, non sans ironie, il y a une pierre qui peut, naturellement, guérir et fortifier ? Et cette pierre, c’est la Pierre-Dieu ?

— Il n’y a pas une pierre spéciale, unique. Mais il y a des pierres, des blocs de pierre, des roches, des collines et des montagnes de roches, qui contiennent des gisements de minerais formés de métaux divers, oxydes d’urane, argent, plomb, cuivre, nickel, cobalt, etc. Et parmi ces métaux il en est qui émettent un rayonnement spécial, doué de propriétés particulières, que l’on appelle radioactivité. Ces gisements sont des gisements de pechblende que l’on ne trouve guère en Europe que dans le nord de la Bohème et qui sont exploités près de la petite ville de Joachimsthal… Et ces corps radioactifs ce sont : l’Uranium, le Thorium, l’Helium, et principalement, dans le cas qui nous occupe…

— Le Radium, interrompit François.

— Tu l’as dit, mon petit, le Radium. Il y a des phénomènes de radioactivité un peu partout, et l’on peut dire qu’ils se manifestent dans toute la nature, ainsi par l’action bienfaisante des sources thermales. Mais les corps nettement radioactifs, comme le Radium, possèdent des propriétés plus définies. Il est hors de doute, par exemple, que le rayonnement et les émanations du Radium exercent un pouvoir sur la vie des végétaux, pouvoir analogue à celui qui serait dû au passage d’un courant électrique. Dans les deux cas, l’excitation du milieu nutritif rend plus assimilables les éléments nécessaires à la plante et en stimule la croissance.

« De même, il est hors de doute que le rayonnement du Radium est capable d’exercer une action physiologique sur les tissus vivants, en y produisant des modifications plus ou moins profondes, détruisant certaines cellules ou contribuant à développer d’autres cellules, et même à en régler l’évolution. La radiumthérapie signale la guérison ou l’amélioration, dans de nombreux cas, de rhumathismes articulaires, de troubles nerveux, d’ulcérations, d’eczémas, de tumeurs, de cicatrices adhérentes. Bref, le Radium est un agent thérapeutique d’une réelle efficacité.

— De sorte que, dit Stéphane, vous considérez la Pierre-Dieu…

— Je considère la Pierre-Dieu comme un bloc de pechblende radifère provenant des gisements de Joachimsthal. Je connaissais depuis longtemps la légende Bohémienne qui parle d’une pierre miraculeuse jadis arraché au flanc d’une colline, et, lors d’un voyage, j’ai vu le vide laissé par cette pierre. Il correspond assez exactement aux dimensions de la Pierre-Dieu.

— Mais, objecta Stéphane, le Radium n’est contenu dans les roches qu’à l’état de particules infinitésimales. Pensez donc que l’extraction, le lessivage et le traitement d’une masse de quatorze cents tonnes de roches ne laissent filtrer en fin de compte qu’un gramme de Radium. Et vous attribuez un pouvoir miraculeux à la Pierre-Dieu, qui pèse tout au plus deux tonnes…

— Mais qui contient évidemment du Radium en quantité appréciable. La nature n’a pas pris l’engagement d’être avare et de diluer le radium. Elle a pu — et tel a été son bon plaisir — en accumuler dans la Pierre-Dieu avec assez de générosité pour que la Pierre-Dieu fût capable de produire les phénomènes en apparence extraordinaires que nous connaissons… Sans compter que nous devons faire la part des exagérations populaires. »

Stéphane semblait de plus en plus convaincu. Cependant il dit encore :

« Un dernier point. En dehors de la Pierre-Dieu, il y a le petit éclat de pierre que Maguennoc a trouvé dans le sceptre de plomb, et dont le contact prolongé lui a brûlé la main. Selon vous, ce serait un grain de radium ?

— Incontestablement. Et c’est par là peut-être que la présence et que le pouvoir du Radium, dans toute cette aventure, nous sont révélés avec le plus de clarté. Le grand physicien Henri Becquerel, ayant gardé dans la poche de son gilet un tube contenant un sel de Radium, une ulcération suppurante se produisit sur sa peau, au bout de quelques jours. Curie répéta l’expérience : même résultat. Le cas de Maguennoc doit être plus grave, puisqu’il avait gardé le grain de radium dans sa main. Il se forma une plaie d’aspect cancéreux. Épouvanté par tout ce qu’il savait, et par tout ce qu’il avait dit lui-même sur la pierre miraculeuse qui brûle comme le feu de l’enfer, et qui donne vie ou mort, il se trancha la main.

— Soit, dit Stéphane, mais d’où vient ce grain de Radium pur ? Cela ne peut pas être un éclat de la Pierre-Dieu, puisque encore une fois, si riche que soit un minerai, le Radium ne lui est pas incorporé par grains isolés, mais sous forme soluble, et qu’on doit le dissoudre et le rassembler ensuite, par une série d’opérations, en un produit suffisamment riche pour être soumis à la cristallisation fractionnée. Tout cela, et bien d’autres opérations subséquentes, exige un matériel énorme, des usines, des laboratoires, des savants, bref, un état de civilisation qui diffère quelque peu, avouez-le, de l’état de barbarie où nos ancêtres les Celtes étaient plongés… »

Don Luis sourit et frappa l’épaule du jeune homme.

« Très bien, Stéphane, je suis heureux de voir que le maître et l’ami de François est un esprit clairvoyant et logique. L’objection est absolument juste, et tout de suite elle s’est imposée à moi. Je pourrais y répondre à l’aide de quelque hypothèse parfaitement légitime, supposer un moyen naturel d’isoler le Radium, imaginer que dans une faille granitique, au fond d’une grande poche contenant du minerai radifère, il s’est ouvert une fissure par où les eaux du fleuve s’écoulent avec lenteur et entraînent des portions infimes de Radium ; que ces eaux ainsi chargées circulent longuement dans un étroit couloir, se réunissent, se concentrent, et, après des siècles et des siècles, filtrant par petites gouttelettes aussitôt évaporées, forment au point d’émergence une menue stalactite très riche en radium, dont un jour quelque guerrier celte a cassé l’extrémité… Mais est-il besoin de chercher si loin, et de recourir à l’hypothèse ? Ne peut-on s’en rapporter au seul génie et aux ressources inépuisables de la nature ? Est-ce pour elle un effort plus prodigieux d’émettre par ses propres moyens un grain de Radium pur que de faire mûrir une cerise, ou éclore cette rose… ou de donner la vie au délicieux Tout-Va-Bien ? Qu’en dis-tu mon petit François ? Sommes-nous d’accord ?

— Nous sommes toujours d’accord, répondit l’enfant.

— Et ainsi tu ne regrettes pas trop le miracle de la Pierre-Dieu ?

— Mais il existe toujours, le miracle !

— Tu as raison, François, il existe toujours, et cent fois plus beau et plus éclatant. La science ne tue pas les miracles, elle les purifie et les ennoblit. Qu’était-ce que cette petite puissance sournoise, capricieuse, méchante, incompréhensible, qui s’attachait à la pointe d’une baguette magique, et qui agissait à tort et à travers, selon la fantaisie ignorante d’un chef barbare ou d’un druide, qu’était-ce à côté du pouvoir bienfaisant, clair, loyal, et tout aussi miraculeux, qui nous apparaît aujourd’hui à travers une poussière de Radium ? Qu’était-ce… »

Don Luis s’interrompit soudain et se mit à rire :

« Allons, bon ! voilà que je m’emballe et que je chante une ode à la science. Excusez-moi, madame, ajouta-t-il en se levant et en s’approchant de Véronique, et dites-moi que je ne vous ai pas trop ennuyée avec mes explications. Non, n’est-ce pas ? pas trop ? D’ailleurs, c’est fini… ou du moins presque fini. Il n’y a plus qu’un point à préciser, plus qu’une décision à prendre. » Il s’assit auprès d’elle.

« Eh bien, voilà. Maintenant que nous avons conquis la Pierre-Dieu, c’est-à-dire un véritable trésor, qu’allons-nous en faire ?

Véronique eut un élan de tout son être.

« Oh ! pour cela, qu’il n’en soit pas question. Je ne veux rien de ce qui peut provenir de Sarek, rien de ce qui se trouve dans le Prieuré. Nous travaillerons.

— Cependant, le Prieuré vous appartient…

— Non, non, Véronique d’Hergemont n’existe plus, et le Prieuré n’appartient plus à personne. Que tout cela soit vendu à l’encan ! Je ne veux rien, rien de ce passé maudit.

— Et comment vivrez-vous  ?

— Comme je vivais, de mon travail. Et je suis sûre que François m’approuve, n’est-ce pas, mon chéri ? »

Et, dans un mouvement instinctif, se tournant vers Stéphane, comme s’il avait quelque droit à donner son avis, elle ajouta :

« Vous aussi, vous m’approuvez, n’est-ce pas, mon ami ?

— Entièrement, » dit-il.

Aussitôt elle reprit :

« Du reste, si je ne doute pas des sentiments affectueux de mon père, je n’ai aucune preuve de ses volontés à mon égard.

— Peut-être les ai-je, moi, ces preuves, fit don Luis.

— Comment ?

— Patrice et moi nous sommes retournés à Sarek. Dans un secrétaire de la chambre de Maguennoc, au fond d’un tiroir secret, nous avons trouvé une enveloppe cachetée, mais sans adresse, que nous avons ouverte. Elle contenait un titre de rente de vingt mille francs, et ces mots sur une feuille de papier :

« Après ma mort, Maguennoc remettra ce titre à Stéphane Maroux à qui je confie mon petit-fils François. Lorsque François aura dix-huit ans, le titre lui appartiendra en propre. Je veux croire, d’ailleurs, qu’il cherchera à retrouver sa mère et qu’elle voudra bien prier pour moi. Je les bénis tous les deux. »

« Voici le titre, fit don Luis… et voici la lettre. Elle est datée du mois d’avril de cette année. »

Véronique fut stupéfaite. Elle regarda don Luis, et il lui vint cette idée que tout cela n’était peut-être qu’une histoire inventée par cet homme étrange pour les mettre, elle et son fils, à l’abri du besoin. Idée passagère. Somme toute l’acte de M. d’Hergemont n’avait rien que de fort naturel, et, prévoyant les difficultés auxquelles on se heurterait après sa mort, il était juste qu’il eût songé à son petit-fils. Elle murmura :

« Je n’ai pas le droit de refuser…

— Vous en avez d’autant moins le droit, s’écria don Luis, que c’est une affaire qui se passe en dehors de vous, et que la volonté de votre père va directement vers François et vers Stéphane. Ainsi donc nous sommes d’accord sur ce point. Reste la Pierre-Dieu, et je pose de nouveau ma question. Qu’en ferons-nous ? À qui appartient-elle ?

— À vous, déclara nettement Véronique.

— À moi ?

— Oui, à vous qui l’avez découverte, à vous qui lui avez donné toute sa signification. »

Don Luis observa :

« Je dois vous rappeler que ce bloc de pierre a, sans doute, une valeur incalculable. Si grands que soient les miracles opérés par la nature, ce n’est que grâce à un concours prodigieux de circonstances qu’elle a pu réaliser le miracle d’accumuler tant de matière précieuse en un si petit volume. Il y a donc là des trésors et des trésors.

— Tant mieux, fit Véronique, vous saurez en profiter mieux que personne.  »

Don Luis réfléchit un instant, et conclut, en riant :

« Vous avez tout à fait raison, et je vous avoue que je m’attendais à ce dénouement. D’abord parce que mon droit sur la Pierre-Dieu me semble établi par des titres de propriété suffisants. Ensuite parce que j’ai besoin de ce bloc de pierre. Mon Dieu oui, la dalle funéraire des rois de Bohème n’a pas épuisé son pouvoir magique, et il reste bien des peuplades sur qui ce pouvoir peut agir au même degré que sur nos ancêtres les Gaulois, et, justement, je poursuis une entreprise formidable où un tel secours me sera précieux[1]. Dans quelques années, mon œuvre achevée, je rapporterai la Pierre-Dieu en France et en doterai un laboratoire national que j’ai l’intention de fonder. Et ainsi la science purifiera le mal que la Pierre-Dieu a pu faire, et la mauvaise aventure de Sarek sera rachetée. Vous m’approuvez, madame ? »

Elle lui tendit la main.

« De tout cœur. »

Il y eut un assez long silence. Puis don Luis Perenna reprit :

« Oh ! oui, la mauvaise aventure, et terrible au delà de toute expression. J’en ai connu d’effrayantes, j’en ai vécu moi-même qui m’ont laissé un souvenir d’angoisse. Mais celle-ci les dépasse toutes. Elle a été au delà de tout ce qui est possible dans la réalité et humain dans la douleur. Elle a été illogique, et cela parce qu’elle fût l’acte d’un fou… Et aussi parce qu’elle s’est déroulée à une époque de folie et d’égarement. C’est la guerre qui a permis la mise en œuvre, dans le silence et dans la sécurité, de crimes conçus, préparés, exécutés par un monstre. En temps de paix, les monstres n’ont pas le temps d’aller jusqu’au bout de leurs rêves stupides. Aujourd’hui, et dans cette île isolée, celui-là a trouvé des conditions particulières, normales…

— Ne parlons pas de tout cela, voulez-vous ? » murmura Véronique d’une voix qui tremblait.

Don Luis baisa la main de la jeune femme, puis saisit Tout-Va-Bien et l’éleva dans ses bras.

« Vous avez raison. N’en parlons pas. Sans quoi voici les larmes, et Tout-Va-Bien serait mélancolique. Tout-Va-Bien, délicieux Tout-Va-Bien, ne parlons donc plus de l’épouvantable aventure. Mais tout de même, rappelons-en certains épisodes qui furent jolis et pittoresques. N’est-ce-pas, Tout-Va-Bien, le jardin aux fleurs gigantesques de Maguennoc, tu t’en souviendras comme moi ? Et la légende de la Pierre-Dieu, l’épopée des tribus celtiques, errant avec la dalle funéraire de leurs rois, la dalle toute frissonnante de Radium, d’où part inlassablement un bombardement d’atomes vivifiants et miraculeux, n’est-ce pas, Tout-Va-Bien, cela ne manque pas d’allure ? Seulement, vois-tu, exquis Tout-Va-Bien, si j’étais romancier et chargé de raconter l’histoire de l’île aux trente cercueils, je me soucierais peu de l’affreuse vérité, et je te donnerais un rôle beaucoup plus important. Je supprimerais l’intervention de ce raseur et de ce phraseur de don Luis, et c’est toi qui serais le sauveur intrépide et silencieux. C’est toi qui lutterais contre le monstre abominable, c’est toi qui déjouerais ses machinations, et qui, à la fin, par la grâce de ton merveilleux instinct, punirais le vice et ferais triompher la vertu. Et ce serait beaucoup mieux ainsi, puisque nul mieux que toi, délicieux Tout-Va-Bien, ne serait capable de nous montrer, par mille preuves plus convaincantes les unes que les autres, que dans la vie tout s’arrange et que tout va bien…


  1. Du même auteur, à paraître, Les Dents du Tigre.