L’Évolution du protectionnisme

L’ÉVOLUTION

DU PROTECTIONNISME[1]



De plus en plus, le protectionnisme s’implante, s’étend chez toutes les nations, englobe toutes les industries, et passe à l’état de régime, au point qu’aucun peuple ne saurait abaisser brusquement ses tarifs sans provoquer chez lui-même une crise redoutable, peut-être irréparable.

I

Et non seulement, il devient impossible de réagir contre la tendance protectionniste, mais il semble qu’il ne faille même pas songer à la prévenir dans ses nouveaux effets, dans ses exigences toujours croissantes : un tarif en entraîne un autre ; le protectionnisme conduit à la contre-protection ; avez-vous protégé les charbons et les fers ? Vous voilà contraints, par ricochet, de protéger toutes les industries qui consomment des charbons et des fers. On répondra peut-être qu’il convient — et qu’il est possible — de supprimer les tarifs relatifs aux matières premières indispensables à l’industrie. « Free raw materials » disent les Yankees de la « Tariff league » ! Sans rechercher pour le moment quel bouleversement produirait dans la production charbonnière et métallurgique française — par exemple — la suppression des tarifs qui grèvent « le pain » de l’industrie, constatons que cette suppression brusque semble incompatible avec le maintien du reste de l’échafaudage protectionniste : pour extraire et traiter le minerai, ne faut-il pas toute une machinerie ? Or la protection des matières ouvrées accroit le le prix de cette machinerie ; elle accroît le coût de la vie et par suite celui de la main-d’œuvre : il faut en conséquence compenser cet accroissement par un tarif protectionniste.

Voilà donc matières premières et matières ouvrées à l’abri de la concurrence étrangère. Pourrez-vous vous arrêter là ? Votre protectionnisme trouve nécessairement sa contre-partie : les nations auxquelles vous fermez votre marché vous ferment le leur, c’est pour elles une inéluctable nécessité, sous peine de voir l’existence de leur industrie sans cesse menacée par l’écoulement à bas prix du surplus momentané de votre production. Seuls restent ouverts quelques marchés lointains où la concurrence va s’engager ; mais, pour tenir votre rôle dans la lutte, il vous faut une marine : hélas, vous n’en avez plus : un pays que le protectionnisme habitue à vivre sur lui-même n’a plus qu’une apparence de marine marchande.

Pour restaurer cette marine anémiée, vous voilà contraints de la protéger, sous une forme ou sous une autre, et cela est si vrai qu’à l’heure actuelle toutes les nations protectionnistes subventionnent largement leur marine marchande : l’Allemagne, qui paraît ici constituer une exception, dont on trouvera plus loin la raison d’être, n’a pas cependant ménagé ses sacrifices pour sa marine marchande (il est vrai, que ses dépenses, qui se réalisent sous forme de détaxes de fret, tarifs soudés, subventions irrégulières, sont moins faciles à discerner que les primes françaises, américaines ou italiennes). Alors apparaît le champignon par lequel se manifeste la deuxième période du protectionnisme : la prime. Bientôt elle se généralise ; les primes étrangères répondent aux primes nationales et viennent en contrebalancer l’effet : des sommes importantes sont prélevées sur le budget des États, en pure perte pour chacun d’eux, et sans autre résultat que de troubler le marché des frets et d’entretenir une activité factice[2] qui ne correspond pas réellement aux besoins de la consommation.

À vrai dire, nous avons dépassé cette seconde période, nous en sommes à présent à la troisième, celle de la « contre-prime » : nous appelons de la sorte un accident assez curieux de la maladie protectionniste ; c’est la résorption de la prime par elle-même ; un exemple va faire comprendre le phénomène auquel je fais allusion. La loi de 1893 sur la marine marchande instituait pour les voiliers, pendant une période de dix ans, des primes à la navigation ridiculement élevées. Un auteur dont la conscience et l’impartialité ne sauraient faire doute, pour tous ceux qui le connaissent, M. Maurice Sarraut, dans un ouvrage publié il y a cinq ans, montrait déjà que, grâce à ces primes, certains des voiliers visés par la loi de 1893 réalisaient annuellement des bénéfices de 30 p. 100. Aujourd’hui, la période est terminée au cours de laquelle le budget était tenu de garantir ces bénéfices aux voiliers et ceux-ci se déclarent prêts à changer de pavillon si la loi nouvelle ne consent à « prolonger » à leur égard les prodigalités déjà plus que suffisantes, cependant, à réaliser leur amortissement. À la menace ils joignent la prière, et l’un de leur défenseurs est venu gémir à la tribune de la Chambre sur le sort de ces pauvres voiliers, qui n’arrivent plus à gagner de l’argent, et vont être obligés en conséquence de sortir des cadres de notre marine marchande (la seule, apparemment, où la navigation soit ruineuse !) La Chambre s’est émue, elle a voté l’article 8 de la loi nouvelle, article qui garantit à ces vieux voiliers, pendant trois ans, après l’expiration des avantages promis par la loi de 1893, des primes trois fois plus fortes que celles accordées aux voiliers neufs de demain ; résultat : les charges budgétaires sont considérablement accrues, et cet accroissement a pratiquement pour effet de contrebalancer l’influence protectrice de la loi relative aux constructions nouvelles. Voilà la contre-prime dans toute sa beauté ; rien de plus logique, d’ailleurs, que cette absurdité du moment qu’en économie on protège les faibles, il faut accorder aux plus faibles une protection plus grande, et s’il restait dans un de nos ports une antique caravelle encore en état de tenir la mer, ce n’est pas une prime triple, c’est une prime décuple qu’il lui faudrait octroyer !…

Ce n’est pas tout, car dans cette méconnaissance des conditions naturelles de la production, dans cet esprit de domination, d’isolement et de guerre qu’on trouve à la base du protectionnisme, le résultat final de l’effort humain sera sans cesse oublié pour l’apparence d’un résultat égoïste immédiat. Voici deux fleuves : la Meuse et le Rhin, canaux admirables créés sans effort de l’homme et désignés pour servir de débouchés aux régions richement pourvues de la Lorraine française et du bassin d’Essen : un sage pourrait penser que, reconnaissants des dons inappréciables que la nature leur a faits, les hauts riverains de ces voies privilégiées, vont confier au courant de ces fleuves les richesses qu’ils tirent du sol pour les expédier vers des marchés lointains ? Mais les bouches du Rhin ne sont pas Allemandes : aussi le Zollverein dépense-t-il les marks par centaines de millions pour créer, en territoire Allemand, des débouchés à ses produits. Mais la Meuse finit en Belgique : aussi l’exemple de l’Allemagne obligera-t-il la France à dépenser des sommes analogues pour réaliser l’œuvre de déversion correspondante : le canal du Nord-Est.

Qui donc profitera, finalement, de ces efforts gigantesques et contradictoires ? Ils appauvrissent les nations qui les font et la vieille Europe s’épuise ainsi pour le plus grand profit du nouveau monde. Surtout la misère est accrue par ces pertes de force vive : quand la culture devient plus intensive, l’industrie plus productive, les communications plus économiques, la somme de jouissances réservées à l’espèce humaine s’accroît, et l’on peut dire qu’un progrès est réalisé. Mais quand le travail s’emploie à torturer la géographie, à créer des routes inutiles, à maintenir, par la trop grande multiplicité des communications, une exploitation défectueuse et coûteuse de celles-ci, à diviser à l’infini la production, à en fausser les conditions même, ne voit-on pas que ce travail est aussi vain que celui de Sisyphe et qu’en l’accomplissant l’humanité peine sans profit ?

Si l’on mettait à part les dépenses dont le résultat peut se traduire par une utilité quelconque, morale ou matérielle, on trouverait que le total des efforts « stériles » nécessités par l’organisation douanière de l’Europe continentale s’élève chaque année à quelques milliards.

Et je ne cite enfin que pour mémoire, sans la faire entrer en ligne de compte, la folie contagieuse des armements, issue de l’impérialisme, ce frère du protectionnisme. Qu’est-ce donc qui a fait l’empire Allemand ? Le Zolleverein : nos désastres de 1870 n’ont fait que sceller, consacrer pour longtemps — pas pour toujours peut-être ce que le « chauvinisme douanier » avait déjà créé. D’où donc est sortie cette marine de guerre américaine qui compte aujourd’hui parmi les plus puissantes et dont l’essor factice est plus saisissant encore quand on n’oublie pas la décadence de la marine marchande des États-Unis ? des tarifs Mac Kinley et Dingley et de cette conception nationaliste du « home market » qui est l’aboutissement rationnel de l’esprit prohibitionniste.

II

N’y a-t-il donc point d’issue à cette situation ? Dans l’état actuel des divisions politiques de l’Europe, nous n’en voyons pas.

Le rêve des États-Unis de l’Europe continentale est rendu parfaitement chimérique par ce fait que le Zollverein a créé, dans le centre même de l’Europe, un marché si vaste et si puissant que les autres marchés nationaux ne sauraient fusionner avec lui sans être à peu près complètement asservis. C’est surtout entre la France et l’Allemagne que l’abaissement des barrières douanières est rigoureusement impossible au point de vue Français. D’ailleurs chaque année qui s’écoule vient accroître la cohésion du Zollverein ; celle-ci sera parvenue à son comble quand la construction du nouveau réseau de canaux sera venue doubler le réseau de voies ferrées qui déjà réalise admirablement, par l’unité de vues qui préside à son organisation, la concentration vers un même marché allemand et l’essor vers de mêmes débouchés allemands de toutes les forces de production germaniques.

Chose curieuse, et bien faite pour inquiéter ceux que préoccupe l’avenir économique de notre pays : l’Allemagne, née d’hier, et dont l’unité géographique réside sur des bases si peu éprouvées, a su réaliser au plus haut point chez elle l’unité économique, alors que la France, bien plus favorisée sous le rapport de l’unité politique, se voit dépourvue de cohésion économique. Il serait long d’en rechercher les causes ; citons seulement les principales : la situation politique de la France à cheval sur le marché anglo-saxon et sur le marché latin ; la disposition rayonnante de ses fleuves ; l’excessive centralisation de toutes ses activités au profit d’une capitale qui n’est pas un centre de grande production ; l’organisation correspondante des chemins de fer et leur autonomie qui met leur exploitation au service d’intérêts ne concordant pas toujours avec l’intérêt national, et suscite entre transports français des concurrences dont profite surtout l’industrie étrangère. Toutes causes qu’on ne peut guère songer à modifier, et grâce auxquelles dans une « fédération » européenne la France entrerait économiquement divisée, vis-à-vis de l’Allemagne, déjà si forte, et, de plus, économiquement unie.

Est-il du moins possible, comme le rêvent certains esprits plus amoureux de l’unité latine que soucieux des vérités géographiques, d’opposer à l’union douanière allemande l’union douanière latine ? L’idée est séduisante, mais combien nous sommes éloignés de sa réalisation ! D’abord l’entrée dans une telle union de la Belgique présenterait certains périls pour nos industries charbonnières et métallurgiques du Nord de la France ; d’un autre côté, le marché de nos vins, déjà très mal en point, ne serait pas précisément élargi par l’union douanière de la France avec l’Espagne et l’Italie. L’entente ne serait possible, avec ces dernières puissances, qu’à condition d’en excepter les vins et certains produits agricoles. Avec ces restrictions, l’union douanière latine serait évidemment très souhaitable, mais elle nous est interdite de par le traité de Francfort : on sait, en effet que ce traité nous impose a l’égard de l’Allemagne la clause de la nation la plus favorisée ; tant que cette clause ne sera pas annulée, nous ne pouvons donc, par exemple, supprimer entre la France et l’Italie les tarifs frappant les produits de la métallurgie sans ouvrir au flux débordant de la métallurgie allemande tout le marché franco-italien : ce serait la ruine des industries françaises que l’union douanière devrait précisément avoir pour but de fortifier.

Cette clause de la nation la plus favorisée tournera toujours, naturellement, à l’avantage de la nation la plus avantagée au point de vue industriel : l’Allemagne. Lors de la discussion récente du nouveau traité de commerce franco-russe, on a fait aux négociateurs français le reproche d’avoir laissé la Russie relever ses droits sur les fers : reproche assez peu justifié, car ce relèvement n’était que le contre-coup d’une mesure visant l’Allemagne, et l’Allemagne eût à peu près seule bénéficié de l’abaissement des tarifs.

Ainsi, parmi les États de l’Europe continentale, c’est l’Allemagne qui profite du régime protectionniste ; abondamment pourvue en matières premières, elle n’a nul besoin d’étendre chez elle la protection jusqu’à la base même de l’industrie ; de la résulte un double avantage : la nourriture à bon marché pour ses usines, et, pour son agriculture, la faculté de fermer le Zollverein à l’importation étrangère sans se fermer à elle-même les marchés étrangers.

Voilà comment a pu se réaliser cette sorte de cimentation économique de l’empire allemand ; nous la vantions tout à l’heure en l’opposant à éparpillement des vitalités françaises, mais il est juste de dire maintenant que l’heureux aménagement des voies de communication et la sagesse politique n’ont pas tout fait ; il fallait autre chose pour mettre d’accord le Landtag et le Reichstag, pour faire un tout solide de ces intérêts si disparates : les intérêts agrariens des hobereaux prussiens, les intérêts quasi libre-échangistes de l’Allemagne du Sud ; pour que l’industrie ne payât point la rançon de l’agriculture, — ou réciproquement — il fallait encore qu’elle eût, dans un fret lourd très abondant, dans l’importance intrinsèque du marché national, dans le rayonnement occasionné par la puissance de l’Empire et le débordement de sa population, l’amorce d’un courant puissant d’exportation.

Ces considérations permettent de comprendre ce qui semble d’abord inexplicable, à savoir : comment la marine marchande de l’Allemagne a pu prendre, sous le régime de protection douanière, nous dirions presque malgré ce régime, l’admirable extension que l’on sait.

L’Allemagne est donc dans la logique de ses intérêts en maintenant, en étendant sa politique protectionniste ; les nouveaux traités de commerce qu’elle a récemment conclus sont autant de victoires pour elle ; la voilà qui vient de dire hautement qu’elle entend englober dans son domaine douanier la Belgique et la Hollande ; si l’on donnait à chaque chose son nom, le régime protectionniste pourrait s’appeler le régime allemand. Bismarck n’a pas attendu que ce système s’impose aux vaincus comme une sorte de remède homéopathique au malaise provoqué par la saignée de 1870 : nos tarifs sont de 1892 ; les siens sont de 1879 ; c’est donc en Allemagne que le protectionnisme est ressuscité, non plus comme un vieux moyen de défense, de barricades économiques, mais comme un système d’organisation militaire et de conquête.

III

Très contagieux, le mal s’est étendu sur toutes les nations continentales, s’aggravant sans cesse par la surenchère qu’amène nécessairement son premier succès et dont nous avons essayé précédemment de dessiner l’évolution. Parmi les grandes nations, il n’y a plus guère aujourd’hui que l’Angleterre capable de résister victorieusement au flot montant ; ce n’est pas que de vigoureux efforts n’aient été tentés par les artisans de l’impérialisme ; un instant, une minorité bruyante a pu donner le change sur les sentiments du producteur anglais ; elle s’est efforcée, au lendemain de la coûteuse et pénible guerre du Transvaal, de tirer du sentiment national surexcité des armes contre la liberté des échanges. Pour tous ceux qui connaissent bien la nation anglaise et ont vécu au milieu de ses diverses industries, une semblable tentative était vouée à l’insuccès ; les prévisions que nous pouvions faire à cet égard ont même été dépassées, et les élections ont marqué non plus seulement une défaite, mais une véritable débâcle des protectionnistes. On a vu clairement combien leur domaine était restreint dans l’Angleterre industrielle ; en somme, il ne s’étend guère au delà du groupe des industries de Birmingham dont les fabrications souffrent aujourd’hui, malgré la proximité de leurs matières premières, de la concurrence véritablement endiablée des spécialités américaines et allemandes. Là le mal est réel et les plaintes sont vives ; aussi Joe peut être sûr de ses électeurs ; ils lui resteront immuablement fidèles. Mais la métallurgie, mais les industries minières, si puissantes en Angleterre, mais cette admirable industrie des constructions navales, qui produit à elle seule, dans les chantiers anglais, plus de navires que toutes les nations du monde réunies, sont-ce là des clients possibles du chamberlanisme ? Il est surprenant qu’on ait pu le supposer. Que peuvent contre elles toutes les primes, tous les systèmes plus ou moins compliqués de protection maritime ? Quand, à la Chambre française, on discutait récemment les nouvelles primes à la marine marchande, des orateurs sont venus exposer la crainte de voir l’Angleterre user de représailles… Qu’ils se rassurent : contre un système qui n’a jamais qu’étouffé notre marine marchande, sous prétexte de la protéger, l’Angleterre n’éleve aucune plainte, ne manifeste aucune inquiétude ; les affirmations de ses hommes politiques ; les articles de ses journaux sont significatifs à cet égard : « Il est à peine besoin, dit le Glasgow Herald du 30 décembre 1905, de montrer que le système français ne peut produire aucun résultat… »

C’est parce que les plus puissantes industries de l’Angleterre sont ainsi sûres de leur pouvoir et parce que les forts ont tout à gagner de la liberté que l’Angleterre est restée et restera longtemps la terre de Cobden ; ses intérêts lui permettent de jouer ce noble rôle, qui lui vaut l’estime et l’espoir des partisans de cette paix commerciale, si proche de l’autre paix ; en elle est le point d’appui dont nous pourrions, au moment propice, nous servir pour rompre les barreaux de notre prison.

Seule l’Angleterre peut nous aider à briser les armes qui donnent à l’Allemagne sa puissance économique, à nous affranchir de la servitude commerciale qu’implique à notre égard la clause de la nation la plus favorisée, à rompre l’unité formidable du Zollverein. Longtemps indifférente, elle sent aujourd’hui l’étendue du danger qu’elle a laissé créer il y a quarante ans. À cette époque, alors que l’essai loyal du libre échange était tenté chez nous à l’imitation de l’Angleterre, la bastille protectionniste commençait à s’élever de l’autre côté du Rhin, non fortifiée encore par les victoires de la Prusse ; elle s’élève toujours, de plus en plus formidable, grossie de tous les profits que sa situation privilégiée lui permet de prélever sur les autres nations ; des industries françaises passent sous le patronage allemand, tout au moins par l’intermédiaire commercial ou maritime de l’Allemagne[3] ; on peut en dire autant de nombreuses industries russes et autrichiennes. Les navires allemands vont enlever le fret aux Anglais dans la Méditerranée et jusque dans l’Extrême-Orient ; c’est l’organisation protectionniste la plus formidable, la plus méthodique se mettant à la conquête de la mer, avec un esprit de discipline et une méthode tout à fait remarquables.

Nous assistons dès maintenant à ce duel entre l’Angleterre qui garde sa foi dans les principes libre-échangistes, et l’Allemagne, qui constitue en Europe l’édifice même et la « citadelle du protectionnisme » ; le conflit est fatal, inévitable ; il est dans la logique même du système protectionniste, de son inspiration combative, de son exaltation des intérêts nationaux ; la lutte aiguë est prochaine ; l’éviter n’est au pouvoir de personne : c’est de quoi l’affaire marocaine est née ; avec elle n’a pas disparu la cause réelle du conflit.

Le moyen d’ôter à la lutte son acuité, c’est évidemment de rendre possible, par l’étroite entente des nations continentales, des conventions commerciales dirigées contre les principaux articles d’exportation allemande ; c’est l’aboutissement naturel de la « politique d’isolement » pratiquée il n’y a pas longtemps au quai d’Orsay, et contre laquelle d’injustes critiques se sont élevées : elle est dans la logique de la situation ; sous peine d’abandonner les intérêts commerciaux de ce pays, le gouvernement sera bien obligé d’y revenir.

Pratiquée avec modération, sans apparences provocantes, une telle politique est une garantie de paix, non pas un brandon de discorde : à vrai dire, on a le droit d’être surpris que cette entente économique n’ait pas été le premier sujet d’étude de la conférence de La Haye.

IV

Nous venons de montrer les termes de l’évolution protectionniste dans le domaine économique, puis dans le domaine politique. Il reste, pour que le tableau soit complet, à montrer son aboutissement dans le domaine social.

Ici, nous trouvons au protectionnisme un enfant qui fait le désespoir de son père : le collectivisme.

Soit qu’on se donne la peine de raisonner, soit qu’on interroge la masse éloquente des faits, il est aisé de se convaincre de cette étrange filiation.

La simple logique, en effet, permet de prévoir que si des mesures de protection sont accordées aux marchandises, d’autres sont nécessairement accordées aux individus. Eh quoi ? vous admettez que l’État se charge de fausser la loi de l’offre et de la demande au profit de l’industrie nationale, vous admettez qu’il légifère pour assurer au producteur des bénéfices prélevés en partie au moins sur le consommateur, et vous oseriez, quand la main-d’œuvre ouvrière réclame des pouvoirs publics la même sollicitude que l’objet de sa fabrication, répondre au législateur : « L’organisation du travail n’est pas votre affaire, elle n’est pas de votre compétence ; laissez faire ici la liberté seule ». Il y aurait là quelque cynisme ; si adroitement qu’on joue avec le paradoxe libéral, il est malaisé, tout de même, de dénier à la main-d’œuvre ce droit à la sollicitude collective qu’on invoque pour la marchandise.

Et ce que la raison nous fait prévoir, les faits le confirment de la manière la plus saisissante ; c’est précisément en Allemagne, c’est-à-dire dans le berceau du néo-protectionnisme, que le socialisme d’État moderne, aujourd’hui grandissant de toutes parts, a poussé ses premières racines : où donc les syndicats ouvriers sont-ils aussi disciplinés, aussi conscients de leur rôle d’organisation sociale ? où donc est né le principe de l’obligation à la prévoyance ? Je ne déplore pas, bien au contraire ; je constate. Avec le même retard qui sépare l’apparition des tarifs français de celle des tarifs allemands, voilà ce principe d’obligation qui pénètre — enfin ! — chez nous il n’en est même pas question dans ce fief du libre échange : l’Angleterre.

Des esprits chagrins et toujours prêts à se dénigrer eux-mêmes ont mis cette avance de l’Allemagne en matière de progrès ouvriers sur le compte de la « sagesse impériale » ou du « génie de Bismarck ». Rien n’est plus fantaisiste ; ces mesures sont la conséquence, j’allais dire le réflexe de la politique protectionniste.

Parcourez, à l’Officiel, la discussion de n’importe quelle loi protectionniste vous y verrez les efforts socialistes dont elle est accompagnée. Je prends comme exemple la discussion récente, à la Chambre des députés, du projet de loi sur la marine marchande, projet par lequel d’importantes primes sont attribuées aux armateurs et aux constructeurs, et je note, au cours de cette discussion :

Une proposition de M. Carnaud tendant à affecter une fraction des primes à des subventions aux syndicats d’inscrits maritimes.

Une autre proposition tendant à réserver les primes aux industriels ayant organisé des caisses de retraites.

Un amendement de M. Vaillant tendant à réserver les compensations d’armement aux seuls armateurs qui se soumettraient à toute une série de mesures fort minutieuses visant l’organisation du travail à bord.

Un amendement de M. Cadenat tendant à réserver les primes à la construction aux seuls constructeurs qui auront réduit à huit heures la journée de travail.

Un amendement de M. Louis Martin réglant l’admission des ouvriers étrangers dans les chantiers.

Et j’en oublie… Protectionnisme et collectivisme sont, on le voit, dans le même sillage.

D’ailleurs, si l’école n’était pas là pour dégager des lois protectionnistes leurs corollaires collectivistes, les événements eux-mêmes se chargeraient assez tôt de cette besogne ; dès que le marché national se ferme, les producteurs, désormais à l’abri de la concurrence étrangère, s’entendent comme larrons en foire pour rançonner le consommateur : nulle part cette entente n’est plus complète et plus impressionnante qu’aux États-Unis, et nous avons montré par des exemples, dans notre étude sur les trusts, comment ceux-ci font payer au consommateur américain le prix de la concurrence qu’ils ont à soutenir sur les marchés étrangers. Toute la philosophie du trust tient dans la division du monde en deux parts : le marché intérieur, gardé par sa muraille de Chine à l’abri de laquelle on est assuré de piller en paix le compatriote, et les marchés extérieurs, où la vie est plus exigeante, les affaires plus difficiles, et pour lesquels on réserve les prix de faveur, comme fait le directeur de théâtre avec la critique…

Que le consommateur sanctionne longtemps cette merveilleuse politique de son bulletin de vote, qu’il reste l’éternel « battu content », c’est un objet de surprise et de tristesse pour les philosophes qui voudraient garder une haute opinion du suffrage universel ; mais il n’est si bel illogisme qui ne finisse par éclater quand une industrie nationale arrive, par le jeu des tarifs, à se concentrer dans un petit nombre de mains, quand un monopole de fait a pu se créer au profit de quelques habiles, le monopole d’État n’est pas loin ; le voilà qui s’avance, menaçant ; n’a-t-il pas, dans ces conditions spéciales, toutes les apparences du bon sens et de l’équité ? monopole pour monopole, disent les collectivistes, le nôtre ne vaut-il pas mieux ? Comment les démentir, et refuser, toutes choses égales dans la désorganisation de l’industrie, de laisser revenir à la nation les profits accaparés en violation de la liberté commerciale ?

Voilà pourquoi les monopoles d’État se multiplient chez les puissances protectionnistes ; l’Italie, l’Espagne, l’Autriche, la Suisse, la Russie, ont les leurs ; à ceux qu’elle possède, la France brûle d’en ajouter quelques autres ; mais étudiez ceux de l’Angleterre et de la Belgique…

V

Que faire ? N’avons-nous pas dit qu’il ne dépend pas de nous seuls de réagir contre la politique protectionniste, de rebrousser chemin dans ce mauvais sentier où les périls s’accroissent à chaque nouvelle étape ?

Que nous puissions seuls opérer ce revirement, certes il n’y faut pas encore songer ; mais que nous puissions largement y contribuer par l’apport d’un concours loyal, c’est une autre affaire. Pour rendre possible ce désarmement économique, il ne suffit pas, comme pour l’autre, de dire hypocritement « que les concurrents étrangers commencent ! » Il est des moyens de préparer de part et d’autre les concessions nécessaires :

D’abord, il faut profiter du renouvellement prochain de certaines conventions commerciales pour obtenir, en échange de réductions sur nos tarifs, des compensations correspondantes.

Par suite, ce sont donc ces réductions de tarifs qu’il faut étudier. Il faut les faire porter principalement sur les matières premières nécessaires à l’industrie, et particulièrement sur les charbons et les fers. Les taxes douanières sur les matières premières ont la plus fâcheuse répercussion sur toutes nos fabrications ; elles ont pu jouer un rôle de protection temporaire, il est inadmissible qu’elles passent à l’état de régime ; actuellement, la protection dont jouissent les fers est toujours de 23,64 p. 100 : c’est un taux inadmissible, aujourd’hui que notre métallurgie est devenue, grâce à son organisation puissante et au développement des mines de l’Est, capable de se défendre contre la concurrence étrangère.

Quand des industries ont acquis, sous l’influence des tarifs protectionnistes, une vitalité propre, il faut réduire progressivement pour elles le taux de la protection ; on ne l’a guère fait jusqu’ici que pour une seule industrie française : le raffinage des pétroles.

Surtout il faut combattre résolument l’établissement de tarifs nouveaux en dehors des cas où ces créations sont rendues nécessaires par les mauvais procédas économiques d’une autre nation à notre égard. Hier, c’étaient les soies qui demandaient secours au législateur ; aujourd’hui… ce sont les pierres ! oui, les pierres de France, ont besoin, paraît-il, pour être extraites, qu’on frappe d’un droit de 0 fr. 75 les pierres belges à leur entrée en France : un projet est déposé dans ce sens à la Chambre des députés !

Enfin, par l’accentuation d’une politique d’alliance avec l’Angleterre et les nations latines, il faut que notre diplomatie prépare notre émancipation économique, et que, suivant une parole célèbre, « les nerfs tendus » vers ce but pacifique, notre nation soit résolue à saisir tous les moyens loyaux d’y parvenir.

Marcel Plessix.



  1. Extrait d’un volume qui paraîtra sous ce titre : Les merveilles du protectionnisme.
  2. Qu’on ne se méprenne pas : ceci n’est nullement une critique de nos primes à la marine marchande ; c’est tout au contraire l’affirmation de leur fâcheuse nécessité comme un corollaire du protectionnisme et c’est pourquoi, si le principe des attaques retentissantes de l’honorable M. Caillaux contre ces primes me parait excellent, je suis obligé cependant de considérer ces attaques comme pratiquement inopportunes : avant de toucher au système des primes, il faut toucher d’abord au système des tarifs protecteurs.
  3. Voir dans notre volume « Navires et Ports marchands » pour l’indication d’industries françaises qui font vivre le port de Hambourg, la marine et les commissionnaires allemands.