L’Évolution de la question d’Orient depuis le congrès de Berlin (1875-1906)

L’Évolution de la question d’Orient depuis le congrès de Berlin (1875-1906)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 35 (p. 278-316).
L’ÉVOLUTION DE LA QUESTION D’ORIENT
DEPUIS LE CONGRÈS DE BERLIN
(1875-1906)

L’Europe, meurtrie en Extrême-Orient par les victoires japonaises, aux prises, chez elle, avec l’inconnu des grands bouleversemens sociaux, bercée par les visions toujours séductrices de la paix et de l’amour universels, pourrait-elle, un jour prochain, se trouver face à face avec la réalité toujours redoutable d’une crise de la question d’Orient ? Il serait hasardeux de le prédire, mais plus téméraire encore de le nier.

Les causes spécifiques et locales d’où pourraient surgir, dans la péninsule balkanique ou dans l’Asie turque, de graves perturbations, une rupture d’équilibre capable d’entraîner des complications européennes sortent naturellement, comme d’une source intarissable, du conflit séculaire qui est le fond même de la question d’Orient, entre le Turc régnant et les peuples jadis conquis par lui et aujourd’hui émancipés ou en voie de l’être. L’exemple des États balkaniques, échappés à la domination ottomane, est de nature à encourager et même à susciter le désir de l’indépendance chez les populations encore sujettes ; des peuples que l’on croyait effacés de l’histoire par une longue prescription font leur rentrée sur la scène politique. C’est ainsi qu’il existe actuellement, dans les Balkans, une question macédonienne compliquée d’une question albanaise ; dans la mer Egée, une question crétoise ; en Asie, une question arménienne ; le mouvement commence à s’étendre jusque chez les peuples musulmans : nous avons expliqué dernièrement ici[1], à propos de l’incident de Tabah, comment les élémens d’une question arabe paraissent se dégager des profondeurs, jusqu’ici mal connues, de l’Asie occidentale. Une nationalité qui se cherche finit toujours par se trouver et par naître à la vie en se différenciant de ses voisines.

Le Sultan, son gouvernement et ses Turcs, d’une part, et, de l’autre, l’effort continu, mais, selon les momens, plus ou moins intense, des populations sujettes, pour se soustraire à l’autorité ottomane, voilà les deux premiers élémens de la question orientale. Entre eux le rapport est simple ; mais voici le troisième terme qui introduit dans l’équation un élément de variation et d’incertitude : c’est l’intervention des grandes puissances européennes. On peut dire, d’une façon générale et l’histoire en main, que les grandes crises de la question d’Orient se produisent chaque fois qu’aux élémens permanens de trouble et d’agitation que renferme l’Empire ottoman, vient s’ajouter, pour les surexciter et les diriger, l’intérêt d’une ou de plusieurs puissances européennes. Aujourd’hui surtout que, dans l’Europe occidentale, la forte constitution des nationalités s’oppose aux vastes entreprises, c’est vers l’Orient, où la pâte est encore malléable et les frontières mal déterminées, où la péninsule des Balkans et surtout l’Asie turque offrent un champ tout neuf d’expansion économique et d’influence politique, que les grandes puissances portent leurs ambitions et leurs rivalités. Enfin l’Empire ottoman est souverain légitime de quelques-uns de ces points stratégiques qui commandent les grandes routes du globe, et dont la possession est la condition de toute domination maritime et de toute hégémonie mondiale : le Bosphore, les Dardanelles, Suez. Toutes les routes de l’Inde passent dans les eaux ou sur le territoire de l’Empire ottoman. Aussi, depuis plus d’un siècle, toutes les grandes alliances ou ententes européennes ont-elles pivoté autour de la question d’Orient ; elles se sont presque toujours conclues ou rompues à propos d’elle, et c’est en connexité avec elle qu’il convient de les étudier si l’on veut en bien comprendre les tendances et le but. Sans doute, d’autres élémens sont entrés en ligne de compte ; mais être d’accord sur la politique à suivre vis-à-vis de l’Empire ottoman a toujours été la condition nécessaire un succès et à la durée de toutes les combinaisons européennes. Albert Sorel a admirablement montre comment les monarques coalisés contre la Révolution française étaient plus préoccupés des « jacobins de Pologne » et de l’avenir de la Turquie que de venger Louis XVI. Il serait facile de poursuivre, à travers tout le XIXe siècle, une démonstration du même genre. Il a fallu l’injure faite, par le traité de Francfort, à la France et au droit qu’ont les peuples de disposer d’eux-mêmes, pour faire, pendant quelque temps, prédominer dans les combinaisons européennes un élément nouveau : la nécessité pour l’Allemagne de garantir et de consacrer ses conquêtes. Encore aurons-nous l’occasion de montrer que c’est sous leur aspect oriental et en relation avec les événemens balkaniques qu’il convient d’étudier les origines, le développement et la décadence de ces conjonctions politiques, plus ou moins étroites et plus ou moins durables, qui se sont appelées ou s’appellent encore l’Alliance des trois empereurs, la Triple alliance et la Double alliance.

Vis-à-vis de l’Empire ottoman, les rôles que peuvent prendre les grands États européens ne sont pas en nombre indéfini ; ils se réduisent en définitive à deux : les uns ont intérêt à précipiter la ruine de l’Empire ottoman, pour s’en approprier les morceaux, les autres préfèrent maintenir la souveraineté du Sultan et l’intégrité de ses États dans l’espoir d’y exercer une influence prépondérante ou d’en exclure leurs rivaux ; mais, selon les fluctuations des intérêts et le hasard des circonstances, ce ne sont pas toujours les mêmes acteurs qui jouent le même personnage ; comme dans le duel d’Hamlet et de Laërte, les adversaires, dans la chaleur de la lutte, font l’échange de leurs armes sans interrompre le combat. C’est un chassé-croisé de ce genre dont nous voudrions précisément montrer les origines et les causes en suivant l’évolution de la question d’Orient dans ces trente dernières années. Nous prendrons pour point de départ la guerre de 1877 et le Congrès de Berlin qui marquent, dans les rapports de l’Empire ottoman avec les peuples qui l’habitent et avec les grandes puissances européennes, un instant critique et, pour ainsi dire, un point culminant. Nous verrons comment, à travers des crises successives, les conséquences de ces grands événemens se sont développées à l’encontre des prévisions des politiques qui en avaient réglé la figuration et machiné l’intrigue ; et peut-être trouverons-nous, chemin faisant, des indications de nature à nous faire comprendre en quels termes se posent aujourd’hui les divers problèmes dont l’ensemble constitue la « question d’Orient. »


I

A travers les complications orientales, si l’on veut chercher un fil conducteur, il faut d’abord se rendre compte de la contradiction initiale qui pèse sur la politique européenne dans l’Empire ottoman et qui l’oblige, quoi qu’elle fasse, à se désavouer sans cesse elle-même ; elle consiste dans la coexistence, lorsqu’il s’agit de l’Empire turc et de son avenir, de deux états d’esprit contradictoires dont l’un conduit à la « politique d’intervention, » l’autre à la « politique d’intégrité. » La première s’inspire d’un idéal abstrait, religieux, philosophique, humanitaire, et elle est multiple en ses aspects : jadis elle a fait les croisades, et la laïcisation de la politique européenne n’a pas réussi à faire disparaître le sentiment obscur d’une solidarité nécessaire des peuples chrétiens en face des non chrétiens ; souvent, même dans l’histoire tout à fait contemporaine, ce ressouvenir de l’unité perdue s’est manifesté. À ces survivances du vieil idéal de la Chrétienté s’est substitué, ou plutôt s’est superposé, depuis la Révolution française, un élément nouveau : le droit des peuples, les droits de l’humanité sont devenus, pour les partis « libéraux » ou « révolutionnaires, » un prétexte à faire campagne contre les « tyrans, » les oppresseurs, et, en particulier, contre les Turcs. La politique d’intervention aurait pour terme l’expulsion des Turcs de tous les pays où ils ne sont pas en majorité et l’affranchissement de toutes les « races opprimées. »

Si attrayant est le but, si simples les moyens, si définitives les solutions, en apparence tout au moins, que la tâche est rendue singulièrement ingrate aux tenans de la politique d’intégrité. Celle-ci est plus difficile à définir, puisqu’elle ne se réclame d’aucune doctrine et qu’elle a pour règle l’utilité et pour fin l’intérêt. Elle est opportuniste et prosaïque ; elle sait que les grands élans de générosité soulèvent parfois le monde, mais qu’il retombe bientôt dans le terre à terre de la vie matérielle et dans la réalité cruelle de la lutte pour l’existence : elle sait que les peuples, comme le bonhomme Chrysale, vivent d’abord de bonne soupe. Elle n’est cependant pas dépourvue d’idéal, puisqu’elle se propose de contribuer à la grandeur et au bonheur des nations et, par là, de travailler au bonheur de l’humanité. Dans la question d’Orient, les solutions opportunistes l’emportent pour la première fois avec notre François Ier : le Turc, sous le patronage du roi Très Chrétien, entre dans la vie européenne ; pour le maintien entre les grandes puissances d’un équilibre qui n’est, à le bien prendre, que la garantie indispensable à leur existence, il devient un facteur si indispensable que « l’intégrité de l’Empire ottoman » et la « souveraineté du Sultan » ne tardent pas à compter parmi les fondemens de l’ordre et de la paix. Les puissances s’opposent, même par la guerre, à ce que l’une d’entre elles obtienne en Orient des avantages exclusifs ; elles prennent de plus en plus les États du Sultan sous leur sauvegarde collective et font de la question d’Orient la question internationale par excellence.

Mais il est de l’essence d’une politique réaliste de se garder de toute intransigeance et de se prémunir contre tout dogmatisme. Le vieil esprit de croisade ou le nouvel esprit d’émancipation sont des faits dont une méthode pratique ne se refuse pas à tenir compte ; les grands politiques savent faire leur part à ces « impondérables, » les discipliner et les tourner à leur avantage. Le principe d’intégrité lui-même n’a rien d’absolu ; il s’adapte aux besoins et aux circonstances. A chaque crise provoquée en Orient par la révolte des peuples sujets de la Porte, les cabinets européens proclament la nécessité de maintenir l’intégrité de l’Empire ottoman ; mais, la paix faite, le calme rétabli, il se trouve qu’un nouveau territoire ou de nouvelles concessions ont été arrachées au Sultan et que, peu à peu, morceau par morceau, ses États fondent et se disloquent, tandis que de nouvelles nationalités indépendantes se constituent et se fortifient. Il est presque sans exemple qu’un pays chrétien, une fois émancipé, ait été replacé sous le joug ; les chancelleries européennes allèguent que « l’opinion publique ne le permettrait pas. » Ainsi la Turquie est européenne sans l’être ; les traités lui en confèrent le titre ; mais, dans la pratique, elle n’en a pas les prérogatives ; elle est admise dans le « concert, » mais elle y reste en tutelle ; de temps à autre d’ailleurs, elle semble vouloir démontrer, par quelques « atrocités » comme celles de 1877 ou celles de 1894-1895, qu’en effet elle a pour gouverner ses sujets des procédés peu conformes aux coutumes civilisées. Les traités garantissent à la Turquie sa place dans le droit public européen ; mais, vis-à-vis d’elle, la violation flagrante des engagemens les plus solennels a été souvent tolérée, approuvée même, pourvu qu’elle tourne à l’avantage des sujets émancipés du Sultan. En 1806, trois puissances s’engagent, par le traité de Paris, à défendre par les armes l’intégrité de la Turquie : quand elle est attaquée en 1877, pas une ne bouge. En bien des circonstances, les Turcs, pour qu’on leur reconnaisse pleinement raison, n’ont eu qu’un tort, celui d’être les Turcs.

Ainsi, en pratique, « la politique d’intervention » et « la politique d’intégrité » trouvent une conciliation dans l’opportunisme des solutions. La politique française, depuis François Ier avait su trouver la combinaison moyenne : elle profitait de l’amitié du Turc pour obtenir des mesures de protection dont bénéficiaient les chrétiens de l’Empire. D’autre part, la protection des peuples chrétiens soumis aux Turcs devient, entre les mains des puissances européennes, un moyen d’influence, un motif permanent de s’immiscer dans les affaires orientales. Aussi les traités n’oublient-ils jamais de stipuler en faveur des chrétiens sujets de la Porte : le traité de Paris a son article 9, le traité de Berlin son article 61. Articles élastiques, traités commodes, qu’il est aussi facile de passer sous silence, lorsqu’on n’a pas besoin de les appliquer, que d’invoquer lorsqu’on cherche un prétexte d’intervention. Ce procédé empirique est devenu une méthode : c’est la politique des réformes que l’on pourrait définir un compromis entre la politique aventureuse d’intervention et la politique terre à terre des intérêts ; il est aisé d’en rire, et il est avéré que les réformes, dans la Turquie actuelle, ne sont la plupart du temps qu’un trompe-l’œil ; lentement, toutefois, certains résultats ont été acquis, et, puisque l’intégrité de l’Empire ottoman et le maintien de l’autorité du Sultan sont apparus, jusqu’à présent, comme des garanties nécessaires à l’ordre et à la paix de l’Europe, la politique des réformes, si illusoire soit-elle, n’était-elle pas, eu définitive, la seule réalisable et n’a-t-elle pas offert la seule conciliation possible entre une justice idéale, et d’ailleurs mal définie, et la réalité quotidienne des solutions pratiques ? À cette question la suite de cette étude nous aidera peut-être à trouver une réponse.


II

En Orient, la politique des grandes nations européennes est déterminée par des intérêts si considérables que les abandonner ou les trahir équivaudrait pour elles à l’abdication et à la déchéance définitive : des conditions géographiques, historiques, ethnographiques déterminent ces intérêts et en expliquent la permanence. Ils n’ont jamais été définis avec plus d’ampleur de vues et une clarté plus prophétique que dans les fameuses conversations entre le tsar Nicolas Ier et sir George Hamilton Seymour, qui furent comme la préface de la guerre de Crimée. Si connues qu’elles soient, elles méritent d’être répétées parce que c’est à elles qu’il faut toujours se référer quand on veut étudier l’évolution contemporaine de la question d’Orient. Le 9 janvier 1853, à une fête chez la grande-duchesse Hélène, le Tsar prend à part l’ambassadeur :


Tenez, lui dit-il, nous avons sur les bras un homme malade, un homme très malade ; ce serait, je vous le dis franchement, un grand malheur si, un de ces jours, il venait à nous échapper, surtout avant que toutes les dispositions nécessaires fussent prises.


Quelques jours plus tard, le 21 février, nouvel entretien, décisif :


Eh bien ! dit Nicolas, il y a certaines choses que je ne souffrirai jamais : et d’abord, pour ce qui nous regarde, je ne veux pas de l’occupation permanente de Constantinople par les Russes ; mais je ne veux pas davantage que Constantinople soit jamais occupée ni par les Anglais, ni par les Français, ni par aucune des grandes (puissances. Je ne permettrai jamais non plus qu’on tente de reconstruire un empire byzantin, ni que la Grèce obtienne une extension de territoire qui ferait d’elle un État puissant. Encore moins pourrais-je souffrir que la Turquie fût partagée en petites républiques, asiles tout faits pour les Kossuth, les Mazzini et autres révolutionnaires de l’Europe. Plutôt que de subir de tels arrangemens, je ferais la guerre et je la continuerais aussi longtemps qu’il me resterait un homme et un fusil…

Dieu me garde d’accuser personne à tort, mais il se passe à Constantinople et dans le Monténégro des choses qui sont bien suspectes. On serait tenté de croire que le gouvernement français cherche à brouiller les affaires en Orient, dans l’espoir d’arriver plus aisément à ses fins, par exemple, à la possession de Tunis.


Et pour répondre à une question que s’était permis de poser l’ambassadeur :


Oh ! vous devez savoir que, quand je parle de la Russie, je parle de l’Autriche ; ce qui convient à l’une convient à l’autre ; nos intérêts en ce qui regarde la Turquie sont parfaitement identiques…

Quant à l’Égypte, je comprends parfaitement l’importance de ce territoire pour l’Angleterre. Tout ce que je puis dire, c’est que si, en cas de partage après la chute de l’Empire ottoman, vous preniez possession de l’Égypte, je n’aurais pas d’objection à faire. J’en dirai autant de Candie ; cette île pourrait vous convenir, et je ne vois pas pourquoi elle ne ferait pas partie des possessions anglaises.


À quoi sir Hamilton repartit :


Ce que l’Angleterre souhaite en Égypte, c’est de s’assurer une rapide et libre communication entre la Métropole et l’Inde.


Tels sont bien, en effet, les grands intérêts permanens des puissances européennes ; la seule erreur du Tsar fut de croire à une conciliation, à un partage possible, en Orient, entre la Russie et la Grande-Bretagne : cette illusion a conduit Nicolas à la guerre de Crimée et au traité de Paris, qui évinçait la puissance russe de Constantinople et de la Méditerranée et la mettait, jusque dans la Mer-Noire, sous le contrôle de l’Angleterre. L’intérêt anglais, dans la question d’Orient, est bien réellement, comme Nicolas l’avait très bien vu, en Égypte et dans la domination de la Méditerranée orientale, ou plutôt, comme l’avait dit sir Hamilton Seymour, dans l’usage libre et assuré des routes de l’Inde ; l’Inde, c’est la fortune de l’Angleterre, la condition et le signe de sa domination maritime et économique ; c’est, tel que Disraeli et ses successeurs l’ont conçu, l’Empire. Avant comme depuis l’ouverture du canal de Suez, un État fort qui dominerait Constantinople et les Dardanelles, qui aurait le libre débouché sur la mer Égée, ou qui, maître des routes du Caucase, descendrait, par l’Arménie ou la Perse, vers la Mésopotamie et le golfe Persique, serait une menace permanente pour les routes terrestres ou maritimes de l’Inde et du commerce oriental. Les déserts qui entourent l’Égypte ne sont pas, pour le canal de Suez, une protection suffisante. Depuis Cambyse et Alexandre, nombreux sont les conquérans qui, venant d’Asie, ont attaqué et conquis l’Égypte par terre. Partie du Nil, l’armée de Bonaparte a envahi la Syrie, et celle d’Ibrahim a menacé deux fois Constantinople. Le désert n’est donc pas une barrière : possible, au temps où la redoutaient sir Hamilton Seymour ou Disraeli, une expédition de ce genre serait aujourd’hui facilitée par les chemins de fer qui traversent une partie de l’Asie Mineure et de la Syrie et par l’appui qu’elle pourrait trouver parmi les populations arméniennes et arabes. Il importait donc à la Grande-Bretagne, depuis qu’elle possède les Indes, il lui importe plus que jamais aujourd’hui, qu’aucune puissance redoutable ne s’établisse à Constantinople, dans les montagnes d’Arménie, en Syrie ou en Perse. La Turquie elle-même si, par ses propres moyens ou avec le concours d’une nation européenne, elle mettait en ligne une force militaire imposante, pourrait, à un moment donné, incarner, pour la puissance maîtresse de l’Egypte, du canal de Suez et des routes de l’Inde, le péril qu’elle redoute. Ces vérités d’ordre géographique et historique expliquent en très grande partie l’évolution de la question d’Orient ; elles rendent compte de faits en apparence contradictoires ; elles sont la clé sans le secours de laquelle le jeu de la politique européenne en Orient reste inintelligible.

Il n’est pas besoin d’expliquer longuement comment la Russie, dans ses efforts pour sortir de sa prison continentale, se heurte fatalement aux intérêts anglais. Tant qu’elle existera comme grande puissance, la Russie cherchera à trouver, sur les libres océans, la respiration maritime dont elle a besoin et les limites naturelles qui lui font défaut au milieu de l’infini déroulement de ses grandes plaines. Les Anglais pensent que, si elle dominait à Constantinople, en Arménie, en Perse, en Afghanistan, la Russie menacerait les routes de l’Inde : c’est ce péril que l’imagination populaire traduit quand elle se représente les cosaques s’élançant, du haut des monts, à la conquête de l’Hindoustan. L’antagonisme, entre la poussée russe et l’expansion anglaise, a été jusqu’à présent irréductible ; l’Angleterre ne saurait renoncer aux routes de l’Inde à moins d’abdiquer son Empire ; la Russie, tant qu’elle sera la Russie, c’est-à-dire tant qu’elle gardera, avec son unité, la conscience de ses intérêts et de ses traditions, tendra d’un effort inlassable à s’assurer la liberté des détroits : seul le « triomphe d’une révolution fédéraliste pourrait l’amener à oublier momentanément une politique dont la nature et l’histoire lui ont jusqu’ici fait une nécessité.

Ainsi la Russie et l’Angleterre n’étaient pas libres d’avoir ou de n’avoir pas une politique et des intérêts engagés dans la question d’ Orient : une politique orientale était, pour l’une comme pour l’autre la conséquence de leur situation dans le monde ; elles ont été, et, jusqu’à ce que les conditions de leur existence politique ou économique viennent à subir un changement radical, elles resteront les premières intéressées au sort de Constantinople et de tout l’Empire ottoman. Les intérêts de l’Autriche-Hongrie dans les Balkans sont devenus considérables, mais on a toujours pu, on peut encore concevoir, en ce qui concerne la monarchie austro-hongroise, d’autres directions pour sa politique, d’autres emplois pour ses énergies ; pour elle, la question des détroits ne se pose pas, et il n’y a pas, entre ses intérêts et ceux de la Russie, incompatibilité irréductible : Salonique et Constantinople peuvent devenir, pour ainsi dire, deux solutions de la question d’Orient ; le sort de l’une n’est pas fatalement lié à celui de l’autre ; aussi a-t-il existé, à diverses reprises, des ententes et des combinaisons entre la politique russe et la politique austro-hongroise, tandis qu’il n’y en a pas eu, jusqu’à aujourd’hui, entre la politique anglaise et la politique russe. De leur antagonisme sont sorties jusqu’à présent toutes les crises de la question d’Orient. La Russie a plusieurs fois provoqué ces crises, mais c’est le cabinet de Londres qui, presque toujours, a tenu les fils et préparé les solutions. C’est donc du point de vue anglais que nous devrons le plus souvent regarder les problèmes orientaux : c’est le meilleur observatoire pour saisir les raisons, le sens et les conséquences d’une évolution qui dure depuis qu’il y a, en Europe, un Empire ottoman et qui, sans doute, est encore loin d’avoir atteint son terme.


III

Le principe de l’intégrité de l’Empire ottoman, quand lord Beaconsfield s’en servit comme d’un drapeau, au Congrès de Berlin[2], pour rallier les puissances à la politique britannique, était loin d’être une nouveauté ; il existait depuis longtemps dans l’arsenal politique de la Grande-Bretagne ; il lui avait servi en 1833 contre la Russie, en 1840 contre Méhémet-Ali et Louis-Philippe. L’armée française, devant Sébastopol, en avait assuré le triomphe, et le traité de Paris l’avait consacré comme l’un des fondemens de l’équilibre européen. La France, en Crimée, suivait sa politique traditionnelle : depuis François Ier et Louis XIV, elle protégeait l’indépendance du Sultan pour continuer à jouir, à Constantinople, d’un crédit dont les populations chrétiennes de l’Empire étaient les premières bénéficiaires. Pour l’Angleterre, fortifier la Turquie, la placer sous la sauvegarde du droit public européen, c’était le moyen d’écarter les Russes de la mer Egée, d’opposer un obstacle infranchissable à toutes leurs entreprises. Le principe d’intégrité de l’Empire ottoman et de souveraineté du Sultan était donc, entre les mains de l’Angleterre, comme une machine de guerre. Le 19 juin 1877, à la veille des hostilités, M. Layard, ambassadeur d’Angleterre à Constantinople, écrira : « La politique qui nous a fait soutenir la Turquie pour nos propres fins et notre sécurité, et non pas pour un amour abstrait des Turcs et de leur religion, politique adoptée et approuvée par les plus grands hommes d’Etat, n’est pas de celles que les événemens des derniers mois, n’ayant aucune relation avec elle, suffiraient pour renverser. Cette politique est fondée en partie sur la croyance que la Turquie est une barrière aux desseins ambitieux de la Russie en Orient, et que le Sultan, chef reconnu de la religion mahométane, est un allié utile, sinon nécessaire, à l’Angleterre, qui a des millions de musulmans parmi ses sujets... « L’Angleterre fortifie la Turquie, comme on fortifie un bastion défensif ; elle la pousse dans la voie des réformes et de la centralisation ; pour supprimer les revendications inquiétantes des populations chrétiennes, elle conseille au Sultan de les fondre peu à peu dans une Turquie modernisée, tolérante, libérale et parlementaire. C’est la période de la Charte de Gulhané (1839) et du Tanzimat (1856). On sait de reste quel fut le résultat de cette application à la Turquie des principes du gouvernement libéral anglais. Dans un pays où la religion fait la nationalité, tout essai de centralisation administrative était voué d’avance à un échec certain. La réforme politique et sociale aboutit à un échec complet, tandis que la suppression des janissaires et la réforme militaire réussissaient : en sorte qu’après sa crise de « modernisme, » la Turquie se retrouvait plus musulmane et plus asiatique, plus forte, à vrai dire, militairement, mais aussi plus disposée à opprimer les populations chrétiennes. Exclue des affaires allemandes après 1866, l’Autriche-Hongrie, sous l’inspiration du comte de Beust et plus tard sous l’impulsion d’Andrassy, se tournait décidément vers l’Orient ; elle apportait aux populations slaves de la péninsule un encouragement nouveau en même temps que, du Nord, la Russie panslaviste d’Alexandre II se préparait à leur apporter un concours plus effectif. Mais ces velléités de gouvernement libéral, ces interventions des États européens dans les affaires intérieures de la Turquie[3], l’exemple de la Grèce et des Principautés, en faisant miroiter aux yeux des populations chrétiennes la possibilité de l’autonomie, en avaient surexcité chez elles l’impérieux désir ; au moment où le gouvernement du Sultan allait se faire plus oppressif, elles devenaient, elles, plus impatientes de liberté.

Ainsi, à l’heure où l’insurrection de l’Herzégovine (1874), les troubles de Serbie et du Monténégro, laissaient prévoir une tentative nouvelle d’émancipation des populations slaves et la prochaine explosion d’une crise orientale, la politique d’intégrité, préconisée par l’Angleterre, devenait de plus en plus difficile à pratiquer ; elle se heurtait à la fois à la résistance désespérée des populations, encouragées par quelques-unes des grandes puissances européennes, et à la campagne de presse et d’opinion menée, en Angleterre même, en faveur des chrétiens opprimés. Par là s’expliquent, dans l’attitude de lord Derby et de lord Beaconsfield, certaines hésitations, certains tâtonnemens. Une politique plus alerte aurait peut-être pu trouver l’occasion d’empêcher la guerre ; mais l’Angleterre ne paraît préoccupée que de comprimer les efforts des populations chrétiennes vers l’émancipation ou d’empêcher le succès des réformes quand c’est la Russie et les puissances de l’Europe centrale qui en recommandent l’application ; elle ne se réveille qu’en présence du traité de San Stefano.

Au moment où, à la fin de 1875 et en 1876, l’insurrection tend à gagner toutes les provinces chrétiennes de la péninsule des Balkans, l’Europe continentale est régie par la combinaison politique que l’on a appelée « l’Alliance des Trois empereurs. » Les cabinets de Saint-Pétersbourg, de Berlin et de Vienne manifestent leur entente et leur volonté de maintenir la paix et le statu quo en Orient en rédigeant ou en appuyant la note du 30 décembre 1875. Écrite par un Madgyar, par un ami de la Turquie, la « note Andrassy » renonçait au système anglais des réformes générales et à la centralisation pour préconiser le système des réformes particulières, adaptées aux besoins et au tempérament de chacune des populations de l’Empire. Le massacre des consuls de France et d’Allemagne à Salonique, les progrès de l’insurrection bulgare, ne tardèrent pas à « engager les cabinets à resserrer leur entente » et à la constater en rédigeant, le 13 mai 1876, le mémorandum de Berlin : les trois cours y recommandaient plus énergiquement des réformes, mais il y était question, pour la première fois, de « peser » sur le gouvernement ottoman et, si besoin était, de faire suivre l’action diplomatique de « mesures efficaces. » La France et l’Italie se hâtèrent d’adhérer au memorandum, mais l’Angleterre répugnait à se mettre à la remorque d’une politique qui n’était pas la sienne et qui devait conduire tôt ou tard à l’émancipation des peuples balkaniques ; elle refusa de se joindre aux gouvernemens du continent et, pour les décourager de recourir à une pression armée, elle envoya sa flotte dans la baie de Besika, à l’entrée des Dardanelles. En même temps, une révolution de palais déposait Abd-ul-Aziz et mettait sur le trône son héritier Abd-ul-Hamid. L’intervention des trois empereurs avait échoué : le champ restait libre pour l’action de l’Angleterre. Tandis qu’Alexandre II et François-Joseph, persuadés qu’une solution pacifique devenait de plus en plus improbable, se rencontraient le 8 juillet 1876 à Reichstadt et jetaient les bases de l’accord signé le 15 janvier 1877 qui allait assurer à la Russie, en cas de guerre, la neutralité autrichienne, moyennant l’occupation de la Bosnie et de l’Herzégovine, lord Derby élaborait un programme de réformes et le soumettait à la Porte ; mais ni les chrétiens révoltés, auxquels le cabinet de Saint-James refusait toute espèce d’ « autonomie locale, » ni le Sultan, qui savait que le gouvernement britannique repoussait d’avance toute idée de contrainte, ne firent bon accueil à la note du Foreign Office ; l’heure de l’action arrivait et, à Londres, où l’on s’y sait peu apte dès qu’il s’agit d’aller plus loin que l’inoffensive manifestation navale, on cherchait le moyen de s’y dérober. La presse libérale, à la suite des harangues de Gladstone, dénonçait les « horreurs de Bulgarie » et réclamait une intervention énergique ; mais, sur place, les velléités inopérantes de la politique britannique n’aboutissaient qu’à encourager la résistance des populations et à multiplier les massacres : sous les yeux des consuls impuissans et de l’ambassadeur désarmé, les autorités turques procédaient à des pendaisons en masse et terrorisaient la Bulgarie. La crainte du mouvement panslaviste paralysait à Londres tout désir d’intervention et, plus les événemens lui paraissaient rendre inévitable une intervention européenne, plus l’Angleterre se barricadait dans sa politique d’abstention et se retranchait derrière ses principes d’intégrité et de centralisation libérale. Elle faisait un suprême effort en demandant la réunion d’une conférence européenne à Constantinople, tandis que les Turcs promettaient une fois de plus une constitution et deux Chambres (Constitution du 23 octobre 1876). La dépêche par laquelle lord Derby reprend, le 4 novembre 1876, sa proposition de conférence et la réponse du prince Gortchakof (18 novembre) précisent parfaitement les points de vue différens des deux gouvernemens. Lord Derby affirme la nécessité de « l’indépendance et l’intégrité territoriale de l’Empire ottoman. » Gortchakof répond : « Il importe de reconnaître que l’indépendance et l’intégrité de la Turquie doivent être subordonnées aux garanties réclamées par l’humanité, les sentimens de l’Europe chrétienne et le repos général... et, puisque la Porte est incapable de remplir les engagemens qu’elle a contractés, par le traité de 1856, vis-à-vis de ses sujets chrétiens... l’Europe a le droit et le devoir de se substituer à elle, en tant qu’il est nécessaire, pour en assurer l’exécution. »

Aussitôt la guerre déclarée, le cabinet de Londres éprouvait encore le besoin, le 6 mai, d’adresser à celui de Saint-Pétersbourg une communication où il spécifiait à quelles conditions il conserverait la neutralité ; avant tout, ce sont les intérêts britanniques en Asie qui y sont invoqués : le canal de Suez restera libre, l’Égypte ne sera pas comprise dans le rayon des hostilités, Constantinople restera aux Turcs, le régime du Bosphore et des Dardanelles ne sera pas modifié ; enfin le cabinet britannique fait allusion à des intérêts qu’il pourrait avoir à protéger « dans le golfe Persique. » Le Tsar, dans une conversation avec lord Loftus, à Livadia, dès le 2 novembre 1876, avait déjà pris soin de rassurer l’ambassadeur de la Reine ; Gortchakof à son tour répond, le 20 mai 1877, à la communication de lord Derby en renouvelant les mêmes assurances ; il n’entrait pas dans les intentions de la Russie de toucher aux intérêts anglais ni en Égypte, ni dans les détroits, ni sur la route des Indes ou dans le golfe Persique ; elle ne prétendait pas davantage occuper Constantinople. Mais en retour, ajoutait le prince Gortchakof :


Le cabinet impérial est en droit d’attendre que le gouvernement anglais, de son côté, prendra en sérieuse considération les intérêts spéciaux de la Russie engagés dans cette guerre et pour lesquels elle s’est imposé de si lourds sacrifices. Ces intérêts consistent dans la nécessité absolue de mettre fin à la situation déplorable des chrétiens soumis à la domination turque et à l’état de trouble chronique dont elle est la cause… Cet état de choses et les actes de violence qui en résultent répandent en Russie une agitation provoquée par le sentiment chrétien, si profondément enraciné dans le peuple russe, et par les liens de race et de religion qui rattachent ce peuple à une grande partie de la population chrétienne de la Turquie. Le gouvernement impérial est d’autant plus obligé de tenir compte de cette agitation qu’elle réagit sur la situation intérieure et extérieure de l’Empire…

Le but ne saurait être atteint aussi longtemps que les populations chrétiennes de la Turquie ne seront pas placées dans une situation dans laquelle leur vie et leur sécurité soient suffisamment garanties contre les abus intolérables de l’administration turque. Cet intérêt, qui est un intérêt vital pour la Russie, n’est en opposition avec aucun des intérêts de l’Europe, laquelle, d’ailleurs, souffre elle-même de l’état précaire de l’Orient.

Le cabinet impérial avait essayé d’atteindre le but désiré au moyen de la coopération des puissances amies et alliées. Forcé aujourd’hui de le poursuivre tout seul, notre auguste maître est résolu à ne pas déposer les armes avant de l’avoir atteint sûrement avec des garanties efficaces pour l’avenir.


Au moment où les bataillons se mettent en marche, les intérêts des deux adversaires, — c’est la Russie et l’Angleterre que nous voulons dire, — sont donc nettement définis, et c’est l’empereur autocrate qui fait appel à l’opinion publique et aux liens de solidarité de race et de religion, tandis que le gouvernement libéral de la Grande-Bretagne n’invoque que ses intérêts matériels. La question d’Orient, dans cette crise redoutable, apparaît bien comme un duel entre l’Angleterre et la Russie ; l’une et l’autre combat pour ce qu’elle proclame être ses intérêts essentiels : l’Angleterre pour la défense des routes de l’Inde par l’intégrité de la Turquie, la Russie pour la liberté des détroits et l’extension de son influence par l’affranchissement des Slaves.

Après la victoire des Russes et le traité de San Stefano, au moment critique où les armées du Tsar campent aux portes de Constantinople et où la flotte anglaise est mouillée à l’entrée du Bosphore, ce qui préoccupe le gouvernement de Londres, ce qui le décide à une action diplomatique énergique appuyée par des préparatifs militaires, c’est moins la Bulgarie étendue jusqu’à la mer Egée, Constantinople menacée, que les progrès des Russes en Asie, la cession d’un large morceau du massif arménien comprenant les sources de l’Euphrate, d’où il est facile de descendre en Mésopotamie, et une partie de la route qui, de Trébizonde, par Erzeroum, Alachkert et Bayazid, conduit les marchandises anglaises jusqu’au cœur de la Perse. S’il s’oppose à la création de la Grande-Bulgarie de San Stefano, c’est que lord Beaconsfield la croit destinée à rester dans la mouvance du grand Empire russe, qui, par là, trouverait un débouché, des ports sur la mer Égée, et menacerait le canal de Suez ! Contre ces périls, si exagérés soient-ils, l’Angleterre met en action toutes les ressources de sa diplomatie ; lord Derby, trop tiède, donne sa démission (28 mars 1878) ; il est remplacé par lord Salisbury, plus ardent, mieux pénétré des doctrines impérialistes de Beaconsfield. Les réserves sont appelées ; des troupes indiennes arrivent à Malte. Mais c’est toujours la diplomatie qui fait la plus active besogne.

Le comte Schouvalof, ambassadeur de Russie à Berlin, part de Londres le 8 avril, s’arrête à Berlin où il a une entrevue avec le prince de Bismarck, et arrive à Pétersbourg où il arrête le texte de deux memorandum qu’il rapporte à Londres où ils sont signés le 30 mai : les deux cabinets y précisent, d’un commun accord, les concessions que, dans l’intérêt de la paix générale, la Russie consent à faire, tant en Asie qu’en Europe : elle abandonne la Grande-Bulgarie, les sources de l’Euphrate, Alachkert et Bayazid, c’est-à-dire la route de Trébizonde en Perse : dès lors, l’Angleterre a satisfaction sur les points essentiels ; le Congrès peut se réunir, il est assuré d’aboutir à un résultat favorable.

En même temps qu’elle négociait avec la Russie, l’Angleterre prenait ses précautions en Orient. En Asie, où ils conserveraient Batoum, Kars et Ardahan, les Russes n’allaient-ils pas exercer encore une influence prépondérante dans ce massif montagneux de l’Arménie qui est le nœud stratégique de l’Asie occidentale, préparer pour l’avenir une descente, soit vers le golfe Persique, soit vers le golfe d’Alexandrette et la Syrie ? Le contre-coup des défaites subies par les armes turques n’allait-il pas ébranler profondément l’autorité du Sultan, faire naître, parmi les populations non turques « l’espoir d’un prompt changement politique » et inciter « la population de la Syrie, de l’Asie Mineure et de la Mésopotamie à compter sur la prompte chute de la dynastie ottomane et à tourner les yeux vers son successeur ? » C’est ce que, dans une note du 30 mai, se demandait lord Salisbury. La note était destinée à expliquer et à justifier le traité secret d’ « alliance défensive » que signaient le 4 juin, à Constantinople, M. Layard et Safvet-Pacha « pour la défense des territoires de Sa Majesté Impériale le Sultan par la force des armes. » « Afin de mettre l’Angleterre en mesure d’assurer les moyens nécessaires pour l’exécution de ses engagemens, Sa Majesté Impériale le Sultan consent, en outre, à assigner l’île de Chypre, pour être occupée et administrée par elle. » De Chypre, les forces anglaises seraient en mesure de surveiller l’Arménie, l’Asie Mineure, la Syrie ; l’île serait comme un bastion avancé flanquant la route de l’Inde. « Les Anglais ont besoin de Chypre et la prendront comme compensation. Ils ne feront pas les affaires des Turcs de nouveau pour rien. » C’est Benjamin Disraeli qui, en 1847, avait écrit, dans son roman Tancrède, cette phrase si singulièrement prophétique. Le premier ministre, en 1878, se chargeait de réaliser lui-même les prédictions du romancier.

De la grande crise de 1877-1878, la Russie sortait victorieuse des Turcs ; mais, dans son duel diplomatique avec l’Angleterre, c’est celle-ci qui décidément l’emportait. Pendant que la lutte absorbait les deux adversaires, des personnages nouveaux apparaissaient d’ailleurs sur le terrain de leur rivalité séculaire ; d’autres, qui gravitaient au second plan, passaient décidément au premier. Après le Congrès de Berlin il y a, dans la péninsule des Balkans, des États chrétiens, indépendans ou en voie de le devenir, Roumanie, Bulgarie, Serbie, Monténégro, Grèce, dont toute l’ambition sera de grandir, de s’affranchir de toute espèce de tutelle et qui n’auront pas, pour leur oppresseur turc, les mêmes ménagemens que les puissances européennes. Sans doute, en affranchissant les Slaves, la Russie comptait sur un bénéfice réel et durable ; ses sympathies pour les populations balkaniques, plus encore que de la parenté de race et de la similitude de religion étaient faites de son espérance de les voir devenir comme l’avant-garde de l’Empire des tsars sur la mer Egée ; mais il n’en reste pas moins vrai, à l’honneur de la politique russe, que, de la guerre de 1877, sont sortis la plupart des États, aujourd’hui si pleins de vie et d’avenir, qui occupent une grande partie du sol de la péninsule. La Russie qui, depuis Pierre le Grand, avait rendu aux chrétiens, submergés par l’invasion musulmane, l’espérance de la délivrance, leur apportait, cette fois, la réalité de la liberté ; elle est, avec la France, la seule puissance européenne qui ait efficacement versé son sang pour l’affranchissement des peuples chrétiens[4]. L’existence d’Etats nouveaux dans la péninsule des Balkans, voilà, après la guerre de 1877 et le Congrès de Berlin, le premier des deux élémens qui vont modifier les conditions de la politique européenne vis-à-vis de l’Empire ottoman. Voici maintenant le second.

Derrière le tapis vert du Congrès de Berlin dont la présidence lui est dévolue, se profile, puissante et dominatrice, sanglée dans un uniforme militaire, la silhouette redoutée du hobereau prussien qui, depuis vingt ans, conduit, au mieux des intérêts allemands, les affaires de l’Europe : le prince de Bismarck est entré dans le jeu oriental et, derrière lui, la force allemande, attirée par l’Angleterre, va maintenant peser d’un poids lourd sur les destins de l’Empire ottoman et des peuples balkaniques. Pour l’observateur attentif aux grandes évolutions de la vie et de la fortune des peuples, il n’est pas, peut-être, de spectacle plus digne d’attention que le rôle et l’attitude du prince de Bismarck pendant toute la crise orientale, de 1875 à 1879. Talleyrand au Congrès de Vienne, Bismarck au Congrès de Berlin resteront, pour les diplomates de l’avenir, des sujets de fructueuse méditation. A ce moment, le chancelier a achevé son œuvre européenne ; il est au faîte de la gloire et à l’apogée du génie ; mais il reste peu sensible aux apparences flatteuses d’un rôle décoratif ; sa politique est un chef-d’œuvre de réalisme sans aucun mélange de cette vanité qui blesse si cruellement les plus faibles sans profiter aux plus forts, ou de cette générosité sentimentale, peut-être méritoire, mais si souvent fatale aux princes ou aux États qui s’y laissent entraîner : c’est le système bismarckien dans toute sa puissance en même temps que dans toute son élasticité. Le chancelier en a lui-même, dans un chapitre de ses Pensées et Souvenirs digne de figurer à côté des plus belles pages de Machiavel ou de notre Philippe de Commines, analysé les mobiles, les ressorts et les fins. L’intérêt allemand, rien que l’intérêt allemand, c’est tout ce que Bismarck veut voir dans la question d’Orient, mais il l’y discerne, avec la prodigieuse acuité de vue qui est la caractéristique de son génie comme de celui du grand Frédéric, dans toute son ampleur, dans ses détails en même temps que dans son ensemble, dans son présent comme dans son avenir, et jusque dans ses contradictions. Dès 1875, le chancelier prévoit des complications en Orient et s’y prépare : l’histoire dira peut-être un jour si, en laissant se développer et s’envenimer l’incident de 1875 avec la France, il n’a pas cherché, pour ainsi dire, à tâter le pouls à l’Europe, à mesurer la capacité des hommes, la solidité des amitiés, la valeur efficace des rancunes des vaincus et des jalousies des envieux. Il n’a plus, comme avant 1870, à piloter le royaume de Prusse vers l’hégémonie de l’Allemagne ; il lui faut maintenant diriger à travers le monde les destins victorieux du nouvel empire : charge plus lourde, devoirs nouveaux et différens, dont il sent toute la responsabilité. S’il n’était que ministre du roi de Prusse, sa politique se contenterait de l’amitié séculaire de la Russie à laquelle le lient solidement l’intérêt dynastique et la vieille complicité polonaise ; il lui accorderait tout son concours diplomatique, comme Frédéric-Guillaume l’avait fait durant la guerre de Crimée ; mais il a bâti l’empire allemand et il lui faut veiller sur son œuvre encore neuve ; il sait mieux que personne grâce à quel concours de circonstances il a pu venir à bout de ses desseins et il veut maintenir le même équilibre des forces et des intérêts qui lui a permis de réaliser son œuvre ; il se souvient de ses angoisses de Versailles quand, tandis que le siège de Paris s’éternisait, la Russie remit sur le tapis la question d’Orient et lui fît appréhender un instant les surprises d’un congrès européen. L’amitié des trois empereurs ne saurait être maintenue que si l’Autriche-Hongrie et la Russie s’entendent sur la politique balkanique : déjà François-Joseph et Alexandre II, quand ils se sont mis d’accord à Reichstadt, en juillet 1876, ont cherché à faire bande à part, à tenir l’Allemagne en dehors de leurs affaires et du secret de leurs conventions. Il faut encore concilier les intérêts de la Russie et de l’Autriche avec ceux de la Grande-Bretagne dont la neutralité bienveillante a permis de signer, en tête à tête avec la France vaincue, le traité de Francfort. Offenser la Russie, contrecarrer ses intérêts, ce serait ouvrir la porte à une alliance franco-russe ; et cette alliance, depuis les incidens de 1875, n’apparaîtrait plus comme une impossibilité, n’étaient les relations affectueuses de Guillaume Ier avec le Tsar son neveu. Mais il convient, d’autre part, de ménager les intérêts de l’Autriche, de les favoriser même en Orient, et de la pousser à s’immiscer dans l’imbroglio balkanique, car un rapprochement entre les vaincus de Sadowa et les vaincus de Sedan peut toujours menacer l’Allemagne d’une guerre de revanche. Tous ces écueils, Bismarck les voit, et, avec sa franchise coutumière, il les montre au Reichstag, dans son discours du 19 février 1878 ; aussi ne veut-il pas s’engager à fond dans les affaires d’Orient où il risque de perdre des amitiés plus précieuses que tout ce qu’il y pourrait gagner. « Nous ne pouvons que donner des conseils généraux ; suivant moi, la médiation ne consiste pas à faire l’arbitre, elle consiste à remplir l’office d’un honnête courtier, réussissant à mener l’affaire à bonne fin. » Bismarck se garde de la tentation d’imposer sa loi à l’Europe, il se méfie des allures napoléoniennes ; loin de faire parade de la puissance de l’Allemagne, il dissimule, pour la faire mieux accepter, sa suprématie. Empêcher les heurts trop violens, épargner les blessures pour éviter les rancunes, donner, avec l’autorité de sa haute fonction, des conseils et des indications, « ramasser le fil » si d’aventure les interlocuteurs venaient à le laisser choir, c’est ainsi que Bismarck comprend son propre rôle et celui de son pays.

Mais l’Empire allemand a, lui aussi, des intérêts en Orient : on dirait qu’à mesure que les événemens l’obligent à s’occuper des questions balkaniques, Bismarck prend conscience de ces intérêts et cherche à les sauvegarder. Si peu enclin qu’il soit au rêve lointain ou grandiose, il ne peut oublier l’histoire de la race germanique et de son Drang nach Osten, de sa poussée vers l’Orient. Il y a là plus qu’une tradition, un intérêt allemand très précis : l’Allemagne prolifique et commerçante peut être tentée un jour de chercher un débouché vers la Méditerranée pour les produits de ses manufactures et le trop-plein de sa population. En poussant l’Autriche dans la direction de Salonique, Bismarck lui donnera satisfaction, s’assurera sa fidélité et en même temps travaillera dans l’intérêt du germanisme. Les cerveaux les plus réalistes ne sont pas toujours ceux qui voient le moins loin et le moins grand : Bismarck a dû songer, durant les séances du Congrès, à cette rivalité de la Russie et de l’Angleterre qui pourrait un jour laisser libre, devant l’expansion germanique, un si beau champ d’action. Il tient à ménager la Russie et à se montrer pour elle un parfait allié, mais il ne lui sacrifiera pas les intérêts allemands ; d’ailleurs il n’a pardonné à Gortchakof ni son intervention en 1875, dans les incidens franco-allemands, ni la signature, avec Andrassy, sans le consentement et à l’insu de Berlin, de la convention de Reichstadt ; si maître de ses nerfs qu’il soit, Bismarck a la rancune tenace et résiste difficilement, quand il croit pouvoir le faire sans péril, au plaisir d’une vengeance. La force des choses, d’ailleurs, aurait eu raison même des plus habiles précautions du chancelier. Le prestige de la puissance et de la victoire, l’ascendant du génie donnaient, au Congrès de Berlin, une telle prééminence au prince de Bismarck que, si résolu qu’il soit à ne remplir que « l’office d’un honnête courtier, » il devient l’arbitre de toutes les difficultés. Beaconsfield, qui a invoqué son arbitrage, recourt souvent à son autorité, provoque ses interventions, lui laisse le premier rôle. Les États secondaires de la péninsule se tournent vers lui : la Roumanie, traitée sans ménagemens par les Russes, contrainte à leur céder la Bessarabie en échange de la Dobroudja, menacée même par eux si elle ne consent pas à garantir aux troupes russes qui occupent la Bulgarie le passage à travers son territoire, mécontente d’ailleurs de l’Angleterre, qui voudrait l’obliger à continuer à payer aux Turcs le tribut de vassalité, se tourne vers l’Allemagne. Entrée en campagne alliée de la Russie, la Roumanie sort du Congrès amie de l’Allemagne ; or, par sa position, elle ferme aux Russes le chemin de Constantinople : qu’elle sorte de l’orbite de Pétersbourg pour entrer dans celle de Berlin, c’est, pour la Russie, un coup sensible. Il était naturel que le gouvernement russe rendît responsable de tous ses déboires l’homme et la puissance qui, au Congrès, avaient exercé une influence prépondérante : même les conséquences de ses propres fautes, c’est à l’Allemagne et à son chancelier qu’elle en fit porter la responsabilité : les Russes, frustrés des fruits de leur victoire, plus éloignés, après le Congrès, de réaliser leurs vues dans les Balkans qu’ils ne l’étaient avant la guerre, s’en prirent moins à leurs rivaux séculaires qu’à leurs amis traditionnels : le ressentiment fut si vif que non seulement la presse eut toute liberté d’exciter l’opinion contre l’Allemagne, mais que l’empereur Alexandre lui-même écrivit à son oncle l’empereur Guillaume une lettre autographe « qui contenait en deux endroits des menaces de guerre formulées avec précision et selon les formes usitées dans le droit des gens[5]. » Mis en demeure de choisir entre la Russie et ses adversaires, Bismarck déclina l’option : l’alliance franco-russe, comme la Triple alliance, sortit du Congrès de Berlin.

C’est ainsi que, par la logique de l’histoire, les conséquences des faits dépassent souvent les prévisions même des esprits les plus perspicaces. Le prince de Bismarck qui, naguère encore, déclarait que les affaires d’Orient ne valaient pas le sacrifice de « la solide charpente d’un grenadier poméranien » et qui se félicitait, dans son discours du 19 février, « d’être, vis-à-vis de l’Angleterre, dans l’heureuse situation de n’avoir avec elle aucun conflit d’intérêts, si ce n’est des rivalités commerciales et de ces différends passagers qui arrivent partout, » se trouva avoir préparé l’Allemagne à jouer un grand rôle en Orient et à y devenir la rivale de l’Angleterre. Le rôle de Bismarck au Congrès de Berlin est à l’origine de la politique de l’empereur Guillaume II dans l’Empire ottoman. Ainsi, c’est l’Angleterre elle-même qui, dans les affaires turques, où jusqu’alors elle se trouvait seule en face de la Russie, a introduit l’Allemagne qui n’allait pas tarder à faire à son influence et à son commerce la plus redoutable concurrence. La question d’Orient va se trouver dédoublée ; en même temps qu’à Constantinople, elle sera désormais à Salonique, but de l’ambition austro-hongroise et aboutissement du Drang germanique. En face de l’Autriche-Hongrie, maîtresse de la Bosnie et de l’Herzégovine, autorisée à construire des routes militaires et à entretenir des garnisons dans le sandjak de Novi-Bazar, la Grande-Bulgarie de San Stefano aurait pu former une digue, constituer un obstacle : ainsi ne l’avaient pas voulu lord Beaconsfield et lord Salisbury ; la crainte chimérique de voir la Bulgarie rester inféodée à la politique russe, leur avait fait ouvrir, de leurs propres mains, la route de Salonique à l’influence austro-hongroise et la porte de la mer Egée à la concurrence germanique. La politique anglaise avait réussi à éloigner du canal de Suez et des routes de l’Inde la puissance moscovite, mais ç’avait été pour en rapprocher la puissance allemande. Cavour et l’Italie avaient été, en 1805, les bénéficiaires du Congrès de Paris ; Bismarck et l’Allemagne étaient, en 1878, les bénéficiaires du Congrès de Berlin.


IV

Entre « l’intégrité » préconisée par l’Angleterre et l’affranchissement désiré par la Russie, le traité de Berlin était une transaction. Comme tel, tant parmi les populations orientales qu’en Europe, il avait semé des germes de mécontentement et laissé la porte ouverte à de prochaines complications. La première crise qui survint fut celle de 1885 et il était naturel qu’elle fût provoquée par les populations bulgares ; la réunion de la Roumélie à la Bulgarie, la guerre serbo-bulgare, les incidens de Grèce en sont les principaux épisodes ; nous nous garderons de suivre aussi bien les détails compliqués de ces événemens que les négociations obscures auxquelles ils ont donné lieu : le Livre Jaune français qui les relate n’a pas moins de 727 pages ! Nous voudrions seulement montrer comment et pourquoi l’attitude de plusieurs des grandes puissances et notamment celle de l’Angleterre et de la Russie, en face de cette nouvelle phase de la question d’Orient, sont déjà radicalement différentes de ce qu’elles avaient été en 1877 et 1878.

Le Congrès de Berlin avait traité les populations balkaniques comme une matière amorphe, où la volonté des puissances taillait, divisait, au gré d’intérêts qui n’étaient pas ceux des indigènes : il était dans la logique des choses qu’après le Congrès, les États nouveaux qui en étaient issus cherchassent à adopter une politique d’autant plus personnelle qu’ils étaient moins indépendans, plus inachevés ou plus fragiles. Nous avons dit pourquoi la Roumanie, devenue royaume, s’était aussitôt, par crainte de la Russie, tournée vers l’Allemagne. Au contraire, le Monténégro, très éloigné des Russes et de la route qui pourrait les mener à Constantinople, pouvant se croire menacé d’absorption par son puissant voisin autrichien, allait bientôt devenir, dans la péninsule, « le seul ami » de la Russie. La Serbie redoutait une hégémonie autrichienne trop étroite, mais sa vie économique la liait étroitement au débouché austro-hongrois : sa politique allait être ballottée entre les deux influences. Quant à la Bulgarie, sa situation était la plus douloureuse : la guerre, engagée pour sa délivrance, avait ressuscité la Grande-Bulgarie jusqu’à la mer Egée, aux confins de l’Albanie et aux portes de Salonique ; mais le traité de Berlin séparait en trois morceaux les populations bulgares ; il créait une principauté, la Bulgarie, une province privilégiée, la Roumélie ; enfin il replaçait sous l’autorité du Sultan tous les pays macédoniens. L’Europe, au XIXe siècle, a payé cher la faute d’avoir voulu forcer certaines nationalités à rester divisées en plusieurs tronçons : la volonté des peuples finit toujours par faire éclater les traités. L’union avec la Roumélie devint, après le Congrès de Berlin, la pensée unique de tous les Bulgares ; l’irritation causée par le traité fut si vive qu’elle rejaillit sur la Russie ; il aurait fallu, pour que la Russie réussît à se faire pardonner le bienfait de la délivrance dont les Bulgares lui étaient redevables, que les officiers et les généraux, qu’elle avait laissés dans le pays pour assurer son indépendance et organiser son armée, eussent la main légère et souple ; au contraire, ils se montrèrent maladroits, mécontentèrent les populations et firent naître chez elles la crainte de rester de simples satellites de la grande Russie. Le prince Alexandre de Battenberg, neveu du Tsar, fut lui-même obligé de suivre le mouvement et de marcher avec le parti national : en 1883, la rupture entre la Russie et la Bulgarie est complète. Dans la nuit du 17 au 18 septembre 1885, un comité à la tête duquel était le patriote Stranski proclamait, à Philippopoli, l’union de la Roumélie et de la Bulgarie sous le gouvernement du prince Alexandre qui accourait à Philippopoli et prenait le titre de prince des deux Bulgaries.

Qu’allait faire l’Europe en présence d’une violation aussi audacieuse du traité de Berlin ? Sans doute l’Angleterre, où lord Salisbury n’avait pas quitté le ministère, interviendrait au nom de l’intégrité de l’Empire ottoman et de la sécurité de Constantinople, compromise par la suppression de l’obstacle des Balkans. Mais, depuis 1878, les conditions de l’équilibre politique de l’Europe avaient été modifiées ; du traité de Berlin étaient sorties de nouvelles combinaisons de puissances. La Russie, irritée contre l’Allemagne, « se recueillait » dans la paix et dans le silence, tandis que le prince de Bismarck avait, dès le mois d’août 1879, dans l’entrevue de Gastein avec le comte Andrassy, jeté les bases de la Triple alliance et en avait imposé l’approbation, malgré ses vives répugnances, à l’Empereur son maître. L’alliance de l’Autriche-Hongrie et de l’Allemagne était destinée à assurer le respect des traités, du traité de Francfort, mais aussi et surtout du traité de Berlin ; l’Autriche n’acceptait l’alliance défensive contre la France qu’en vue d’obtenir le concours de l’Empire allemand dans sa politique balkanique et son appui au cas où sa marche vers Salonique provoquerait une agression de la Russie. D’ailleurs le développement industriel et commercial de l’Allemagne et, à partir de 1884, son expansion coloniale, commençaient à faire sentir leur influence sur la politique du cabinet de Berlin. Quant aux hommes d’État anglais, ils n’avaient guère tardé à se rendre compte de l’illusion d’optique qui leur avait fait redouter la création d’une Bulgarie inféodée à la Russie : le Drang germanique commençait à les préoccuper aussi vivement que le testament de Pierre le Grand. L’attitude nouvelle que la diplomatie britannique allait prendre dans la question rouméliote est peut-être le premier acte de la rivalité qui met aujourd’hui aux prises, dans l’Empire ottoman, l’influence allemande et l’influence anglaise.

La proclamation de l’union et l’acceptation immédiate du prince de Battenberg plaçaient déjà l’Europe en présence d’un fait accompli : avantage considérable lorsqu’il s’agit de faire mouvoir une machine aussi lourde que le concert européen. La Roumélie bénéficiait en outre de ce qui restait encore en Europe du vieux sentiment de solidarité chrétienne et de l’idée moderne du droit des nationalités à disposer d’elles-mêmes ; l’opinion publique, peu soucieuse des traités, se prononçait en faveur de l’union, et plus d’un gouvernement, tout en rédigeant des circulaires sur la nécessité de respecter les décisions du Congrès de Berlin, souhaitait qu’on trouvât un biais pour permettre l’union des deux Bulgaries. Le Tsar, qui avait subi le Congrès de Berlin, fut celui qui se prononça avec le plus d’énergie et d’insistance pour le respect des traités et le retour au statu quo ante ; il rappela les officiers russes qui restaient encore dans l’armée bulgare et manifesta ouvertement son mécontentement. Alexandre III cherchait dans cette attitude un moyen de faire regretter à la Bulgarie son ingratitude, et de ne pas fortifier un État qui, créé par la Russie, s’était jeté dans les bras de ses rivaux ; il y trouvait, en même temps, une occasion de renouer avec la Turquie des relations plus cordiales. « Le respect des droits de S. M. I. le Sultan, » l’intégrité de ses États, tout ce qui faisait, de 1875 à 1878, le leit-motiv de la diplomatie anglaise, c’est en 1885, la diplomatie russe qui s’en empare et qui en joue. Et par un amusant chassé-croisé, « améliorer le sort des populations, examiner leurs griefs, consulter les vœux des populations, » toutes les formules dont la diplomatie russe avait usé avant la guerre de 1877, c’est sur les lèvres et sous la plume des représentans de la Grande-Bretagne qu’il les faut chercher. A la conférence des ambassadeurs à Constantinople, sir W. White va jusqu’à demander que l’on parle le moins possible du traité de Berlin : « il craindrait que l’expression : dans les limites du traité de Berlin, ne fût pas comprise ou plutôt qu’elle fût comprise dans un sens restrictif par les populations dont il s’agit d’améliorer le sort[6]. » Le représentant de la puissance qui avait signé le traité de San Stefano avait beau jeu pour rappeler, devant l’envoyé britannique, un passé encore récent, M. de Nélidow, avec le tact et la finesse d’un diplomate consommé, sut donner à son pays cette revanche académique.

La leçon des faits d’ailleurs portait plus loin que l’ironie des diplomates. Dès qu’il fut certain que les puissances ne s’entendraient pas pour rétablir le statu quo en Roumélie, la Serbie puis la Grèce s’agitèrent et réclamèrent des compensations : là ce fut la guerre ; ici il fallut appliquer « le blocus pacifique, » remède nouveau, inauguré sur les instances de l’Angleterre contre la Grèce en émoi. L’Europe eut toutes les peines du monde à apaiser encore une fois, tant bien que mal, les troubles des Balkans. Quant à la Bulgarie et à la Roumélie, malgré l’opposition tenace du Tsar, le Sultan, sous la pression des puissances occidentales, consentait à leur union sous le gouvernement du prince Alexandre. Cet avantage que l’Angleterre surtout et la France avaient contribué à faire obtenir aux Bulgares, c’est l’influence austro-allemande qui allait, en définitive, en profiter. Quand la colère du tsar Alexandre III eut forcé le prince de Battenberg à abdiquer le trône de Bulgarie, ce fut sous l’influence de l’Autriche et de l’Allemagne que la Sobranie élut, le 7 juillet 1887, le prince Ferdinand de Saxe-Cobourg-Gotha, officier dans l’armée austro-hongroise. Le chef du parti anti-russe, Stambouloff, allait, jusqu’en 1895, gouverner la Bulgarie. Aussi verra-t-on, — tant est profonde la répercussion des questions orientales sur toute la politique générale, — tandis que la Triplice accroît de plus en plus son influence à Constantinople et dans tout l’Empire ottoman, le tsar Alexandre III conclure alliance avec la République française et diriger l’activité russe du côté de la Perse et du Pacifique.


V

« Non, il n’y pas de question arménienne. Il y a une grande et redoutable question d’Orient, dont celle-là n’est qu’une des faces multiples ; et même, à vrai dire, il n’y a pas de question d’Orient séparée de l’ensemble complexe des difficultés qui pèsent sur l’Europe moderne, » Ainsi s’exprimait ici même, le 1er  décembre 1895, M. Francis de Pressensé, et, en vérité, on ne saurait mieux dire. Diplomatiquement ou politiquement, ou encore historiquement parlant, la « question arménienne » est le nom que l’on donne à la crise de la question d’Orient qui, de 1895 à 1897, a troublé si gravement l’Europe. Les événemens d’Arménie sont d’ailleurs inséparables de ceux de Crète ; ils ne sauraient être étudiés isolément et, les uns comme les autres, ils doivent être envisagés en fonction de la politique générale de l’Europe, sous peine de rester inintelligibles. Depuis la guerre russo-turque et le Congrès de Berlin, la crise arménienne est la plus grave et la plus caractéristique qui ait mis en campagne la diplomatie ; sans en refaire ici l’histoire, nous voudrions montrer comment la question se posait et quelle a été, en face d’elle, l’attitude des grandes puissances.

La question arménienne est sortie de l’article 61 du traité de Berlin ainsi conçu :


La Sublime Porte s’engage à réaliser, sans plus de retard, les améliorations et les réformes qu’exigent les besoins locaux dans les provinces habitées par les Arméniens, et à garantir leur sécurité contre les Circassiens et les Kurdes. Elle donnera connaissance périodiquement des mesures prises à cet effet aux Puissances, qui en surveilleront l’application.


Dans presque toutes les grandes conventions orientales on retrouve un article de même nature que celui-ci ; il est, pour ainsi dire, de style. Mais de telles stipulations sont dépourvues de sanctions pratiques et restent subordonnées à la bonne volonté du Sultan dont l’Europe a de bonnes raisons pour respecter la souveraineté et l’indépendance. Ces clauses, si incertaine qu’en reste l’exécution, ont cependant favorisé l’émancipation des nationalités balkaniques, mais elles ont, d’autre part, poussé le gouvernement turc à un système de rigueur et de compression destiné à étouffer, avant qu’elles se produisent, les protestations des races chrétiennes. La diplomatie européenne est ainsi acculée à une étrange alternative. « Elle est forcée, écrivait en 1895 M. Francis de Pressensé, de pratiquer le culte du fait accompli. Par là elle se donne l’apparence de pousser aux pires excès en sens opposé : d’encourager tout ensemble les Turcs à sauvegarder leur suprématie par tous les moyens, puisqu’une fois perdue ils ne la retrouveront jamais, et les raïas à secouer le joug par tous les moyens, puisqu’une fois affranchis, ils ne seront plus réasservis. C’est immoral : c’est inévitable. » C’est toute l’histoire de la question arménienne depuis 1895.

L’application de l’article Gi à l’Arménie rencontrait d’autant plus de difficultés que, ainsi qu’on l’a souvent répété, il y a des Arméniens, et en grand nombre, mais partout ils sont mélangés, dans des proportions variables, à des élémens musulmans ; dans aucun vilayet, ils ne constituent la majorité. A Constantinople, où ils étaient nombreux, un bon nombre d’entre eux avaient occupé d’importantes situations ; surtout dans la période qui a précédé les événemens tragiques de 1896, certains d’entre eux tenaient, par leur fortune ou leur autorité sociale, une place considérable dans la capitale. Le traité de San Stefano, qui aurait libéré une bonne partie de l’Arménie, et surtout le traité d’alliance anglo-turc du 4 juin 1878, suivi du traité de Berlin et de l’occupation de Chypre par les Anglais, suscitèrent, dans les classes supérieures du peuple arménien, un espoir qui n’allait pas tarder à être déçu ; il se forma un parti, bien plus nombreux à Constantinople et en Europe qu’en Arménie même, qui travailla à préparer l’émancipation nationale. Des comités arméniens révolutionnaires se constituèrent, surtout en Angleterre, où ils trouvaient un asile et des encouragemens : leur but était de forcer l’intervention des puissances en leur faveur en travaillant l’opinion publique européenne et en provoquant des troubles en Arménie, à Constantinople et dans tout l’Empire. Ces Arméniens cosmopolites, imbus des doctrines révolutionnaires de l’Europe, affiliés aux organisations secrètes, ne se rendaient pas compte que leur zèle intempestif et violent effraierait les gouvernemens, et que leurs infortunés compatriotes seraient les premiers à pâtir de leurs attentats.

Depuis longtemps, la politique anglaise travaillait à se créer des droits et une influence dans cette Arménie qui s’interpose entre la poussée russe vers le Sud et les routes de l’Inde. Depuis la guerre de Crimée, une longue série, très instructive, de Livres Bleus, témoigne des efforts du cabinet de Londres pour faire entrer l’Arménie dans la clientèle de la Grande-Bretagne ; à chacun des actes ou à chacune des publications par lesquelles la France exerce ou consolide son protectorat sur les catholiques de Syrie et de Palestine, l’Angleterre répond par une démarche en faveur des Arméniens ; elle patronne en Arménie des missions protestantes ; elle y envoie des officiers, des voyageurs chargés de faire des enquêtes sur la situation du pays. Au traité de San Stefano, la Porte s’engageait « à réaliser sans plus de retard les améliorations et les réformes exigées par les besoins locaux dans les provinces habitées par les Arméniens et à garantir leur sécurité contre les Kurdes et les Circassiens. » Cette clause, d’où aurait pu sortir un droit d’intervention russe en Arménie, est une de celles qui alarmèrent le plus le gouvernement de Londres. Le traité du 4 juin 1878 renversa la situation à son profit : en échange de l’alliance pour la défense des territoires du Sultan en Asie, celui-ci « promet à l’Angleterre d’introduire les réformes nécessaires (à être arrêtées plus tard par les deux puissances) ayant trait à la bonne administration et à la protection des sujets chrétiens et autres de la Sublime Porte qui se trouvent sur les territoires en question... » Le traité de Berlin annule celui de San Stefano, mais celui du 4 juin reste en vigueur : l’occupation de Chypre en est le signe manifeste. En fait, malgré le texte de Berlin qui confie « aux puissances » le droit de surveiller l’application des réformes, « le règlement des questions arméniennes, constate Adolphe d’Avril, tend à devenir une affaire anglaise. »

En 1895 et 1896, — années de la crise arménienne, — l’alliance franco-russe est dans toute la ferveur de sa nouveauté. Elle modifie, en le consolidant, l’équilibre européen. La Russie sort de son recueillement, la France de son isolement, pour entrer dans une période d’action et d’expansion. La politique russe, bloquée dans les Balkans par le traité de Berlin, se tourne vers l’Extrême-Orient : l’ouverture prochaine du chemin de fer transsibérien préoccupe l’Angleterre. La France achève, avec méthode et continuité de vues, de constituer son empire colonial ; tranquille sur ses frontières européennes, elle prépare la conquête de Madagascar, elle opère la réunion de ses possessions africaines, elle résout, sans heurts et sans violences, mais sans désavantages, ses litiges africains ou asiatiques avec l’Angleterre. Successivement, la question du Congo, celle du Siam, celle de la Côte occidentale d’Afrique, la re vision des traités tunisiens, loyalement abordées, sont résolues dans un esprit de concorde et de concessions réciproques. Cette politique, toujours calme, souvent heureuse, mais toujours discrète, n’est pas sans causer à l’Angleterre quelques embarras ou quelque alarme. Mieux peut-être que chez nous, la portée de la méthode de M. Hanotaux et des cabinets modérés est comprise en Angleterre : on en pressent l’aboutissement et l’on devine que, tous les litiges africains résolus, il en faudra venir, bon gré, mal gré, à aborder la question égyptienne[7]. C’est l’échéance que le cabinet britannique cherche, à tout prix, à reculer. Dès son retour aux affaires, à l’automne 1895, c’est la préoccupation dominante de lord Salisbury. Contre une alliance franco-russe, la manœuvra indiquée, classique, c’est de soulever la question qui a brouillé Napoléon et Alexandre Ier, la question d’Orient : là seulement les deux pays peuvent avoir certains intérêts divergens, certaines traditions opposées. En France, où tout un parti repousse la politique d’alliance russe, une campagne adroitement conduite dans la presse et dans l’opinion peut trouver des concours d’autant plus ardens que, chez nous, les sentimens d’humanité et de justice, lorsqu’ils sont mis en avant, ne restent jamais sans écho.

Nous avons vu comment l’Angleterre, depuis la convention de Chypre, tenait, pour ainsi dire, en réserve, la question arménienne et donnait asile aux comités arméniens. Aussi, dès que des troubles graves furent signalés en Arménie, sa main y fut-elle soupçonnée. Dès le 20 février 1894, M. Paul Cambon, dans une lettre au ministre des Affaires étrangères, M. Casimir-Perier, expliquait la genèse et le développement des troubles d’Arménie[8] envenimés par les maladroites rigueurs de la politique du Sultan ; dans l’été de 1894, éclataient des conflits très graves dans le Sassoun, entre Arméniens et Kurdes ; bientôt le mouvement « préparé, dit-on, de longue main par la société de Hentchak dont le siège est actuellement à Tiflis, après avoir été à Londres et à Athènes[9], » s’étendait au vilayet de Bittis et à la région de Mouch. Les Turcs, dans la répression, commettaient les pires excès. L’Angleterre, par l’application de l’article 61 du traité de Berlin, demandait à ouvrir une enquête sur ces événemens ; la France et la Russie joignaient leurs commissaires aux siens. La question ne sortait pas encore du domaine local pour entrer dans celui de la politique générale ; mais voici qu’à la fin du mois d’août 1895, lord Salisbury, qui venait de succéder au Foreign Office à lord Kimberley, prononçait à Douvres un grand discours où il prophétisait que la justice de l’histoire ne tarderait pas à amener la disparition de l’Empire turc. « Ne croyez pas, ajoutait-il, que j’aie l’intention de jouer le rôle de chirurgien... mais le danger n’en existe pas moins et continuera d’exister. Il y a un centre de corruption d’où la maladie et la décomposition peuvent gagner les parties saines de la communauté européenne. » Et il concluait : « le temps des efforts n’est pas passé, encore moins celui des préparatifs. » A plus de quarante ans de distance, c’était, presque mot pour mot, les paroles de Nicolas Ier à sir Hamilton Seymour, prélude de la guerre de Crimée ! Un tel langage, dans la bouche du Premier ministre conservateur, venant après la campagne menée par Gladstone, M. Asquith, les orateurs et les journaux libéraux, et après que le public anglais avait pu, durant tout l’été, « s’adonner à l’un de ses sports préférés, une croisade de philanthropie agressive qui sert les intérêts ‘britanniques[10], » était le plus inquiétant des symptômes. Moins d’un mois après, au moment où le projet de réforme présenté à la Porte par les trois ambassadeurs d’Angleterre, de France et de Russie, était à la veille d’aboutir, M. Cambon recevait, le 28 septembre, du comité hentchakiste de Constantinople, une sorte d’ultimatum lui signifiant que les Arméniens avaient résolu de faire une manifestation pacifique et que « l’intervention de la force armée et de la police pour l’empêcher, pourrait avoir des conséquences regrettables dont le comité repousse d’avance toute la responsabilité. » Le surlendemain, 30 septembre, la manifestation avait lieu ; elle aboutissait à des conflits qui duraient plusieurs jours et faisaient, parmi les Arméniens, un grand nombre de victimes. Bientôt les troubles se répandaient dans tout l’Empire et, le 31 octobre, M. Cambon signalait la gravité de la situation dans une dépêche qui ne parvenait à Paris que le 6 novembre, au moment où la chute du cabinet Ribot-Hanotaux allait appeler au pouvoir MM. Brisson, Bourgeois et Berthelot. En présence d’une situation aussi menaçante, de Paris, de Berlin, de Vienne, arrivaient au Sultan de sages avis sur la nécessité d’être prudent et de faire des réformes ; d’Angleterre au contraire partaient des discours de plus en plus provocateurs. Le 10 novembre, au banquet du lord-maire, lord Salisbury faisait le procès du Sultan et, dans un style tout imprégné de réminiscences bibliques, il s’écriait qu’il était naturel « que l’injustice conduisît à leur perte les plus élevés de la terre ; » il encourageait à l’espoir les peuples qui gémissent et il agitait sur la tête de l’oppresseur les foudres de la colère divine. Le chef du Foreign Office parlait aussi de l’entente nécessaire de l’Europe, mais ses fréquentes allusions à une catastrophe prochaine de l’Empire ottoman, ses paroles si nettement en opposition avec celles qui venaient des autres capitales, contredisaient ses déclarations et laissaient pressentir que, comme le Tsar en 1877, le gouvernement de la Reine se préparait à « agir seul. » Tandis que l’opinion publique manifestait un enthousiasme indescriptible et réclamait des solutions immédiates, le 19 novembre, lord Salisbury, après avoir lu la lettre où le Sultan promettait de faire des réformes, prenait un accent encore plus dur : « Il faut expier de longues années d’erreur, s’écriait-il, et une loi cruelle veut que l’expiation retombe sur ceux qui ont commis les fautes. » Un pareil langage, dans une telle bouche, ne pouvait manquer d’avoir dans tout l’Empire ottoman le plus dangereux écho ; partout, en Macédoine, en Crète, les rapports des consuls signalaient l’agitation qui précède d’ordinaire les grandes crises. « S’il se proposait, écrivait excellemment M. Francis Charmes dans sa Chronique du 1er décembre, d’entretenir l’insurrection arménienne, de lui envoyer un encouragement officiel et de provoquer, dans d’autres parties de l’Empire, soit sur le continent, soit dans les îles de la Méditerranée, des révoltes et des soulèvemens nouveaux, à coup sûr, lord Salisbury ne parlerait pas autrement. »

Contre les intentions que paraissait révéler le langage du Premier ministre de la Reine, la seule contre-mine efficace était une union étroite du concert européen qui garantirait au Sultan l’intégrité de ses Etats, mais qui interviendrait énergiquement auprès de lui pour obtenir la fin d’atrocités qui révoltaient les consciences civilisées et la réalisation d’un programme de réformes dont les Arméniens bénéficieraient. Mais, tout en exerçant une pression sur le Sultan, il fallait éviter d’en venir à des mesures de coercition sous peine de voir s’ouvrir cette crise de la question d’Orient que l’on tenait à éviter. Dix-huit vaisseaux anglais, mouillés à Salonique, pouvaient en quelques heures entrer dans les Dardanelles, tandis qu’à Sébastopol l’escadre du Tsar se tenait prête à appareiller et qu’à Odessa 80 000 Russes se concentraient. On pouvait se croire à la veille d’une guerre de Crimée où la France, si elle participait avec l’Angleterre à une intervention armée contre Constantinople, se trouverait entraînée. Le péril était imminent au moment où le cabinet Brisson-Berthelot envoya l’escadre de la Méditerranée à Smyrne. On s’en tira en demandant au Sultan un fîrman autorisant chaque puissance à envoyer dans le-Bosphore un second stationnaire ; ainsi, on continuait à agir collectivement, et on évitait de poser la question des détroits.

A Constantinople, le désaccord latent des cabinets européens et les attentats révolutionnaires des Arméniens, notamment l’attaque de la Banque ottomane le 26 août 1896, paralysaient les gouvernemens en leur faisant craindre de paraître encourager, en Turquie, des crimes contre lesquels ils faisaient, chez eux, des lois d’exception, et donnaient beau jeu à Abd-ul-Hamid pour se contenter de promesses vagues, ajourner toute espèce de réformes et continuer les massacres. Ainsi plus les révolutionnaires arméniens s’acharnaient à faire sortir l’Europe de son attitude passive, plus les moyens auxquels ils avaient recours les empêchaient de réussir. Lord Salisbury à Londres, M. P. Cambon à Constantinople, suggéraient de recourir à une mise en demeure formelle, de fixer au Sultan un délai passé lequel il faudrait avoir recours à des mesures coercitives ; mais, à Paris et à Pétersbourg, on tenait avant tout à ne pas se laisser acculer à des mesures auxquelles le cabinet de Berlin refuserait vraisemblablement de participer et qui pourraient donner à la politique anglaise l’occasion, qu’elle semblait chercher, d’une intervention. L’attitude de lord Salisbury, au début de l’automne 1896, vint justifier la prudente réserve des deux gouvernemens alliés. Le 25 septembre, le chef du Foreign Office se mettait d’accord avec le comte Goluchowski, ministre des Affaires étrangères d’Autriche-Hongrie, sur les moyens de réaliser des réformes et la nécessité de recourir à des mesures d’exécution ; puis, le 20 octobre, il lançait un memorandum aux puissances, dans lequel il semblait sonner le glas de l’Empire ottoman. Après avoir affirmé l’échec de la politique d’intégrité et de réformes, il concluait : « Il est devenu évident qu’à moins que ces grands maux puissent être supprimés, la longanimité des puissances de l’Europe ne parviendra pas à prolonger l’existence d’un État que ses propres vices font tomber en ruine. » À ces déclarations alarmantes, M. Hanotaux répondit par le discours du 3 novembre où, définissant les intérêts et les devoirs de la France, il répudiait pour elle toute politique d’aventure ; dans une note du 12 décembre, il précisait le programme de la politique franco-russe et fixait les trois points qui devaient servir de base, et en même temps de limite, aux négociations : maintien de l’intégrité des États du Sultan, pas de condominium européen, pas d’action isolée. En même temps il représentait fermement à la Porte qu’il lui deviendrait impossible de la sauver de la ruine dont l’Angleterre la menaçait si les massacres ne cessaient pas et si des satisfactions réelles n’étaient pas données aux exigences de l’Europe. Le 16 novembre, il faisait venir Munir-bey, et lui déclarait qu’il donnait à M. Cambon l’ordre de quitter Constantinople, s’il n’obtenait pas l’arrestation immédiate de Mazhar-bey, assassin du Père Salvatore, la fermeture du tribunal extraordinaire chargé de juger les Arméniens et l’ordre aux autorités militaires de la Crète d’obtempérer aux réquisitions du vali. En même temps que les puissances, alarmées des procédés de l’Angleterre, se ralliaient autour du programme français, le Sultan sentait la nécessité de tenir enfin compte de l’irritation de l’opinion européenne ; il proclamait une amnistie, autorisait l’élection d’un patriarche arménien, Mgr Ormanian, supprimait le tribunal d’exception. Peu à peu les troubles s’apaisaient, les massacres cessaient, les assassinats se faisaient plus rares. A coup sûr la question arménienne subsistait, et subsiste encore, mais la crise aiguë de la question d’Orient était passée. La politique française avait réussi à conjurer le péril qui menaçait l’Europe, à circonscrire l’incendie, et à prévenir toute complication internationale. La réconciliation du Tsar avec le prince de Bulgarie, sous la condition du baptême orthodoxe du prince héritier Boris, négociée à Paris, dans l’hiver 1896, sous les auspices d’un haut personnage politique français, avait empêché les troubles de s’étendre à la Macédoine et la Bulgarie d’entrer en branle. Ces résultats que, malgré les difficultés particulièrement délicates de sa situation, — extérieure et intérieure, — la France avait obtenus, elle les devait à la formule « intégrité de l’Empire ottoman, » qu’elle avait résolument adoptée, non comme un expédient passager, mais comme l’une des assises fondamentales de sa politique traditionnelle adaptée à ses besoins et à ses intérêts présens. Une Turquie forte, capable de mettre en ligne une armée solide, pouvait devenir, dans certaines éventualités que l’avenir semblait préparer, un facteur important dans la politique générale. La raison d’être ultime de la politique franco-russe, dans la crise de 1895-1896, c’est en Égypte qu’il faut aller la chercher. L’Angleterre avait tout fait pour rompre le bon accord de la France et de la Russie ; elle avait échoué, et il se trouvait que c’était au contraire cette union qui avait donné le ton au concert européen et réglé les difficultés orientales. Mais le résultat auquel l’Angleterre n’avait pu arriver par son action extérieure, l’opposition, en France même, allait l’obtenir partiellement en menant, contre le cabinet Méline-Hanotaux, la plus violente campagne, et en affectant de rendre la politique franco-russe responsable de massacres que d’autres avaient provoqués, qu’elle n’avait pas qualité pour punir, qu’elle a finalement arrêtés, et qu’elle a essayé d’empêcher dans toute la mesure où elle le pouvait, sans sacrifier sa propre sécurité et sans jeter l’Europe dans les complications redoutables d’une crise orientale. Cette campagne ne servit pas la cause des Arméniens, mais elle réussit à ameuter une partie de l’opinion française contre une politique qui faisait notre force dans le monde, mais qui gênait la liberté de mouvemens de l’Angleterre. Ainsi, indirectement, la politique britannique avait en partie réussi : elle avait émoussé, dans une certaine mesure, la puissance d’action de l’Alliance franco-russe, en aidant, en France, au déchaînement des passions politiques et à l’avènement du parti radical.

L’Allemagne était, cette fois encore, cette fois surtout, la principale bénéficiaire de la crise. Depuis le Congrès de Berlin, elle jouissait à Constantinople d’une influence d’autant plus forte que ses armées étaient plus éloignées et ses flottes moins redoutables. Dans la crise arménienne son attitude fut nettement favorable à la Turquie ; elle s’opposa, ou ne donna qu’une adhésion platonique à toutes les mesures proposées, non seulement par l’Angleterre, mais encore par la France et la Russie, pour imposer au Sultan des réformes. Elle ne cessa pas d’agir « comme un membre libre du concert européen ; » elle ne prit pour règle de sa conduite que son intérêt immédiat, et son attitude contribua dans une large mesure à encourager la Porte dans sa résistance aux conseils réitérés de la Russie et de la France. Le Sultan, entre la Russie et l’Autriche, dont il redoutait le voisinage et les armes, l’Angleterre, dont les intrigues en Arménie et les visées sur Constantinople l’alarmaient, la France souvent exigeante quand il s’agissait de ses protégés, le Sultan, délibérément, choisit l’Allemagne qui, en échange de son puissant appui diplomatique, ne lui demandait que des concessions de chemins de fer, des commandes pour son industrie, des facilités pour son commerce. Au moment où l’on se plaisait, dans certains milieux, à croire son influence annihilée pour longtemps à Constantinople, elle était en passe d’y devenir prépondérante.

Les événemens de Crète et de Grèce allaient, l’année suivante, porter à son apogée le crédit de l’Allemagne à Constantinople. Au moment où les soldats grecs du colonel Vassos débarquaient en Crète pour venir en aide aux insurgés, Guillaume II signifiait durement son mécontentement au roi Georges, son parent, proposait de bloquer sans délai le Pirée et d’exiger le rappel du colonel. Entre une politique si rigoureuse et les incartades par trop imprudentes de la Grèce, il y avait place pour une action pacificatrice du concert européen. Le cabinet de Londres, effrayé des conséquences de sa politique de l’année précédente et des progrès de l’influence allemande, revenait à des maximes plus prudentes. Quant à la France, elle était partagée entre ses sympathies traditionnelles pour les Grecs et sa résolution de rester fidèle à la politique d’intégrité ; dès le début de la crise, elle offrit aux Grecs l’autonomie de la Crète sous le gouvernement du prince Georges, mais sous la suzeraineté de la Porte. Enlever au Sultan tout droit de souveraineté sur la Crète, c’eût été la mettre à la merci de l’influence de la puissance prépondérante sur les mers et maîtresse de l’Egypte, comme l’avait prédit, en 1853, Nicolas Ier : ni la France ni la Russie n’y consentaient. « Il n’y a pas trois politiques en présence, écrivait à cette époque M. Francis Charmes, il n’y en a que deux : ou le concert européen avec les obligations qu’il entraîne, avec les lenteurs qu’il impose, avec les difficultés qu’il accepte et qu’il essaie de résoudre, ou l’isolement avec la rhétorique pour consolation ou pour amusement. » On sait comment la Grèce ne se rendit pas au conseil des puissances, et, pour son malheur, partit en guerre, et comment, « grâce à l’Europe, il ne lui en coûta que quelques cantons thessaliens, tandis que la Crète, tout en restant partie intégrante de l’Empire ottoman, était remise aux puissances qui, pour la gouverner, déléguaient le prince Georges. Cette nouvelle crise portait à son apogée l’influence de l’Allemagne à Constantinople : l’attitude nettement turcophile de son gouvernement, les encouragemens et les félicitations de l’Empereur à l’armée turque, l’opposition de sa diplomatie à toutes les mesures destinées à atténuer le désastre des Grecs, faisaient de Guillaume II non seulement un partisan radical de l’intégrité de la Turquie, mais encore, pour le plus grand bénéfice de l’industrie et du commerce allemand, l’ami et l’allié du sultan Abd-ul-Hamid. Son voyage à Constantinople et en Palestine, en octobre 1898, fut la manifestation éclatante de cette intimité nouvelle. L’ère germanique commençait dans l’Empire ottoman.


VI

L’histoire d’une évolution qui n’est pas achevée ne comporte pas, à proprement parler, de conclusion. Mais, des observations précédentes, peut-être avons-nous le droit de tirer, pour la politique d’aujourd’hui et de demain, certaines indications sur les conditions dans lesquelles, si une crise orientale venait à s’ouvrir, les grandes puissances s’y trouveraient engagées.

L’influence économique et politique de l’Allemagne à Constantinople s’est affirmée de plus en plus en ces dernières années ; elle s’est manifestée, notamment à propos des affaires de Macédoine, dans un sens absolument conservateur de l’intégrité de l’Empire ottoman, de la souveraineté du Sultan et de son autorité de Commandeur des Croyans. En vain Abd-ul-Hamid a-t-il parfois timidement essayé de faire contrepoids à l’hégémonie germanique, en reprenant le jeu de bascule qui lui a si souvent réussi : il ne saurait plus désormais, même s’il le voulait résolument, échapper complètement à cette protection, un peu lourde à la vérité, mais qui, pour lui, reste la plus profitable et, pour le moment, la moins dangereuse de toutes celles qu’il avait essayées jusqu’ici. Pour la Russie et même pour l’Autriche-Hongrie, l’Empire ottoman était un obstacle à une marche vers la mer Egée ou le golfe Persique ; entre les mains de l’Angleterre, il était une barrière dressée entre les routes de l’Inde et la poussée moscovite. Pour l’Allemagne, qui ne confine pas à ses frontières, il est l’allié nécessaire, le collaborateur sans lequel elle ne saurait ni acquérir ni garder les débouchés commerciaux de l’Orient et les routes de l’Asie. Pour l’Angleterre et la Russie, il était « un moyen ; » pour l’Allemagne, il est un but ; c’est lui-même qui est, pour l’expansion allemande, le champ d’expérience dont elle manquait : l’intérêt certain, durable, de l’Allemagne est donc de conserver et d’accroître la puissance turque et de se servir d’elle pour étendre la sienne propre dans tout le domaine de l’Islam. Galvaniser « l’homme malade, » fortifier son armée pour s’en faire une auxiliaire dans ses desseins politiques, c’est l’intérêt allemand et c’est la politique de l’Empereur. Ainsi subsiste l’Empire ottoman, en dépit de tant de prédictions, plus solide peut-être qu’il ne l’avait été depuis longtemps, en tous cas, plus musulman, plus turc.

Il est parfois périlleux, pour un malade qui a des héritiers, de paraître reprendre vigueur et santé. L’homme malade turc, assisté du médecin allemand, inquiète la Grande-Bretagne. Le rôle qu’elle a tenu en 1878, a passé à l’Allemagne : politique d’intégrité, politique panislamique, elle a tout pris et c’est son influence dans les Balkans et en Asie qui alarme aujourd’hui la puissance qui a besoin des routes de l’Inde et qui jouit de l’usufruit de l’Egypte. La formule de « l’intégrité de l’Empire ottoman, » dont la politique franco-russe n’a pas eu le temps de faire valoir tout le contenu, est maintenant passée dans le jeu de l’Allemagne, qui paraît disposée à s’en servir. Pour parer à ce péril, le seul qui menace aujourd’hui son hégémonie mondiale, l’Angleterre pourrait être tentée de hâter la désagrégation de l’Empire ottoman. Par quels moyens, nous l’avons laissé pressentir dans un précédent article sur le conflit anglo-turc, et nous n’y reviendrons pas. La Grande-Bretagne, depuis que, par l’épée du Japon et le concours de l’action révolutionnaire, elle a mis momentanément hors de combat son vieil adversaire russe, n’a plus besoin de l’écran turc pour arrêter la descente cosaque vers les Dardanelles ou le golfe Persique ; elle serait tentée plutôt de rechercher l’amitié du Tsar pour contre-balancer à Constantinople, le trop rapide essor de l’influence germanique. Elle croit pouvoir compter, pour seconder éventuellement ses desseins dans l’Empire ottoman, sur le concours de l’Italie, dont les espérances dans l’Adriatique et en Tripolitaine s’accommoderaient d’une crise orientale. Il est vraisemblable qu’elle chercherait aussi à entraîner à sa suite la France : la question de savoir si nos traditions, nos intérêts en Orient et notre situation en Europe nous engageraient à la suivre est trop délicate pour être tranchée en quelques lignes : peut-être les observations que nous avons pu faire, chemin faisant, aideront-elles le lecteur, sinon à la résoudre, du moins à la poser dans ses vrais termes.

La Russie, pendant toute la période de son expansion en Extrême-Orient, a gardé, en Orient, une attitude expectante et réservée ; elle a signé, en 1897, une convention avec l’Autriche-Hongrie pour maintenir le statu quo dans les Balkans, refréner les ambitions impatientes des nationalités de la péninsule et y conserver l’équilibre nécessaire à la paix ; en 1903, la bonne entente des deux cabinets de Vienne et de Pétersbourg s’est encore manifestée par l’adoption du programme de Muerzsteg pour la pacification et les réformes en Macédoine. Ni à Vienne, ni à Pétersbourg, on ne prend ombrage des progrès de l’influence allemande à Constantinople ; à Vienne, on espère être de moitié dans la politique du Drang ; à Pétersbourg, on compte sur le système de l’intégrité, pratiqué par l’Allemagne, pour empêcher une puissance européenne quelconque de mettre la main sur les détroits, car, tant qu’ils demeureront aux mains des Turcs, l’espérance de voir se réaliser un jour les aspirations traditionnelles tant de fois déçues, reste, pour la Russie, parmi les possibilités de l’avenir. L’Allemagne se trouve donc en mesure de profiter de sa grande influence dans l’Empire ottoman pour y sauvegarder et au besoin pour y favoriser les intérêts de la Russie et ceux de l’Autriche, et pour tenter de renouer, selon la tradition bismarckienne, l’entente des trois empereurs. Ainsi gravitent, aujourd’hui plus que jamais, autour de Constantinople et de Salonique, toutes les combinaisons de la politique européenne.


René Pinon.
  1. Voyez la Revue du 1er juillet 1906.
  2. Il va sans dire que, pour tout ce paragraphe, l’excellent ouvrage d’Adolphe d’Avril : Négociations relatives au traité de Berlin (Leroux, 1886, in-8o) nous a beaucoup servi.
  3. M. de Moustier provoquait en 1867, à propos des affaires de Turquie, uns « consultation de médecins, » il préconisait l’unification et la centralisation ; à la même époque, le comte de Beust se montrait disposé à favoriser parmi les chrétiens d’Orient « le développement de leur autonomie et l’établissement d’un self government limité par un lien de vassalité. »
  4. Voyez, sur ce point, un article écrit ici même par M. Julian Klaczko, un Polonais, donc peu suspect de partialité envers la Russie, le 1er novembre 1878.
  5. Pensées et Souvenirs de Bismarck, II, p. 259 et 260.
  6. Protocole du 28 novembre. — Livre Jaune, p. 273.
  7. Dans l’hiver 1895-1896, le ministère Brisson-Bourgeois-Berthelot lance en Afrique l’expédition Marchand.
  8. Livre Jaune, n° 6.
  9. M. Meyrier, vice-consul à Diarbékir, à M. Hanotaux, 5 octobre 1894. Livre Jaune, n° 10.
  10. L’expression est de M. Francis de Pressensé, article cité, p. 681.