L’Évolution de la physiologie du foie

L’Évolution de la physiologie du foie
Revue des Deux Mondes5e période, tome 17 (p. 697-708).
REVUE SCIENTIFIQUE

L'ÉVOLUTION DE LA PHYSIOLOGIE DU FOIE

L’étude des fonctions du foie a fait, en ces dernières années, des progrès qui méritent d’être rapportés. Il y a d’autant plus d’intérêt à en donner un court exposé que la plupart de ces notions nouvelles ne sont point encore sorties du cercle restreint des savans de laboratoire, bien qu’elles soient de nature à intéresser les naturalistes, les médecins et le public savant.

La conclusion générale qui s’en dégage est celle d’une multiplicité extrême des fonctions remplies par le foie. Il est, d’abord, un véritable grenier d’abondance, un comptoir d’approvisionnement qui fournit aux autres parties du corps, par l’intermédiaire des vaisseaux, le sucre indispensable, les graisses, le fer. — C’est, en second lieu, un laboratoire d’expurgation qui fabrique la bile et où les déchets et les produits usés sont remaniés et mis sous la forme (d’urée, de phénylsulfates, de taurine, etc.) qui permet au rein et aux autres émonctoires d’en débarrasser l’organisme. — C’est, en troisième lieu, un instrument de défense contre les intoxications.

Mais, toutes ces fonctions diverses sont la manifestation d’un ordre d’activité unique : l’activité chimique. Le foie dénature plus ou moins profondément les matériaux, importés du dehors ou drainés du dedans, que la circulation lui amène. Il leur donne la forme chimique qui convient pour leur permettre soit de s’entreposer, soit de s’éliminer. Si le corps de l’animal, dans son ensemble, peut être comparé à un État organisé, le foie en est une ville manufacturière qui groupe et concentre les principales industries chimiques du pays. Le résultat des découvertes contemporaines a été d’étendre considérablement le cercle d’activité de ce volumineux organe, et de montrer sa participation au plus grand nombre des mutations de matière dont l’économie est le théâtre.


I

Dans l’histoire du développement de nos connaissances, le foie a subi d’étranges vicissitudes. Les anciens anatomistes avaient la plus haute idée de son rôle. « Je ne sais pas ce que je ferai, disait le personnage du roi Lear, mais ce seront de grandes choses ! » Ainsi le foie. Les contemporains d’Erasistrate et ceux de Galien ignoraient ce qu’il faisait, mais c’étaient de grandes choses : ils le mettaient au pinacle. On peut dire qu’il y est resté pendant tout le moyen âge et les commencemens de la Renaissance : son règne, comme l’autorité même de Galien, a duré treize siècles. Une révolution, provoquée par la découverte des vaisseaux lymphatiques, au milieu du XVIIe siècle, le précipita du siège élevé qu’il occupait dans la hiérarchie des organes.

Déjà, depuis une centaine d’années, les recherches anatomiques avaient commencé d’ébranler la foi dans les dogmes d’Aristote et de Galien. L’esprit nouveau, le vent de libre examen, avaient soufflé sur l’œuvre galénique, et l’autorité de l’expérience s’était dressée contre la parole des maîtres. Realdo Colombo écrivait, en 1559, qu’une certaine vivisection en apprenait « plus, en une heure que trois mois de lecture, des livres galéniques. » La publication du traité d’anatomie de Vésale en 1543, la découverte delà petite circulation dix ans plus tard, par Realdo Colombo ou Michel Servet, avaient contredit l’enseignement traditionnel. La découverte des vaisseaux lymphatiques par Aselli en 1622, six ans avant qu’Harvey publiât sa découverte de la grande circulation, porta le dernier coup aux doctrines de Galien en général, et, en particulier, à sa théorie sur le rôle du foie : Princeps corporis, cocus et arbiter. Cet organe déchu n’eut plus pour office que de sécréter une petite quantité d’un liquide excrémentitiel, la bile.

L’observation d’Aselli sur les lymphatiques de l’intestin ou chylifères, confirmée de 1647 à 1651 par les observations de J. Pecquet, d’O. Rudbeck et de Bartholin sur les lymphatiques du reste du corps, était, en effet, incompatible avec les fonctions que l’on attribuait alors au foie. On verra tout à l’heure en quoi et comment. Toujours est-il que les novateurs n’eurent point un triomphe facile, car on contesta leurs idées : ils ne l’eurent point modeste non plus. L’un d’eux, Thomas Bartholin, médecin danois et anatomiste de grand renom, écrivit, au cours de la dispute qui s’éleva à ce propos, une petite pièce intitulée Les Funérailles du foie, qui se répandit dans les écoles. Le pamphlet se terminait par une épitaphe, bien connue, dans laquelle le foie était enterré comme un seigneur sans importance, comme un personnage déchu : Siste viator. Clauditur hoc tumulo qui… Abi sine jecore viator.

La réaction contre cette manière de voir, manifestement exagérée, a été lente : mais elle était inévitable. Le XIXe siècle a vu la restauration, par la main des physiologistes, de l’organe que les anatomistes du XVIIe siècle avaient détrôné. — C’est Magendie qui fut le premier instrument de cette révolution. Il rouvrit, en effet, aux alimens, aux produits de la digestion, la route du foie que leur avaient fermée Aselli, Pecquet, Rudbeck et Bartholin. — Claude Bernard fut le second ouvrier de cette réhabilitation du foie. Il agrandit encore son rôle en montrant qu’il est la source du sucre indispensable à la nutrition des parties et au fonctionnement des muscles (fonction glycogénique). — Meissner, en 1864, découvrit un nouveau champ ouvert à l’activité hépatique : c’est la fabrication de l’urée, c’est-à-dire de la substance qui est le résultat de l’usure des organes et le témoin de leur activité vitale (fonction uropoïétique). — On connut ensuite que le foie exerçait une fonction de défense contre les poisons de toute espèce qui viennent de l’intestin : contre les substances minérales (Orfila), contre les alcaloïdes végétaux (Heger et Schiff, H. Roger), enfin contre les produits de désintégration et les poisons microbiens (Camara, Pestana, Charrin). — Nouvelle acquisition, la connaissance de la fonction adipogénique, qui fait le pendant de la fonction glycogénique. Entrevue déjà par Magendie, son étude se poursuit et se complète chaque jour : le foie fixe les graisses ou les fabrique, et les distribue aux parties selon leurs besoins. — La fonction pigmentaire a été mise en lumière par MM. Dastre et Floresco, en 1897 : le foie fixe les matières colorantes, et, par exemple la matière verte des plantes ; il produit des pigmens qui sont les mêmes d’un bout à l’autre de la série animale. Enfin, la fonction martiale a été signalée en 1899 (Dastre).

La Physiologie contemporaine s’est donc enrichie d’un grand nombre de notions nouvelles relativement au fonctionnement du foie. Ce n’est certainement pas ici le lieu d’exposer le détail de ces faits : mais il peut être intéressant d’en dégager la signification générale — et de prendre, pour ainsi dire à vol d’oiseau, un aperçu de ce domaine progressivement acquis.


II

Dans les vues de Galien, l’importance de l’organe hépatique lui venait très justement de ce qu’il se trouve sur le chemin des alimens digérés. Il était le point de rassemblement de tout ce qui pénètre dans l’organisme par la voie de l’intestin, de tout ce qui, élaboré ou non, est absorbé. C’est avec ces matériaux, déjà préparés par la digestion gastrique et intestinale, que le foie fabriquait, en leur faisant subir une sorte de seconde digestion ou coction, la substance des organes et des tissus, et, d’abord, le sang. Galien pensait donc que le foie préside à la formation du sang : cruentum imperium ! « Après que le foie, disait-il, a reçu l’aliment déjà préparé d’avance par ses serviteurs et offrant, pour ainsi dire, une certaine ébauche et une image obscure du sang, il lui donne la dernière préparation, nécessaire pour qu’il devienne sang parfait. »

C’est cette élaboration alimentaire que la découverte des chylifères et des lymphatiques parut contredire et jeter à bas. Les savans du XVIIe siècle virent, après Aselli, les vaisseaux lactés, les chylifères, chargés d’alimens digérés, de chyme ; et, ils constatèrent, avec J. Pecquet, que ces vaisseaux ne se rendaient point au foie. L’organe hépatique cessait d’être, dès lors, l’aboutissant des alimens digérés. On crut que ceux-ci arrivaient tous dans la citerne de Pecquet, et que, de là, ils étaient dirigés, par les lymphatiques de Rudbeck et Bartholin, dans les membres, les organes, les tissus, dans toutes les parties du corps. On déclara désormais que c’était dans « la cuisine des membres » qu’ils subissaient les mutations qui ont pour effet de les transformer en matière vivante : ce n’était plus dans le foie. De là, cette idée de la faillite du foie qui a subsisté jusqu’à Magendie.

En réalité, c’est Galien qui avait raison. C’est bien au foie que se rend directement la plus grande partie des matériaux digérés venant de l’intestin. La masse principale du chyme pénètre dans les veines intestinales et ensuite dans le foie, par les branches de la veine-porte. Le reste prend la voie détournée des chylifères et du canal thoracique, tombe dans le système veineux et est conduit au cœur, comme l’ont vu les expérimentateurs du XVIIe siècle ; mais ce n’est qu’une minime partie des alimens, particulièrement les graisses, qui suivent ce détour. Encore faut-il remarquer que le cours de la circulation ramène successivement, et dans un temps fort court, le sang, chargé de la plupart de ces matériaux, à l’organe hépatique, avant qu’ils n’aient subi dans les autres organes une dénaturation complète. Le foie est vraiment ainsi, directement par l’absorption veineuse et indirectement par l’absorption lymphatique, le point d’arrivée, l’aboutissant des matières alibiles élaborées par la digestion. Il est, d’une manière générale, la première station sur le trajet de toutes les substances alimentaires ou non, utiles ou nuisibles, qui pénètrent dans l’organisme par la voie de l’estomac ou de l’intestin.

C’est là ce qu’établit clairement Magendie. Il restitua à la veine-porte, confluent de toutes les veines intestinales, le rôle prépondérant qui lui appartient dans l’absorption des produits de la digestion. Plaçant un poison dans une anse d’intestin, il montra que l’intoxication ne se produit pas si l’on vient à lier les veines tout en conservant les lymphatiques intacts ; au contraire, le tableau de l’empoisonnement se déroule si l’on interrompt le trajet des lymphatiques en conservant la perméabilité des veines. Cette expérience établit l’arrivée directe au foie, par absorption veineuse, des matières qui peuvent passer à travers la muqueuse digestive. — Elle met en lumière une seconde vérité : c’est à savoir, le rôle protecteur du foie vis-à-vis des poisons. Cet organe modifie ou fixe les substances toxiques que lui amène la veine-porte ; il les rend anodines, ou en diminue tout au moins la nocivité : par-là il contribue à la défense de l’organisme contre tous les poisons, soit qu’ils viennent du dehors, soit qu’ils naissent dans l’organisme par suite des fermentations et putréfactions intestinales ou par l’effet de la destruction continuelle qu’y subissent les matières albuminoïdes. Ce rôle de protection a été mis en évidence dans ces dernières années par des expériences qui ne sont que le prolongement et la répétition de celle de Magendie.

Mais, pour le célèbre physiologiste, il ne s’agissait encore que du trajet des alimens digérés. C’était déjà réhabiliter le foie et le rétablir dans une partie des dignités, charges et offices que lui avait attribués Galien, que de montrer dans la veine-porte la véritable voie d’absorption ; de prouver qu’elle déverse la plus grande partie des produits de la digestion dans ce viscère. Galien ajoutait à cette vérité l’hypothèse que celui-ci, à son tour, les transforme en liquide nourricier, en sang, par une véritable « faculté sanguifique. » Le résidu de cette opération était la bile, — on disait alors « les biles. »

Le célèbre médecin de Pergame se faisait, comme tous ses contemporains, une idée très chimérique de ces résidus. Ils étaient, pour lui, au nombre de trois : la « bile jaune » déversée dans l’intestin ; la « bile notre » qui est entraînée vers la rate ; et le « sérum, » liquide que Galien croyait être conduit au rein et éliminé par cet émonctoire. — Les troubles de ce fonctionnement imaginaire produisaient une infinité de maladies, la pléthore, l’anémie, la cachexie, l’hydropisie : la bile jaune était responsable des affections aiguës ; la bile noire, l’atrabile, était la source d’un grand nombre d’affections chroniques, des troubles intellectuels, de l’hypocondrie, de la mélancolie, de l’hystérie, de l’apoplexie et des convulsions.

Nouvelle chimère : outre cette fonction si importante d’élaboration alimentaire définitive, de sanguification, Galien attribuait au foie un rôle capital dans la distribution du sang. Les anciens ne connaissaient point le mouvement circulaire du sang ; ils imaginaient que le sang artériel ou hématisé restait enfermé dans le réseau des artères ou arbre artériel ; que le sang fabriqué par le foie restait dans le réseau des veines ou arbre veineux ; et que l’un comme l’autre ne pouvaient qu’osciller de la racine au faite, dans le système de conduits ramifiés où il était emprisonné. Galien, comme Aristote, comparait ce prétendu mouvement de va-et-vient au flot alternatif de l’Euripe, c’est-à-dire au flux et au reflux de l’étroit canal qui séparait l’île d’Eubée de l’Attique et de la Béotie. Le foie était donc le point de départ, le principe de toutes les veines, comme le cœur était le principe des artères et le cerveau le principe des nerfs.

La découverte de Harvey fit justice de toutes ces chimères : et il n’en subsiste plus que cette vérité de fait que le foie possède une irrigation sanguine extrêmement riche qui lui vient de deux sources. Il reçoit, par la veine-porte, le sang veineux qui sort de la rate et presque tout celui qui sort de l’intestin, et c’est sur ces matériaux que s’exerce son activité fonctionnelle. Il reçoit, par l’artère hépatique, le sang artériel qui nourrit son tissu et en entretient la vitalité. De telle sorte que les physiologistes contemporains ont pu réussir à atténuer considérablement les fonctions du foie sans supprimer du coup sa vitalité : il leur a suffi de détourner de lui le sang de la veine-porte, en lui conservant l’afflux de l’artère hépatique. L’organe, ainsi coupé d’une partie de ses communications vasculaires avec le reste de l’économie, continue à vivre et l’animal peut subsister pendant un certain temps. Cette expérience, qui a eu beaucoup de retentissement et qui a fourni des renseignemens précieux à la physiologie, a été réalisée pour la première fois par Eck en 1887. L’opération porte le nom de « fistule de Eck. » Elle consiste à aboucher la veine-porte dans la veine-cave, de manière à éviter au sang de l’intestin et de la rate le détour qu’il fait normalement à travers le foie. Mais, si l’artère hépatique, nourricière du tissu vient à être liée, l’organe se mortifie. L’animal lui-même qui supportait la suppression du sang veineux-porte ne supporte pas celle du sang artériel hépatique : il succombe, en deux ou trois heures, à l’opération.


III

Après l’œuvre de Magendie, vint celle de Claude Bernard. L’histoire des découvertes relatives à la physiologie n’en mentionne aucune qui, au point de vue de sa fécondité, puisse être mise en balance avec celle de la fonction glycogénique. On a connu, grâce à Claude Bernard, non pas seulement la plus importante des fonctions du foie, mais l’une des conditions universelles de la constitution des milieux vivans qui est la présence du sucre : et, par voie de conséquence enfin, les sources de l’activité musculaire. Nous pouvons être sobres de détails en ce qui concerne la fonction glycogénique. Son histoire a été exposée ici même[1]. On a dit que le sucre était, non pas un aliment quelconque, mais une matière physiologiquement privilégiée : qu’il est consommé pour la manifestation de l’activité de chacune des parties de l’organisme ; que sa disparition est le signal de la mort universelle des organes. On sait encore que le sang des mammifères doit contenir une proportion constante de sucre, qui est d’environ 1gr, 5 par litre ; que le foie fabrique lui-même le sucre ; qu’il règle sa fabrication et ses livraisons sur les besoins de sa clientèle, c’est-à-dire de l’ensemble des cellules de l’organisme. Quant à l’origine du sucre, il faut la chercher dans le glycogène. L’organe hépatique prépare le glycogène au moyen des hydrates de carbone (sucres, matières amylacées) ; et, à leur défaut, aux dépens des matières azotées protéiques venues du dehors ou tirées du dedans. Dans tous les cas, l’abstinence complète ne tarde pas à épuiser le glycogène du foie : et cet organe apparaît ainsi comme une sorte de grenier d’abondance où le glycogène et le sucre sont accumulés en vue du ravitaillement continuel des élémens de l’économie. Dans toute l’étendue du règne animal, depuis les mammifères jusqu’aux derniers protozoaires, on retrouve les mêmes faits.


IV

Les premières notions sur la « fonction adipogénique » du foie ont une antiquité vénérable. Les Romains n’ignoraient point que les foies gras constituent un mets délicieux et savoureux : ils savaient engraisser les oies en les soumettant à un régime approprié, appliqué en temps convenable. La tradition s’en est continuée, avec des perfectionnemens appréciables, dans quelques-unes de nos provinces. Il est vrai qu’il ne s’agit pas ici de graisses ordinaires. L’excellence des pâtés de Strasbourg et de Toulouse nous dispensera cet égard, d’une constatation plus savante. La graisse du foie gras est un mélange de la graisse habituelle que l’on trouve dans les autres parties de l’oie ou du canard, avec une graisse phosphorée, plus rare, la lécithine. MM. Dastre et Morat en avaient signalé l’abondance chez les volatiles soumis à l’engraissement. Des analyses récentes ont confirmé leurs observations déjà anciennes. On a trouvé que le foie de ces palmipèdes était formé de graisses ordinaires pour une moitié et de lécithine pour 5 à 12 pour 100 de sa masse totale.

C’est encore un fait de notoriété vulgaire que le foie de beaucoup d’espèces de poissons est abondamment imprégné de matières grasses. On connaît l’huile de foie de squale. Chez la morue, le foie peut contenir une quantité d’huile qui atteint 18 pour 100 du poids de l’organe. Le fait est général. Il y a normalement de la graisse dans le foie de tous les animaux : on en trouve 2 pour 100 chez le chien. Chez la femelle en lactation, chez le fœtus à terme, chez le jeune mammifère au moment de la naissance, l’organe est infiltré de matière adipeuse. Cette richesse du foie en graisse est un caractère si général, elle appartient si bien à la cellule hépatique, qu’elle prend la valeur d’un trait signalétique. Elle sert à discerner, au microscope, l’élément anatomique du foie dans les cas douteux : la cellule hépatique se reconnaît à ce qu’elle est chargée de granulations colorées (pigment) et de gouttelettes de graisse.

La substance adipeuse se retrouve dans beaucoup d’autres parties du corps des animaux vertébrés. Il y existe un tissu adipeux universellement répandu, qui forme des accumulations de graisse sous la peau et des pelotes graisseuses dans certains points d’élection que connaissent bien non seulement les anatomistes, mais encore les maquignons, les bouviers et les acheteurs de bétail. Le foie ne se distingue pas à cet égard. Mais chez certains invertébrés, le caractère de se charger de graisse devient un trait véritablement distinctif de l’élément anatomique du foie, parce qu’il lui est exclusif. Qu’il me soit permis de dire que c’est ce qui arrive chez beaucoup de crustacés où MM. Dastre et Davenière ont montré que le foie était le seul tissu graisseux. La richesse extrême de cet organe, chez le homard, fait contraste avec l’extrême indigence de tous les autres : on en retire la moitié de son poids de graisse : l’ensemble de tous les autres tissus n’en fournit que des traces.

Pendant longtemps, les naturalistes n’ont pas accordé d’attention suffisante à cette particularité de l’histoire du foie. Dans ces dernières années seulement, elle est devenue l’objet d’études approfondies. Les physiologistes se sont préoccupés d’abord de savoir quelle était, chez les mammifères et chez l’homme, l’origine de cette surcharge graisseuse du foie : ils ont ensuite cherché à en préciser la signification, le rôle et l’utilité.

Les expériences très ingénieuses ont prouvé qu’une petite partie était formée sur place aux dépens des hydrates de carbone et des substances protéiques de la cellule hépatique, convenablement élaborés et remaniés ; et c’est là une opération de chimie synthétique fort intéressante.

Les bonnes gens savent que l’on engraisse les oies en les gavant surtout de maïs, c’est-à-dire de farineux : ils n’ignorent point que l’on voit des oiseaux migrateurs amaigris, affamés, s’engraisser en deux ou trois jours lorsque le hasard de leur course les amène au voisinage d’une sucrerie et qu’ils peuvent se repaître des déchets de la fabrication. Mais il ne manque pas de savans biologistes qui prétendent que le foie est incapable de s’engraisser de cette façon détournée et qu’il n’accepte que la graisse offerte en nature. Un expérimentateur russe, Lebedeff, en 1884 a soutenu que toute la graisse du foie était d’importation étrangère ; c’est encore, en 1903, l’avis d’un physiologiste italien, Cavazza. Ce qui est bien certain, c’est que le foie arrête au passage les graisses alimentaires. Rosenfeld, en 1893, Gilbert et Carnot, en 1902, dans des expériences qui sont une variante de celles de Magendie et de Claude Bernard, ont vu qu’une graisse caractéristique poussée vers le foie par la veine-porte ne passait pas outre et qu’elle s’y laissait reconnaître ensuite. Et, en résumé, si l’on ne peut refuser à l’élément du foie la faculté de fabriquer, au besoin de toutes pièces, un peu de substance adipeuse avec du sucre ou de l’albumine, il faut surtout lui reconnaître une aptitude remarquable à appréhender toute graisse qui passe à sa portée. Qu’en fait-Il ? On sait qu’il ne la conserve que peu de temps. Elle disparaît rapidement. Elle est consommée, brûlée sur place ; ou bien encore elle est cédée aux autres organes suivant leurs besoins. A cet égard, la graisse se comporte comme le glycogène, et la fonction adipogénique forme le pendant de la fonction glycogénique. Le foie est un grenier d’abondance, un entrepôt de graisses comme un entrepôt de glycogène et de sucre.

Chez les invertébrés, cette mise en réserve des graisses pour les besoins ultérieurs de l’organisme devient tout à fait évidente. On voit par exemple ces substances passer du foie dans les glandes génitales au moment où se forment les œufs et les élémens mâles. Mlle Deflandre, cette année même, a mis en lumière ces rapports de l’épargne de graisse hépatique avec la fonction de reproduction, chez les mollusques et les crustacés. Ces échanges sont d’ailleurs rendus possibles par le voisinage et même l’entremêlement habituel des deux espèces de glandes, hépatique et génitale, chez les invertébrés. Ils sont favorisés, en outre, par l’existence d’un système commun de voies lacunaires qui permet une communication directe. On constate d’ailleurs que le stock graisseux du foie subit des oscillations qui sont précisément en accord avec les périodes de la reproduction.


V

Le foie exerce aussi un office de dépuration qui est indispensable à la conservation de la machine vivante. Nos connaissances sur cette « fonction uropoïétique » constituent l’une des acquisitions les plus laborieuses de la chimie physiologique dans ces dernières années. Elles se résument dans cette conclusion que le foie forme de l’urée au moyen des déchets du fonctionnement vital et que cette formation est à la fois un moyen de les rendre inoffensifs et d’en permettre l’élimination par le rein,

On sait depuis les travaux de Meissner en 1864, que le foie est un des lieux de production de l’urée, mais on ne connaissait ni les circonstances, ni la succession, ni le degré d’ampleur des opérations qui lui donnent naissance. On en doit la notion à Pawlow, Nencki, Salkowski et à plusieurs autres chimistes et physiologistes contemporains.

Les substances protéiques, comme les sucres et les graisses, subissent dans l’organisme une destruction continuelle. Cette désintégration qui libère de l’énergie, est une des conditions de l’activité fonctionnelle des êtres vivans. Elle donne naissance à un grand nombre de produits qui doivent être rejetés, parce que, inutiles ou toxiques, ils encombreraient les tissus ou les empoisonneraient. Ce sont des composés très simples tels que l’acide carbonique et l’eau qui peuvent être éliminés par tous les émonctoires ; l’ammoniaque et l’acide sulfurique dont une partie passe à la condition de sels et est rejetée à cet état. Mais la catégorie la plus nombreuse de ces déchets comprend des corps dont la plupart ne peuvent pas être éliminés sous leur forme actuelle et doivent être préalablement changés en urée. C’est le foie qui s’acquitte de cette transformation[2]. Il l’opère avec le concours de l’oxygène. Lui seul est capable de cette besogne indispensable. En l’exécutant, il annihile des poisons redoutables ; et, par-là, la fonction uropoïétique se confond avec la fonction antitoxique.


Le foie est encore un instrument de protection efficace contre les poisons que la circulation lui amène. Les uns, surtout les poisons minéraux, sont rejetés en partie avec la bile ; d’autres sont simplement arrêtés et fixés dans le tissu hépatique ; d’autres enfin, et particulièrement les alcaloïdes végétaux, sont ensuite dénaturés. C’est Lautenbach qui, en 1876, a nettement signalé cette fonction antitoxique : Schiff, en 1877, puis Heger, appelèrent l’attention des physiologistes sur cette faculté remarquable. V. Jacques y insista à nouveau en 1880. A partir de ce moment, les expérimentateurs n’eurent plus qu’à allonger la liste des exemples particuliers de cette protection, en montrant que tel ou tel alcaloïde perd une plus ou moins grande partie de sa toxicité si, en l’introduisant par la veine-porte, on le met en présence du foie avant qu’il ait pu agir sur les tissus. Capitan, Gley, Chouppe, H. Roger se sont distingués dans des études de ce genre. H. Roger a montré que cette protection s’étendait aux produits de putréfaction qui prennent naissance dans l’intestin et en général aux ptomaïnes. Les poisons microbiens eux-mêmes n’y échappent point.

Les connaissances que nous possédons sur la « fonction digestive » du foie, se complètent chaque jour ; mais leur point de départ remonte à une vingtaine d’années. Cette fonction appartient surtout aux invertébrés : les fonctions uropoïétique et antitoxique sont presque spéciales aux animaux supérieurs. Au contraire, la « fonction pigmentaire » et la « fonction martiale » sont d’une extension universelle ; elles constituent une acquisition très récente et encore peu connue dans ce domaine de la physiologie. Nous devrons leur consacrer un examen spécial.


VI

Le foie cumule, ainsi qu’on le voit par ce qui précède, un grand nombre de fonctions diverses. La cellule hépatique a la faculté de former le glycogène aux dépens des hydrates de carbone et des substances protéiques ; d’accumuler le fer et de l’utiliser pour ses opérations chimiques analytiques ; de s’emparer des graisses ou de les créer synthétiquement ; elle forme par synthèse l’urée qui débarrasse l’organisme des déchets des tissus. Elle s’empare encore chez les invertébrés des matières colorantes, des pigmens qui lui sont amenés et particulièrement de la matière verte chlorophyllienne des végétaux. Elle accumule le phosphate de chaux. Elle produit, enfin, des fermens divers, et particulièrement des fermens digestifs. C’est une cellule à tout faire. Elle n’est pas encore assez différenciée physiologiquement pour avoir un office unique : c’est une sorte d’ouvrier inférieur, apte à toutes les humbles besognes chimiques.


DASTRE.

  1. La Question du sucre en physiologie. Revue du 1er août 1903.
  2. Ces composés forment trois séries. La première est la série des acides aminés, la leucine, la tyrosine, l’acide aspartique et le glycocolle, qui proviennent de la désintégration de l’albumine ; la seconde est la série des purines, à savoir l’acide urique, les urates et les bases xanthiques qui résultent de la désintégration de la nucléine ; enfin la série des composés ammoniacaux comprenant des sels d’ammoniaque à acides organiques et des carbamates produits plus particulièrement dans le tube digestif et ses annexes. — Tous ces corps sont transformés en urée dans le laboratoire hépatique, et là seulement. — Cela ne veut pas dire qu’il ne se forme pas d’urée ailleurs que dans le foie et, en fait, une petite partie apparaît dans les tissus comme produit direct de la destruction protéique.