L’Évolution de l’Artillerie et ses conséquences

L’Évolution de l’Artillerie et ses conséquences
Revue des Deux Mondes5e période, tome 48 (p. 721-751).
L’ÉVOLUTION DE L’ARTILLERIE
ET
SES CONSÉQUENCES

Lorsque l’artillerie française fut pourvue, avant toutes les autres, d’un merveilleux canon à tir rapide, on eut la fâcheuse idée, malgré les avis contraires, de réduire de 6 à 4 le nombre des pièces dans la batterie, sans augmenter le nombre des batteries, laissant le corps d’armée à 92 pièces seulement au lieu de 141 que possédaient et que possèdent encore les Allemands. On justifiait cette mesure imprudence par la supériorité que nous donnait le matériel nouveau, supériorité incontestable, mais qui ne pouvait être que momentanée.

Aujourd’hui, nos voisins ont une bouche à feu de campagne à tir rapide et conservent leurs 144 canons. De là, chez nous, une inquiétude fiévreuse qui risque de nous entraîner à des mesures hâtives, peut-être défectueuses ; l’inquiétude est justifiée, la fièvre ne l’est pas. Nous avons le temps de prendre à loisir les dispositions que réclame la situation.

Tout d’abord, une question se pose : Devons-nous augmenter notre artillerie de campagne ? C’est une nécessité absolue. Ceux qui sont d’un avis contraire présentent des objections spécieuses auxquelles il semble utile de répondre.

Les uns, s’appuyant sur ce fait discutable qu’une batterie de 4 canons à tir rapide bat, dans toutes les circonstances, avec l’efficacité désirable, un front de 200 mètres, estiment que nos 23 batteries suffisent à battre un corps d’armée opposé. Or il est certain que l’étendue des fronts tend à s’accroître à mesure que l’armement devient plus puissant. De plus, l’artillerie adverse occupe généralement les crêtes, tandis que l’infanterie tient et défend, en avant, des points d’appui, bois, villages, tranchées, etc. ; il y a donc lieu de battre deux séries d’objectifs. En suivant le raisonnement précédent, on conclurait à la nécessité d’avoir une batterie par 100 mètres de front et, en supposant, pour le corps d’armée un développement de 6 kilomètres, ce qui est loin d’être exagéré, il faudrait 60 batteries par corps. Ce genre de mathématiques nous conduit à l’absurde. Pas plus avec 144 pièces qu’avec 92, on ne pourra battre efficacement et simultanément tous les objectifs et, quelles que soient les théories soutenues aujourd’hui, il y aura toujours lieu, dans la bataille, de limiter l’action à une partie du front sur laquelle on concentrera les feux. La concentration des moyens d’action pour briser les résistances s’impose aussi bien aujourd’hui qu’hier.

On dit aussi que 144 canons ne trouveront pas l’espace nécessaire à leur déploiement : « déjà, en 1870, les corps allemands n’ont pas toujours pu mettre en ligne leurs 84 ou 90 pièces, notamment le XIe corps à Wœrth. » Mais si nos adversaires avaient su profiter de la mobilité de l’arme pour la répartir suivant les nécessités du combat, ils auraient pu, à leur centre, utiliser au Ve corps toutes les pièces du XIe qui restèrent inactives et bien d’autres encore. De plus, aujourd’hui, grâce à ses méthodes de tir masqué, l’artillerie peut se mettre en batterie sur des emplacemens jadis inutilisables : elle peut aussi se disposer sur deux lignes l’une derrière l’autre ; enfin la poudre sans fumée lui permet de rétrécir son front, par exemple pour profiter d’un abri naturel peu étendu. La place ne manquera donc pas à une artillerie manœuvrière. Il faut compter aussi sur l’extension des fronts de combat, réalisable, même dans une guerre européenne : supposons, en effet, que sur nos vingt corps d’armée, nous en avons seize en première ligne, — c’est un maximum, si nous voulons manœuvrer ; — à raison de six kilomètres par corps, cela ferait un développement de 90 kilomètres ; il y en a plus de 250 de Mézières à Belfort.

L’augmentation de l’artillerie entraînerait de grandes difficultés de commandement. Ces difficultés sont toujours facilement résolues si chaque chef a un nombre limité d’unités à commander et s’il comprend bien son rôle en n’empiétant jamais sur l’autorité de ses subordonnés.

L’objection la plus sérieuse est l’accroissement de la longueur des colonnes. Mais cela présente d’autant moins d’inconvénient que le combat moderne se développe et se conduit de plus en plus lentement, comme nous le verrons plus loin. Dans une bataille d’une durée de plusieurs jours, l’infanterie la plus éloignée aura toujours le temps d’arriver. En Mandchourie, des troupes de réserve, portées d’une aile à l’autre de l’énorme front occupé par l’armée russe, se trouvèrent en temps opportun au point où elles devaient opérer.

Ces objections sont sans valeur devant la nécessité de ne pas rester dans un état d’infériorité notoire vis-à-vis de nos adversaires possibles.

L’insuffisance de notre natalité ne nous permet pas d’entretenir un nombre de corps d’armée égal à celui des corps allemands ; mais nous devons maintenir une juste proportion entre les différentes armes. Or les Allemands, avec leur corps d’armée à 24 ou 25 bataillons et 144 bouches à feu, ont 5,76 canons par mille hommes, tandis que notre corps d’armée à 32 bataillons (sans compter les chasseurs à pied) ne possède que 92 pièces, ou 2,88 par mille hommes ; juste la moitié. Une pareille situation est intolérable, ne fût-ce qu’au point de vue moral. Jamais l’on ne persuadera au fantassin qu’avec une telle disproportion il ne se trouve pas dans un état de très réelle et très dangereuse infériorité. Un pareil sentiment annulerait chez lui l’esprit d’offensive, facteur le plus important du succès.

L’augmentation de notre artillerie s’impose donc ; je dirai même qu’elle doit être réalisée le plus vite possible, mais sans précipitation, car il n’y a pas péril en la demeure.

En effet, notre pièce de 75 est incontestablement supérieure au nouveau canon allemand, comme rapidité de tir, facilité de service, aptitude au tir masqué et enfin comme puissance. De plus, nos officiers, rompus depuis dix ans au maniement de cet engin perfectionné, qui réclame une très grande habileté, ont et conserveront quelque temps encore une supériorité marquée sur les officiers allemands. Tous ces élémens en notre faveur disparaîtront peu à peu.

Mais ce qui domine tout le débat, c’est la question du ravitaillement de ce gros mangeur qu’est le canon à tir rapide. En Allemagne comme en France, ce problème est loin d’être résolu et, tant qu’il ne le sera pas, toute augmentation du nombre de nos canons est une simple façade, un trompe-l’œil.

Ne prenons donc pas l’alarme ; étudions sans retard, mais froidement, le meilleur moyen de remédier à une situation dont il faut sortir. Dans le choix des moyens, on doit tenir compte non seulement des convenances ou des commodités de l’artillerie mais aussi des charges financières : les dépenses consenties doivent donner le rendement maximum. Je me propose, dans cette étude, d’indiquer les moyens d’y parvenir. Mais, auparavant, il me semble utile d’exposer l’évolution technique de l’artillerie, puis l’évolution tactique, résultat des perfectionnemens incessans apportés à l’armement, enfin les lois qui en découlent. Cela me servira de base pour justifier l’organisation qui me semble devoir donner à la France le meilleur outil en vue de la bataille.

Afin de faire comprendre l’évolution de l’artillerie de campagne et les conséquences de cette évolution, il faut remonter jusqu’au temps de l’artillerie lisse. Les canons lançaient alors, avec une vitesse voisine de 500 mètres, des boulets pleins sphériques, dont le poids, suivant le calibre, était de 4, 8 ou 12 livres. Ces boulets, en touchant le sol, exécutaient une série de ricochets et roulaient ensuite assez loin avec une force suffisante pour mettre hors de combat tout le personnel touché. Les portées efficaces extrêmes variaient de 600 à 1 000 mètres : les boulets légers, perdant rapidement leur vitesse, portaient beaucoup moins loin que les lourds.

Cette différence de portée explique les difficultés considérables que rencontra Gribeauval au XVIIIe siècle, lorsqu’il voulut faire disparaître les énormes pièces de 16 et de 24 qui alourdissaient avant lui les colonnes. Renonçant volontairement à la possibilité de tirer à grande distance, il donna aux troupes de la Révolution et de l’Empire cette aptitude manœuvrière qui fit leur succès.

L’artillerie avait donc une faible portée, mais son action s’exerçait en profondeur, grâce aux ricochets.

Outre les boulets, on utilisait la boite à mitraille, cylindre en métal mince rempli de balles. Dans le tir, l’enveloppe se déchirait et les balles étaient lancées en avant, se dispersant comme les plombs d’un fusil de chasse. Ce tir était efficace, terrible même, depuis la bouche de la pièce jusqu’à 300 ou 600 mètres suivant le calibre ; son action s’exerçait donc aussi en profondeur ; il constituait le vrai tir de l’attaque décisive.


Les études balistiques du milieu du siècle dernier déterminèrent l’adoption des armes rayées, imprimant à des projectiles cylindro-ogivaux un mouvement de rotation autour de leur axe et leur donnant ainsi une grande aptitude à conserver leur vitesse, par conséquent une grande portée et en même temps une grande précision. En passant du canon lisse au canon rayé qui, pour un même calibre, envoyait un projectile de poids double en raison de sa forme allongée (notre ancien canon de 12 lisse, transformé en canon raye, tirait un obus de 12 kilos au lieu de 6), on dut, afin de ne pas dépasser la limite de résistance du matériel, réduire la vitesse initiale de près de 200 mètres. Le projectile était creux et muni d’une fusée dite percutante[1], qui déterminait l’éclatement au moment où l’obus rencontrait le sol.

En définitive, on avait obtenu un seul avantage, précieux Cependant, l’augmentation de la portée. En revanche, l’obus éclatant au point de chute n’avait plus aucune action en profondeur ; pour être efficace, il devait tomber très près de l’objectif : d’où la nécessité d’une grande précision que la pièce donnait, il est vrai, mais aussi d’un réglage, opération nouvelle qui incombait aux officiers.


Après 1870, les questions d’artillerie vinrent à l’ordre du jour ; elles furent traitées avec une surprenante activité, surtout en France, où elles aboutirent à la création de notre matériel de 80 et de 90.

Le facteur le plus important de l’efficacité est la vitesse restante de l’obus au moment où il arrive au but : on rechercha donc d’une part à rendre au projectile la grande vitesse initiale qu’il avait à l’époque du canon lisse, d’autre part, à lui donner la possibilité de bien conserver cette vitesse pendant son trajet dans l’air. On ne put aboutir que par une transformation radicale de tous les élémens du système d’artillerie : la pièce, l’affût, le projectile, la poudre même qui n’avait jamais varié depuis son invention, furent complètement transformés. Le projectile, en particulier, devint le shrapnel : c’est un obus rempli de balles en plomb durci, conservant bien leur vitesse après l’éclatement, et une charge de poudre juste suffisante pour briser le corps d’obus qui n’est plus, pour ainsi dire, qu’une enveloppe. On arma le shrapnel d’une fusée dite à double effet, qui permet de le faire éclater, soit au point de chute (tir percutant), soit, après un réglage spécial, sur un point quelconque de sa trajectoire avec une grande précision. On réalisait ainsi l’artillerie à shrapnel fusant, car le tir percutant devenait exceptionnel. En éclatant en l’air, le shrapnel disperse ses balles en une gerbe meurtrière d’une largeur de 20 mètres, sur une profondeur de 100 à 150 mètres, profondeur moindre que celle de l’ancien tir à mitraille. Le shrapnel a donc aussi un effet en profondeur ; mais cet effet, au lieu d’être limité à quelques centaines de mètres en avant de la bouche à feu, se produit jusqu’aux plus grandes distances, aussi foudroyant que le tir à mitraille contre des troupes découvertes, immobiles ou en mouvement. Mais cette propriété nouvelle est achetée au prix d’une grande complication dans le mode d’emploi. A la difficulté du réglage en portée, s’ajoute celle du réglage de la fusée ; cette double opération est assez délicate pour ne plus pouvoir être confiée qu’aux officiers dont le rôle grandit ainsi considérablement. De plus, le shrapnel est loin de pouvoir remplir toutes les tâches qui incombent à l’artillerie sur le champ de bataille. Il est impuissant contre le personnel couvert par un abri, par exemple contre le fantassin masqué derrière son havresac ou simplement couché : en raison de la faible charge de poudre qu’il contient, il n’a plus de puissance incendiaire, et ses effets sont presque nuls contre les obstacles. Afin de remédier à ce dernier défaut, on a établi, dans toutes les artilleries, un obus chargé en explosif (mélinite en France) se tirant percutant. Mais son effet est très localisé : en éclatant à la rencontre du sol, il se brise en un nombre considérable d’éclats lancés à une vitesse colossale, mais fort petits, qui sont meurtriers dans une zone de quelques mètres seulement. L’obus explosif peut avoir d’excellens effets contre les troupes, à la condition de tomber juste au point voulu. Cette précision indispensable et le manque d’action en profondeur de l’obus font qu’il est encore considéré comme un simple auxiliaire et qu’il entre en quantité minime dans les approvisionnemens.

En réalité, la première étape parcourue depuis 1870 surpasse toutes les précédentes ; elle nous a conduits à l’artillerie à shrapnel fusant dont les caractéristiques sont les suivantes : action foudroyante et en profondeur de l’ancien tir à mitraille jusqu’aux plus grandes distances sur toute troupe découverte ; mais impuissance contre les troupes abritées et contre les obstacles. C’est ce matériel qui figura dans les dernières campagnes.


L’importance de la rapidité du tir est restée longtemps méconnue. On l’a comprise tout d’abord dans l’infanterie ; cette idée pénétra plus difficilement dans l’artillerie pour la raison suivante : dans un matériel de poids déterminé, la vitesse du tir ne peut être accrue qu’en réduisant le calibre, ce qui diminue le vide intérieur du shrapnel et rend son organisation difficile.

Le principe du canon à tir rapide repose sur les idées sui vantes : 1° éviter le mouvement à bras pour la remise en batterie après chaque coup en rendant l’affût immobile pendant le tir ; 2° réduire la durée du pointage par l’emploi d’un frein qui ramène le canon à sa position ; 3° diminuer le temps nécessaire au chargement par l’emploi d’une cartouche analogue à celle du fusil et réunissant la charge et le projectile.

Pendant longtemps, le canon à tir rapide resta irréalisable ; en effet, les percussions supportées par l’affût sont d’autant plus violentes que le recul est plus limité. Avec la poudre noire, on n’aurait probablement jamais obtenu des affûts sans recul à la fois solides et légers. Enfin il fallait aussi que les progrès balistiques permissent d’envoyer un projectile relativement léger jusqu’aux plus grandes portées avec une vitesse restante et une précision suffisante. Le canon à tir rapide n’était pas viable en 1877, lorsque nous avons créé notre matériel de 90.

Mais, dès 1886, je montrais qu’en demandant à un matériel nouveau la résistance que présentaient nos pièces de 80, les plus parfaites à cette époque, il était possible d’établir un matériel à tir rapide du poids de notre 90, et lançant un projectile de 5 kilos avec une vitesse de 490 mètres, ou de 6 kilos avec une vitesse de 448 mètres. Un pareil poids permettait de faire un bon shrapnel ; le canon à tir rapide était réalisable.

La grande difficulté fut alors de convaincre les artilleurs qui ont toujours montré le plus grand attachement pour les gros calibres.

Dès qu’on résolut de faire les études d’un matériel nouveau, nos officiers dépassèrent de beaucoup les données du programme de 1886.

Cette étape du progrès était importante, parce qu’elle permettait d’envoyer sur l’ennemi, dans un même temps, avec une seule pièce, 140 kilos de projectiles par minute au lieu de 17 environ.

Ce n’était pas tout : l’absence du recul permit de munir la pièce d’un bouclier mettant les servans à l’abri des balles. Cette addition a autant d’importance que l’accroissement de la rapidité du tir par ses conséquences tactiques. L’artillerie acquiert une assez grande invulnérabilité qui, logiquement, doit la rendre plus mordante, plus offensive.

Un autre avantage du matériel à tir rapide est la facilité avec laquelle l’artillerie peut maintenant envelopper l’ennemi d’un nuage épais de fumée, en raison de la multiplicité des coups envoyés dans un temps très court. D’autre part, avec des salves tirées à des hausses différentes, on peut battre simultanément, avec une extrême violence, une zone profonde d’au moins 400 à 500 mètres.

Enfin un système de pointage perfectionné permet d’exécuter facilement le tir manqué. L’artillerie peut se placer derrière les crêtes, en dehors des vues, tout en étant maîtresse de son tir, pourvu que le commandant de batterie voie son objectif. C’est l’annulation définitive de l’initiative des servans, la diminution du rôle des sous-officiers et des lieutenans ; mais c’est une propriété nouvelle qui, ajoutée au bouclier, réduit encore la vulnérabilité. Lorsqu’une batterie est placée peu en arrière de la crête, elle décèle encore sa présence par la lueur fugitive de ses coups de canon, mais l’adversaire ne peut déterminer avec, précision sa position et doit, pour toucher, battre une zone très profonde. Si la batterie est placée assez en contre-bas de la crête, la lueur de ses coups est invisible ; elle devient à peu près invulnérable. Mais le commandement d’une batterie à grand défilement est difficile et compliqué, ce qui rend son action incertaine, impossible parfois.

Enfin l’outil nouveau est d’un maniement extrêmement délicat. La batterie d’un capitaine virtuose aura facilement raison de plusieurs médiocrement commandées. L’importance du capitaine devient considérable, exagérée même.

En résumé, les caractères de l’artillerie nouvelle sont les suivans : rapidité foudroyante de ses effets sur une zone très profonde contre le personnel non abrité ; faible vulnérabilité dans le tir à découvert et dans le tir masqué ; invulnérabilité presque complète dans le tir à grand défilement, possibilité d’aveugler l’adversaire par la fumée ; mais, grande difficulté de commandement et impuissance contre les troupes couvertes par le moindre abri et contre les obstacles.


Dans les transformations qui ont conduit au canon à tir rapide, la pièce seule a profité des progrès récens : elle continue à tirer un shrapnel qui présente tous les défauts constatés plus haut. L’insuffisance de ce projectile est devenue plus dangereuse depuis que le bouclier rend l’artillerie ennemie invulnérable à ses balles. Allons-nous donc être réduits à laisser notre infanterie subir les coups de l’artillerie adverse sans lui venir en aide ? Nous ne le pouvons pas, il nous faut trouver un moyen de réduire au silence les canons de nos adversaires. En Allemagne, le tir courbe des obusiers et les obus explosifs tirés fusans ne paraissent pas avoir donné satisfaction ; du reste, en recourbant le bouclier, on protégerait les servans contre l’action verticale de ces engins.

L’idée qui vient naturellement à l’esprit, puisque le tir fusant est inefficace contre des pièces blindées, est d’employer le tir percutant de l’obus à mélinite, qui, en traversant le bouclier, éclate au milieu des servans et les met hors de combat.

Le procédé est bon contre une artillerie visible ; encore faudra-t-il un grand nombre de coups pour atteindre le but si petit qu’offre le bouclier. Mais si l’artillerie ennemie ne se décèle plus que par ses lueurs, l’indécision sur sa position devient considérable ; dès lors, les canonniers se trouveraient obligés, pour toucher ces boucliers invisibles, de couvrir systématiquement d’une masse énorme de projectiles toute la zone suspecte, dont la profondeur dépasserait peut-être 400 à 500 mètres. Les coffres se videraient promptement à ce jeu.

Or j’ai fait remarquer plus haut que l’obus explosif percutant de 75 exerce autour de son point de chute un effet beaucoup plus violent qu’il ne faut. Il n’est pas nécessaire de cribler chaque servant d’une infinité de petits éclats quand quelques-uns suffiraient à le mettre hors de combat. Il y a prodigalité et mauvais emploi. Mais si nous employons un projectile de 1 kilo au lieu de 5 à 6, il suffira tout aussi bien à la tâche dans le petit rayon d’action qui lui est assigné ; il ne faudra pas plus de coups pour toucher tous les boucliers, mais on aura dépensé un poids de munitions cinq ou six fois moindre.

Telle est l’idée qui conduit à la conception d’une nouvelle pièce, le canon à tir extra-rapide percutant, automatique, de petit calibre, dont la vitesse de tir serait de 150 coups au moins par minute, du type connu sous le nom de pom-pom. Il en existe des modèles qui ont figuré dans la guerre du Transvaal ; ils tiraient des obus de 430 grammes renfermant une charge explosible de quelques grammes de poudre noire. Malgré la faiblesse exagérée de leur calibre, ils ont rendu de grands services. Voici quelques opinions intéressantes qui répondent aux objections que ne cessent de présenter les adversaires de cette arme, notamment en ce qui concerne le réglage.

Le capitaine allemand Lossberg, qui a servi dans l’artillerie des Boers, s’exprime de la façon suivante : « Des pièces de cette espèce sont, sans aucun doute, un moyen de défense bien supérieur aux pièces de campagne et produisent plus d’effet que le shrapnel le plus puissant, non seulement parce qu’elles permettent de régler le feu contre les buts mobiles, mais aussi à cause de leur grande rapidité de tir. »

Au corps expéditionnaire de Casablanca, nos officiers de marine ont employé des canons analogues et disent que le réglage de tir est très facile en général. Cela se comprend : si l’explosion d’un coup isolé est peu visible, l’éclatement de plusieurs projectiles tombant presque en même temps sur un point, devient observable ; en raison de sa rapidité, ce tir peut se régler comme le jet d’une lance d’arrosage.

Le capitaine anglais Wilsonn écrit : « Le pom-pom n’avait jamais été regardé comme redoutable, et pourtant il a fait ses preuves… il trouble nos hommes plus que n’importe quelle pièce de campagne et possède les qualités du canon à tir rapide sans en avoir les inconvéniens. Le fait de savoir qu’on l’a devant soi est démoralisant car notre artillerie n’a jamais réussi à démonter une de ses pièces, tandis que la rapidité de son feu nous a souvent causé de grandes pertes. »

Reginald Kann, dans un article du Temps, confirme ces faits qu’il a constatés lui-même dans les deux campagnes précitées.

Mais le matériel dont je demande l’étude immédiate serait autrement puissant que le canon des Boers. Je pense que son calibre, à déterminer par l’expérience, doit être compris entre un kilo et un kilo et demi. Un tel projectile, chargé en explosif, serait à utiliser, non seulement contre les boucliers, mais aussi contre tous les objectifs qui échappent au shrapnel, par exemple contre les tranchées qui constituent l’abri le plus fréquent dans les batailles modernes. Assis derrière ce couvert, le fantassin est à labri du shrapnel ; s’il se lève pour tirer, il devient quelque peu vulnérable, et encore si la tranchée est surmontée de sacs à terre ou de fascines formant créneaux, le défenseur est presque complètement protégé.

On ne peut l’attaquer que par le tir percutant ; nous retrouvons alors les mêmes conditions que pour le bouclier : l’emploi d’un obus de 5 à 6 kilogrammes est un gaspillage de munitions ; un projectile de poids plus faible traversera tout aussi bien le petit bourrelet de terre et, en éclatant au delà, blessera le même nombre d’hommes.

Contre l’infanterie couchée ou progressant par essaims, le pom-pom sera certainement plus efficace que le 75 fusant et que les obus explosifs de ce calibre.

Comme il est admissible de doter chaque espèce de canon de deux projectiles différens, on pourra, dans l’approvisionnement pour le nouveau canon, avoir des obus incendiaires. L’incendie est, en effet, le meilleur moyen de déloger l’ennemi des localités, fermes ou villages ; mais il faut, pour cela, multiplier les foyers d’incendie, et, par conséquent, tirer un grand nombre de coups. J’attache la plus grande importance à la puissance incendiaire de l’artillerie.

En revanche, le pom-pom est peu efficace contre une ligne de tirailleurs. Aussi je considère que, dans l’état actuel de l’industrie, il ne doit pas se substituer au canon de 75, mais s’y associer, afin de remédier à l’insuffisance de ce dernier. Je dis, dans l’état actuel, carde nouveaux progrès balistiques ou l’emploi de balles en métaux très denses et très durs permettront peut-être un jour l’organisation d’un obus explosif ou d’un shrapnel d’un très petit calibre. Un autre avantage du tir percutant, et non le moindre, est la grande simplicité de son emploi qui compensera souvent, et au delà dans bien des cas, la supériorité du 75. Je suis convaincu que des officiers de réserve et même beaucoup d’officiers de l’armée active tireraient un bien meilleur parti sur le champ de tir, et mieux encore sur le champ de bataille, d’une batterie de pom-poms que d’une de 75.

Pourquoi donc l’hostilité presque générale contre le canon à tir percutant extra-rapide de petit calibre ? Au commencement du XIXe siècle, Scharnhorst, qui avait assisté aux batailles du premier Empire, disait que le seul avantage des gros canons sur les petits était leur plus grande portée. Cette phrase n’a pas été assez méditée.

La guerre de 1870-1871, pendant laquelle nos canons de 12, dont l’obus pesait 12 kilogrammes, étaient seuls en mesure de lutter contre les canons prussiens, a déterminé un engouement irréfléchi pour les gros calibres. On ne se demandait pas pourquoi il nous fallait un projectile de 12 kilogrammes pour lutter contre l’artillerie opposée, qui lançait des obus de 4 et 6 kilogrammes ; pourquoi aussi nous ne faisions aucune différence entre les effets de leurs batteries de 4 ou de 6. Si les obus allemands (le 4 avaient le dessus sur nos obus de 12, c’est parce que les progrès balistiques, depuis la création de notre premier matériel rayé, avaient permis de donner à ces projectiles légers des portées supérieures à celles de notre 12. À ces portées, notre canon de 4 était impuissant ; l’insuffisance de ce dernier ne tenait donc nullement au poids du projectile, qui était le même que celui des obus allemands, mais au défaut de ses qualités balistiques.

Aujourd’hui les progrès de la science donnent la possibilité d’envoyer jusqu’aux grandes portées de combat, généralement limitées par la visibilité, des projectiles beaucoup plus légers.

Mais les préjugés sont tenaces ; certains esprits ne se rendent pas compte comment ce qui n’était pas réalisable hier l’est devenu aujourd’hui. Rien n’empêche plus la création d’un pom-pom sérieux, rien, — sinon la routine.

Je ne parle que de la guerre de campagne ; au contraire, s’il s’agit d’attaquer des fortifications permanentes, je demande les calibres les plus gros et les plus puissans.

En résumé, je prétends que le pom-pom est l’auxiliaire obligé du canon à tir rapide fusant et je réclame instamment la mise à l’étude immédiate de cette bouche à feu.


Cherchons les conséquences de chacun des divers progrès accomplis, et nous nous rendrons compte que l’évolution tactique, comme toutes les autres, obéit à des lois.

Pour faire comprendre ces lois, je remonterai pour un instant au temps où l’on combattait à l’arme blanche. Il ne pouvait être question alors de combats d’avant-garde ou d’avant-postes De part et d’autre, quelques cavaliers étaient envoyés en avant pour renseigner ; puis les deux partis se ruaient l’un sur l’autre ; après une attaque générale de très courte durée, la victoire était décidée par une réserve qui produisait la rupture, à la suite de laquelle le vaincu ne pouvait se soustraire à l’étreinte du vainqueur ; ses pertes étaient énormes. La caractéristique du combat des temps anciens est donc : pas de préliminaires ; engagement général très bref ; disparition presque totale du vaincu ; manœuvre rudimentaire ; faible influence du commandement dans la bataille même.


A l’époque des armes à feu lisses, la portée du fusil, quoique faible encore, permet à l’infanterie des avant-postes de tenir l’ennemi à une certaine distance, 150 à 200 pas, de lutter quelque temps et de se dégager ensuite. La défense des avant-postes, quelque réduite qu’elle fut, entraînait la nécessité des avant-gardes, mais il était de règle presque absolue de ne jamais porter d’artillerie aux avant-postes, car elle n’eût pu se dérober.

Une fois le combat engagé, la défense, installée le plus souvent sur une position dominante, avait derrière celle-ci un espace dans lequel ses réserves pouvaient se mouvoir à l’abri des vues de l’ennemi. L’assaillant, au contraire, obligé de se rapprocher aux courtes portées du fusil et du canon, jouait pour ainsi dire cartes sur table ; pour ménager à son attaque décisive un effet de surprise, il devait conserver une assez forte proportion d’artillerie en réserve. La contre-attaque était facile, par suite de l’impossibilité pour les batteries de l’assaillant de tirer par-dessus leur infanterie et de la protéger jusqu’au dernier moment. Toutes ces conditions favorisaient la défense. Mais après la défaite, le vaincu échappait encore difficilement au vainqueur.


La première grande étape du progrès depuis cette époque fut l’apparition de l’artillerie rayée et la grande augmentation de la portée. Quelles furent les conséquences de cette modification ?

Les procédés de l’exploration n’ont pas changé ; mais le rôle des autres organes de contact, avant-postes et avant-gardes, s’est modifié.

Plusieurs fois, en 1866, les Autrichiens ont déployé sur leurs avant-postes ou avec leurs avant-gardes de nombreuses batteries qui mirent souvent dans une situation extrêmement critique l’artillerie très peu nombreuse des avant-gardes ennemies. Les Prussiens ont déduit de cette campagne qu’il fallait pousser beaucoup de canons jusqu’aux avant-gardes et faire arriver le plus rapidement possible les batteries du gros des colonnes. Jusque-là la masse d’artillerie n’agissait qu’à la fin de la bataille ; à partir de ce moment, elle se déploie et combat dès la prise de contact, dont les organes, avant-postes et avant-gardes, acquièrent une importance nouvelle.

Ce n’est pas tout : grâce à l’augmentation des portées, les deux artilleries en présence luttent en général de crête à crête. La défense n’est plus seule à profiter du couvert pour masquer ses mouvemens. L’assaillant, maître désormais de modifier la répartition de ses batteries, n’a plus besoin d’en conserver en réserve. Il peut mieux manœuvrer, La défense a profité du progrès dans le combat préliminaire, parce qu’ayant toutes ses forces dans la main, elle a plus facilement que l’attaque la supériorité du feu. Mais, en revanche, l’attaque a conquis de sérieux avantages.

En raison des distances plus grandes de combat, la durée de la bataille augmente. Le vaincu se dérobe plus facilement.


De 1866 à 1870, l’armement de l’artillerie ne s’est pas modifié ; l’expérience a profité aux Allemands qui, grâce à la poussée intensive de leur artillerie en avant et à son déploiement rapide, prennent sur nous un sérieux avantage.

Ils ont aussi tiré un nouveau parti du progrès simultané des armes portatives et du canon. Jusqu’alors ses troupes sur la défensive évitaient d’envoyer des détachemens en avant de leurs avant-postes, car ces détachemens, une fois accrochés par l’ennemi, auraient risqué de ne plus pouvoir se dégager. Au contraire, en janvier 1871, le XIVe corps allemand s’établissant en défensive le long de la Lisaine, au Sud de Belfort, dispose à plusieurs kilomètres en avant de son front et de ses ailes des détachemens de toutes armes, avec mission non seulement de couvrir, mais aussi de renseigner et de prendre contact. Voici un organe nouveau dont la conception jadis eût été une véritable folie. Les détachemens de contact n’étaient possibles qu’avec des armes capables de tenir l’ennemi à distance ; cependant ils ne pouvaient encore que faire gagner du temps à la défense. Leur emploi a pour conséquence de rendre plus pénibles à l’assaillant les prises de contact que la défense a donc intérêt à multiplier, en manœuvrant en profondeur. La durée de l’engagement général (combat de préparation de notre règlement) s’accroît. Le vaincu se soustrait de plus en plus facilement à l’étreinte du vainqueur. Nous avons constaté plus haut ces mêmes phénomènes, moins accusés, en comparant le combat antique à la bataille napoléonienne.


Nous voici à la deuxième grande étape parcourue depuis les armes lisses : l’avènement de la poudre sans fumée et du shrapnel fusant dont les effets sont foudroyans jusqu’aux plus grandes distances sur des troupes découvertes. En même temps, le fusil a augmenté sa portée, sa vitesse de tir et son invisibilité.

Ces modifications entraînent les mêmes conséquences que les progrès antérieurs. Plus l’artillerie a de puissance, plus il importe d’avoir immédiatement la supériorité du feu sans laquelle on court bien des risques. Dès lors, plus que jamais, il faut pousser l’artillerie vers les têtes de colonnes et la déployer promptement. On peut le faire d’autant mieux que le fusil perfectionné permet à une infanterie moins nombreuse de protéger un plus grand nombre de batteries. Les Japonais n’ont pas manqué d’agir de la sorte.

L’efficacité plus grande et plus rapide des armes et surtout l’absence de fumée vont donner, aux détachemens de contact, ce nouvel organe de la défense, une importance croissante, car les difficultés de l’exploration augmentent dans une proportion inouïe. L’assaillant, comme le défenseur, est forcé de se couvrir au loin par des détachemens mixtes. Dès lors, il n’y a plus de distinction à établir, au début, entre offensive et défensive. De part et d’autre, l’exploration est renforcée par des détachemens qui ne pouvaient exister jadis, mais dont l’emploi s’impose aujourd’hui comme premier organe de contact, les avant-gardes, formant, en arrière, un deuxième organe. Les Russes et les Japonais ont compris le rôle de ces détachemens et les ont beaucoup employés. Ainsi les progrès nouveaux, comme les précédens, rendent plus difficile la prise de contact et forcent à modifier les organes chargés de cette fonction. Il y a là une loi.

Les effets écrasans de l’artillerie vont, d’autre part, donner à la lutte à coups de canon une âpreté particulière et une très courte durée. L’artillerie la plus faible est non seulement endommagée, mais presque détruite. C’est ce qui s’est passé à la bataille du Yalou : en moins d’une demi-heure, l’artillerie japonaise, réunie en une masse puissante au centre du dispositif, fit taire les batteries russes qui s’étaient placées à découvert. Le même fait s’est produit plusieurs fois dans le cours de la campagne. Aussi les deux adversaires terrifiés par ces résultats ont tourné la difficulté en renonçant à la lutte d’artillerie. Ils ont placé leurs batteries sur des positions à défilement complet, et aucune d’elles ne pouvait plus mordre l’artillerie adverse tout aussi bien masquée. Qu’en est-il résulté ? Voyant mal les objectifs de leur infanterie, elles ont abandonné à elle-même l’arme sœur, ou du moins l’ont à peine aidée par un feu sans énergie et médiocrement dirigé. En Mandchourie, les batailles ont été gagnées par l’infanterie, à coups d’hommes. Ce n’est pas un modèle à suivre.

De plus en plus, l’accroissement des distances de combat procure au parti le plus faible une facilité plus grande pour rompre et se retirer ; il peut alors recommencer, en arrière d’une position abandonnée, une nouvelle bataille, avec ses préliminaires, ses tâtonnemens, etc. ; en définitive, de plus en plus ce parti a intérêt à conduire ses opérations en profondeur, à manœuvrer, ce qui lui était impossible au temps des armes blanches, fort difficile au temps des armes de jet à courte portée.


Passons an canon à tir rapide, à bouclier. Son emploi ne fera que confirmer les lois que nous avons tirées des études précédentes. Certains y voient au contraire une évolution eu sens inverse ; d’après eux, il n’y aurait plus de duel d’artillerie, plus d’attaque décisive, plus de masse, plus d’action du haut commandement.

Il n’y aurait plus de duel d’artillerie, sous prétexte qu’une artillerie à bouclier défilée est invulnérable. Ceci est inexact, car la vulnérabilité des officiers dans les batteries découvertes (et il y en aura toujours), ou à faible défilement, sera très réelle. L’importance du rôle des officiers est telle que leur disparition amoindrit beaucoup la valeur de l’unité. Quant aux batteries à grand défilement, on a vu en Mandchourie combien peu elles donnent ; de plus, si elles restent indemnes, elles peuvent tout au moins être complètement neutralisées par la fumée du shrapnel. La lutte d’artillerie aura donc pour résultat un affaiblissement certain de la moins forte. Mais cette lutte sera de très longue durée ; elle se produira en même temps que le combat des deux infanteries : lutte d’artillerie et combat de préparation ne feront plus deux phases distinctes, mais se confondront. Ce n’est pas nouveau ; il en était de même dans les guerres du premier Empire. On dit aussi qu’il n’y aura plus de concentration de force, que, par suite, il n’y aura plus besoin de masse et que, partant, l’action du haut commandement sera presque nulle : la bataille serait la juxtaposition de combats de petites unités, de sections d’infanterie, de batteries isolées qui mèneraient l’action sans l’intervention du commandement, chacune pour son compte. Cependant lorsque les deux adversaires seront face à face, lorsque successivement les batteries auront été toutes mises en action, peut-on penser qu’il n’y aura pas là une masse ? Peut-on penser que la masse la moins nombreuse, la plus disséminée, la moins commandée, aura des chances d’être la plus forte ? C’est la négation même de la force.

J’ai laissé de côté la question la plus grave peut-être, l’attaque décisive. On a dit et répété que la puissance croissante de l’armement rend de plus en plus impossible l’attaque décisive telle que la comprend notre règlement. Il convient de réfuter une semblable doctrine faite pour nous ramener aux idées de défensive qui nous ont perdus en 1870, comme elles ont perdu les Russes plus récemment. Je prétends au contraire que tout perfectionnement des armes à feu facilite les attaques bien organisées, bien préparées, bien conduites.

Reportons-nous par la pensée sur le terrain connu des lecteurs de la Revue qui s’intéressent aux choses de l’armée, sur le terrain de Saint-Privat. Je ne puis être clair sans indiquer d’abord quelles sont les tâches qui incombent à l’artillerie dans l’attaque décisive voulue par le haut commandement et judicieusement organisée.

Après des préliminaires qui, aujourd’hui, auraient été fort longs, la bataille s’est engagée sur tout le front ; elle aurait déjà duré plusieurs jours peut-être. Le commandement de l’armée de l’Ouest prend la décision de donner l’attaque à fond sur Saint-Privat. En se plaçant sur la hauteur au nord de Sainte-Marie-aux-Chênes, le spectateur aurait devant lui le panorama suivant ; à gauche, le village de Roncourt, peu étendu, puis une longue croupe de 1 300 mètres de longueur en avant de laquelle il verrait facilement, grâce à l’absolue nudité du terrain, une longue série de tranchées occupées par l’infanterie ennemie ; plus à droite, le village de Saint-Privat dominant le glacis devenu historique, ensuite une petite crête et enfin la ferme de Jérusalem sur la grande route. Tel est l’objectif assigné à l’attaque ; plus à droite encore, une crête qui borne l’horizon et s’étend sur 1 700 mètres jusqu’à la voie ferrée. De part et d’autre, les troupes engagées sont fatiguées ; il se produit une sorte d’accalmie sur le champ de bataille ; il y a lassitude générale. Le commandement, décidé à donner l’attaque, va renforcer par tout ce qui est disponible sa ligne d’artillerie, depuis Habonville à 2 500 mètres au Sud de Sainte-Maric-aux-Chênes, jusqu’au bois d’Auboué à 1 500 mètres au Nord de cette localité. Les réserves d’infanterie sont dirigées dans une vallée au Nord-Ouest de Sainte-Marie, d’où elles partiront pour l’attaque. Les tâches suivantes s’imposent à l’artillerie :

1° Battre l’infanterie ennemie non seulement surtout le front de 2 000 mètres, objectif direct, mais aussi sur toutes les parties voisines d’où les fusils peuvent avoir action sur les troupes d’attaque ; le front à battre est donc de 2 600 mètres au moins. Il exigera 25 à 26 batteries, dites batteries d’infanterie, à raison d’une par 100 mètres environ de front à battre ;

2° Empêcher l’artillerie ennemie de reparaître non seulement sur les crêtes de Roncourt à Jérusalem, mais aussi sur celle plus au Sud, d’où les canons peuvent être dangereux pour les fantassins de l’attaque ; le développement total du front à surveiller est de 3 000 mètres ; ce sera le rôle de contre-batteries, au nombre de 15, une par 200 mètres ;

3° Il faut en outre craindre la contre-attaque de l’ennemi sur les deux flancs : 9 batteries de flanquement recevront mission d’y parer ;

4° Enfin une dizaine de batteries, dites d’accompagnement, seront prêtes à se lancer sur la position dès que l’infanterie y arrivera, afin de l’aider à résister au retour offensif que l’ennemi pourrait prononcer.

Soit au total une soixantaine de batteries à 4 pièces ou une quarantaine à 6 pièces. Pour que toutes ces tâches soient bien remplies, il faut qu’elles soient judicieusement réparties. Dès que l’attaque d’infanterie se déclenchera, le feu des batteries d’infanterie va prendre une grande intensité. Chacune d’elles a sa zone dans laquelle il lui faut battre non seulement les points d’appui défendus par l’ennemi, mais aussi le terrain en arrière sur une profondeur suffisante pour empêcher tout renforcement par les réserves de l’adversaire. Pour ceux qui connaissent les effets terrifians du shrapnel, il est évident que tout renforcement des points d’appui sera impossible. Quant aux défenseurs dans leurs abris, ils n’auront qu’à se terrer et, se lèveraient-ils pour tirer, que la fumée épaisse qui les enveloppe rendrait leur tir inefficace. Ces feux d’attaque, d’une intensité croissante, seront continus jusqu’au moment où l’infanterie abordera l’ennemi à la baïonnette. Aussitôt après, ces mêmes batteries d’infanterie vont continuer leur tir et battre avec la même énergie le terrain au delà de la crête, sur tout le front, sur une profondeur de 400 à 500 mètres, afin de protéger l’infanterie contre les retours offensifs qu’on doit craindre.


Chaque contre-batterie aura une fraction bien déterminée de crête à surveiller et, dès qu’une lueur apparaîtra, elle exécutera un tir rapide, dont la fumée, à défaut d’effet matériel, aveuglera certainement l’artillerie adverse et l’empêchera de tirer utilement, fût-elle même à défilement complet. La fumée devient un des plus puissans auxiliaires de l’offensive. Ma conviction est que, dans une attaque appuyée de la sorte, l’assaillant aura fort peu de pertes à supporter pendant sa marche ; tous ceux qui ont vu exécuter des tirs d’attaque, même beaucoup moins vigoureux, partageront cette opinion.

Etait-il possible, par exemple, à l’artillerie de 1870, de donner un pareil appui à l’infanterie ? L’assaillant n’aurait pu développer plus de batteries qu’aujourd’hui. En raison de la lenteur de leur tir, ces 60 batteries feraient beaucoup moins de besogne que nos 25 batteries d’infanterie actuelles. Qui remplirait alors les autres tâches ? Le bénéfice que nous tirons du canon à tir rapide est, non seulement de pouvoir remplir avec moins de pièces toutes les missions qui incombent à l’arme, mais principalement de répartir ces missions de telle sorte que chaque unité, groupe ou batterie, en ait une seule nettement fixée.

Contrairement à certaines idées récemment exprimées, il est évident, et le bon sens l’indique, que plus l’arme à feu se perfectionne, plus ses effets sont rapidement écrasans, plus une attaque décisive, organisée, a de chances pour elle. Mais il faut pour conduire une pareille opération avoir conservé précise la notion de la masse, la notion de la concentration. Celle-ci ne consiste pas à concentrer tous les feux sur un même point, mais à faire converger toutes les forces vers un même but. Arriverait-on à ce résultat avec des batteries disséminées, avec des sections d’infanterie travaillant chacune pour son compte, sans l’intervention directrice du commandement ?

Les faits de guerre nous montrent nettement la puissance froissante de l’offensive. Dans les trois batailles autour de Plewna, l’armée russe put toujours prendre pied sur la position turque ; chaque fois, elle en fut chassée par un retour offensif. Offensive et contre-offensive ont donc toujours réussi. Et en Mandchourie, n’est-ce point au remarquable esprit d’offensive de son armée, chefs et soldats, que le Japon dut ses succès ? Succès chèrement payés en raison de la passivité de son artillerie mal protégée. Aujourd’hui, le bouclier doit rendre à l’artillerie ses traditions d’audace et d’énergie qui, en France, firent toujours sa gloire.

Nous venons de voir la nécessité et le rôle de la masse d’artillerie dans l’acte le plus grandiose de la bataille. Quant à la masse d’infanterie, ce ne sera pas la colonne de Wagram, comme nos contradicteurs prétendent nous le faire dire. L’infanterie usera, dans sa marche, des procédés qui lui sont habituels : une ligne de tirailleurs progressant par bonds et, en arrière, des bataillons sur plusieurs lignes, progressant par essaims de sections ou de compagnies peu vulnérables aux coups.

Est-ce à dire que l’artillerie aura fait beaucoup de mal à l’ennemi ? Vraisemblablement non, car l’infanterie, bien terrée dans ses abris, ne souffre pas beaucoup du feu. Ce qui fait dire : « L’artillerie ne déloge pas une bonne infanterie de ses points d’appui. » Cet aphorisme, vrai aujourd’hui, pourrait être faux demain. Le rôle du canon est moins de détruire que de neutraliser, suivant l’expression de nos jeunes artilleurs. Aussi ne faut -il pas juger de son importance par le taux des pertes qu’il fait subir à l’ennemi. Qu’il le neutralise jusqu’à l’abordage, ensuite la baïonnette travaillera.

On objecte aussi que le choix de l’objectif dans l’attaque décisive est devenu impossible : qu’en raison du front énorme des armées modernes les réserves devront être employées dans la zone où elles auront été amenées au début des opérations. La liberté du commandement, la liberté de manœuvre seraient ainsi amoindries. Il est facile de répondre que la longue durée de la bataille permettra souvent de diriger les réserves au point décisif choisi, même en leur faisant parcourir de grandes distances.

Cependant s’il importe d’agir très vite, s’il s’agit de parer à une surprise de l’ennemi, ou de le surprendre, il est possible que nos corps de réserve, à la vitesse de marche du fantassin, ne paissent arriver en temps opportun. Mais l’industrie ne nous donne-t-elle pas aujourd’hui, par l’automobilisme, les moyens de transporter des troupes d’un bout à l’autre du champ de bataille le plus étendu ? Nous avons 37 000 automobiles de voyageurs et de touristes en France ; il n’en faut pas la moitié pour transporter l’infanterie de deux corps d’armée. Quant à l’artillerie légère, l’emploi de tracteurs permettrait de lui faire suivre son infanterie. L’utilisation intensive de l’automobilisme est de nature à donner aux armées modernes, et bien au delà, les grandes qualités manœuvrières des armées de Napoléon, et aux attaques décisives l’effet de soudaineté, de surprise et de violence qui en fait le succès. Il y a là un fait nouveau susceptible de procurer une incontestable supériorité à l’armée qui en tirera parti hardiment. La France, patrie de l’automobile, n’est-elle pas tout indiquée pour prendre l’avance et pour la conserver ? Si les armes perfectionnées avantagent la défense dans les préliminaires en lui permettant de les prolonger, si elles rendent la prise de contact beaucoup plus dure pour les deux adversaires, elles favorisent l’offensive dans sa plus forte expression, dans l’attaque défensive, à une condition toutefois, condition formelle, que le ravitaillement soit assuré de manière à faire face à toutes les existences.

L’attaque sur Saint-Privat, telle que je viens de l’esquisser, exigerait peut-être 700 ou 800 coups pour chacune des pièces des batteries dites d’infanterie : les contre-batteries tireraient peut-être beaucoup moins ; quant aux autres, elles n’auraient peut-être pas l’occasion de tirer si l’incident auquel elles doivent parer ne se produit pas.

Cette évaluation me conduit à montrer ce qui se passera dans le très long combat de préparation. Celui-ci se compose, comme on le sait, d’une série d’attaques partielles de corps d’armée, de divisions, de brigades, dirigées sur les différens points d’appui occupés par l’adversaire. Chacune de ces attaques serait aussi facile, aussi peu coûteuse en hommes que l’attaque décisive telle que nous l’avons envisagée, si chacune d’elles pouvait être montée avec la même puissance de moyens, disposer des mêmes ressources en munitions. Toute la difficulté réside dans l’approvisionnement et le ravitaillement.

En effet, l’attaque d’un point d’appui peu étendu, comme une ferme, ou un bouquet de bois, exigerait peu de batteries pour tenir en respect le défenseur : mais il faudrait toujours, pour protéger les flancs de l’assaillant, battre un front d’infanterie et surveiller un front d’artillerie considérable. On le pourrait par une concentration des forces, voulue et ordonnée par le commandement local ; mais, si on évalue la quotité de munitions nécessaires pour accomplir un pareil acte, qui se reproduira plusieurs fois chaque jour, on comprend l’impossibilité d’appuyer les attaques partielles avec la même énergie que les attaques décisives : il faudrait supposer un ravitaillement inépuisable. Aussi, — sans parler, bien entendu, du facteur moral, — la question du ravitaillement domine tout dans la guerre moderne. Plus les moyens de ravitaillement seront puissans, plus les attaques seront facilitées ; tous les efforts doivent donc porter, en ce moment, sur l’approvisionnement. Le véritable moyen d’être maître du champ de bataille est d’écraser l’ennemi par nos feux. L’armement actuel eu donne la possibilité. Je voudrais faire pénétrer cette conviction dans tous les esprits, pour que le haut commandement prît les mesures les plus énergiques pour subvenir aux prodigieuses consommations que nous devons entrevoir, consommations qui ménageront tant de vies humaines ! Le canon de l’avenir, d’un avenir très rapproché, je l’espère, changera-t-il les lois d’évolution ? En rien. Il rendra l’offensive plus puissante ; il permettra de déloger plus facilement le défenseur, d’une tranchée en détruisant le couvert, d’un village, en l’incendiant. Mais il ne fera que confirmer les lois d’évolution que je résume.

Difficulté plus sérieuse de la prise de contact ; importance croissante des préliminaires, tout au profit du parti le plus manœuvrier ; prolongation de la durée du combat ; accroissement de la puissance offensive de l’attaque tout au profit encore du parti qui, bien commandé et manœuvrier, amènera ses fortes réserves au point voulu, en temps opportun ; prépondérance croissante du feu, d’où fatalement proportion croissante de l’artillerie ; augmentation colossale de la dépense en munitions.

En résumé, importance toujours de plus en plus grande de la valeur du commandement et de l’aptitude manœuvrière, c’est-à-dire de la mobilité et de la vitesse. Cette importance de la vitesse se manifeste d’ailleurs dans toutes les branches de l’activité humaine.


L’exposé qui précède a fait comprendre l’absolue nécessité d’organiser un ravitaillement énergique. En Mandchourie, la dépense de l’artillerie russe a dépassé toutes les prévisions. Certaines batteries ont tiré jusqu’à 500 coups par pièce, et au delà en un seul jour de combat. On cite une batterie japonaise qui a tiré 1 000 coups par pièce en quatre heures. Et pourtant, les deux artilleries en présence étaient seulement à tir accéléré ; elles n’ont fait aucun effort pour s’annihiler réciproquement ; elles n’ont pas donné à leur infanterie l’appui que cette arme a le droit d’attendre de sa compagne. Aussi ne faudrait-il pas se fonder sur la dépense moyenne des artilleries russe et japonaise en Orient pour nos approvisionnemens ; nous irions au-devant des pires déceptions. Dans la prochaine guerre, l’artillerie qui voudra remplir parfaitement son rôle fera, — et ce ne sera pas un gaspillage, — une gigantesque consommation de projectiles : « toute économie de munitions devant se traduire fatalement par des pertes en hommes. » En comptant sur une dépense, par journée de combat, de 500 coups par pièce et de 200 cartouches par fusil, nous restons probablement au-dessous de la réalité, si nous voulons appuyer nos attaques comme l’armement actuel le permet. Cette évaluation répond, pour une armée de quatre corps, à 92 canons seulement chacun, à un poids de 2 500 tonnes de munitions environ. Chaque corps d’armée a, dans son approvisionnement propre, les munitions nécessaires à un premier jour de bataille ; mais ensuite, il doit les recevoir de l’arrière.

En ce moment, l’organisation du service de l’arrière ne répond certainement pas aux ravitaillemens à prévoir. Les munitions des parcs d’armée, dont la quotité a été déterminée d’après les anciens erremens, sont répartis en 5 échelons, comportant chacun un cinquième de l’approvisionnement de cet organe. Un seul de ces échelons est sur des voitures attelées ; tout le reste doit venir par chemin de fer.

Si le rail arrive, pour ainsi dire, sur le champ de bataille, si, grâce à une initiative remarquable, à une activité inlassable, à une grande intelligence de la situation, le service de l’arrière fait tout pour charger les trains et les expédier, si le service des chemins de fer montre une semblable activité, si enfin il ne se produit aucun incident, l’armée peut espérer recevoir, pour le deuxième jour, la valeur de son approvisionnement de grand parc. Mais supposons l’armée éloignée de la voie ferrée, de deux étapes seulement : est-ce avec les quelques voitures de son premier échelon et avec des convois réquisitionnés qu’on lui amènera 2 500 tonnes par jour, soit 12 500 tonnes pour 20 corps d’armée ? Il y a donc nécessité absolue, avant le renforcement de l’artillerie, d’organiser des moyens de ravitaillement répondant aux énormes besoins à prévoir. L’automobilisme seul peut résoudre la question. Il ne s’agit nullement de constituer, pour l’armée, un approvisionnement d’automobiles poids lourds, qui resteraient inutiles en magasin pendant la paix et se trouveraient probablement inutilisables au moment de la guerre. Il faut encourager dans le pays la production d’une énorme quantité d’automobiles à l’usage des industries privées ou des besoins publics, formant une réserve que l’armée réquisitionnera à la mobilisation.

Le seul moyen d’y parvenir est d’attribuer des primes aux possesseurs d’automobiles d’un type déterminé, utilisable en cas de guerre el de donner la garantie d’intérêts aux grandes entreprises de transports automobiles. Les primes doivent être très fortes, afin de provoquer un mouvement intense qui donne satisfaction dans le plus bref délai. Le temps presse : ne nous laissons pas devancer par l’Allemagne qui entre beaucoup plus largement que nous dans cette voie. Ce ne sont pas les 144 canons allemands par corps d’armée qui sont à craindre, c’est l’avance que tendent à prendre nos voisins dans le développement de l’automobilisme militaire. Le principal effort financier doit donc porter, après l’approvisionnement en munitions, sur le poids-lourd. Les millions que l’on propose de dépenser à l’augmentation de l’artillerie seront mieux employés à faire sortir de nos usines cette réserve d’automobiles devenue indispensable. C’est du reste une dépense essentiellement productive pour le pays. Pas de lésineries, pas d’hésitations ; gagnons de vitesse les Allemands. Quand ceci sera fait, mais non avant, nous devrons, dans le plus bref délai, augmenter le nombre de nos bouches à feu. Dès maintenant, préparons cette opération. Les considérations qui précèdent montrent que nous avons le temps de choisir le moyen le meilleur, le plus économique, le plus rationnel, sans hâte intempestive. Plusieurs solutions ont été proposées. Je ne parlerai pas de celles qui consistent à former, au moment de la mobilisation, des batteries nouvelles ou des batteries de dédoublement ; ces solutions paraissent être définitivement écartées.

Le premier projet déposé par le gouvernement consiste à augmenter le nombre de nos batteries en les laissant à quatre pièces ; mais, comme il faut encadrer ces unités nouvelles, il y aurait lieu de créer 34 régimens ; soit une augmentation de plus de 700 officiers et de 9 270 chevaux ; les hommes seraient pris à l’infanterie. Cette opération se traduirait par une dépense évaluée à 150 millions par le rapporteur de la commission de l’Armée de la Chambre. Malgré cet effort, chacune de nos batteries serait encore trop pauvre pour manœuvrer avec ses propres ressources. Pour justifier cette coûteuse mesure, on fait valoir que la batterie de 4 pièces constitue un merveilleux outil dans la main d’un capitaine expérimenté, ce qui est exact, et qu’il ne faut pas perdre l’avantage de dix ans d’avance que nous avons sur les Allemands dans l’instruction du personnel. Mais cette solution forcerait à créer le personnel de 285 batteries nouvelles. Espère-t-on les faire sortir de terre instantanément ? espère-t-on fabriquer en quelques jours les munitions qui leur seront nécessaires ? espère-t-on former en peu de temps 285 commandans de batterie, en état de manier un outil aussi délicat que le canon à tir rapide et d’en obtenir un bon rendement ? Avec la meilleure volonté du monde, il faudra beaucoup de temps pour atteindre le résultat poursuivi.

Devant la résistance légitime soulevée par un pareil projet, les pouvoirs publics ont transigé, et un nouveau projet, sur les mêmes principes, mais mitigé, est en ce moment à l’examen. Il consiste à créer un moins grand nombre de batteries, toujours à i4pièces, de manière à doter chacun de nos corps d’armée de 120 canons au lieu de 144. Rien ne justifie ce nouveau chiffre ; nous continuerons à avoir une artillerie numériquement inférieure à celle de nos voisins, laissant ainsi à nos fantassins une inquiétude justifiée. Cette nouvelle solution coûterait encore fort cher ; plus cher proportionnellement que la première, car dans ce deuxième projet on porte à un chiffre plus élevé le personnel en hommes et en chevaux de chaque batterie. De plus, dans peu de temps, on sentirait la nécessité impérieuse d’une nouvelle augmentation, d’où résulterait une dépense totale supérieure certainement à l’évaluation budgétaire du premier projet. Cette perspective est peu rassurante pour nos finances.

Un autre système consiste à revenir simplement à la batterie de 6 pièces. La batterie actuelle ayant conservé l’effectif qu’elle avait au moment de la transformation du matériel, cette deuxième solution serait peu coûteuse. Il suffirait de doter les régimens de quelques chevaux supplémentaires. Cette idée a soulevé beaucoup d’objections dont quelques-unes sont sans valeur. On a prétendu que la batterie serait plus lourde, car il lui faut un premier approvisionnement de trois caissons par pièce ; ce serait une augmentation de huit voitures pour l’unité. On a dit aussi que la longueur de la colonne serait augmentée ; enfin que la batterie de 6 pièces ne trouverait pas d’emplacement suffisant sur le champ de bataille. Le groupe actuel comporte trois batteries de 4 pièces, soit 12 canons avec 36 caissons, commandées par trois capitaines. Le groupe nouveau se composerait de deux batteries de 6 pièces, ayant un même effectif de voitures qu’aujourd’hui et d’une colonne de munitions commandée par un capitaine, complotant à 36 le nombre des caissons du groupe. Il n’y aurait donc de changement ni dans la longueur de la colonne, ni dans la lourdeur du groupe ou de la batterie. Il y aurait pourtant un sérieux avantage : le capitaine commandant la colonne de munitions n’aurait pas besoin d’être un chef d’élite, comme le commandant d’une batterie de tir ; il lui suffirait d’être un brave serviteur, et il n’en manque pas dans notre armée.

Quant à la difficulté de déployer une ligne de batterie de 6 pièces, j’avoue ne pas comprendre l’objection. Dans l’ensemble, un corps d’armée a un certain nombre de bouches à feu, 92 ou 144, il n’importe ; comment aurait-il plus de difficulté à les déployer si elles sont réparties en unités de 4 ou de 6 canons ?

Ces objections sont les sophismes de ceux qui ne s’élèvent pas au-dessus des détails et auxquels l’ensemble échappe. On a mis aussi en avant des difficultés de commandement, en envisageant toujours la batterie. Mais si l’on voit plus haut, il en est tout autrement ; voici comment un officier allemand répond à ces objections spécieuses : « Dans le feu d’une ligne d’artillerie, il importe que le commandement réussisse à diriger toutes les 36 pièces sur le but exact. Qui pourrait prétendre que c’est plus difficile pour 6 batteries que pour 9 ? Pour la désignation des objectifs et le réglage du tir, la répartition en 6 est plus favorable, toujours pour le même nombre total de canons. Avec un plus grand nombre d’unités, les tranches attribuées à chacune d’elles sont plus étroites, l’observation des coups est plus difficile, et le réglage en est retardé. Pour le réglage, 18 batteries de 4 pièces dépensent une fois et demie plus de coups que 12 batteries à 6 pièces. »

Pourquoi ces raisons ne touchent-elles pas tous nos artilleurs ? Le capitaine français Culmann l’explique : « En France, on ne s’occupe que de la facilité du commandement du capitaine ; est-ce d’un point de vue aussi étroit qu’on envisage un problème d’une telle gravité ? »

Une seule objection mérite d’être retenue : la batterie à 6 pièces demande de nouvelles méthodes de tir dont l’étude ferait perdre à nos artilleurs le bénéfice de l’acquis ? Cette objection est sérieuse. Pour en examiner le bien fondé, on a exécuté devant la commission de l’Armée de la Chambre, des expériences comparatives de tir entre des batteries de 4 et des batteries de 6 pièces. Ces dernières avaient dû, en quelques jours, se mettre au courant des méthodes nouvelles improvisées qu’on leur faisait appliquer. Leur situation était donc tout à fait désavantageuse, par rapport à celle des batteries de 4 canons, rompues depuis des années à une méthode mûrement étudiée. Malgré ces conditions défectueuses, les batteries de 6 pièces ont soutenu la comparaison et les officiers qui les ont commandées, ou qui les ont servies, estiment, avec certains chefs éminens de notre artillerie, qu’il faut très peu de temps pour former le, personnel à une nouvelle méthode. Du reste, il est tout à fait inutile que l’instruction du personnel marche plus vite que la constitution de l’approvisionnement en munitions correspondant.

Supposons même, ce qui n’est pas prouvé, que la batterie de 6 pièces ait une légère infériorité ; dans l’ensemble, cette infériorité ne serait-elle pas compensée par la plus grande facilité du recrutement des sujets d’élite ? Personne ne saurait nier cependant qu’il est plus facile dans un corps d’armée de trouver 24 bons commandans de batterie que 36. Cette infériorité hypothétique ne serait-elle pas compensée plus largement encore par les économies réalisées, qui seraient appliquées à une augmentation de nos approvisionnemens, de nos moyens de ravitaillement, de nos moyens d’instruction ?

Cette deuxième solution serait donc acceptable et peu coûteuse. Si, dès le jour où l’on a compris la nécessité d’augmenter le nombre de nos bouches à feu, on l’avait adoptée résolument, ce serait chose faite ; on n’aurait pas eu à faire appel au Parlement qui n’est pas intervenu lorsqu’on a supprimé deux pièces par batterie. L’irrésolution et le manque de décision sont toujours des causes de faiblesse. Aujourd’hui, si l’on veut à tout prix donner satisfaction immédiate à l’opinion publique, ce qui n’est pas négligeable au point de vue moral, il convient donc de revenir à la batterie à 6 pièces. Mais ce serait un simple trompe-l’œil, parce que nous ne pourrions alimenter aujourd’hui cette masse de bouches à feu. Les 92 canons que nous avons sont largement suffisans pour brûler toutes les cartouches que nous sommes en état de leur apporter, et au delà. Peut-être pourrait-on le faire comprendre au public ? L’effet moral de l’augmentation immédiate du nombre de nos bouches à feu serait d’abord excellent. Mais que de déceptions pourraient suivre, le deuxième ou le troisième jour de la grande bataille, si les coffres étaient vides ! D’ailleurs cette mesure ne comblerait pas la lacune que nous avons signalée, l’insuffisance du canon a tir rapide actuel contre certains objectifs.

Ceci nous amène forcément à une troisième solution : augmenter l’artillerie en créant un nouveau canon, auxiliaire obligé du 75. On objectera la dépense ; mais le crédit à inscrire au budget portera uniquement sur la fabrication des pièces et des canons, car, quelque soit le mode employé pour l’augmentation de l’artillerie, il faudra toujours constituer l’approvisionnement des nouvelles bouches à feu, qu’elles soient d’un modèle ou d’un autre. La fabrication des voitures n’est pas la plus grosse dépense. Du reste ce ne serait là qu’une avance : certainement la nécessité d’un nouveau matériel se fera sentir bientôt. Notre matériel de 90 a duré vingt ans ; voici dix ans que le 75 est adopté et il eût dû l’être plus tôt sans les hésitations du début. Avant dix ans peut-être, les progrès industriels ou balistiques ne nous permettront plus de le maintenir dans nos armemens. Du reste la dépense de fabrication du matériel serait compensée, au moins en partie, par une économie : l’adoption du pom-pom n’entraînerait aucune modification aux effectifs actuels. L’idée étant admise, on peut la réaliser de deux manières. Maintenir la batterie de 4 pièces de 75 et y joindre une section de deux pom-poms. Ce procédé a l’avantage de ne modifier en rien les méthodes de tir appliquées si bien aujourd’hui par la plupart de nos capitaines. La section de pom-poms aurait, en effet, un rôle spécial et la batterie se suffirait à elle-même dans toutes circonstances. Un autre système consiste à créer des batteries entières de pom-poms. Alors le groupe se composerait de deux batteries à 6 canons de 75 ; la troisième batterie, après avoir passé son matériel de 75 aux deux autres, recevrait 6 pom-poms. Il n’y aurait aucune nécessité d’augmenter l’effectif du groupe, car la batterie de pom-poms pourrait se contenter d’un effectif réduit et verser son excédent aux batteries de 75 renforcées à 6 pièces.

L’adoption du canon automatique de petit calibre me semble la solution la meilleure au problème de l’artillerie ; elle se réaliserait très vite, car elle comporterait, pour ainsi dire, une seule étude, celle du projectile, et cette étude ne serait pas longue dans les conditions de l’industrie moderne. Du reste, des perfectionnemens successifs peuvent toujours être apportés dans les munitions, sans que le système d’artillerie soit changé et sans dépenses. Aussi c’est avec une conviction sincère, résultat de longues années de réflexions, que je poursuivrai, jusqu’à ce qu’il soit atteint, le but que je me suis assigné.


Elevons-nous maintenant au-dessus de la question spéciale d’artillerie : nous devons obéir à la loi d’évolution tactique formulée plus haut : Les progrès, de l’armement favorisent de plus en plus les armées manœuvrières. Or les élémens de la manœuvre sont la souplesse, la mobilité ; en un mot, le facteur vitesse devient chaque jour plus important, aussi bien dans la lutte sanglante de la guerre que dans les luttes pacifiques de l’industrie et du commerce.

Avant de se mouvoir, une armée doit être renseignée ; d’où nécessité de développer tous les moyens que la science met à notre disposition : télégraphie sans fil, ballon dirigeable, aviation, etc. Ces moyens ne remplaceront ni la cavalerie, ni le service d’exploration, mais les compléteront et les élargiront. Après les renseignemens, la décision, qui se traduit par le mouvement ; d’où l’idée de profiter de tous les engins nouveaux créés par l’industrie pour donner à l’homme, au fantassin, la vitesse qui lui manque : la bicyclette d’abord, puis aujourd’hui l’utilisation intensive de l’automobilisme donneront la rapidité aux armées et à leurs réserves. Un matériel d’artillerie léger facilitera la manœuvre par la formation rapide des masses, la mobilité se transformant toujours en force. Enfin l’automobilisme encore donnera à ces masses le moyen matériel de faire sentir leur action, par un apport continu de munitions.

L’infanterie sera toujours l’arme de la victoire, l’arme pour laquelle toutes les autres doivent travailler. Plus l’outillage de ces armes accessoires sera complet et perfectionné, plus elles soulageront l’infanterie dans sa tâche si rude.

Toutes les inventions de la science et de l’industrie doivent être mises en œuvre dans la guerre, parce que chaque progrès nouveau, bien employé, économise le sang de l’homme. Les progrès récens sont de nature à rendre à nos armées, et au delà, malgré leur énorme développement, toute la capacité manœuvrière des armées de Napoléon. Ayons donc le sentiment de la manœuvre et ne nous laissons pas ramener, par l’exemple funeste de la guerre russo-japonaise, à la conception d’une guerre de position, comme an XVIIIe siècle. Ne voit-on pas déjà, à la suite de cette» campagne de Mandchourie, réapparaître les lourds engins que traînaient les armées de Louis XIV ? C’est la décadence de l’art militaire. Résistons à cet entraînement ; n’y aura-t-il pas chez nous un nouveau Gribeauval écouté qui chassera de nos équipages de campagne ces impedimenta lourds et encombrans ? Rappelons-nous la grande époque militaire de la Révolution et de l’Empire ; ce que nos ancêtres ont fait, nous pouvons le faire mieux encore, parce que nous avons de merveilleux outils à notre disposition. Nous pouvons créer une armée manœuvrière entre toutes ; n’y manquons pas et souhaitons de voir à sa tête un chef pondéré et ardent, prudent et audacieux, qui saura surprendre l’ennemi par la rapidité et l’imprévu de ses manœuvres, par la violence de son offensive. Les hommes de tempérament ne manquent pas en France.


Je me résume par ces mots : préparons une guerre de mouvement, une guerre de masse, en développant jusqu’au plus haut degré et dans toutes ses manifestations le facteur vitesse.


Général H. LANGLOIS.

  1. Ceci n’est pas tout à fait exact : nos canons rayés, en 1859 et dans les premières rencontres de 1870, avaient une fusée fusante établie dans des conditions si défectueuses qu’on dut la remplacer, pendant la campagne, par une fusée percutante.