L’Évolution d’une science : la Chimie/Chapitre XIII

Traduction par Marcel Dufour.
Ernest Flammarion (p. 218-226).

CHAPITRE XIII

LA THERMODYNAMIQUE ET LA CHIMIE


Voilà le côté expérimental de la question. En même temps se poursuivait le développement d’une théorie qui au début n’avait rien de commun avec la chimie. Nous avons déjà signalé que la première tentative d’application des lois nouvelles de l’énergie à la solution du problème de l’affinité avait échoué, parce qu’elle reposait sur ce postulat inexact, que, dans les phénomènes chimiques, il n’intervenait pas d’autres formes d’énergie que de l’énergie chimique et de la chaleur. Au commencement de la seconde moitié du xixe siècle, Clausius et William Thomson avaient montré comment il convenait de traiter les problèmes plus compliqués de la transformation de l’énergie ; ils s’étaient appuyés pour cela sur un mode de raisonnement publié en 1824, bien avant la découverte de Mayer, par un jeune officier français mort prématurément, Sadi Carnot (1796-1832). Carnot s’était demandé quelles lois régissent la production du travail dans les machines à vapeur, que l’on commençait à employer. Il était arrivé aux considérations suivantes : une machine thermique ne peut fonctionner sans une différence de température ; la chaleur qui se trouve tout entière à une même température ne peut produire absolument aucun travail, car, s’il n’existe pas de différence de température, il n’y a aucune raison pour que la chaleur passe d’un lieu à un autre. Toutes les fois qu’une machine thermique travaille, une certaine quantité de chaleur passe d’une température plus élevée à une température plus basse, comme dans un moulin une masse d’eau ne produit de travail, que si elle passe d’un niveau supérieur à un niveau inférieur. D’autre part, la chaleur qui passe simplement par conductibilité à une température inférieure ne produit pas de travail. Une machine thermique doit donc être construite de telle sorte que l’abaissement de température y résulte du travail seulement, et, si elle est parfaite, aucune quantité de chaleur ne doit passer à une température inférieure par conductibilité, c’est-à-dire que toutes les variations de température doivent avoir lieu sans apport ou perte de chaleur par conduction (modifications adiabatiques) et que tous les échanges de chaleur doivent se faire entre des corps à la même température (de façon isotherme).

Une machine thermique parfaite est caractérisée par ce fait que son fonctionnement est réversible, puisque les échanges de chaleur entre deux points à la même température peuvent se faire également dans les deux sens et dans les mêmes conditions. Si l’on fait fonctionner une machine thermique en sens inverse, on dépense du travail pour amener de la chaleur d’une température plus basse à une température plus haute, et une machine thermique parfaite consommerait exactement le travail, fourni par une chute déterminée de chaleur, pour ramener cette même quantité de chaleur de la température basse à la température initiale plus élevée.

Ce point admis, on peut prouver que le rendement d’une machine thermique parfaite ne dépend que de la différence des températures entre lesquelles elle travaille, et qu’il est absolument indépendant de sa construction spéciale. Car s’il y avait deux machines parfaites A et B, dont l’une A produisit, entre les mêmes températures et avec la même dépense de chaleur, plus de travail que B, il suffirait de faire marcher A en sens inverse à l’aide du travail fourni par B fonctionnant en sens direct, pour que A portât à chaque instant à la température la plus haute plus de chaleur que B n’en absorbe pour fournir le travail en question. En d’autres termes on pourrait amener d’une température plus basse à une température plus haute des quantités de chaleur aussi grandes que l’on voudrait, et l’on pourrait ensuite produire avec cette chaleur tout le travail que l’on voudrait : ce serait le mouvement perpétuel. Puisque le mouvement perpétuel est irréalisable, l’hypothèse est fausse. On montrerait de même que B ne peut avoir un meilleur rendement que A. Il faut en conclure que, dans deux machines parfaites, le rapport entre la chute de chaleur et le travail produit est le même, ce qu’il fallait démontrer.

Comme on le voit, ces considérations ne font pas intervenir la loi de la conservation de l’énergie, car elles laissent absolument indéterminé le mode de transformation de la chaleur en travail. Carnot croyait d’abord que la chute de température suffisait à elle seule, comme la chute de l’eau dans le moulin, et qu’il n’y avait pas plus de destruction de chaleur que de perte d’eau. Ses notes posthumes semblent montrer que, plus tard, il s’est rendu compte qu’une partie de la chaleur disparaît, mais elles n’ont été publiées que quand toute la question était déjà éclaircie par d’autres savants. Les conclusions de Carnot peuvent donc être obtenues sans connaître le premier principe, c’est-à-dire la conservation de l’énergie : c’est un point essentiel, par lequel le mouvement perpétuel, dont le raisonnement de Carnot démontre l’impossibilité, est différent d’un mouvement perpétuel, qui pourrait être dû à une création d’énergie, car il est tout à fait indépendant du premier principe.

Ainsi un mouvement perpétuel, suivant Carnot, se produirait, si la chaleur d’une masse d’eau à température constante pouvait se transformer partiellement en quelque autre énergie, en énergie électrique, par exemple. L’expérience prouve que c’est tout aussi impossible que la création de l’énergie. Voilà par conséquent une seconde loi, indépendante du premier principe. On l’appelle le second principe, et on peut, en généralisant, la formuler ainsi : l’énergie immobile ne se met pas d’elle-même en mouvement, ou, si on donne au mouvement perpétuel, suivant Carnot dont il vient d’être question, le nom de mouvement perpétuel de seconde espèce, on peut dire : tout mouvement perpétuel de seconde espèce est impossible.

La grande idée de Carnot resta d’abord stérile, comme beaucoup de celles qui devancent leur temps. Le petit livre où il l’avait exposée tomba dans l’oubli complet. Sans faire cesser cet oubli, un ingénieur du nom de Clapeyron reprit cette idée dix ans plus tard, et lui donna une forme analytique élégante. De même, dix ans après Clapeyron, Poggendorff reproduisit dans ses Annales si répandues le travail de Clapeyron, en insistant tout spécialement sur son importance. Mais Clausius et W. Thomson, apprécièrent les premiers, en 1850, la portée de l’idée de Carnot. Clausius montra, comme on l’a vu plus haut, qu’elle est indépendante du premier principe : malgré l’inexactitude de l’hypothèse de Carnot, à savoir qu’il n’y a pas de chaleur détruite dans les machines thermiques, son idée conduit à des résultats exacts, quand on la rattache d’une façon convenable au premier principe. Thomson put encore en tirer des conclusions importantes, sans décider si le premier principe était exact ou non.

Il arriva ainsi que, tandis que le premier principe est facile à comprendre et qu’il a aujourd’hui sa place marquée dans l’enseignement élémentaire, le deuxième principe a conservé un caractère de difficulté, et qu’il reste actuellement encore enveloppé d’une sorte de mystère.

Clausius et W. Thomson en ont rattaché l’application à des opérations mathématiques, dont on reconnaît l’exactitude et dont on peut admirer les résultats, mais on ne voit pas bien pourquoi on n’obtient les relations simples définitives qu’après une double différentiation, en annulant la différentielle seconde. D’autre part, la découverte du second principe, faite vingt ans avant celle du premier, montre bien qu’il s’y cache une relation générale analogue à la loi de la conservation de l’énergie. Mais c’est seulement plus tard qu’on a reconnu les deux points suivants : 1o  le second principe ne s’applique pas uniquement à la théorie de la chaleur, comme dans les travaux de Clausius et W. Thomson, mais encore à toutes les sortes d’énergies ; 2o  il représente, il définit la condition générale qui doit être remplie pour que quelque chose se passe. Le premier principe dit : Si quelque chose se passe, il y a équivalence entre les quantités d’énergies qui apparaissent et celles qui disparaissent, mais il ne dit pas du tout que quelque chose doit se passer, il fixe seulement le bilan d’un fait. Ici intervient le second principe, qui établit la condition nécessaire pour que quelque chose se passe, par des considérations tout à fait semblables à celles que Carnot a appliquées à la chaleur.

Une différence de température détermine l’existence d’un phénomène calorifique ; une différence de tension électrique, celle d’un phénomène électrique, et une différence de pression, celle d’un phénomène mécanique correspondant. Une étude plus approfondie montre que, pour chaque sorte d’énergie, il est possible de déterminer une grandeur, qui a, pour cette sorte d’énergie, la même signification que la température pour la chaleur, et, par conséquent, les considérations de Carnot s’appliquent à toutes les sortes d’énergie. Il y a donc en particulier pour l’énergie chimique un potentiel chimique, qui est l’expression exacte de ce qu’on cherchait, sans le bien connaître, sous le nom d’affinité chimique. Par l’intermédiaire des poids, qui entrent en combinaison, ce potentiel chimique est en relation étroite avec la grandeur qu’on avait auparavant désignée sous le nom d’énergie libre, et pour qu’un phénomène chimique se passe, il faut qu’il existe une différence de potentiel chimique.

La chimie fut d’abord loin de prendre part au progrès que la physique réalisa, grâce à la découverte et à l’application des lois de l’énergie. Historiquement, la théorie de la machine à vapeur et des autres machines thermiques se constitua d’abord. Clausius montra, il est vrai, en passant, que les concepts formés par lui et les lois trouvées en les utilisant, pouvaient s’appliquer aussi à la chimie, mais ce n’est pas lui qui fraya cette voie nouvelle. Ce fut Auguste Horstmann (né en 1842), qui, en 1870, en posa les bases d’une façon parfaite. Horstmann appliquait les formules de Clausius et en particulier son principe de l’entropie aux phénomènes chimiques qui se passent entre gaz. Dans ce cas, les fonctions générales introduites par Clausius permettent la spécialisation nécessaire pour faire le calcul, et Horstmann fut conduit à la loi de l’action de masse, que Guldberg et Waage avaient découverte expérimentalement. Le raisonnement de Horstmann s’appliquait d’abord aux gaz, mais il a dit explicitement que les lois trouvées pour les gaz étaient valables pour les substances en dissolution, puisque, d’après les faits actuellement connus, la fonction directrice a la même forme dans les deux cas. Le développement de cette remarque conduit aux idées introduites par van ’t Hoff.

Indépendamment de Horstmann, des savants français développèrent un peu plus tard des idées analogues, quoique dans un cercle plus étroit. Mais les travaux de beaucoup les plus complets et les plus profonds sont dus à l’Américain Willard Gibbs (1839-1904), qui, lui aussi, s’appuyant sur l’œuvre de Clausius, a donné une forme durable à tout le développement ultérieur de l’énergétique chimique.