L’Évolution d’une science : la Chimie/Chapitre VII

Traduction par Marcel Dufour.
Ernest Flammarion (p. 110-135).

CHAPITRE VII

ISOMÉRIE ET CONSTITUTION

Les conceptions anciennes.


Nous avons vu, dans les chapitres précédents, comment on est arrivé à envisager les corps qui ne sont pas des éléments comme des combinaisons d’atomes d’éléments. Cette conception générale soulève une série de questions que d’abord on pressentait à peine, et qui prirent ensuite plus d’importance, pour devenir enfin, dans la seconde moitié du xixe siècle, l’objet principal de la science. Ces questions sont relatives à la façon dont les atomes s’unissent, ou, en d’autres termes, à ce qu’on appelle aujourd’hui la constitution des combinaisons chimiques.

Le problème ne se posait guère tant qu’on ne connaissait que des combinaisons simples. Dalton lui-même figurait les atomes sous la forme de cercles blancs et noirs ; en publiant sa théorie, il a donné pour les combinaisons qu’il connaissait, une collection d’images de ce genre. On n’y reconnaît guère de principes déterminés, sauf la tendance à un arrangement aussi symétrique que possible, tendance qui depuis lors est restée pour les procédés analogues destinés à rendre les choses intuitives un fil directeur plus ou moins reconnu. Il n’y a pas deux façons de concevoir la combinaison de deux atomes : ils sont liés l’un à l’autre de façon identique et réciproque. Il faut au moins trois atomes pour que plusieurs arrangements soient possibles, et les questions de constitution ne se sont posées que lorsqu’on connut un certain nombre de combinaisons assez complexes.

Historiquement ces questions se posèrent pour la première fois à l’occasion des sels oxygénés, qui contiennent, à côté de l’oxygène et d’un métal, un autre élément non métallique, ou parfois même métallique. Dès qu’on connut un peu exactement les phénomènes chimiques, les sels occupèrent le premier rang et nous avons signalé plusieurs fois le rôle décisif que la théorie des sels a joué dans le développement des vues générales. Leur constitution était si notoire qu’on la considérait comme quelque chose qui allait de soi, c’est-à-dire qu’elle ne paraissait pas nécessiter de discussion plus approfondie : leur étude a pourtant fait connaître un fait fondamental, la nature binaire des sels. Au commencement du XIXe siècle, la chimie des sels constituait à peu près tout ce qu’on savait des phénomènes chimiques, et l’analyse, pour distinguer les divers éléments, s’adressait surtout aux réactions de leurs combinaisons salines. L’analyse par voie humide, à cause de sa rapidité plus grande et de ses ressources si variées, a détrôné l’analyse par voie sèche, qui avait son origine dans l’art de l’essayeur, et le premier fait général qui frappe le chimiste est que tout sel présente deux réactions caractéristiques, l’une pour l’acide, l’autre pour la base. Chacune de ces réactions étant indépendante de l’autre, les sels ne pouvaient être considérés que comme des composés binaires, et tout essai de représentation des combinaisons chimiques devait d’abord en tenir compte. Nous avons vu, par exemple, que Richter considérait les sels comme des combinaisons d’acide et de base, car, en mettant ces corps en présence, ce qui se faisait presque toujours en solution aqueuse, les sels se formaient sans qu’on pût déceler de produits accessoires. Depuis Lavoisier, on considéra les acides et les bases comme des oxydes, et le nom d’oxygène est toujours l’expression de cette opinion relative aux acides, bien que, dans l’intervalle, on se soit pleinement convaincu qu’elle est inexacte.

Conformément à cette conception, on regarda le chlore comme un produit d’oxydation de l’acide chlorhydrique, et on l’appela acide chlorhydrique oxygéné, parce qu’on l’obtenait en faisant agir des corps oxydants sur l’acide chlorhydrique. Quand on eut reconnu que l’acide chlorhydrique était formé de chlore et d’hydrogène, on vit dans le chlore l’oxyde d’un élément inconnu, le murium. Les anciennes dénominations conservées en pharmacie, muriate et oxymuriate de potasse pour chlorure et chlorate de potassium, sont, comme le mot oxygène, les débris fossiles de ces théories disparues.

Berzélius trouva ces idées sur les sels généralement acceptées, quand il entreprit de donner dans son traité une théorie des combinaisons chimiques, pour remanier la classification ; les expériences d’électrolyse, dont nous parlerons bientôt, confirmaient cette théorie des sels.

La théorie de Berzélius remonte aux premières années du xixe siècle, et nous ne devons pas être surpris qu’elle ait gardé un caractère électrochimique, car la chimie a été longtemps condamnée à refléter dans ses propres théories les progrès que faisaient les sciences voisines. Quand, avec Galilée et ses disciples, la mécanique était florissante, la chimie était mécanique, et on attribuait aux atomes des pointes, des tranchants et des crochets, qui expliquaient les réactions chimiques. Quand Newton, généralisant la notion de pesanteur, eut parlé d’attraction universelle, on attribua les combinaisons chimiques à l’attraction qui s’exerçait entre les atomes. Il était donc presque inévitable que, après les grandes découvertes de Galvani et de Volta, on se demandât, dans le camp des chimistes, si les propriétés chimiques ne pouvaient se ramener à des propriétés électriques des atomes. Et on vit bientôt s’édifier différentes théories électrochimiques, parmi lesquelles celle de Berzélius eut la plus grande influence et la plus longue durée.

La théorie de Berzélius s’appuyait essentiellement sur les résultats d’un travail de jeunesse, au cours duquel il avait étudié, en commun avec Hisinger, comment les sels se comportent sous l’influence du courant électrique. Ils avaient constaté que les acides se séparent au pôle positif, et les bases ou les métaux au pôle négatif. Suivant que le métal pouvait ou non exister en présence de l’eau de la solution, c’était le métal ou la base qui apparaissait : si oui, c’était le métal, si non, la base, et, en même temps qu’elle, se dégageait de l’hydrogène, tandis que de l’oxygène se montrait à côté de l’acide. Ici deux conceptions étaient évidemment possibles : 1o le métal était le produit proprement dit de l’électrolyse et l’hydrogène qui apparaissait à côté de la base était dû à ce que le métal décomposait l’eau de la solution ; 2o la base et l’hydrogène étaient les produits primaires de l’électrolyse, puis, par un phénomène secondaire, l’hydrogène naissant réduisait les oxydes basiques et les métaux apparaissaient. Berzélius se décida pour la seconde manière de voir, parce qu’on effectuait bien plus souvent la préparation des sels à partir de l’acide et de la base que la préparation à partir de l’acide et du métal, en déplaçant l’hydrogène, peut-être bien aussi parce que, pour les acides oxygénés, l’autre partie du sel, que l’on doit imaginer à côté du métal, n’était pas connue à l’état libre. Pour les sels de composition plus simple, les combinaisons halogénées, cette partie constitutive était connue : c’était l’halogène élémentaire.

Dans la théorie des acides oxygénés, on considérait les halogènes eux-mêmes comme contenant de l’oxygène. Lorsque les recherches de Humphry Davy eurent fait connaître que les halogènes étaient des corps simples, il fallut abandonner cette opinion. D’après la théorie de Davy, il eût été logique de rattacher tous les sels au type de la combinaison halogène et de regarder comme caractéristique des acides l’hydrogène, que les métaux pouvaient déplacer. Mais on préféra ne faire que la moitié du pas nécessaire. Il fallut bien prendre les sels halogénés comme on les trouvait, mais, sous la suggestion de l’ancien nom, on garda le groupe des sels oxygénés, sans expliquer la ressemblance frappante des réactions que présentaient ces deux sortes de combinaisons, malgré leur constitution chimique essentiellement différente. On ne leva que beaucoup plus tard cette contradiction systématique, et alors toute la théorie électrochimique sombra en même temps.

Malgré cette erreur, la classification de Berzélius était conçue de façon magistrale. Il attribua à toutes les combinaisons chimiques une constitution binaire, à l’image des sels possédant deux parties constitutives, l’une positive et l’autre négative. Il rangea tous les éléments suivant la série des tensions de Volta en une série de tensions chimiques, allant de l’élément le plus positif, le potassium, à l’élément le plus négatif, l’oxygène. D’après cela, si deux éléments quelconques s’unissaient en une combinaison binaire, leur place dans la série des tensions faisait savoir immédiatement quel était dans cette combinaison l’élément positif, et quel était l’élément négatif. On admettait que les combinaisons de plus de deux éléments se faisaient suivant le même schéma binaire : l’une des parties constitutives composées de la combinaison était considérée comme positive, l’autre comme négative. On comptait, par exemple, l’oxyde basique comme positif, l’oxyde acide comme négatif. Quand deux sels s’unissaient pour donner un sel double, comme le sulfate de potassium et le sulfate d’aluminium, qui donnent de l’alun, le sel d’aluminium, dont la nature acide est connue, jouait le rôle négatif à l’égard du sulfate de potassium positif. Seulement, les oppositions électrochimiques s’effacent davantage quand les parties constitutives se compliquent, parce qu’une plus grande partie de la polarisation initiale est déjà neutralisée. Bientôt, on eut dans certains cas quelques incertitudes sur le caractère positif ou négatif des combinaisons plus complexes.

Tout cet arrangement, reposant sur la façon dont les sels se comportent en solution aqueuse, ne pouvait durer que tant que les sels constituaient la partie principale de la chimie. En d’autres termes, il fallait s’attendre à y relever des contradictions et des insuffisances pour la chimie organique, où dominent les combinaisons non salines.

Il fallut d’abord s’occuper d’un autre problème, qui s’était posé pour la première fois à l’occasion de certains sels, mais de sels placés à la limite entre les combinaisons organiques et les combinaisons inorganiques. Il s’agissait d’étendre les relations entre la composition et les propriétés. On distinguait les éléments et les combinaisons ; la notion de l’individu chimique s’était développée, et on pensait que chaque corps n’était pas moins caractérisé par sa composition que par ses propriétés. En même temps, on était convaincu par l’expérience que cette dépendance est univoque et réciproque, en d’autres termes, que des corps de même composition ne peuvent avoir de propriétés différentes, pas plus que des corps ayant les mêmes propriétés ne peuvent avoir une composition différente.

De ces deux propositions, la seconde seule s’est maintenue. Jusqu’ici on ne connaît encore aucun cas où deux corps présentant les mêmes propriétés aient des compositions différentes. La proposition n’avait besoin de preuve expérimentale qu’au point de vue physique, car, si les propriétés chimiques sont les mêmes, on obtient forcément les mêmes produits de transformation par un traitement correspondant avec d’autres corps : identité de propriétés chimiques signifie à l’avance identité de composition.

En conséquence, l’attention des chimistes fut vivement éveillée par le fait suivant : deux jeunes savants encore peu connus, Justus Liebig, de Giessen (1803-1873), et Friedrich Wœhler, de Francfort (1800-1882) avaient, indépendamment l’un de l’autre, travaillé des questions toutes différentes. Pour avoir expérimenté sur le fulminate de mercure dans sa mansarde, Liebig fut, par bonheur, renvoyé de la pharmacie où il était stagiaire. Remarqué par des personnes influentes, il était allé à Paris, et là, dans le laboratoire de Gay-Lussac, il avait continué ses expériences avec succès. Sous la direction du maître, il avait même réussi à analyser ce corps dangereux, et avait établi que c’était le sel mercuriel d’un acide dont il fixait la composition à HC NO (notation moderne).

D’autre part, Wœhler avait obtenu, en partant du ferrocyanure, le cyanate de potassium, d’où il avait retiré l’acide cyanique, et il avait préparé d’autres sels de cet acide ; ces recherches le conduisirent plus tard à la première synthèse d’une combinaison organique, l’urée. Il avait lui aussi, analysé son acide cyanique, et avait trouvé la composition HC NO. Ni l’un ni l’autre, Liebig et Wœhler, n’avaient remarqué la concordance du résultat de leurs analyses, mais ce fait important n’échappa pas à la perspicacité de Berzélius, qui était, comme tout le monde, convaincu qu’il existait une dépendance univoque entre les propriétés et la composition. En présence de ce fait, que les propriétés de ces deux combinaisons semblant avoir la même composition étaient absolument différentes, il songea d’abord à la possibilité d’une erreur commise par l’un ou l’autre des deux expérimentateurs. Chacun d’eux, ayant vérifié l’exactitude de ses analyses, était naturellement disposé à rejeter la faute sur l’autre, et ils étaient sur le point de se brouiller. Par bonheur, ils préférèrent une explication de vive voix. Cette rencontre fut suivie d’une amitié qui dura toute la vie, et qui, dans l’histoire de la chimie, est aussi proverbiale que l’amitié de Gœthe et Schiller dans l’histoire de la littérature.

Ils se convainquirent qu’aucun d’eux n’avait commis d’erreur. Ils en rendirent compte publiquement, et le monde chimique dut envisager le fait qu’il pouvait exister des corps de même composition doués de propriétés différentes, sans pourtant qu’il fût possible de passer simplement de l’un à l’autre, comme pour l’eau et la glace par exemple.

Berzélius s’accommoda de cette découverte avec sa maîtrise habituelle. Son prestige tenait essentiellement à ce qu’il savait établir des relations entre les différents faits qui se présentaient au jour le jour, et exprimer, sous une forme susceptible de développement, ce qu’il y avait en eux de général et d’essentiel. Dans le cas présent, il fit preuve de ce talent d’une façon si brillante que les idées créées par lui ont duré jusqu’à nos jours, et que les noms qu’il a proposés resteront encore longtemps en usage.

Berzélius n’a pas fait rentrer d’un seul coup tout ce nouveau groupe de faits dans un cadre scientifique régulier. Après s’être bien assuré qu’aucune méprise n’avait pu être commise relativement à l’identité de composition, il déclara qu’il fallait renoncer à ce principe, que les mêmes propriétés correspondent toujours à la même composition centésimale brute. Partisan convaincu de l’hypothèse atomique, il expliqua bientôt la différence observée par un assemblage différent des mêmes atomes. Cette idée fut peu de temps après exprimée par Dumas, qui signala l’allotropie des éléments (charbon, graphite et diamant, ou phosphore rouge et phosphore blanc) et la polymorphie, qui montre fréquemment le même corps sous des formes cristallines différentes, comme Mitscherlich l’avait observé quelques années auparavant. Dans ces cas, les différentes formes sont susceptibles d’une transformation réciproque, ou bien on peut, au moins en principe, supposer à l’avance cette possibilité de transformation réciproque.

On découvrit bientôt un cas où des corps de même composition ne pouvaient se transformer réciproquement l’un dans l’autre. Michael Faraday avait séparé du gaz d’éclairage comprimé certains corps liquides, recherches fécondes, au cours desquelles le benzène fut pour la première fois découvert ; il décrivit un carbure d’hydrogène ayant même composition que le gaz oléfiant, depuis longtemps connu, et, par contre, des propriétés différentes : sa densité de vapeur, en particulier, était deux fois plus grande.

Enfin un cas, plus que tous les précédents, convainquit Berzélius qu’il était nécessaire de créer un nouveau concept scientifique. Dans les fabriques où on prépare de l’acide tartrique, on obtenait parfois un acide qui avait même composition que l’acide tartrique ordinaire, et qui formait les mêmes sels, mais qui présentait certaines particularités spéciales (eau de cristallisation, insolubilité du sel de chaux, etc.) et ces propriétés restaient les mêmes malgré des cristallisations répétées et la transformation en sel, etc. Berzélius se procura des quantités suffisantes de cet acide « racémique » et se convainquit que l’acide et ses sels ont exactement la même composition que l’acide tartrique et ses sels, quoique leurs caractères soient différents. Les deux acides se ressemblaient tellement, qu’il ne semblait même pas possible d’admettre, comme dans le cas de Faraday, qu’une des combinaisons contint deux fois plus d’atomes que l’autre. On ne pouvait d’ailleurs à cette époque le montrer bien nettement, mais nous savons aujourd’hui que, au moins à l’état solide, l’acide tartrique est exactement dans le rapport du simple au double avec l’acide racémique.

Berzélius introduisit le concept et le nom d’isomères pour des corps de même composition doués de propriétés différentes, et il distingua la métamérie de la polymérie, suivant que les formules des deux combinaisons étaient identiques ou que l’une était un multiple de l’autre. Nous avons gardé la dénomination et le concept.

Pour expliquer la différence des propriétés de corps ayant même composition centésimale brute, Berzélius, d’accord avec ses contemporains, songea à un arrangement différent des atomes dans l’intimité de la molécule. Ici aussi, sa prévoyance scientifique et sa circonspection sont dignes d’admiration : dans sa revue annuelle, il expose avec de grands détails que les produits obtenus dans la décomposition des substances n’existent pas nécessairement sous forme de groupements particuliers dans ces combinaisons. Il recourt à un dessin, dans lequel les sept atomes de l’oxyde magnétique Fe3 O4 sont représentés en cercle l’un à côté de l’autre, et il explique par là que différents modes de décomposition puissent correspondre à une même combinaison. Cependant, il abandonna plus tard cette réserve ainsi que les autres savants, car, en fait, il n’y a pas d’autre moyen d’éclairer cette question que d’étudier les transformations des combinaisons chimiques, et d’envisager les groupes d’éléments qui restent constitués de façon plus durable. En d’autres termes, dans ces recherches, il faut généralement supposer que la constitution des produits de décomposition ou de transformation d’un corps donné est en relation intime avec celle de ce corps lui-même. Il se peut que les résultats des différentes réactions sur le même corps ne s’accordent pas entre eux : on regarde alors comme normale la réaction qui cadre le mieux avec l’ensemble de la systématisation, et on suppose que dans les autres, il s’est produit une modification de la constitution. Ce procédé contient certainement une part d’arbitraire, et, en réalité, l’histoire de la chimie est aujourd’hui pleine de discussions, qui tiennent à ce que la détermination de la constitution ne repose pas sur des principes clairement définis.

La théorie des radicaux était le développement naturel du dualisme électrochimique, car les oxydes, considérés comme les parties constitutives des sels oxygénés, représentaient déjà des cas de radicaux aussi simples que possible. Cette théorie avait conduit à penser que, dans la molécule, certains groupes d’atomes sont plus étroitement liés entre eux. L’étude du cyanogène, de l’ammoniaque et de leurs combinaisons montrait la grande ressemblance que peuvent présenter avec des éléments certains corps composés : le cyanogène est tout à fait comparable aux halogènes, et l’ammonium, aux métaux alcalins.

En chimie organique, on donna au concept de radical plus de variété, mais on lui enleva de sa précision. Dans les combinaisons organiques non salines, on doit admettre, conformément au dualisme électrochimique, l’existence simultanée de parties constitutives, positives et négatives de divers ordres, plus ou moins compliquées, pour l’existence desquelles les réactions ne fournissent que des données imprécises, pouvant présenter plusieurs interprétations contradictoires : il y avait donc là pour les chimistes matière à procès. Cette indétermination signifiait que le mode de raisonnement électrochimique convenait moins bien à cette nouvelle branche de la science, et lui préparait déjà des difficultés.

Bientôt les contradictions furent plus graves, car elles furent mieux définies. L’hydrogène étant un élément positif, et le chlore un élément négatif, il était impossible que le chlore d’une combinaison pût correspondre à l’hydrogène d’une autre combinaison, comme par exemple l’hydrogène de l’acide chlorhydrique correspond au sodium du chlorure de sodium. On découvrit cependant un grand nombre de combinaisons organiques, dont la composition différait seulement en ce que, dans les unes, un certain nombre d’atomes de chlore remplaçait le même nombre d’atomes d’hydrogène contenus dans les autres. Et ce n’était pas un pur hasard expérimental, car, en traitant systématiquement par du chlore les combinaisons hydrogénées, on les transformait en combinaisons chlorées, ce qui d’ailleurs ne modifiait pas beaucoup leur caractère. Plus tard, on réussit même à remplacer de façon inverse le chlore par l’hydrogène naissant, et à reproduire le corps primitif. Il n’était donc pas douteux que, dans ces combinaisons organiques, le chlore et l’hydrogène pouvaient se remplacer l’un par l’autre ou se substituer l’un à l’autre.

L’attitude de Berzélius vis-à-vis de cette découverte devait en fixer le sort. Ce chimiste éminent jouait alors le rôle d’un grand-maître et d’un directeur de conscience pour la chimie, qui lui devait tant. Dans la revue où il rassemblait régulièrement les faits scientifiques de l’année, il fixait leur succès, et les contemporains se soumettaient d’autant plus volontiers à son jugement que, pendant longtemps, il en avait fait reconnaître la sûreté et l’impartialité. Berzélius crut toujours s’en tenir au principe qu’il avait auparavant exprimé, savoir que les théories scientifiques n’ont d’autre but que d’ordonner les faits et d’en tracer le tableau synoptique, et que n’importe quelle théorie est à rejeter, dès qu’elle ne répond plus à ces conditions. Il avait reconnu les limites et les difficultés qui bornent et entravent l’application des théories, car il avait déclaré, au cours d’une polémique, qu’une théorie peut, à la longue, si bien s’enraciner dans l’esprit qu’à la fin on ne soit plus du tout capable de la séparer des faits, pour l’explication intuitive desquels on a été amené à l’édifier. Il arriva cependant que Berzélius lui-même offrit un exemple de cette vérité psychologique. Au cours de ses nombreux travaux, le dualisme électrochimique lui avait permis d’expliquer tant de choses, qu’il ne se demandait même plus s’il pouvait encore se trouver des parties de la science qu’il ne soit susceptible d’expliquer convenablement ; bien plus, confondant les limites de la théorie électrochimique avec les limites de la science, il en vint à rejeter, comme non scientifique, tout ce qui ne cadrait pas avec le dualisme.

Il en résulta une lutte prolongée et violente entre Berzélius et les savants plus jeunes, qui s’occupaient de ces questions nouvelles. Des chimistes français, Dumas et Laurent entre autres, avaient d’abord montré que l’hydrogène de certaines combinaisons organiques pouvait être remplacé par du chlore. Les autres chimistes, formés à l’école de Berzélius, poussèrent de telles clameurs et firent une opposition si violente que Dumas s’empressa de déclarer qu’il n’avait pensé la chose que pour la forme, tandis que Laurent tint bon pour la substitution réelle du chlore à l’hydrogène. Liebig publia dans ses Annales une lettre ironique de Wœhler à Berzélius, où la théorie des substitutions était tournée en ridicule, et Berzélius parut tenir la victoire. Mais l’expérience qui devait trancher la question même pour Berzélius, fut favorable aux novateurs. Des faits toujours plus nombreux confirmaient l’existence de ces remplacements de l’hydrogène par le chlore, de ces substitutions qui n’altéraient pas la constitution des corps, et les contradicteurs se convertissaient l’un après l’autre. On ne suivait pas sans conteste Dumas, qui « dans sa hâte de conclure » (Berzélius) avait bientôt affirmé de nouveau que, pour les propriétés des combinaisons chimiques, la position des atomes est tout, et que leur nature ne fait presque rien, mais on ne pouvait pourtant pas se dissimuler que, parfois, l’influence qu’exerce sur les propriétés des combinaisons la nature de leurs éléments diminuait dans des proportions inattendues.

Naturellement Berzélius ne céda pas, mais ses fidèles l’abandonnèrent. Liebig, qui, au début, avait été l’un des plus ardents admirateurs du grand Suédois et qui avait gagné son cœur lors d’une rencontre personnelle, se trouva au cours de cette lutte en opposition de plus en plus nette avec le maître vénéré, qui provoquait ces attaques injustes et trop amères. Enfin, la rupture ouverte devint inévitable. Les interprétations par lesquelles Berzélius essayait d’accorder la théorie électrochimique avec les faits nouveaux successivement découverts en chimie organique devenaient de jour en jour plus forcées et plus insuffisantes. Finalement on vit l’homme, qui pendant une génération avait formé et guidé l’esprit scientifique, presque abandonné de tous les chimistes en ce qui concernait ce nouveau chapitre de la science.

Berzélius eut le sort auquel n’échappent guère les savants de valeur à moins qu’ils ne meurent prématurément ou qu’ils renoncent à temps à leur situation de directeur spirituel. D’ordinaire, dans l’histoire, les grandes figures sont empreintes d’une inaltérable majesté ; la mémoire nous les montre tels qu’ils étaient dans toute leur gloire, comme l’œil conserve l’image du soleil qu’il vient de regarder. Mais, en réalité, dans la vie de tous les hommes qui ont exercé sur leur temps quelque influence décisive, on peut distinguer trois périodes. D’abord ils sont bien en avance sur tous leurs contemporains et ils en souffrent, car on ne les comprend pas, et on ne veut pas les suivre : le principe de l’inertie fait toujours rejeter ce qui modifierait brusquement le cours habituel des idées. Puis il arrive que les théories nouvelles ont du succès, et que la jeunesse les accepte, car l’inertie a sur elle moins de prise ; la jeunesse n’a pas encore d’habitudes, elle possède pour un travail nouveau de plus puissantes ressources d’énergie ; elle s’attache à un guide et un grand mouvement fait entrer les idées nouvelles dans la science. Ensuite cette jeunesse manifeste son activité d’une façon plus marquée ; le guide a dû dépenser auparavant toute son énergie pour frayer la voie et écarter les grands obstacles ; au prix de ses meilleures forces, il a ouvert le chemin jusqu’à un point que ses disciples atteignent de leur côté avec des forces fraîches, tout prêts à avancer encore. Ce dernier mouvement est d’autant plus puissant que les idées nouvelles étaient meilleures et plus fécondes, et ces idées, qui étaient d’abord la création personnelle du pionnier d’avant-garde, commencent de vivre d’une vie propre et indépendante. Il est inévitable que le souffle manque finalement à cet homme, tandis que la science poursuit son chemin sans arrêt. Dans ses jeunes années, en y employant toutes ses forces, il a mis en mouvement le char de la science, et, dans la seconde période, la poussée des jeunes collaborateurs en accélère toujours la course. Pendant quelque temps, le vieux maître peut encore rester en tête : d’autres lui épargnent la peine de tirer, et il n’a plus qu’à montrer le chemin, mais, précisément, il perd le sentiment des forces agissantes ; involontairement, il cherche à maintenir l’ancienne direction, même si les conditions nouvelles en exigent une autre plus convenable, et, avant qu’il s’y attende, le char est lancé dans une autre voie.

Alors commence une troisième période, et de deux choses l’une : ou bien il marche à côté, et laisse le char suivre son chemin sans encombre, même s’il a l’intime conviction qu’il est dans la mauvaise voie. C’est ce qu’a fait Volta : il a déployé, pour inventer sa pile, une activité tout à fait extraordinaire, puis il s’est enfermé dans un silence presque complet, quoiqu’il vécut longtemps encore. Il survécut un quart de siècle à sa grande découverte et il put contempler l’essor qu’elle avait imprimé à la chimie : mais le côté chimique de l’électricité des piles était justement celui qui l’intéressait le moins, et cela semble expliquer qu’il ne fut pas tenté de suivre la science sur cette voie, qu’il tenait pour accessoire.

Ou bien, deuxième alternative, le savant se croit engagé à servir la science de son mieux, tant qu’il lui reste quelque force. Alors le conflit est inévitable : le vieux maître peut d’autant moins arrêter le mouvement une fois en train, que son impulsion a été plus puissante. Toute résistance est inutile, et le développement de la science se fait malgré lui. Il lutte en vain contre les choses nouvelles qu’il peut de moins en moins comprendre et apprécier ; il y use ses dernières forces, et l’homme à qui l’humanité doit une éternelle reconnaissance meurt dans l’amertume et l’affliction, avec la conviction très sincère d’avoir vu sombrer l’œuvre qu’il avait lui-même réalisée. C’est précisément le sort réservé aux travailleurs les plus consciencieux et les plus attachés à leur devoir, parce qu’ils se croient astreints à élever la voix d’autant plus haut, que les nouveaux chemins s’écartent davantage de ceux qu’ils ont reconnus comme les bons, au cours de leur longue et féconde carrière. Le côté tragique de cette évolution est dans sa nécessité ; c’est l’irréductible contradiction entre l’évolution de la science pendant des milliers d’années, et la vie d’un seul homme, resserrée dans un court espace de temps.

Berzélius réunit ces deux conditions, et il dut ressentir toute la dureté de ce sort inéluctable des grands hommes. Le monde civilisé tout entier, pendant une génération, lui avait reconnu sans conteste l’hégémonie chimique, parce qu’il avait des vues générales, et qu’il était en même temps très consciencieux. Et tout cela maintenant l’empêchait de signaler et même de remarquer la disproportion qui s’établissait peu à peu entre ses propres forces et la science nouvelle. Plus celle-ci avançait dans sa voie, plus il se sentait tenu de maintenir, sans le défigurer, ce qui avait rempli toute sa vie. Tout comme les motifs moins nobles dont il n’avait pas conscience, les plus hauts intérêts le poussaient à ne pas abandonner la lutte, mais à la soutenir jusqu’à son dernier souffle. La confusion entre la théorie et les faits, qu’il avait lui-même décrite auparavant, s’était produite dans son esprit, et il alla jusqu’à répéter que les vues de ses contradicteurs ne pouvaient être exactes, puisqu’elles étaient inconciliables avec la théorie électrochimique. Nous ne devons ni blâmer le grand homme ni nous en moquer ; notre jugement doit être guidé par une douleur respectueuse, quand nous sommes obligés de reconnaître combien étroites sont les bornes de la nature humaine, même chez les plus grands maîtres, sur lesquels la reconnaissance pourrait si facilement nous illusionner.

Ce conflit aigu entre l’ancienne théorie et la nouvelle en accentua aussi fortement que possible les divergences. Non seulement on rejeta les parties peu solides de la théorie électrochimique, mais on écarta même celles que l’on aurait pu conserver. La conception dualiste fut partout remplacée par une conception unitaire, aussi radicale qu’inopportune. Berzélius avait voulu, à toute force, attribuer une constitution dualiste aux combinaisons organiques : le dualisme non douteux des sels fut méconnu par les nouvelles conceptions et c’est plus tard seulement que le développement rationnel de l’électrochimie, en distinguant les deux points de vue, les a fait apprécier avec justice.

Parmi les notions nouvelles, celle de substitution se plaça naturellement en première ligne. Si deux éléments aussi différents que le chlore et l’hydrogène peuvent se substituer l’un à l’autre, sans modifier la constitution d’un corps, il doit en être de même, à plus forte raison, pour des éléments moins dissemblables. Il doit donc y avoir, pour une combinaison initiale donnée, des dérivés par substitution en nombre presque illimité. La combinaison hydrogénée s’imposait comme point de départ naturel, et la chimie organique groupa autour des carbures d’hydrogène les corps dans lesquels des atomes d’hydrogène étaient remplacés par d’autres éléments.

Ce fut la base de la théorie des noyaux de Laurent, qui n’a pas été généralement acceptée, bien que L. Gmelin lui ait fait une large place dans son traité de chimie à cause de sa clarté systématique.

Comme toujours, même pour les révolutions qui, en apparence, bouleversent tout, une bonne partie des matériaux de la théorie vaincue servit à édifier la nouvelle. Certains groupes se comportent comme les éléments, en faisant avec d’autres éléments égaux des combinaisons semblables, c’était là un fait indépendant de toute théorie, et, par conséquent, on ne pouvait détruire cette partie de la théorie des radicaux. Et c’est ainsi que la théorie de la substitution envisagea les radicaux chimiques comme des groupes pouvant se substituer aux éléments.

Cela donna tout de suite pour les combinaisons une liberté illimitée. Certains groupes de carbures d’hydrogène étaient considérés comme des radicaux et, pour plus de simplicité, on pouvait regarder les carbures d’hydrogène plus compliqués comme des dérivés de substitution. Les noyaux de Laurent perdirent de la sorte une grande partie de leur importance pour la classification, et ils furent remplacés par les types de substitution si variés.

Charles Gerhardt (1816-1856) choisit les types hydrogène H H, acide chlorhydrique HCl, eau O HH et ammoniaque Az HHH, d’où, par des substitutions d’éléments ou de corps composés peuvent dériver toutes les autres combinaisons.

L’hydrogène et l’acide chlorhydrique sont introduits ici comme deux types différents, quoiqu’ils ne contiennent tous deux que deux atomes ; dans la suite, on ne les a plus séparés.

À cause de sa grande simplicité, cette conception s’est rapidement répandue, et c’est elle qui, pendant longtemps, a donné sa forme à l’exposé de la chimie. On étendit cette manière de voir aux sels, qui furent considérés comme des produits de substitution, où l’hydrogène de l’acide était remplacé par un métal. Ce schéma faisait violence à la nature indiscutablement dualiste des sels, mais on ne le remarqua pas alors, parce que tout l’intérêt se concentrait sur les combinaisons organiques. Chaque jour y ajoutait de nouveaux corps et de nouvelles transformations, et il était urgent de mettre un peu d’ordre dans cette exubérante richesse.

Peu à peu pourtant, la théorie des types commença à se disjoindre. Le germe de sa ruine gisait dans l’ambiguïté de ses schémas. On pouvait, si l’on voulait, assimiler à un type quelconque toute combinaison un peu complexe. C’est sur les types eux-mêmes que cela se voit avec le plus de netteté. On peut regarder l’eau comme un produit de substitution de l’hydrogène, un des atomes de cet hydrogène étant remplacé par l’hydroxyle O HH = H (OH). De même, on peut à volonté faire rentrer l’ammoniaque dans le type hydrogène ou dans le type eau : H (Az H2) ou (Az H) HH . Ainsi, bien qu’ils continssent systématiquement un nombre régulièrement croissant d’atomes d’hydrogène, les types avaient quelque chose d’arbitraire, qu’il était nécessaire d’écarter pour supprimer cette ambiguïté inutile.