L’Évolution d’une science : la Chimie/Appendice III

Traduction par Marcel Dufour.
Ernest Flammarion (p. 336-349).

APPENDICE III

L’ÉNERGÉTIQUE ET SES APPLICATIONS


Comment un concept aussi général que celui d’Énergie peut-il s’adapter à l’expression de la variété infinie des phénomènes ? C’est qu’il existe un grand nombre de modes de l’Énergie. Ils satisfont tous à la définition de cette grandeur : ils sont essentiellement positifs et sont soumis à la loi de la conservation, mais ils sont déterminés par des propriétés additionnelles, qui les différencient les uns des autres. Le caractère si net de symétrie binaire de l’Énergie magnétique et électrique ne se retrouve pas le moins du monde dans la chaleur qui est représentée par un simple nombre, une fois l’unité choisie. L’Énergie cinétique est une grandeur dirigée dans l’espace tandis que l’énergie de volume se trouve mise en jeu en tout point et en toute direction où se produit une variation de volume. Comme le concept d’Énergie n’est défini par aucune relation d’espace ni de temps, on peut établir celle qui sera nécessaire dans tel ou tel cas particulier ; la possibilité de ces multiples propriétés différencie les diverses formes d’Énergie.

On répond ainsi à un reproche fréquent : le nombre des modes de l’Énergie est si grand qu’on peut penser sérieusement à l’existence de nouveaux modes encore inconnus.

Si le concept d’Énergie peut servir à représenter les phénomènes, il doit posséder une multiplicité correspondant à ces formes multiples. Le triomphe de toute théorie scientifique est d’adjoindre à la multiplicité physique du domaine étudié une multiplicité de signes de nature mathématique ou verbale, qui soient l’expression des relations fonctionnelles existantes. L’exemple le plus clair de l’importance énorme du langage symbolique, dans l’exploitation d’un domaine de la Science, est la vaste part des formules chimiques dans la découverte des lois générales de la Chimie. On ne peut faire un grief à cette science de ses quatre-vingts éléments, puisqu’elle n’est pas libre d’en fixer arbitrairement le nombre ; elle n’a qu’à enregistrer consciencieusement les formes multiples qui se présentent et à mettre en évidence les caractères particuliers à chacune d’elles. L’unité, dans la multiplicité, a pour base expérimentale la loi de transformation.

Une propriété positive s’étend à cette variété si grande des formes de l’Énergie ; elles sont décomposables en un produit de deux facteurs. Dans chaque cas, il existe un facteur d’intensité qui n’a pas le caractère d’une grandeur mesurable proprement dite, c’est-à-dire qu’il n’est pas susceptible d’addition ; en second lieu, on rencontre le facteur de capacité ou de quantité qui s’additionne directement et qui est donc une grandeur mesurable, au sens le plus étroit du mat. Pour donner une idée nette de cette distinction fondamentale, le plus simple est de réunir deux valeurs égales d’un de ces facteurs. Deux intensités égales une fois réunies conservent la même valeur ; deux capacités égales donnent alors une capacité double. Par exemple, mettons en contact deux corps à la même température ou au même potentiel électrique, ces quantités restent les mêmes. Au contraire, après la réunion, deux masses, deux entropies, deux quantités d’électricité donnent un résultat double. Le premier groupe est celui des intensités, le second celui des capacités.

La valeur de ces facteurs de l’Énergie apporte une nouvelle multiplicité dans la théorie : on donne ainsi une expression à d’importantes relations générales que la loi de conservation laisse de côté. Une quantité de chaleur donnée est, par exemple, toujours équivalente à la même quantité d’énergie électrique, quelle que soit la température ; la transformation réciproque fournira toujours le même résultat. Nous voyons ainsi que la loi de conservation est indépendante de la valeur des intensités ; de même pour les capacités, puisque l’Énergie est numériquement égale au produit d’une intensité par une capacité.

Les intensités donnent la solution de la question de savoir si telle transformation aura lieu et quel sera son taux. Cette relation est connue surtout dans le cas de la chaleur ; on sait qu’une certaine quantité de chaleur ne peut passer sous une autre forme d’énergie que s’il existe une différence de température. La fraction transformable est égale au quotient de la différence des températures par la température absolue initiale. Le même théorème s’applique à toutes les formes d’énergie. Le crayon que je tiens à la main, en vertu de son entraînement par la Terre à travers les espaces célestes, possède une énergie cinétique bien supérieure à celle d’une balle de fusil à sa sortie du canon ; il pourrait déchaîner des cataclysmes incroyables si seulement cette énergie cinétique pouvait être transformée. Mais cela est impossible, parce que tous les objets sont animés de la même vitesse. Ce qui intervient, c’est donc la différence des vitesses ; la sienne est énorme par rapport à un système de coordonnées solaires, mais elle est nulle par rapport à la Terre.

Tandis que le premier principe de l’Énergétique, celui de la conservation de la valeur numérique, nous fournit une équation pour chaque transformation, le deuxième principe relatif aux relations entre les intensités répond à la question de savoir si une transformation aura lieu, telles énergies étant en présence. Comme deux intensités égales n’ont pas d’influence l’une sur l’autre (cette propriété négative constitue, au fond, la définition de l’égalité de deux quantités de cette nature), toute transformation doit être précédée d’une inégalité dans la valeur de certaines intensités. Comme tout phénomène peut être considéré comme dû à une transformation de l’Énergie, l’existence d’intensités inégales est la condition générale de possibilité de tout phénomène[1]. Si elle est satisfaite, le taux de transformation de l’Énergie est proportionnel à la différence d’intensité ; celle-ci dépend, d’ailleurs, en même temps, des Énergies présentes et de leurs facteurs. L’ensemble de ces relations est compris dans le deuxième principe de l’Énergétique, dont la partie thermodynamique fut découverte par Sadi Carnot, dès 1827. On peut, avec Clausius, lui donner une forme plus frappante ; l’Énergie en repos ne se met pas d’elle-même en mouvement. On entend par Énergie en repos celle qui ne présente pas de différences d’intensité, et la contrainte qui la fait se transformer consiste en l’introduction d’une inégalité d’intensité dans le système considéré. La règle est générale : pour qu’un phénomène quelconque se produise, l’existence d’une différence d’intensité non compensée est nécessaire ; le phénomène aura une valeur proportionnelle à la différence.

Les énergies de volume, de gravitation et de mouvement présentent la particularité d’être inséparables, c’est ce qui a conduit à la conception de la Matière. Mais comme, dans un système donné, le taux de ces énergies est très variable, il semblait nécessaire, pour trouver une expression à un objet aussi changeant, d’admettre l’existence d’un support dépourvu de propriétés, et, par suite, invariable. On est arrivé ainsi à l’idée actuelle si peu logique de la Matière, base de tout objet, dépourvue de toute propriété caractéristique qui puisse permettre de la définir.

S’il est clair que le concept de matière ne nous fournit aucune représentation satisfaisante des propriétés des objets pesants, il reste cependant à expliquer comment ces trois modes de l’Énergie se trouvent toujours réunis dans le même espace. Pour y répondre, cherchons comment se comporterait un système dépourvu de l’une d’entre elles. Si l’énergie de volume manque, le système n’occupe pas d’espace ; il n’a, pour nous, aucune réalité et nous ne pourrions l’atteindre. Si le système n’a pas d’énergie de mouvement, il est sans masse. Une impulsion infiniment petite lui imprimerait une vitesse infiniment grande, et il se trouverait ainsi soustrait à notre connaissance. Enfin, si l’énergie de gravitation lui manque, il ne reste pas sur la Terre, et il échappera encore à nos sens. Ces trois modes de l’Énergie sont, on le voit, inséparables dans tout objet perceptible ; les seuls systèmes énergétiques que nous connaissions sont ceux où se trouvent réunies ces trois formes de l’Énergie. Existe-t-il des systèmes dépourvus de l’une ou l’autre de celle-ci ? Nous n’en savons rien et n’en pouvons rien savoir ; ils ne peuvent faire partie constitutive de notre monde ; nous n’avons ni possibilité ni motif de les considérer.

Il faut donc reconnaître au concept de Matière une base expérimentale bien déterminée ; mais l’expression demeure imparfaite et maladroite. L’usage du mot Matière a cessé de convenir au langage scientifique. Tout complexe des trois formes de l’Énergie citées plus haut, porte le nom habituel de corps. Il ne resterait rien de ce corps, si on lui enlevait ses propriétés, c’est-à-dire les Énergies comprises dans l’espace qu’il occupe, on le comprend aisément, car le corps n’est qu’un complexe d’Énergies ; il disparaît si on disjoint les éléments de ce complexe.

Je n’ai pas, ici, à montrer quel tableau vaste et complet de la Physique, de la Chimie et de la Physiologie, est contenu dans l’Énergétique. Nos adversaires nous l’accordent ; ce qu’ils contestent, c’est l’utilité de cette représentation. Je crois l’avoir démontrée d’une manière suffisamment complète dans cet article et dans les traités que j’ai déjà publiés. Aujourd’hui, la nécessité d’une théorie énergétique s’impose de plus en plus à la Physiologie et à la Biologie. Ces sciences ont, jusqu’à présent, beaucoup souffert de la mécanique atomique qui les a remplies de problèmes apparents. Je me bornerai à rappeler les innombrables théories de l’hérédité, propriété dont on ne peut démontrer ni la vérité ni l’exactitude, source inépuisable de discussions oiseuses. On commence, maintenant, à s’apercevoir que la méthode énergétique élimine les problèmes apparents ; la science, interrogée enfin sur des réalités, sera en état de faire des réponses réelles.

Sans doute, l’Énergétique n’embrasse pas encore toute la multiplicité des faits observés en Biologie. Les modalités dans l’espace et le temps d’une transformation de l’Énergie donnée en nature et en grandeur sont régies par des lois analogues à la loi d’Ohm. Fourier, dans sa théorie de la conduction calorifique, a posé la base de la théorie de ces phénomènes, mais c’est l’œuvre de l’avenir de faire connaître définitivement ces relations et de résoudre ainsi le plus important des problèmes actuels de l’Énergétique. La Biologie ne manque pas de semblables déterminations à faire. L’introduction de conceptions de cet ordre, telles que les « dominantes » de Reinke, répond au besoin intellectuel que nous ressentons de triompher de ces difficultés, même si la voie n’est pas encore frayée maintenant. Elle s’ouvrirait devant nous si on pouvait assigner à ces « dominantes » des propriétés générales et des lois déterminées.

L’application de l’Énergétique, dans son état actuel, aux diverses sciences est loin d’être épuisée. Comme exemple d’exploitation de ces terres vierges dont la culture peut rapporter les plus riches moissons pour terminer cette étude, j’esquisserai le plan d’une histoire de la civilisation fondée sur l’Énergétique.

On appelle civilisation ce qui distingue l’homme de l’animal. Son trait distinctif est l’empire étendu que l’homme exerce sur le milieu environnant. Il peut influer sur le cours des événements naturels et même le détourner à son gré.

Cette faculté est limitée, mais le progrès de la civilisation a précisément pour indice cette mainmise de l’homme sur le monde. Définissons tout événement comme une transformation de l’Énergie, ainsi que nous l’avons fait plus haut. Se rendre maître des événements, c’est alors se rendre maître des facteurs énergétiques, et l’histoire de la civilisation est celle de la conquête de l’Énergie par l’homme.

Pour faire voir l’adaptation facile de cette considération générale à chaque cas particulier, traçons le schéma énergétique du développement des premiers hommes sortis de l’état bestial. L’usage d’outils est le premier indice de civilisation dans l’essor de la race humaine. On définit, d’une manière satisfaisante, un outil comme un moyen d’amener intentionnellement l’Énergie brute existante à un certain état. En d’autres termes, l’outil est un transformateur d’Énergie ; sa perfection est d’autant plus grande qu’il permet d’obtenir une transformation plus complète.

Les premiers outils furent probablement des pieux, des massues et des pierres. La seule énergie dont disposait l’homme primitif, comme la bête, était l’énergie chimique accumulée dans ses muscles par la nutrition. Elle était limitée pour toute position du corps et utilisable dans un espace déterminé par la longueur des bras. En saisissant un bâton, l’homme a étendu le rayon de son énergie musculaire de la longueur de ce bâton ; il a pu, ainsi, l’appliquer plus utilement. L’usage de la massue lui a permis d’accumuler, sous forme cinétique, l’énergie d’origine musculaire, la transformation ayant lieu au point frappé par la massue. Il a pu accomplir des travaux là où la production directe d’une pression au moyen de l’énergie musculaire était impraticable.

Un grand progrès dans l’adaptation des transformations de l’Énergie est l’invention du jet. Elle réunit et elle étend les deux progrès précédents. La sphère d’action de l’Énergie musculaire augmente considérablement ; pendant l’impulsion il se produit une accumulation. Le progrès a consisté ici dans le choix d’un support approprié de l’énergie à transmettre ; il fallait que le rendement fût aussi grand que possible et que la direction fût choisie avec précision. L’arc et la flèche constituent une solution déjà satisfaisante du problème ; l’énergie musculaire est transformée en énergie élastique quand l’arc est bandé ; le grand avantage est ici la justesse du tir ; les solutions du type arbalète ont pour but d’accumuler une grande énergie aussi longtemps qu’on voudra avant le tir ; le dispositif sera approprié à de nouvelles applications.

Un autre mode de transformation de l’Énergie consiste en sa concentration sur de faibles surfaces, lames et pointes. La même énergie musculaire permet de produire une pression inversement proportionnelle à la surface. Un outil tranchant ou pointu sépare ou pénètre des objets qui résistent au poing ou au caillou.

On voit paraître des instruments nouveaux, combinaisons systématiques des précédents. L’épée et la pique joignent l’accroissement de la sphère d’action au pouvoir de concentration des lames et des pointes ; ces principes interviennent avec le jet, dans l’usage du javelot et de la flèche pointue.

Toutes ces inventions se rapportent à l’exploitation de l’énergie première disponible dans les muscles de l’homme. Un immense progrès fut l’utilisation pour ses besoins individuels de sources d’énergie étrangère. Il ne s’agit encore que d’énergie physiologique ; les esclaves et les bêtes de somme se rencontrent à cette étape ; il est d’ailleurs vraisemblable que la première forme est la plus ancienne. Enfin l’homme employa des énergies inorganiques : le feu et le vent trouvèrent leur usage. Un développement continu sur le terrain énergétique nous amènera aux perfectionnements actuels de l’industrie.

Des considérations d’un autre ordre se rattachent à la constitution d’énergie chimique par nutrition, première phase nécessaire à la production et à l’exploitation de l’énergie musculaire. On accumula des provisions en vue de l’époque où on ne pouvait se les procurer immédiatement ; c’est là une condition bien connue de l’évolution d’une civilisation à ses débuts.

La notion générale de valeur a pour origine les transformations de l’Énergie. Une quantité d’énergie connue et calculée n’est pas équivalente à l’événement naturel brut. Elle est d’autant moins stable que ses intensités sont plus différentes de celles du milieu environnant.

En développant cette méthode, on évaluera l’énergie humaine ; sa mesure sera donnée par les différences d’intensité et par les coefficients de transformation qui en dépendent. Une certaine quantité d’énergie a en général d’autant plus de valeur qu’elle est plus aisément transformable suivant nos besoins. Un morceau de coke et un morceau de viande rôtie peuvent contenir la même quantité d’énergie chimique (mesurée comme énergie totale aussi bien que comme énergie libre), cependant les deux objets ont pour l’homme une valeur absolument différente. C’est qu’il ne peut utiliser directement que l’énergie chimique de la viande, grâce à son appareil digestif.

Nous voyons ici le caractère général du problème. La Nature met à notre disposition le rayonnement solaire et les produits de transformation de cette énergie qui se sont formés sans intervention humaine. Mettre cette énergie brute sous une forme directement utilisable, c’est la tâche de l’homme en face de la Nature. Dans toute transformation de cette espèce, une partie de l’énergie brute prend toujours la forme d’énergie « liée » inutilisable par suite de l’égalisation des intensités (le dernier terme est toujours une égalisation de température). Une partie seulement de l’Énergie brute atteint son but. Toute machine, tout procédé, tout homme intelligent qui améliore le rendement a une valeur d’autant plus grande que l’amélioration est plus considérable et que la forme d’Énergie dont l’usage est perfectionné a plus d’importance pour nous.

Ce critérium de la valeur est général. Il s’applique aux ressources les plus communes de la vie journalière comme aux œuvres les plus élevées de la Science et de l’Art. L’extension de cette idée aux différents domaines de l’activité humaine demanderait un volume. Nous nous bornons donc à une indication. Mais que le lecteur applique ce principe à telle éventualité qui l’intéresse ; il se convaincra de son utilité et pourra en étudier la nature.

Nulle part, dans ce qui précède, il n’est question de la relation des phénomènes psychiques avec l’Énergie.

J’ai déjà donné mon avis : la protothèse d’une énergie psychique serait un progrès fondamental pour la Psychologie générale. Ce qui le montre bien, c’est que l’antique problème de l’âme et du corps n’est plus qu’un problème apparent ; on s’en trouve ainsi débarrassé. Il n’y a aucun obstacle à la conception énergétique des phénomènes psychiques ; on a reconnu d’ailleurs que la soi-disant Matière n’est qu’une combinaison particulière d’énergies. Ainsi disparaît l’antagonisme qu’on a cru si longtemps essentiel, et le problème des relations de l’âme et du corps rentre à peu près dans la même catégorie que celui de la relation entre — l’énergie chimique et l’énergie électrique de la pile de Volta, question résolue en partie à l’heure actuelle.

Fin
  1. La condition est nécessaire mais n’est pas suffisante, car il peut exister des différences d’intensité « compensées » sans qu’il se produise rien. Les relations de cette espèce ont aussi leurs lois ; nous les laissons de côté pour borner cet exposé à l’indispensable.