L’Évolution, la Révolution et l’Idéal anarchique/X

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X

Il me souvient, comme si je la vivais encore, d’une heure poignante de ma vie où l’amertume de la défaite n’était compensée que par la joie mystérieuse et profonde, presque inconsciente, d’avoir agi suivant mon cœur et ma volonté, d’avoir été moi-même, malgré les hommes et le destin. Depuis cette époque, un tiers de siècle s’est écoulé déjà.

La Commune de Paris était en guerre contre les troupes de Versailles, et le bataillon dans lequel j’étais entré avait été fait prisonnier sur le plateau de Châtillon. C’était le matin, un cordon de soldats nous entourait et des officiers moqueurs se pavanaient devant nous. Plusieurs nous insultaient ; l’un qui, plus tard, devint sans doute un des éléments parleurs de l’Assemblée, pérorait sur la folie des Parisiens : mais nous avions autres soucis que de l’écouter. Celui d’entre eux qui me frappa le plus était un homme sobre de paroles, au regard dur, à la figure d’ascète, probablement un hobereau de campagne élevé par les jésuites. Il passait lentement sur le rebord abrupt du plateau, et se détachait en noir comme une vilaine ombre sur le fond lumineux de Paris. Les rayons du soleil naissant s’épandaient en nappe d’or sur les maisons et sur les dômes : jamais la belle cité, la ville des révolutions, ne m’avait paru plus belle ! « Vous voyez votre Paris ! » disait l’homme sombre en nous montrant de son arme l’éblouissant tableau ; « Eh bien, il n’en restera pas pierre sur pierre ! »

En répétant d’après ses maîtres cette parole biblique, appliquée jadis aux Ninives et aux Babylones, le fanatique officier espérait sans doute que son cri de haine serait une prophétie. Toutefois Paris n’est point tombé ; non seulement il en reste « pierre sur pierre » ; mais ceux dont l’existence lui faisait exécrer Paris, c’est-à-dire ces trente-cinq mille hommes que l’on égorgea dans les rues, dans les casernes et dans les cimetières, ne sont point morts en vain, et de leurs cendres sont nés des vengeurs. Et combien d’autres « Paris », combien d’autres foyers de révolution consciente sont nés de par le monde ! Où que nous allions, à Londres ou à Bruxelles, à Barcelone ou à Sydney, à Chicago ou à Buenos Aires, partout nous avons des amis qui sentent et parlent comme nous. Sous la grande forteresse qu’ont bâtie les héritiers de la Rome césarienne et papale, le sol est miné partout et partout on attend l’explosion. Trouverait-on encore, comme au siècle dernier, des Louis XV assez indifférents pour hausser les épaules en disant : « Après moi le déluge ! » C’est aujourd’hui, demain peut-être, que viendra la catastrophe. Balthazar est au festin, mais il sait bien que les Perses escaladent les murailles de la cité.

De même que l’artiste pensant toujours à son œuvre la tient entière en son cerveau avant de l’écrire ou de la peindre, de même l’historien voit d’avance la révolution sociale : pour lui, elle est déjà faite. Toutefois nous ne nous leurrons point d’illusions : nous savons que la victoire définitive nous coûtera encore bien du sang, bien des fatigues et des angoisses. À l’Internationale des opprimés répond une Internationale des oppresseurs. Des syndicats s’organisent de par le monde pour tout accaparer, produits et bénéfices, pour enrégimenter tous les hommes en une immense armée de salariés. Et ces syndicats de milliardaires et de faiseurs, circoncis et incirconcis, sont absolument certains, que par la toute-puissance de l’argent ils auront à leurs gages les gouvernements et leur outillage de répression : armée, magistrature et police. Ils espèrent en outre que par l’habile évocation des haines de races et de peuples, ils réussiront à tenir des foules exploitables dans cet état d’ignorance patriotique et niaise qui maintient la servitude. En effet, toutes ces vieilles rancunes, ces traditions d’anciennes guerres et ces espoirs de revanche, cette illusion de la patrie, avec ses frontières et ses gendarmes, et les excitations journalières des chauvins de métier, soldats ou journalistes, tout cela nous présage encore bien des peines, mais nous avons des avantages que l’on ne peut nous ravir. Nos ennemis savent qu’ils poursuivent une œuvre funeste et nous savons que la nôtre est bonne ; ils se détestent et nous nous entr’aimons ; ils cherchent à faire rebrousser l’histoire et nous marchons avec elle.

Ainsi les grands jours s’annoncent. L’évolution s’est faite, la révolution ne saurait tarder. D’ailleurs ne s’accomplit-elle pas constamment sous nos yeux, par multiples secousses ? Plus les consciences, qui sont la vraie force, apprendront à s’associer sans abdiquer, plus les travailleurs, qui sont le nombre, auront conscience de leur valeur, et plus les révolutions seront faciles et pacifiques. Finalement, toute opposition devra céder et même céder sans lutte. Le jour viendra où l’Évolution et la Révolution, se succédant immédiatement, du désir au fait, de l’idée à la réalisation, se confondront en un seul et même phénomène. C’est ainsi que fonctionne la vie dans un organisme sain, celui d’un homme ou celui d’un monde.

FIN