L’Évolution, la Révolution et l’Idéal anarchique/II

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II

Toutefois les révolutions ne sont pas nécessairement un progrès, de même que les évolutions ne sont pas toujours orientées vers la justice. Tout change, tout se meut dans la nature d’un mouvement éternel, mais s’il y a progrès il peut y avoir aussi recul, et si les évolutions tendent vers un accroissement de vie, il y en a d’autres qui tendent vers la mort. L’arrêt est impossible, il faut se mouvoir dans un sens ou dans un autre, et le réactionnaire endurci, le libéral douceâtre qui poussent des cris d’effroi au mot de révolution, marchent quand même vers une révolution, la dernière, qui est le grand repos. La maladie, la sénilité, la gangrène sont des évolutions au même titre que la puberté. L’arrivée des vers dans le cadavre, comme le premier vagissement de l’enfant, indique qu’une révolution s’est faite. La physiologie, l’histoire, sont là pour nous montrer qu’il est des évolutions qui s’appellent décadence et des révolutions qui sont la mort.

L’histoire de l’humanité, bien qu’elle ne nous soit à demi connue que pendant une courte période de quelques milliers d’années, nous offre déjà des exemples sans nombre de peuplades et de peuples, de cités et d’empires qui ont misérablement péri à la suite de lentes évolutions entraînant leur chute. Multiples sont les faits de tout ordre qui ont pu déterminer ces maladies de nations, de races entières. Le climat et le sol peuvent avoir empiré, comme il est arrivé certainement pour de vastes étendues dans l’Asie centrale, où lacs et fleuves se sont desséchés, où des efflorescences salines ont recouvert des terrains jadis fertiles. Les invasions de hordes ennemis ont ravagé certaines contrées, tellement à fond qu’elles en restèrent désolées à jamais. Cependant mainte nation a pu refleurir après la conquête et les massacres, même après des siècles d’oppression : si elle retombe dans la barbarie ou meurt complètement, c’est en elle et dans sa constitution intime, non dans les circonstances extérieures, qu’il faut surtout chercher les raisons de sa régression et de sa ruine. Il existe une cause majeure, la cause des causes, résumant l’histoire de la décadence. C’est la constitution d’une partie de la société en maîtresse de l’autre partie, c’est l’accaparement de la terre, des capitaux, du pouvoir, de l’instruction, des honneurs par un seul ou par une aristocratie. Dès que la foule imbécile n’a plus le ressort de la révolte contre ce monopole d’un petit nombre d’hommes, elle est virtuellement morte ; sa disparition n’est qu’une affaire de temps. La peste noire arrive bientôt pour nettoyer cet inutile pullulement d’individus sans liberté. Les massacreurs accourent de l’Orient ou de l’Occident, et le désert se fait à la place des cités immenses. Ainsi moururent l’Assyrie et l’Égypte, ainsi s’effondra la Perse, et quand tout l’Empire romain appartint à quelques grands propriétaires, le barbare eut bientôt remplacé le prolétaire asservi.

Il n’est pas un événement qui ne soit double, à la fois un phénomène de mort et un phénomène de renouveau, c’est-à-dire la résultante d’évolutions de décadence et de progrès. Ainsi la chute de Rome constitue, dans son immense complexité, tout un ensemble de révolutions correspondant à une série d’évolutions, dont les unes ont été funestes et les autres heureuses. Certes, ce fut un grand soulagement pour les opprimés que la ruine de la formidable machine d’écrasement qui pesait sur le monde ; ce fut aussi à maints égards une heureuse étape dans l’histoire de l’humanité que l’entrée violente de tous les peuples du nord dans le monde de la civilisation ; de nombreux asservis retrouvèrent dans la tourmente un peu de liberté aux dépens de leurs maîtres ; mais les sciences, les industries périrent ou se cachèrent ; on cassa les statues, on brûla les bibliothèques. Il semble, pour ainsi dire, que la chaîne des temps se soit brisée. Les peuples renonçaient à leur héritage de connaissances. Au despotisme succéda un despotisme pire ; d’une religion morte poussèrent les rejetons d’une religion nouvelle plus autoritaire, plus cruelle, plus fanatique ; et pendant un millier d’années, une nuit d’ignorance et de sottise propagée par les moines se répandit sur la terre.

De même, les autres mouvements historiques se présentent sous deux faces, suivant les mille éléments qui les composent et dont les conséquences multiples se montrent dans les transformations politiques et sociales. Aussi chaque événement donne-t-il lieu aux jugements les plus divers, corrélatifs à la largeur de compréhension ou aux préjugés des historiens qui l’apprécient. Ainsi, pour en citer un exemple fameux, le puissant épanouissement de la littérature française au XVIIe siècle a été attribué au génie de Louis XIV, parce que ce roi se trouvait sur le trône à l’époque même où tant d’hommes illustres produisaient de grandes œuvres en un langage admirable : « Le regard de Louis enfantait des Corneille ». Il est vrai qu’un siècle plus tard, personne n’osa prétendre que les Voltaire, les Diderot, les Rousseau devaient également leur génie et leur gloire à l’œil évocateur de Louis XV. Toutefois à une époque récente, n’avons-nous pas vu le monde britannique se précipiter au devant de la Reine en lui rendant hommage de tous les événements heureux, de tous les progrès qui s’étaient accomplis sous son règne, comme si cette immense évolution était due aux mérites particuliers de la souveraine ? Pourtant cette personne de valeur médiocre n’eut d’autre peine que de rester assise sur le trône pendant soixante longues années, la Constitution même qu’elle était tenue d’observer l’ayant obligée à l’abstention politique pendant ce long espace de plus d’un demi-siècle. Des millions et des millions d’hommes, pressés dans les rues, aux fenêtres, sur les échafaudages, voulaient absolument qu’elle fût le génie tout-puissant de la prospérité anglaise. L’hypocrisie publique l’exigeait peut-être, parce que l’apothéose officielle de la reine-impératrice permettait à la nation de s’adorer réellement elle-même. Néanmoins des voix de sujets manquaient à ce concert : on vit des faméliques irlandais arborer le drapeau noir, et dans les cités de l’Inde des foules se ruer contre les palais et les casernes.

Mais il est des circonstances où l’éloge du pouvoir paraît moins absurde, et semble même au premier abord complètement justifié. Il peut se faire qu’un bon roi, — un Marc Aurèle par exemple, — un ministre aux sentiments généreux, un fonctionnaire philanthrope, un despote bienfaisant en un mot, emploie son autorité au profit de telle ou telle classe du peuple, prenne quelque mesure utile à tous, décrète l’abolition d’une loi funeste, se substitue aux opprimés pour se venger de puissants oppresseurs. Ce sont là d’heureuses conjonctures, mais par les conditions mêmes du milieu, elles se produisent d’une manière exceptionnelle, car les grands ont plus d’occasions que tous autres pour abuser de leur situation, entourés, comme ils le sont, de gens intéressés à leur montrer les choses sous un jour trompeur. Dussent-ils même se promener en déguisement la nuit, comme Haroun al Rachid, il leur est impossible de savoir la vérité complète, et malgré leur bon vouloir, leurs actes portent à faux, déviés du but dès le point de départ, sous l’influence du caprice, des hésitations, des erreurs et fautes, volontaires et involontaires, commises par les agents chargés de la réalisation.

Cependant il est des cas où très certainement l’œuvre des chefs, rois, princes ou législateurs, se trouve franchement bonne en soi ou du moins assez pure de tout alliage ; en ces circonstances l’opinion publique, la pensée commune, la volonté d’en bas ont forcé les souverains à l’action. Mais alors l’initiative des maîtres n’est qu’apparente ; ils cèdent à une pression qui pourrait être funeste et qui cette fois est utile ; car les fluctuations de la foule se produisent aussi souvent dans le sens progressif que dans le sens régressif ; plus souvent même quand la société se trouve dans un état de progrès général. L’histoire contemporaine de l’Europe, de l’Angleterre surtout, nous offre mille exemples de mesures équitables qui ne proviennent nullement de la bonne volonté des législateurs, mais qui leur furent imposées par la foule anonyme : le signataire d’une loi, qui en revendique le mérite aux yeux de l’histoire, n’est en réalité que le simple enregistreur de décisions prises par le peuple, son véritable maître. Lorsque les droits sur les céréales furent abolis par les Chambres anglaises, les grands propriétaires dont les votes diminuaient leurs propres ressources ne s’étaient que très péniblement laissé convertir à la cause du bien public ; mais, en dépit d’eux-mêmes ils avaient fini par se conformer aux injonctions directes de la multitude. D’autre part, lorsque, en France, Napoléon III, secrètement conseillé par Richard Cobden, établit quelques mesures de libre échange, il n’était soutenu ni par ses ministres, ni par les Chambres, ni par la masse de la nation : les lois qu’il fit voter par ordre ne devaient donc pas subsister, et ses successeurs, confiants dans l’indifférence du peuple, saisirent la première occasion pour restaurer les pratiques de protectionnisme et presque de prohibition, au profit des riches industriels et des grands propriétaires.

Le contact de civilisations différentes produit des situations complexes dans lesquelles on peut se laisser aller aisément à l’illusion d’attribuer au « pouvoir fort » un honneur qui revient à de tout autres causes. Ainsi l’on fait grand état de ce que le gouvernement britannique de l’Inde a interdit les sutti ou sacrifices de veuves sur le bûcher de leurs époux, quand on serait en droit de s’étonner au contraire que les autorités anglaises aient pendant tant d’années et avec tant de mauvaises raisons résisté au vœu des hommes de cœur, en Europe et dans l’Inde elle-même, pour la suppression de ces holocaustes ; on se demandait avec stupeur pourquoi le gouvernement se faisait le complice d’une tourbe de bourreaux immondes en n’abrogeant pas des instructions brahmaniques dépourvues de toute sanction autre que des textes du Véda incontestablement falsifiés. Certes, l’abolition de telles horreurs fut un bien, quoique un bien tardif, mais que de maux durent être attribués aussi à l’exercice de ce pouvoir « tutélaire », que d’impôts oppressifs, que de misères, et, pendant les famines, combien de faméliques, jonchant les routes de leurs cadavres !

Tout événement, toute période de l’histoire offrant un aspect double, il est impossible de les juger en bloc. L’exemple même du renouveau qui mit un terme au moyen-âge et à la nuit de la pensée nous montre comment deux révolutions peuvent s’accomplir à la fois, l’une cause de décadence et l’autre de progrès. La période de la Renaissance, qui retrouva les monuments de l’Antiquité, qui déchiffra ses livres et ses enseignements, qui dégagea la science des formules superstitieuses et lança de nouveau les hommes dans la voie des études désintéressées, eut aussi pour conséquence l’arrêt définitif du mouvement artistique spontané qui s’était développé si merveilleusement pendant la période des communes et des villes libres. Ce fut soudain comme un débordement de fleuve détruisant les cultures des campagnes riveraines : tout dut recommencer, et combien de fois la banale imitation de l’antique remplaça-t-elle des œuvres qui du moins avaient le mérite d’être originales !

La renaissance de la science et des arts fut suivie parallèlement dans le monde religieux par la scission du christianisme à laquelle on a donné le nom de Réforme. Il sembla longtemps naturel de voir dans cette révolution une des crises bienfaisantes de l’humanité, résumée par la conquête du droit d’initiative individuelle, par l’émancipation des esprits que les prêtres avaient tenus dans une servile ignorance : on crut que désormais les hommes seraient leurs propres maîtres, égaux les uns des autres par l’indépendance de la pensée. Mais on sait maintenant que la Réforme fut aussi la constitution d’autres églises autoritaires, en face de l’Église qui jusque-là avait possédé le monopole de l’asservissement intellectuel. La Réforme déplaça les fortunes et les prébendes au profit du pouvoir nouveau, et de part et d’autre naquirent des ordres, jésuites et contre-jésuites, pour exploiter le peuple sous des formes nouvelles. Luther et Calvin parlèrent, à l’égard de ceux qui ne partageaient pas leur manière de voir, le même langage d’intolérance féroce que les saint Dominique et les Innocent III. Comme l’Inquisition, ils firent espionner, emprisonner, écarteler, brûler ; leur doctrine posa également en principe l’obéissance aux rois et aux interprètes de la « parole divine ».

Sans doute, il existe une différence entre le protestant et le catholique : (je parle de ceux qui le sont en toute sincérité, et non par simple convenance de famille). Celui-ci est plus naïvement crédule, aucun miracle ne l’étonne ; celui-là fait un choix parmi les mystères et tient avec d’autant plus de ténacité à ceux qu’il croit avoir sondés : il voit dans sa religion une œuvre personnelle, comme une création de son génie. En cessant de croire, le catholique cesse d’être chrétien ; tandis que d’ordinaire le protestant ratiocineur ne fait qu’entrer dans une secte nouvelle, lorsqu’il modifie ses interprétations de la « parole divine » : il reste disciple du Christ ; mystique inconvertissable, il garde l’illusion de ses raisonnements. Les peuples contrastent comme les individus, suivant la religion qu’ils professent et qui pénètre plus ou moins leur essence morale. Les protestants ont certainement plus d’initiative et plus de méthode dans leur conduite, mais quand cette méthode est appliquée au mal, c’est avec une impitoyable rigueur. Qu’on se rappelle la ferveur religieuse que mirent les Américains du Nord à maintenir l’esclavage des Africains comme « institution divine ! »

Autre mouvement complexe, lors de la grande époque évolutionnaire dont la Révolution américaine et la Révolution française furent les sanglantes crises. — Ah ! là du moins, semble-t-il, le changement fut tout à l’avantage du peuple, et ces grandes dates de l’histoire doivent être comptées comme inaugurant la naissance nouvelle de l’humanité ! Les conventionnels voulurent commencer l’histoire au premier jour de leur Constitution, comme si les siècles antérieurs n’avaient pas existé, et que l’homme politique pût vraiment dater son origine de la proclamation de ses droits. Certes, cette période est une grande époque dans la vie des nations, un espoir immense se répandit alors par le monde, la pensée libre prit un essor qu’elle n’avait jamais eu, les sciences se renouvelèrent, l’esprit de découverte agrandit à l’infini les bornes du monde, et jamais on ne vit un tel nombre d’hommes, transformés par un idéal nouveau, faire avec plus de simplicité le sacrifice de leur vie. Mais cette révolution, nous le voyons maintenant, n’était point la révolution de tous, elle fut celle de quelques-uns pour quelques-uns. Le droit de l’homme resta purement théorique : la garantie de la propriété privée que l’on proclamait en même temps, le rendait illusoire. Une nouvelle classe de jouisseurs avides se mit à l’œuvre d’accaparement, la bourgeoisie remplaça la classe usée, déjà sceptique et pessimiste, de la vieille noblesse, et les nouveau-venus s’employèrent avec une ardeur et une science que n’avaient jamais eues les anciennes classes dirigeantes à exploiter la foule de ceux qui ne possédaient point. C’est au nom de la liberté, de l’égalité, de la fraternité que se firent désormais toutes les scélératesses. C’est pour émanciper le monde que Napoléon traînait derrière lui un million d’égorgeurs ; c’est pour faire le bonheur de leurs chères patries respectives que les capitalistes constituent les vastes propriétés, bâtissent les grandes usines, établissent les puissants monopoles qui rétablissent sous une forme nouvelle l’esclavage d’autrefois.

Ainsi les révolutions furent toujours à double effet : on peut dire que l’histoire offre en toutes choses son endroit et son revers. Ceux qui ne veulent pas se payer de mots doivent donc étudier avec une critique attentive, interroger avec soin les hommes qui prétendent s’être dévoués pour notre cause. Il ne suffit pas de crier : Révolution, Révolution ! pour que nous marchions aussitôt derrière celui qui sait nous entraîner. Sans doute il est naturel que l’ignorant suive son instinct : le taureau affolé se précipite sur un chiffon rouge et le peuple toujours opprimé se rue avec fureur contre le premier venu qu’on lui désigne. Une révolution quelconque a toujours du bon quand elle se produit contre un maître ou contre un régime d’oppression ; mais si elle doit susciter un nouveau despotisme, on peut se demander s’il n’eût pas mieux valu la diriger autrement. Le temps est venu de n’employer que des forces conscientes ; les évolutionnistes, arrivant enfin à la parfaite connaissance de ce qu’ils veulent réaliser dans la révolution prochaine, ont autre chose à faire qu’à soulever les mécontents et à les précipiter dans la mêlée, sans but et sans boussole.

On peut dire que jusqu’à maintenant aucune révolution n’a été absolument raisonnée, et c’est pour cela qu’aucune n’a complètement triomphé. Tous ces grands mouvements furent sans exception des actes presque inconscients de la part des foules qui s’y trouvaient entraînées, et tous, ayant été plus ou moins dirigés, n’ont réussi que pour les meneurs habiles à garder leur sang-froid. C’est une classe qui a fait la Réforme et qui en a recueilli les avantages ; c’est une classe qui a fait la Révolution française et qui en exploite les profits, mettant en coupe réglée les malheureux qui l’ont servie pour lui procurer la victoire. Et, de nos jours encore, le « Quatrième État », oubliant les paysans, les prisonniers, les vagabonds, les sans-travail, les déclassés de toute espèce, ne court-il pas le risque de se considérer comme une classe distincte et de travailler non pour l’humanité mais pour ses électeurs, ses coopératives et ses bailleurs de fonds.

Aussi chaque révolution eut-elle son lendemain. La veille on poussait le populaire au combat, le lendemain on l’exhortait à la sagesse ; la veille on l’assurait que l’insurrection est le plus sacré des devoirs, et le lendemain on lui prêchait que « le roi est la meilleure des républiques », ou que le parfait dévouement consiste à « mettre trois mois de misère au service de la société », ou bien encore que nulle arme ne peut remplacer le bulletin de vote. De révolution en révolution le cours de l’histoire ressemble à celui d’un fleuve arrêté de distance en distance par des écluses. Chaque gouvernement, chaque parti vainqueur essaie à son tour d’endiguer le courant pour l’utiliser à droite et à gauche dans ses prairies ou dans ses moulins. L’espoir des réactionnaires est qu’il en sera toujours ainsi et que le peuple moutonnier se laissera de siècle en siècle dévoyer de sa route, duper par d’habiles soldats, ou des avocats beaux parleurs.

Cet éternel va-et-vient qui nous montre dans le passé la série des révolutions partiellement avortées, le labeur infini des générations qui se succèdent à la peine, roulant sans cesse le rocher qui les écrase, cette ironie du destin qui montre des captifs brisant leurs chaînes pour se laisser ferrer à nouveau, tout cela est la cause d’un grand trouble moral, et parmi les nôtres nous en avons vu qui, perdant l’espoir et fatigués avant d’avoir combattu, se croisaient les bras, et se livraient au destin, abandonnant leurs frères. C’est qu’ils ne savaient pas ou ne savaient qu’à demi : ils ne voyaient pas encore nettement le chemin qu’ils avaient à suivre, ou bien ils espéraient s’y faire transporter par le sort comme un navire dont un vent favorable gonfle les voiles : ils essayaient de réussir, non par la connaissance des lois naturelles ou de l’histoire, non de par leur tenace volonté, mais de par la chance ou de vagues désirs, semblables aux mystiques qui, tout en marchant sur la terre, s’imaginent être guidés par une étoile brillant au ciel.

Des écrivains qui se complaisent dans le sentiment de leur supériorité et que les agitations de la multitude emplissent d’un parfait mépris condamnent l’humanité à se mouvoir ainsi en un cercle sans issue et sans fin. D’après eux, la foule, à jamais incapable de réfléchir, appartient d’avance aux démagogues, et ceux-ci, suivant leur intérêt, dirigeront les masses d’action en réaction, puis de nouveau en sens inverse. En effet, de la multitude des individus pressés les uns sur les autres se dégage facilement une âme commune entièrement subjuguée par une même passion, se laissant aller aux mêmes cris d’enthousiasme ou aux mêmes vociférations, ne formant plus qu’un seul être aux mille voix frénétiques d’amour ou de haine. En quelques jours, en quelques heures, le remous des événements entraîne la même foule aux manifestations les plus contraires d’apothéose ou de malédiction. Ceux d’entre nous qui ont combattu pour la Commune connaissent ces effrayants ressacs de la houle humaine. Au départ pour les avant-postes, on nous suivait de salutations touchantes, des larmes d’admiration brillaient dans les yeux de ceux qui nous acclamaient, les femmes agitaient leurs mouchoirs tendrement. Mais quel accueil fut celui des héros de la veille qui, après avoir échappé au massacre, revinrent comme prisonniers entre deux haies de soldats ! En maint quartier, le populaire se composait des mêmes individus ; mais quel contraste absolu dans ses sentiments et son attitude ! Quel ensemble de cris et de malédictions ! Quelle férocité dans les paroles de haine. « À mort ! À mort ! À la mitrailleuse ! Au moulin à café ! À la guillotine ! »

Toutefois il y a foule et foule, et suivant les impulsions reçues, la conscience collective, qui se compose des mille consciences individuelles, reconnaît plus ou moins clairement, à la nature de son émotion, si l’œuvre accomplie a été vraiment bonne. D’ailleurs, il est certain que le nombre des hommes qui gardent leur individualité fière et qui restent eux-mêmes, avec leurs convictions personnelles, leur ligne de conduite propre, augmente en proportion du progrès humain. Parfois ces hommes, dont les pensées concordent ou du moins se rapprochent les unes des autres, sont assez nombreux pour constituer à eux seuls des assemblées où les paroles, où les volontés se trouvent d’accord ; sans doute, les instincts spontanés, les coutumes irréfléchies peuvent encore s’y faire jour, mais ce n’est que pour un temps et la dignité personnelle reprend le dessus. On a vu de ces réunions respectueuses d’elles-mêmes, bien différentes des masses hurlantes qui s’avilissent jusqu’à la bestialité. Par le nombre elles ont l’apparence de la foule, mais par la tenue, elles sont des groupements d’individus, qui restent bien eux-mêmes par la conviction personnelle, tout en constituant dans l’ensemble un être supérieur, conscient de sa volonté, résolu dans son œuvre. On a souvent comparé les foules à des armées, qui, suivant les circonstances, sont portées par la folie collective de l’héroïsme ou dispersées par la terreur panique, mais il ne manque pas d’exemples dans l’histoire, de batailles dans lesquelles des hommes résolus, convaincus, luttèrent jusqu’à la fin en toute conscience et fermeté de vouloir.

Certainement les oscillations des foules continuent de se produire, mais dans quelle mesure : c’est aux événements à nous le dire. Pour constater le progrès, il faudrait connaître de combien la proportion des hommes qui pensent et se tracent une ligne de conduite, sans se soucier des applaudissements ni des huées, s’est accrue pendant le cours de l’histoire. Pareille statistique est d’autant plus impossible que, même parmi les novateurs, il en est beaucoup qui le sont en paroles seulement et se laissent aller à l’entraînement des compagnons jeunes de pensée qui les entourent. D’autre part, le nombre est grand de ceux qui, par attitude, par vanité, feignent de se dresser comme des rocs en travers du courant des siècles et qui pourtant perdent pied, changeant sans le vouloir de penser et de langage. Quel est aujourd’hui l’homme qui, dans une conversation sincère, n’est pas obligé de s’avouer plus ou moins socialiste ? Par cela seul qu’il cherche à se rendre compte des arguments de l’adversaire, il est en toute probité obligé de les comprendre, de les partager dans une certaine mesure, de les classer dans la conception générale de la société, qui répond à son idéal de perfection. La logique même l’oblige à sertir les idées d’autrui dans les siennes.

Chez nous révolutionnaires, un phénomène analogue doit s’accomplir ; nous aussi, nous devons arriver à saisir en parfaite droiture et sincérité toutes les idées de ceux que nous combattons ; nous avons à les faire nôtres, mais pour leur donner leur véritable sens. Tous les raisonnements de nos interlocuteurs attardés aux théories surannées se classent naturellement à leur vraie place, dans le passé, non dans l’avenir. Ils appartiennent à la philosophie de l’histoire.