◄  XI


XII


Le cosaque Danilo Lifanoff avait trente-quatre ans et il terminait son service dans un mois. Sa famille se composait d’un grand-père de quatre-vingt-dix ans qui se souvenait encore de Pougatche, de deux frères, d’une belle-sœur, d’un frère aîné exilé en Sibérie comme « vieux croyant », d’une femme, de deux filles et d’un fils. Son père avait été tué dans la guerre avec les Français, de sorte qu’il était l’aîné de la famille. Il n’était pas pauvre, possédait seize chevaux, deux troupeaux de taureaux et pas mal de terre libre où poussait le froment.

Danilo tenait fortement à la vieille foi. Il ne fumait pas, ne buvait pas, et ne mangeait pas dans la même salle que ceux qui n’étaient pas de sa foi. Il observait rigoureusement le serment. Dans toute affaire, il était lent à exécuter, mais on pouvait compter sur lui. Il employait toute son attention à exécuter les ordres qu’il recevait et n’oubliait pas un seul instant ce qu’il considérait comme son devoir.

Comme on lui avait ordonné de conduire à Sarato les Polonaises, qu’on ne leur fît aucun mal et qu’elles-mêmes restassent calmes, il les avait accompagnées jusqu’ici avec leur petit chien et leur bière. Ces femmes étaient gentilles, bonnes et, bien que Polonaises, ne faisaient aucun mal. Mais dans l’auberge, le soir, il avait vu, en passant devant la voiture, que le petit chien piaillait en remuant la queue, tandis que sous le siège de la voiture, il avait cru entendre une voix. Une des Polonaises, la plus vieille, avait saisi, aussitôt le chien et l’avait emporté d’un air effrayé.

— Il y a quelque chose là-dessous, se dit-il.

La nuit, quand la jeune Polonaise s’approcha de la voiture, il fit semblant de dormir et entendit alors clairement une voix d’homme sortant de la caisse.

De bon matin, il alla à la police et fit son rapport. Les Polonaises qui lui avaient été confiées transportaient dans leur caisse un vivant au lieu de morts.

Quand Albine, joyeuse et assurée que tout allait bien finir et qu’ils seraient libres dans quelques jours, s’approcha de l’auberge, elle vit à la porte un équipage élégant et deux cosaques. La foule se massait à l’entrée, regardant curieusement dans la cour.

Elle était si pleine d’espoir et d’énergie qu’elle n’aurait jamais pu supposer que cette foule pouvait avoir été attirée par ce qui l’occupait. Elle entra dans la cour et, cherchant à voir sa voiture, elle entendit un aboiement désespéré de Trésor.

Ce qui était le plus terrible était arrivé. Devant la voiture, tout brillant dans son uniforme neuf, ses bottes vernies, ses boutons dorés et ses pattes d’épaules, se tenait un homme large aux favoris noirs. Il parlait à voix haute et rauque. Devant lui, placé entre deux soldats, José, avec ses vêtements de paysan, et les cheveux mêlés de brins de paille, semblait tout étonné, levant et laissant tomber ses larges épaules. Sans se douter qu’il était la cause de tout ce malheur, le petit Trésor, le poil hérissé, aboyait furieusement contre le chef de la police.

Migourski, qui venait d’apercevoir Albine, voulut s’approcher d’elle, mais les soldats le retinrent.

— Ce n’est rien, chérie, ce n’est rien, dit-il en souriant de son bon sourire.

— Et voilà la chère petite dame, fit ironiquement le policier. Venez un peu ici. Ce sont les bières de vos enfants, dit-il en indiquant Migourski.

La femme ne put répondre et portant la main à sa gorge, ouvrit la bouche, mais aucun son ne sortit. Ainsi qu’il arrive à l’instant de la mort ou dans les minutes décisives de la vie, en un instant, elle sentit et mesura tout un abîme de sentiments et de pensées, sans pouvoir, rien comprendre, ni croire de son malheur.

Ce qu’elle ressentit d’abord fut l’orgueil blessé à la vue de son mari, le héros, entre les mains de ces brutes qui le tenaient maintenant en leur pouvoir. Puis ce fut une compréhension exacte du malheur qui la frappait. La conscience de son malheur fit surgir le souvenir le plus terrible de sa vie : la mort de ses enfants ; et aussitôt la question se posa. Pourquoi lui avait-on enlevé ses enfants ? Puis un autre : pourquoi cet homme, le meilleur et le plus aimé d’entre tous, son mari, allait-il périr ?

— Qui est-il ? est-ce votre mari ? demanda le maître de police.

— Pourquoi, hurla-t-elle ? Et prise d’un rire fou, elle tomba sur la caisse qui avait été détachée de la voiture.

Louise, toute tremblante de sanglots et le visage inondé de larmes, s’approcha d’elle.

— Madame, chère petite Madame ! Ce n’est rien, disait-elle en promenant machinalement la main sur le corps de sa maîtresse.

On passa les menottes à Migourski, on l’emmena et Albine courut derrière lui.

— Pardonne-moi, cria-t-elle. C’est de ma faute.

— On verra à qui la faute. Ça arrivera jusqu’à vous, dit le maître de police en la repoussant de la main.

Le prisonnier fut conduit au bac. Et Albine, sans savoir pourquoi, le suivait sans écouter les consolations de Louise.

Pendant toute la durée de ce drame, le cosaque Danilo Livano était resté près des roues de la voiture et d’un air sombre regardait tantôt le maître de police, tantôt Albine, tantôt ses pieds à lui.

Quand Migourski fut parti, Trésor, resté seul, remua la queue et se mit à caresser le cosaque auquel il s’était habitué en chemin.

Le cosaque se détacha alors de la voiture, arracha le bonnet qu’il avait sur la tête, de toutes ses forces le lança à terre et, envoyant un coup de pied à Trésor, entra au cabaret. Là, il commanda du vodka, but sans arrêt et dépensa tout ce qu’il avait jusqu’au prix de son uniforme. Le lendemain seulement, quand il s’éveilla dans un fossé, il avait cessé de penser à la question qui le torturait : avait-il bien fait ?



Migourski fut jugé et condamné pour désertion à mille coups de bâton. Ses parents, ainsi que Wanda, qui avaient des relations à Saint-Pétersbourg, obtinrent cette atténuation de peine et il fut envoyé en Sibérie, en relégation perpétuelle. Albine l’y suivit.

Quant à Nicolas Ier, il se réjouissait d’avoir écrasé la révolution, non seulement en Pologne, mais en Europe. Il était fier de n’avoir pas manqué aux volontés de l’autocratie russe et d’avoir gardé la Pologne pour le bien du peuple russe. Et les hommes constellés de décorations et vêtus de lourds uniformes dorés, l’acclamèrent pour cela, lui faisant croire à sa grandeur, soutenant que sa vie était un bienfait pour l’humanité et surtout pour le peuple russe dont l’abrutissement et la corruption avaient toujours été le but inconscient de ses efforts.


FIN