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X


Le cœur d’Albine s’arrêtait d’espoir et de joie, et comme si elle eût voulu partager ses sentiments avec Louise, elle lui désignait du regard tantôt le large dos du cosaque, tantôt le fond du coffre. Louise, d’un air confidentiel, ne cessait de regarder devant elle en plissant de temps en temps ses lèvres.

La journée était claire. De tous côtés s’étendait la steppe déserte et infinie, le trèfle argenté brillant sous les rayons du soleil matinal. De temps en temps seulement, à gauche ou à droite de la route, sur laquelle résonnaient les sabots non ferrés des vifs chevaux bashkirs, on voyait les monticules bâtis par les zizels ; caché derrière, l’animal de garde avertissait du danger en poussant un sifflement aigu et rentrait vivement dans son trou. De temps en temps, on croisait des voyageurs ; tantôt c’était un convoi de cosaques portant du froment, tantôt c’était un bashkir à cheval avec lequel le cosaque échangeait vivement quelques mots en tartare. À chaque relais, on amenait des chevaux frais, bien nourris et les roubles de pourboire que distribuait Albine pressaient l’allure des cochers qui se glorifiaient de marcher comme un courrier d’État.

À la première station, quand le cocher détela les chevaux et que le nouveau attela les autres et que le cosaque fut entré dans la cour, Albine se pencha sur son mari et lui demanda comment il allait.

— Très bien, je n’ai besoin de rien. Je pourrai rester encore deux jours comme cela.

Le soir, on arriva dans le grand village de Dergatch. Pour que son mari pût prendre un peu de repos et se rafraîchir, Albine s’arrêta devant une auberge et envoya le cosaque chercher des œufs et du lait. La voiture était placée sous le hangar et Louise dans les ténèbres surveillait l’arrivée du cosaque. Albine fit sortir son mari, le fit manger et avant le retour du cosaque lui fit réintégrer sa cachette.

On envoya alors chercher des chevaux frais et on repartit. Le moral d’Albine, à chaque étape, était meilleur : elle ne pouvait plus retenir sa joie. Elle ne pouvait parler qu’avec le cosaque, Louise et le petit chien Trésor et elle s’en donnait à cœur joie. Quant à Louise, malgré son manque de beauté, elle voyait en chaque homme un admirateur. Cette fois aussi, elle supposa au bon cosaque de l’Oural qui les accompagnait des vues amoureuses. Cet homme aux yeux d’un bleu clair était assez agréable aux deux femmes par sa simplicité et sa bonne vivacité. Outre le petit Trésor à qui Albine défendait de renifler sous le siège, Albine s’amusait de la coquetterie comique que Louise déployait vis-à-vis du cosaque qui, sans y rien voir, souriait à tout ce qu’on lui disait.

La jeune femme, excitée par le danger, l’espoir de la réussite et l’air vivifiant de la steppe ressentait un enthousiasme et une joie enfantine oubliée depuis longtemps.

Migourski écoutait son babil joyeux et oubliant ses propres fatigues et la soif qui le torturait, se réjouissait de sa joie.

Au soir du second jour, quelque chose perça le brouillard, c’était Saratoff et la Volga. Les yeux du cosaque habitués à la steppe virent les mâts des bateaux et il les désigne à Louise. Mais Albine, qui ne pouvait encore rien voir, s’évertua à parler très haut pour se faire entendre de son mari.

— Saratoff, Volga, criait-elle, comme si elle eut parlé à Trésor.