E. Dentu, éditeur (p. 359-373).


XVII

AIMONS-NOUS BIEN… NE NOUS QUITTONS JAMAIS…


Mme Ebsen commençait à sortir, à se rassurer. Les d’Arlot étaient rentrés à Paris et lui auraient servi de protecteurs, en admettant qu’on eût sérieusement pensé à l’enfermer. Il fallait seulement qu’elle se tint bien tranquille, car l’affreux accident arrivé au banquier, le courage digne de sa veuve, son intelligence supérieure à reprendre les affaires en vraie bru de la vieille Autheman, tout cela déplaçait l’opinion publique à son profit. D’ailleurs la pauvre mère était réduite maintenant, matée par la peur et cette attente mêlée d’espoir qui avait duré des mois ; volontiers elle eût dit comme la paysanne, là-bas et du même accent fatidique : « Rien à faire… »

N’osant encore rentrer rue du Val-de-Grâce, elle continuait à occuper seule la chambre d’Henriette qui, à bout de ressources, venait de partir en Podolie. Elle-même, à la fin de ses petites économies, avait dû reprendre quelques anciennes leçons. C’était sa distraction pendant le jour ; mais la longueur des soirées lui faisait presque regretter sa turbulente amie, surtout depuis la maladie de Magnabos. L’orateur funèbre, ayant pris un chaud et froid au dernier enterrement, traînait un mauvais rhume à fièvre et à grosse toux creuse, ébranlant de ses quintes les manitous sur leurs tréteaux. On lui défendait de parler ; et Mme Magnabos, tout en continuant à coucher d’assiette, devait subir l’humeur furieuse de son malade, enragé de l’idée que les frères mouraient et s’enterraient sans lui.

Tristesse pour tristesse, Mme Ebsen restait dans son taudis, devant la lézarde du grand mur toujours plus creuse ; et la pensée de sa fille, rentrée despotiquement en elle, depuis qu’elle ne craignait plus le cabanon des folles, l’obsédait sans relâche. « Où est-elle ? Que fait-elle ? » Ne recevant plus de lettres, elle relisait les anciennes, si froidement cruelles, cette carte postale en travers de laquelle elle avait écrit : Dernière lettre de mon enfant. De cela même elle se serait contentée, d’une ligne, d’un mot : Éline.

Lorie lui manquait aussi, appelé depuis quelques jours à Amboise pour la succession des Gailleton, morts à deux semaines l’un de l’autre. En son absence, elle allait furtivement savoir chez la mère Blot s’il n’y avait pas de nouvelles ; mais elle ne s’arrêtait pas, se privait de monter jusqu’à son appartement, même d’embrasser Maurice et Fanny restés à Paris avec Sylvanire. Toujours cette crainte de gens apostés pour l’enlever, qui la faisait se retourner dix fois dans la rue déserte.

Un jour, comme elle entr’ouvrait la porte avec son éternel et triste : « Rien pour moi, mère Blot ?… » la concierge s’élança, la figure à l’envers :

« Mais si… Mais si… Votre fille est là-haut… Elle vient d’arriver… »

Où trouva-t-elle la force de monter, de tourner la clef restée sur la porte, de se traîner jusqu’au salon ?…

« Mon enfant… ma petite fille… »


*

Elle l’avait prise à pleins bras, pleurait doucement dans ses cheveux sans parler, tandis qu’Éline se laissait embrasser, blanche et froide, et si maigre sous son chapeau de paille noire, dans son minable et flottant waterproof.

« Oh ! ma jolie petite Lina, » murmurait la mère un peu écartée pour la voir, « ils me l’ont toute chanchée. »

Et de nouveau cramponnée à son cou, avec l’aspiration sanglotante du noyé qui boit l’air et la vie :

« Ne t’en va plus, dis… ça fait trop mal… »

De tout près, pour que ses reproches fussent adoucis de caresses, elle lui racontait son grand chagrin, ses courses éperdues, et qu’ils avaient voulu l’enfermer comme folle.

« Tais-toi, tais-toi, » disait Éline… « Dieu m’a permis de revenir ; remercions-le sans nous plaindre…

– Oui, tu as raison… »

Son enfant de retour, elle oubliait tout. L’infâme Birk lui-même serait entré, qu’elle l’eût embrassé sur sa barbe de Judas… Pensez ! l’avoir à elle, la tenir, entendre son petit pas dans la maison ressuscitée, toutes les persiennes ouvertes ; la suivre de pièce en pièce dans le remue-ménage de l’arrivée, ouvrir ensemble des malles et des tiroirs, s’asseoir devant le petit dîner improvisé, les mains et les regards se croisant comme autrefois, s’étreignant par-dessus la table. Quelle rancune, quelle colère auraient tenu contre un ravissement pareil !

Dans le jardin, doré d’un beau couchant, on entendait rire et jouer les petits Lorie qui s’en donnaient de fourrager les bordures et les plates-bandes, depuis qu’un grand écriteau : « À Louer » pendait sur le pavillon fermé du pasteur. Mais Éline ne pensait pas à eux, ne distinguait même pas leurs cris de ceux des moineaux dans les arbres ; et Mme Ebsen, ignorant ses intentions, n’osait lui parler du passé, de peur d’effaroucher, de briser ce fragile et surprenant bonheur. On a de ces transes dans les trop beaux rêves.

Il fut seulement question du doyen. Pauvre homme ! quel crève-cœur ç’avait dû être de s’arracher à ce coin paisible, à ce jardin planté par lui, d’abandonner ses chères roses doubles et son vieux cerisier dont il cueillait avec tant de précautions les quelques fruits aigrelets, vraies cerises de Paris, trempées de poussière noire, qu’il fallait essuyer et laver avant de les mettre sur la table ! Et Mme Ebsen se figurait le vieux ménage s’en allant derrière ses meubles, eux aussi à bout de service et ne demandant que du repos ; elle le voyait, campant quelque part en province chez des enfants mariés, attendant de retrouver une cure modeste et toutes les privations des premières années. Tout cela pour elle, pour avoir osé, seul dans Paris, élever la voix contre la cruauté et l’injustice.

« Ah ! Linette, si tu l’avais entendu dans ce temple… Comme c’était beau, comme on le sentait bien avec Dieu… Tu serais revenue bien vite, méchante… » Et craignant de l’avoir fâchée, elle lui prenait la main qu’elle baisait gentiment par-dessus la table : « …Pour rire, tu sais bien… »

Éline sans répondre restait distraite, absorbée, un étirement de souffrance et de lassitude sur sa pâleur. La mère pensait : « C’est le voyage… » et malgré son mutisme, elle la questionnait, curieuse de savoir d’ou venait son enfant, mais n’en tirant que des mots vagues, embarrassés… À Zurich, elle avait été un mois malade… Elle avait fait beaucoup de bien à Manchester… Et de temps en temps, une phrase de la Bible, une exhortation pieuse : « Souffrons en Christ, ma mère, et nous régnerons avec lui. » Et la mère de se dire encore : « Ô ma jolie petite Lina, ils me l’ont toute chanchée… »

Enfin l’essentiel était de l’avoir là, tout près dans sa petite chambre, où Lina rentrait de bonne heure, prétextant sa fatigue, pendant que Mme Ebsen veillait au contraire, pressée de se réinstaller, de reprendre ses habitudes dans le cher logis si longtemps abandonné, et s’arrêtait à toute minute au milieu de ses arrangements, avec le sentiment délicieux de la paix retrouvée, de la maison pleine, après tant d’heures de désespoir et de solitude.

La rue dormait. Par-dessus les arbres des jardins, Saint-Jacques-du-Haut-Pas envoyait le timbre grave de l’heure, et Bullier les ritournelles coupées de ses violons. Plus rien ne bougeait chez Éline. Pourtant sa lumière veillait encore. « Elle aura oublié d’éteindre… » pensa Mme Ebsen, qui entra doucement… La jeune fille était à genoux sur le carreau de la chambre, la tête renversée, les bras tendus dans un raide mouvement d’invocation. Au bruit de la porte, elle dit durement sans se retourner :

« Laisse-moi avec Dieu, ma mère… »

La mère s’élança, l’étreignit follement :

« Non, non, pas ça, mon enfant chérie… ne sois pas fâchée… tu t’en irais encore… »

Et tout à coup, déliant son étreinte, tombant à genoux de tout le poids de son gros corps :

« Tiens ! je prie avec toi… Dis tout haut ce qu’il faut dire… »

*

Quand le soleil donne à plein sur la maison, il y en a pour tous les étages. En serait-il de même du bonheur ? Deux jours après l’arrivée d’Éline, Mme Ebsen recevait une lettre de Lorie lui annonçant qu’il héritait décidément des cousins Gailleton. Leurs rentes étaient en viager ; mais il lui restait la maison qu’il comptait vendre, et le vignoble, avec la closerie, où il allait installer les enfants, Romain et Sylvanire. C’est de là qu’il écrivait, de la chambre de sa martyre donnant sur la grosse tour du château. Maurice continuerait ses études pour Navale, au petit collège d’Amboise. Pauvre élève du Borda, victime de la vocation !… Puis ces nouvelles données, timidement, en post-scriptum, Lorie-Dufresne ajoutait :

« Vous avez retrouvé votre enfant. Je pense que dans cette immense joie qui vous arrive, s’il y en avait un peu pour moi, vous me l’auriez écrit. Mais je veux bien que vous sachiez, que vous lui disiez que mon cœur à moi n’a pas changé, et que les petits n’ont toujours pas de mère. »

Voici, dans son ingénuité tendre et les tournures étrangères de sa phrase, la réponse de Mme Ebsen :

« Lorie, mon ami, c’est mon enfant et ça n’est plus mon enfant. Douce et soumise, prête à tout ce qu’on veut, mais froide, détachée, comme s’il y aurait quelque chose de brisé en elle. C’est son cœur, voyez-vous, qui ne va plus. Quelquefois je la prends, je la tiens à brasse-corps contre moi pour la réchauffer. Je lui crie : « Mais je n’ai que toi, mon enfant chérie… Et qu’est-ce que c’est que la vie, si on ne s’aime plus ? » Elle ne répond pas, ou elle me dit qu’il faut nous aimer en Dieu et que le salut de nos âmes est la seule affaire. Elle ne s’occupe pas d’autre chose, et chez nous tout son temps se passe en prières, en lectures édifiantes.

« Les premiers jours, elle est allée voir toutes nos amies, elle s’est montrée partout ; mais maintenant elle ne sort plus et ne parle pas même de reprendre ses leçons. Je ne sais ce qu’elle compte faire, et je travaille pour deux en attendant. Oh ! tant qu’elle voudra, mon Dieu ; j’ai vingt ans, depuis qu’elle est là… Pour ce qui est de vous, ça ne va pas bien non plus. Quand j’ai reçu votre lettre, je suis allée prendre Fanny, qu’elle n’avait pas encore vue. J’espérais lui ouvrir le cœur avec les grâces de l’enfant, ses petites mines, ses cheveux fins qu’elle aimait tant à coiffer. Eh ! bien, non, elle l’a accueillie comme une étrangère, d’un de ces baisers de glace qu’elle me donne ; et elle n’a fait que parler de Dieu, de la nécessité de l’Évangile à la pauvre petite toute tremblante de peur et se serrant contre moi…

« Et pourtant je ne perds pas tout espoir de guérir ma fille de cette affreuse maladie de ne plus aimer rien ; c’est une affaire de temps et de tendresse. Tenez ! la nuit dernière, je pleurais tout bas dans mon lit, car enfin ça fait de la peine de perdre son enfant toute vive. J’ai cru entendre une plainte à côté. Je me lève, je cours vers Lina, couchée sans lumière et ne dormant pas. « Qu’est-ce que tu as, ma chérie ? – Mais je n’ai rien, rien du tout… » et en l’embrassant, je sentais ses joues toutes mouillées de larmes froides.

« Ah ! mon ami, y a-t-il quelque de chose de plus triste que cette mère et cette fille pleurant sans rien se dire, avec la nuit entre elles ?… Tout de même elle a pleuré ; c’est le cœur qui revit peut-être. Et si elle me rendait son cœur, elle vous le rendrait aussi et à vos enfants… »

C’était le 15 juillet, environ trois semaines après le retour d’Éline chez sa mère. Mme Ebsen, revenant de dire adieu à la dernière de ses élèves restée à Paris, avait fait un détour pour prendre des nouvelles de Magnabos.

« Mal, très mal… » râlait du fond de son fauteuil l’orateur funèbre devenu aphone ; et se tournant péniblement vers sa femme qui arrosait de larmes silencieuses la robe bleue de saint Rigobert : « Surtout, je t’en prie, pas de discours sur ma tombe… je n’en veux pas… il n’y en a pas un qui sache parler. »

Puis, s’exaltant à propos de la fête nationale de la veille :

« Hein ? vous avez vu, Mme Ebsen ?… Était-ce beau !… Ont-ils gueulé !… Étaient-ils contents !

– Oui, j’entendais ça de loin, mais nous n’avons rien vu… Lina n’a pas voulu sortir. »

Magnabos s’indignait :

« Pas voulu sortir !… mais c’est notre fête pourtant, la fête des petits, la fête du peuple, la fin des superstitions et des privilèges… Des lampions ! Des lampions ! nom d’un tonnerre !…

– Mon ami… mon ami… » disait la pauvre Mme Magnabos, craignant de lui voir saigner son dernier poumon. Et son œil suppliant renvoyait Mme Ebsen qui rentrait par les rues encore pavoisées de drapeaux, d’emblèmes, de guirlandes feuillues détrempées par une pluie d’orage. Était-ce la vue de ce mourant, le chagrin de sa vaillante femme, peut-être aussi la tristesse de ce lendemain de fête ; mais Mme Ebsen se sentait envahie d’un malaise, les jambes molles de la fatigue qui restait dans l’air alourdi. Le Luxembourg qu’elle traversa lui parut immense et sinistre, avec le bois dégarni de ses estrades, de grands gibets verts éclatés et noircis où s’accrochaient les girandoles tricolores des petits godets à l’huile. De grosses lanternes en papier orange roulaient à terre au pied des arbres calcinés, dans une poussière de bastringue qui flottait encore… Elle marchait vite ; il lui tardait d’échapper à cette tristesse de la rue, d’être chez elle, serrée contre son enfant.

*

« Lina !… Lina !… »

La chambre d’Éline, fermée à clef, ne s’ouvrit qu’au second appel, montrant la jeune fille debout, prête à sortir, et plus blanche encore que d’habitude dans le large ruban noir qui nouait son chapeau sous le menton. Près d’elle, sur une chaise, sa valise et de menus objets de voyage tout préparés.

« Éline ?… Qu’est-ce que ?…

– « Dieu m’appelle, ma mère… je vais à lui. »

Oh ! cette fois, la mère n’eut pas un cri, pas une larme. Elle comprenait la comédie infâme, et que, pour répondre à l’accusation du vieil Aussandon, on avait laissé la jeune fille revenir quelque temps chez elle se montrer partout, prouver enfin qu’elle était libre, non séquestrée et forcée. Puis l’impression produite, au risque de tuer la mère, en route !…

*

C’était trop, à la fin.

« Eh ! bien, va… je n’ai plus d’enfant… »

Elle dit cela sourdement, d’une voix terrible. Après, les deux femmes restèrent droites, sans un mot, sans un regard, attendant la voiture qu’on était allé chercher…

Ce fut long, ce fut rapide, incommensurable comme la minute où l’on meurt.

« Adieu, ma mère… je t’écrirai… » dit Lina.

L’autre répondit seulement : « Adieu… »

Machinalement leurs joues se frôlèrent, un baiser glissant et froid comme la dalle d’un temple. Mais en ce court contact, la chair s’émut, cria, et tout au fond d’Éline, dans ce qui restait de son enfant, la mère entendit le soulèvement avorté d’un sanglot.

« Reste alors !… »

Et elle lui tendait ses bras tout grands. Mais Éline, égarée, la voix rauque :

« Non, non, pour ton salut, pour le mien… je, te sauve en nous déchirant… »

… Mme Ebsen, immobile à la même place, entend ce pas léger qui s’éloigne sur l’escalier.

Et sans que la fille se penche à la portière, sans que la mère soulève son rideau, pour l’échange d’un dernier adieu, la voiture cahote, tourne la rue, se perd entre mille autres voitures dans le grondement de Paris.

Elles ne se sont plus revues… Jamais.

FIN