Ne nous frappons pas/L’Étrange Aventure du monsieur à la jambe de bois

L’ÉTRANGE AVENTURE DU MONSIEUR À LA JAMBE DE BOIS

— Monsieur sait-il que le nouveau propriétaire de la Villa des Guimauves a une jambe de bois ?

— Non, Dominique, j’ignorais ce détail.

— Ce détail ! s’esclaffa le jardinier. Monsieur en parle bien à son aise !

— À mon point de vue, Dominique, cette jambe en moins ne constitue qu’un faible détail mais pour le pauvre homme, ce détail revêt évidemment plus d’importance, mais que puis-je y faire ?

— Pour sûr !… La première chose qu’il a fait en arrivant, ce monsieur, c’est de changer le nom de sa propriété. Je donne en mille à monsieur de deviner comment elle s’appelle maintenant.

— Je ne devinerai jamais.

Villa des Requins ! Hein, qu’est-ce que monsieur dit de ça ? Villa des Requins !

Villa des Requins, remplaçant Villa des Guimauves, il est certain, Dominique, que voilà un changement radical.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain même de cet entretien, je faisais connaissance avec le monsieur à la jambe de bois, un charmant causeur doublé, depuis ce jour, d’un brave camarade.

— Certes, fis-je, je comprends que cette désignation de Villa des Guimauves vous ait semblé intolérablement douceâtre et mucilagineuse, mais de là à prier ces redoutables squales de vous prêter leur nom…

Le monsieur à la jambe de bois m’interrompt sévèrement :

— Ne proférez pas de mal des requins ; c’est à l’un d’eux que je dois la vie, et je suis bien décidé, loin d’oublier jamais ce service, à profiter, au contraire, des moindres circonstances pour glorifier le nom des requins, exalter leurs mérites, en un mot, les réhabiliter.

— Ce doit être une bien curieuse histoire.

L’homme ne se fit pas prier pour me narrer l’aventure :

Issu d’une famille à la fois honorable et riche (il s’en trouve encore, mais si peu !), et tout jeune, notre ami connut le malheur de tomber dans les lacs d’une gueuse infiniment séduisante, de laquelle il jura de faire sa compagne légitime.

Inquiète des dangereuses manœuvres de cette Circé moderne, l’honorable et riche famille remit le jeune homme ès-mains d’un homme sûr avec mission de le faire voyager dans toutes les Amériques ou autres Océanies, jusqu’advenu l’oubli, inclusivement.

Se baignant un jour dans les parages de Sumatra (Avis à nos abonnés et lecteurs au numéro : Ne vous baignez dans les parages de Sumatra qu’au cas où vous n’en auriez pas d’autres sous la main), se baignant, dis-je, un jour dans les parages de Sumatra, soudain le jeune homme, poussant un grand cri, agita ses bras hors de l’eau, frénétiquement.

Aidé de quelques indigènes, le mentor ramena sur la plage notre jeune imprudent.

Trop tard, peut-être, hélas ! car une piqûre d’un poisson fort connu dans ces latitudes lui faisait déjà et démesurément enfler la jambe droite.

Et pas de médecin ! Pas de chirurgien !

Les indigènes branlaient tous une tête inquiétante, et l’un d’eux qui s’exprimait admirablement en la langue de notre pays, formula ce diagnostic :

— Foutou ! Le messié est foutou !

Le jeune homme s’écria :

— Puisque je dois mourir, que ce soit tout de suite et sans souffrance ! Rejetez-moi à l’eau.

Il fut fait comme il le désirait.

Bientôt retentissait un autre grand cri, les mêmes bras s’agitaient non moins frénétiquement et de la pourpre ensanglantait l’émeraude d’Amphitrite.

— Au secours ! au secours ! clamait le jeune homme chez qui l’instinct de conservation venait de prendre brusquement la suprématie sur le désespoir.

Abrégeons :

Un requin venait de remplacer le chirurgien absent, en pratiquant — et cela sans exiger les moindres honoraires — l’amputation de la jambe malade.

Le jeune homme était sauvé.

Et l’homme à la jambe de bois termina son récit par cette remarque judicieuse :

— Comme quoi, monsieur, la nature a toujours soin de mettre le remède à côté du mal.