L’ÉTRANGE[1]


« Arrivons-nous bientôt, postillon ?

« Pas encore. Je crains de ne pouvoir échapper au chasse-neige ; le vois-tu venir ? Vois-tu les tourbillons qui s’amoncellent dans le lointain ? — Oui, je les vois, ces tourbillons, ils fondent tout droit sur notre route ; les fuir est impossible. »

Vers le soir, la température baissait sensiblement ; on entendait la neige craquer sous l’arbre du traîneau.

Pendant les longues soirées d’hiver, la tempête gronde dans les immenses forêts de pins séculaires, les branches s’inclinent sur le chemin étroit et s’agitent, menaçantes, dans le crépuscule grandissant de la nuit qui tombe. Il fait froid, et on sent un malaise vague, indicible. L’étroite « kibitka » vous enserre de tous côtés, et la sensation de malaise se définit, s’aggrave au heurt incessant des armes avec lesquelles les soldats de notre escorte font un bruit infernal. La chanson des grelots sonne lugubre et monotone en harmonie avec le chasse-neige. Heureusement une lumière proche annonce une station à la lisière de la forêt bruissante.

Les soldats, tout en faisant résonner leur arsenal d’armes, secouèrent la neige de leurs vêtements dans l’isba, où nous entrâmes. Surchauffée, sombre et noircie par la fumée, cette isba présentait un aspect pauvre et inhospitalier. L’hôtesse fixait sur le bâton de fer une branche de pin allumée, qui formait l’unique éclairage.

— Dame, qu’avez-vous à nous offrir ?

— Rien, il n’y a rien à la maison.

— Comment ! pas même de poisson ? mais la rivière est tout près !

— Nous en avions bien, mais la loutre a tout dévoré.

— Allons donc ! des pommes de terre, alors.

— Il n’y en a pas ; la gelée, cet automne, les a abîmées.

Que faire ? Force fut de se résigner. L’hôtesse nous apporta du pain et des oignons, dans un panier d’osier et, contre toute attente, nous trouvâmes un samovar. Le thé, heureusement, nous réchauffa peu à peu. Dehors, les tourbillons de l’ouragan se déchaînaient ; la neige tombait, drue et menue, contre les vitres, et, de temps à autre, la lumière du copeau s’agitait, tremblait.

— Impossible de continuer votre route ! il faudra coucher à la station.

— Soit ! nous y coucherons. Vous non plus, Monsieur, vous n’avez pas à vous presser. Vous voyez de près le pays ; eh bien, croyez-moi, plus on s’y enfonce, plus il vous serre le cœur.

Peu à peu tout s’apaisait dans l’isba, l’hôtesse serra quenouille et filasse et alla se coucher, la lumière s’éteignit. Nous fûmes plongés dans les ténèbres et le silence, seuls les coups de l’ouragan venaient l’interrompre de temps à autre. Je ne pus dormir. Je me sentais brisé, et le bruit de la tempête éveillait en mon âme des pensées sinistres.

— Impossible de dormir, Monsieur, dit un des gendarmes de mon escorte, homme sympathique, d’un extérieur agréable, intelligent même ; durant le trajet, il ne nous avait guère ennuyés par de vaines formalités.

— Ah ! oui, impossible de fermer l’œil.

Je sentais bien que mon voisin ne dormait pas davantage et il me semblait que, comme moi, il était envahi de tristesse.

Le plus jeune des gendarmes dormait du sommeil de la jeunesse exténuée. De temps en temps, il marmottait quelques mots indistincts.

— Vous me surprenez, reprit tout bas la voix égale du sous-officier, tiens, vous appartenez, de par votre naissance, à la noblesse ; vous’êtes instruits, et que faites-vous ? comment employez-vous votre vie ?

— Comment ?

— Eh ! Monsieur, croyez-vous donc que nous n’y comprenions rien ?

— Nous nous y entendons assez pour savoir que ce n’est point là une existence pour vous ; et que vous êtes habitués à toute autre chose dès votre enfance.

— Ce que vous dites là n’a pas de sens : il ne s’agit pas de nos habitudes d’enfance, nous avons eu le temps de nous en défaire.

— Est-il possible que ce soit pour votre seul plaisir que vous faites tout cela ? demanda-t-il d’un ton de doute.

— Plaisir ? non assurément !… Et vous ? est-ce que vous vous divertissez beaucoup.

Gavriloff (appelons ainsi mon interlocuteur) ne répondit pas tout de suite, il paraissait tourmenté par sa pensée.

— Non, certes, Monsieur ; écoutez, sachez, il est des moments où l’on voudrait fuir la lumière du jour ; on dirait une lame aiguë qui vous traverse le cœur.

— Votre service est-il donc si dur ?

— Le service assurément n’est pas une promenade, et je dois avouer que les chefs sont sévères ; mais ce n’est pas tout cela, non, certes, ce n’est pas le service qui vous tue.

— Et qu’est-ce donc ?

— Ah ! si je le savais…

Nous retombâmes dans le silence.

— Maintenant j’y suis fait, j’en ai pris l’habitude. Bah ! les chefs ne me laisseront pas moisir éternellement comme sous-officier ; on me fera avancer en grade ; je n’ai jamais été puni, puis je serai bientôt libre de prendre ma retraite et de retourner dans mon pays.

— Mais qu’est-ce donc qui vous frappe si douloureusement ?

— Si vous voulez, Monsieur, je vous raconterai ce qui m’est arrivé.

Entré au service en 1874 dans un escadron de recrues militaires, j’ai toujours rempli mon devoir ; il faut le dire, j’ai servi avec beaucoup de zèle. J’étais toujours à l’ordre du jour ; on m’envoyait aux théâtres, aux assemblées. Vous savez comme il en va de ces choses-là. Je savais lire et écrire, mes chefs en firent usage. Content de mon zèle, le commandant, qui était un pays, me fit appeler un jour et me dit : « Gavriloff, bientôt je te proposerai pour le grade de sous-officier. Dis-moi, as-tu jamais escorté des prisonniers ?

— Jamais, mon commandant.

— Allons, continua-t-il, la prochaine fois je t’enverrai en qualité d’aide ; tu seras attentif aux détails ; ce n’est pas la mer à boire.

— À vos ordres, mon commandant, répondis-je, quoique je n’eusse jamais fait quelque chose de semblable. De ma vie je n’avais songé devoir jamais escorter vos frères. La chose, peut-être, n’est pas si compliquée, mais il n’en est pas moins nécessaire de comprendre les instructions, de se les assimiler pour ainsi dire. Il faut encore savoir s’y prendre et il y faut de la promptitude.

Huit jours s’étaient à peine écoulés que l’employé de service m’appela, avec le sous-officier, chez le major. En nous voyant, il dit : « Vous partirez tous deux avec le commandant » ; puis, s’adressant au sous-officier, il ajouta : « Voilà un aide pour toi ; c’est son premier essai. Allons, mes enfants. Mettez du cœur à la besogne, ne vous endormez pas. Exécutez-moi l’affaire en braves que vous êtes. C’est une demoiselle de la forteresse que vous aurez à escorter. Voici vos instructions, demain vous toucherez de l’argent. Que Dieu vous bénisse ! » Ivanoff, c’était le nom du sous-officier, partit avec moi en qualité d’aîné ; j’étais son aide, comme ce jeune gendarme est le mien à présent. À l’aîné la couronne confie l’argent et les papiers : c’est lui qui paye, qui signe, qui fait les comptes ; un simple soldat lui est adjoint en qualité d’aide pour faire les commissions et prendre soin des menus détails.

Eh bien, le lendemain, à la pointe du jour, le chef nous avait à peine tourné le dos, voilà mon Ivanoff déjà ivre. Il faut avouer, ce n’est pas l’homme qu’il eût fallu pour une pareille besogne ; aussi a-t-il été dégradé. Tant qu’il se trouvait sous les yeux des chefs, il était le modèle du sous-officier ; même il chicanait les autres, gagnait faveur par ses flatteries ; mais, une fois libre, il ne savait jamais résister et s’enivrait continuellement. Arrivés enfin, sans encombre, à la forteresse, on nous donna les papiers, les instructions, et nous attendîmes. J’étais bien curieux de voir quelle était cette demoiselle qu’il nous fallait, selon la feuille de route, escorter si loin. Nous devions prendre ce même chemin que nous suivons à présent. Une heure se passa, pendant laquelle on rassemblait les effets, qui ne pesaient pas lourd : un tout petit paquet : un jupon, du linge, etc. Ajoutez encore quelques livres, c’était tout. Les parents ne sont guère riches ! pensai-je. Enfin elle vint : toute jeune, presque une enfant ; ses blonds cheveux tombaient en une lourde natte sur son dos ; à ce moment un beau vermeil colorait ses joues ; elle devint pâle bientôt et, pendant tout le trajet, elle fut d’une blancheur transparente. Avec quelle pitié je la regardais, mon cœur débordait. Mais laissons cela.

Elle mit son manteau, se chaussa de galoches. Selon la règle, on nous montre ses effets. — Combien d’argent avez-vous sur vous ? Nous trouvâmes un rouble vingt cop. Le sous-officier les empocha.

— Je suis obligé de vous fouiller, Mademoiselle, lui dit-il.

À ces mots, elle s’enflamma, ses yeux lancèrent des éclairs, la pourpre colora ses joues, ses lèvres tremblaient : elle ne se possédait plus. Comme elle nous regardait ! Vraiment je n’osais l’approcher. Mais le sous-officier, ivre, alla droit à elle.

— Il est de mon devoir de le faire, dit-il ; c’est l’ordre.

Alors elle poussa un cri, qui fit reculer Ivanoff lui-même.

Je la regardai : elle était blême ; ses yeux, démesurément agrandis, étaient noirs à faire peur ; son attitude, sa figure exprimaient la haine. Elle frappait des pieds ; parlant très vite ; mais, je dois l’avouer, je ne compris rien à ce qu’elle disait.

L’inspecteur de la prison eut peur, il lui offrit un verre d’eau.

— Calmez-vous, je vous en supplie, dit-il. Mais elle lui jeta à la figure : « Barbares, vous n’êtes que de vils esclaves. » Et d’autres injures.

Que voulez-vous ? je trouve une pareille conduite, à l’égard des supérieurs, condamnable, toujours et quand même. Et nous ne l’avons pas fouillée. L’inspecteur l’emmena dans une autre pièce, elle en sortit tout aussitôt. « Elle n’a rien sur elle, » annonça-t-il, tandis qu’elle le regardait avec des yeux méchants, comme si elle raillait. Ivanoff les contemplait bouche béante, et dans son ivresse il marmottait : « Ça n’est pas légal ; j’ai des ordres, moi. » Mais l’inspecteur fit semblant de ne pas entendre.

Nous nous mîmes en route. Pendant que nous traversions la ville, elle regardait constamment par la fenêtre de la voiture, soit qu’elle fît ses adieux, soit qu’elle cherchât du regard quelque être ami. Quand Ivanoff s’en aperçut, il ferma les fenêtres et baissa les stores. Alors, s’enfonçant dans un coin, elle se serra étroitement contre le siège et se mit à nous contempler ; je dois avouer que je n’en pouvais plus : je soulevai un des stores, comme si j’eusse désiré regarder dans la rue. Mais elle n’y fit point attention ; ne regardant plus du côté de la fenêtre, elle demeurait colère, dans son coin, se mordant les lèvres jusqu’au sang. Nous arrivâmes ainsi à la gare. Le temps était clair, malgré la saison avancée. C’était au mois de septembre ; le soleil brillait, mais le vent soufflait froid, vrai vent d’automne. À peine entrée en wagon, elle ouvrit la fenêtre, se pencha toute au dehors et demeura ainsi tout le temps. Le vent lui soufflait à la figure. Nos ordres, vous le savez, défendent d’ouvrir les fenêtres, mais déjà mon Ivanoff ronflait, et je n’eus pas le courage de l’arrêter. Enfin, je m’enhardis et, m’approchant d’elle : « Mademoiselle, lui dis-je, fermez la fenêtre. » Elle se taisait, ne prêtait pas plus d’attention à mes paroles que si j’avais parlé au vent. Je restai devant elle, j’attendis ; enfin, je repris : « Vous vous exposez à prendre froid, Mademoiselle, le vent est glacial. » Elle se retourna et me regarda comme si quelque chose l’eût frappée. Après quelques instants, elle dit doucement : « Laissez-moi, je vous prie », et sortit de nouveau sa tête par la fenêtre. Renonçant alors à ma tentative, je m’éloignai. Peu à peu elle semblait se calmer, elle ferma la fenêtre et s’enveloppa dans son manteau pour se réchauffer. « Il fait froid dehors, le vent vous glace », dis-je. Elle n’y fit pas attention, même elle retourna à la fenêtre, s’exposant de nouveau à toutes les rigueurs de l’intempérie ; on eût dit qu’elle ne pouvait se lasser, après l’étroite prison, de respirer l’air libre. Même elle s’égayait, un léger sourire jouait sur ses lèvres. Quel délice de la voir en ces moments ! Le croiriez-vous ? vraiment, je l’eusse épousée de grand cœur si le chef et les ordres formels ne s’y opposaient.

Au sortir de la ville, nous devions continuer la route en troïka. Mon Ivanoff restait couché, saoul ; il se réveillait de temps à autre, mais pour se rendormir tout aussitôt. En descendant de wagon, il trébucha. « Mauvaise affaire, me dis-je en moi-même. Pourvu qu’il ne perde pas l’argent de la couronne ! » Il se jeta dans la chaise de poste, et la voiture était à peine en mouvement que déjà il ronflait. Elle s’assit à côté de lui ; on n’y était guère à l’aise. Avec quelle horreur, quel dégoût elle le dévisageait ; frémissante comme au contact d’une vermine. Elle s’enveloppa étroitement, se fit toute petite et se serra dans un coin, afin de ne pas le toucher. Nous quittâmes ainsi la ville ; le vent soufflait, glacial. Tout transi de froid moi-même, je voyais qu’elle grelottait. Secouée par une toux violente, elle porta son mouchoir à ses lèvres : je vis des gouttes de sang sur ce mouchoir. Je ressentis une douleur comme d’un poignard enfoncé dans le cœur. « Ah ! Mademoiselle, m’écriai-je, est-il possible, que vous entrepreniez un pareil voyage, malade comme vous l’êtes ! L’automne est rigoureux. Non ! cela ne se peut pas. » Elle me jeta un regard, ah ! ce regard, c’était un éclair : « Seriez-vous naïf à ce point ? Vous n’avez donc pas compris que c’est bien malgré moi que je vais en exil ? » Voilà qui est charmant ! il se constitue mon gardien tout en m’honorant de sa pitié ! — « Vous devriez déclarer votre état aux autorités et entrer dans un hôpital. Cela vaudrait toujours mieux que de continuer le voyage par un froid pareil. La route est longue. » — « Où m’emmène-t-on ? » demanda-t-elle.

« Il nous est sévèrement défendu, répondis-je, de faire connaître aux criminels leur destination. » Voyant mon embarras, elle se détourna ! « Soit, fit-elle, ne dites rien, et ne vous occupez plus de moi. » Je ne pus me retenir : « Votre exil est lointain, bien lointain. » Elle se mordit les lèvres, fronça les sourcils, mais ne répondit rien. Secouant la tête, je lui dis : « Vous êtes jeune, vous ignorez ce que cela signifie ! » À ces mots, elle me regarda, pleine de dépit, et me dit : « Vous vous trompez ! Je ne sais que trop bien ce que cela signifie, mais n’importe ! Je n’irai pas dans votre hôpital. Merci, j’aime mieux mourir libre que de guérir dans les hôpitaux de vos prisons. Vous croyez que j’ai pris froid, que c’est le vent qui me fait souffrir ? Oh, que non ! » — « Vous avez des parents là-bas ? demandai-je, me rappelant qu’elle avait exprimé l’espoir que le contact des amis la remettrait. « Non, répondit-elle, je n’ai, sur cette terre étrangère, ni parents, ni connaissances. Le lieu de mon exil m’est inconnu, mais assurément il s’y trouvera des exilés comme moi, des amis. » Je fus fort surpris de l’entendre qualifier d’amis de parfaits étrangers. Serait-il possible, pensai-je, qu’elle pût trouver là-bas des étrangers qui la nourriraient, la soigneraient sans rémunération. Mais je cessai de la questionner, car, de nouveau, ses sourcils se froncèrent ; il était évident que mes questions l’irritaient.

Le ciel, vers le soir, s’assombrissait, traversé de lourds nuages, et la pluie tombait. La boue n’avait pas eu le temps de sécher, même elle augmentait, le chemin fut couvert d’une gelée noirâtre. Mon dos était tout éclaboussé ; elle, de même, était couverte de boue. En un mot, pour son malheur, le temps était des plus rudes ; la pluie nous aveuglait ; notre kibitka, sans doute, était munie d’une capote, et je tâchais de protéger ma compagne en la couvrant d’une vieille natte, mais rien n’y fit. Je la vis transie de froid, toute tremblante, les yeux fermés. Les gouttes de pluie ruisselaient sur ses joues pâles ; immobile, elle paraissait avoir perdu connaissance. Je fus épouvanté, je la voyais bien mal, oui, bien mal… Nous arrivâmes à T… La nuit était avancée, je réveillai Ivanoff, et nous descendîmes à la station. Débarrassés de nos vêtements mouillés, je demandai un samovar pour nous réchauffer.

De cette ville, des bateaux à vapeur se rendent au lieu de notre destination ; mais, d’après nos feuilles de route, il nous est sévèrement défendu de nous en servir, et, bien que ce mode de locomotion, plus économe, nous serait avantageux à nous autres, nous ne nous en astreignions pas moins à suivre nos ordres. Aux débarcadères, il y a toujours de la police, des gendarmes, qui pourraient nous chercher chicane. Mais, tout à coup, la demoiselle nous dit : « Je n’irai pas plus loin en poste. Arrangez-vous comme vous voudrez, mais menez-moi en bateau à vapeur. » Ces paroles irritèrent Ivanoff, qui était en train de se frotter les yeux après son lourd sommeil d’ivrogne. « Ce n’est pas à vous de commander, dit-il ; vous nous suivrez, voilà. » Elle ne lui répondit point, mais s’adressant à moi : « Vous avez entendu ? je n’irai pas en poste. »

Prenant à part Ivanoff, je lui dis : « Il faut prendre le bateau, vous n’avez qu’à y gagner, vous ferez des économies. » Malgré ses appréhensions il fut séduit. « Pourvu que cela se passe bien, il y a un colonel dans la ville. Va, continua-t-il, prends des informations, je ne me sens pas bien. » Le colonel habitait tout près. « Allons-y tous, répondis-je ; prenons la demoiselle avec nous. J’avais peur qu’Ivanoff ne s’enivrât et qu’un malheur ne s’ensuivît : si elle allait prendre la fuite ! si elle tentait de se tuer ! C’est nous qui en serions responsables. Ivanoff se décida : nous allâmes tous trois chez le colonel, qui vint au-devant de nous. « Que voulez-vous ? » demanda-t-il. Elle lui expliqua la chose, mais sa parole était irrespectueuse. Elle aurait dû se plier, dire humblement : « Faites-moi la grâce ; » mais elle gardait toujours le même ton hautain : « De quel droit ? » et autres formules semblables ; toujours le même langage audacieux, vous savez. Il l’écouta patiemment jusqu’au bout, puis il dit doucement : « Je ne puis rien pour vous, c’est la loi. » Je la vis de nouveau s’enflammer, ses yeux lancèrent des éclairs. « La loi », dit-elle, en riant de son rire farouche. — « Oui, la loi », lui répondit le colonel. Il faut avouer qu’à ce moment-là j’en vins à m’oublier quelque peu : « Sans doute, dis-je, la loi est la loi, mais cette jeune fille est malade, se meurt. » Il me dévisagea sévèrement : « Ton nom de famille ? » demanda-t-il ; puis, s’adressant à elle : « Si vous êtes malade, Mademoiselle, vous pouvez entrer à l’hôpital. » Elle se détourna et quitta la pièce sans un mot ; nous la suivîmes. Pour qui connaît nos hôpitaux, il est aisé de comprendre, qu’elle n’ait pas voulu y entrer, surtout étant seule, loin des siens et sans le sou.

Il n’y avait rien à faire, force nous fut de continuer notre route. Ivanoff se jeta sur moi : « En as-tu fait des belles, hein ? Ta maladresse retombera sur moi, c’est moi qu’on accusera. » Là-dessus, il donna l’ordre d’atteler et, craignant d’avoir du retard, il voulut se mettre en route malgré les ténèbres de la nuit. Je m’approchai de la demoiselle et je lui dis : « Allons, Mademoiselle, je vous en prie, les chevaux sont prêts. » Couchée sur le divan, elle commençait à peine à se réchauffer. À mes paroles, elle se leva et se dressa devant nous. Vous avouerai-je que je me sentais tout interdit, la voyant ainsi ? « Soyez maudits ! s’écria-t-elle, et elle ajouta quelques paroles encore, mais incompréhensibles. C’était du russe, mais pourtant il me fut impossible de saisir un mot. Il y avait de la colère dans le son de sa voix et comme une plainte sourde. « Soit ! continua-t-elle, vous êtes les maîtres à présent ; libre à vous de me torturer comme bon vous semble, j’irai. » Le samovar fumait encore sur la table, mais elle n’avait pas seulement goûté le thé. Je me mis à le préparer, et je lui en versai une tasse, lui coupant en même temps un morceau de pain blanc. Il faut manger un peu, lui dis-je, cela vous réchauffera ; elle se tourna brusquement vers moi, me jetant un long regard, haussa les épaules et demanda : « Qui êtes-vous ? Vous me faites l’effet, d’être un simple fou ; vous m’offrez votre thé, pouvez-vous penser que j’en prendrai, moi ? ». Ces paroles me blessèrent profondément, et encore aujourd’hui, à ce souvenir, mon cœur se serre. Vous ne dédaignez pas, vous, de manger de notre pain, et M. Roudakoff, que nous escortions dernièrement, le partageait également avec nous. Mais elle, elle refusait tout ce qui venait de moi. À la station suivante, elle se commanda un samovar à part, se réchauffa avec du thé et le paya trois fois sa valeur. L’étrange créature !

Tout à ses souvenirs, le narrateur se tut et, pendant quelque temps, la respiration égale du jeune soldat interrompit seule le silence.

— Vous ne dormez pas ? recommença Gavriloff.

— Non, continuez, je vous prie ; je vous écoute.

— J’ai beaucoup souffert à cause d’elle, reprit-il après un moment de silence, beaucoup aussi pour elle : en route, pendant ces longues nuits, par le mauvais chemin, quand la pluie tombait torrentielle, que la tempête grondait à travers la forêt gémissante. Souvent, dans les ténèbres épaisses, je ne distinguais même pas ses traits, et cependant elle est toujours là devant moi : je la vois comme en plein jour, avec ses yeux courroucés, sa pâleur transparente, son regard perdu dans le lointain, comme si sa tête renfermait tout un monde de pensées. En quittant la station, je pris une pelisse pour l’en envelopper. — Mettez cela, lui dis-je, vous serez toujours un peu plus chaudement. Elle la rejeta de ses épaules en criant : « Reprenez cela, je ne veux rien de vous ! » La pelisse m’appartenait en effet ; mais, tout déconcerté, je lui dis : « Non, elle n’est pas à moi, la loi vous autorise à vous en servir. » Elle s’en enveloppa alors, en effet. Mais la pelisse ne remédiait à rien. Quand le jour commençait à poindre, je la regardai : son visage était livide et tout secoué par des frissons. À la station suivante, elle ordonna à Ivanoff de se mettre sur le siège. Il grommela bien un peu, mais n’osa lui désobéir. Il commençait, d’ailleurs, à se dégriser. Nous allâmes ainsi d’un trait, trois jours et trois nuits. D’après les instructions, nous ne devions pas coucher en route et, en cas d’accident, nous avions ordre de nous arrêter dans une ville de garnison. Vous voyez ce que sont les villes en ce pays. Non plus notre prisonnière ne voulait s’attarder, poussée par le désir d’arriver plus vite.

Ainsi nous approchâmes du lieu de sa destination. En voyant apparaître la ville, je me sentis comme soulagé d’un pesant fardeau. Il faut vous dire que, vers la fin, je la tenais littéralement dans mes bras. Elle avait perdu connaissance et, couchée dans la charrette, sa tête se heurtait continuellement contre le bord ; je la soulevai doucement dans mes bras, ce qui la soulageait un peu. Au commencement elle me repoussa : « Arrière ! criait-elle, ne me touchez pas. » Plus tard elle se laissait faire, peut-être parce qu’elle était sans connaissance. Les yeux clos, les paupières transparentes et presque noires, son visage était devenu encore plus beau ; la colère avait fait place à une expression plus douce, il arriva même que dans son sommeil un sourire effleura ses lèvres. Pauvre petite ! Quelque rêve heureux, peut-être, lui faisait-il un moment oublier la réalité. À notre entrée dans la ville, elle s’éveilla et se leva. La pluie avait cessé, le soleil brillait ; cela l’égayait un peu. Selon les instructions, elle ne devait pas rester dans la ville et, comme nous n’y trouvâmes pas de gendarme, je fus chargé de l’escorter au village même de son exil. Excédée de fatigue, elle était quand même gaie à notre départ. À ce moment, plusieurs personnes se trouvaient rassemblées au bureau de police ; c’étaient des exilés : de jeunes demoiselles, des étudiants. Ils lui parlaient par des signes, lui serraient les mains et lui donnaient de l’argent et un grand châle pour le voyage. Ils nous accompagnaient, elle était gaie, mais de fréquentes quintes de toux la secouaient toute ; pour nous elle n’avait pas un regard, elle avait oublié notre existence. Ainsi nous arrivâmes au village, où nous la livrâmes, contre un récépissé, aux autorités. — Elle prononça un nom de famille : « Un tel doit se trouver par ici », dit-elle. « Oui, il y est ; lui fut-il répondu. Le commissaire de police vint : « Où comptez-vous loger ? » demanda-t-il. « Je ne sais pas encore ; en attendant, j’irai chez Résonoff. » Il secoua la tête, mais elle rassembla ses effets et nous quitta sans un mot d’adieu.

— Ainsi, vous ne l’avez plus revue ?

— Revue ? Ah ! oui ; je l’ai revue, mieux eût valu que je ne l’eusse point revue. Mais la destinée le voulait ainsi : À peine de retour, nous fûmes envoyés de nouveau avec un commandement vers les mêmes contrées. C’était un étudiant que nous escortions cette fois, un gaillard qui fredonnait de joyeuses chansons et ne refusait pas un petit coup de vin. Il fut expédié plus loin encore dans l’intérieur du pays. Nous traversâmes le petit village où elle était restée. Il me tardait d’avoir de ses nouvelles, de savoir comment elle s’était installée. « Notre demoiselle est-elle ici ? » demandai-je. « Oui, elle est toujours ici. Quelle étrange créature ! Tout de suite après son arrivée, elle est allée chez un exilé, et personne ne l’a plus revue ; elle habite avec lui. » Les uns ajoutaient : elle est malade ; les autres affirmaient qu’elle était la maîtresse de l’exilé. Vous savez comment on jase : ils ne la connaissaient pas. Moi, je savais quels liens les unissaient, je savais comment ils vivaient ensemble. Je me rappelais les paroles qu’elle avait souvent répétées pendant son lugubre voyage : « Mourir, mourir chez les miens. » J’étais bien curieux ; non, ce n’était pas de la curiosité, je me sentais attiré vers elle irrésistiblement. J’irai, pensai-je, je la reverrai. De bonnes gens m’indiquèrent le chemin : elle habitait, aux confins du village, une petite maisonnette aux portes extrêmement basses. Je frappai, j’entrai ; la chambre était claire et propre : dans un des coins il y avait un lit à rideaux et tout à côté un tout petit atelier. Un second lit se trouvait appuyé contre le mur opposé. Au moment où j’ouvris la porte, elle était assise sur son lit, enveloppée de châles, elle cousait. L’exilé, à côté d’elle sur une chaise, lui faisait la lecture. Toute à son ouvrage, elle écoutait. Au bruit de la porte elle leva les yeux. En m’apercevant, ses pupilles se dilatèrent ; son regard devint sombre, terrible. Elle n’avait pas changé, elle paraissait seulement avoir pâli davantage. D’un mouvement nerveux elle saisit la main de l’exilé, la serra si fort qu’il en fut frappé et se tourna vers elle. « Qu’avez-vous ? lui dit-il, calmez-vous. » Ne s’étant pas aperçu de ma présence dans l’isba, il ne comprenait rien à cet accès. Mais elle, quittant la main de son compagnon, fit un effort pour se lever en lui disant : « Adieu ! vous les voyez ? ils viennent m’arracher à vous. Non, ils ne me laisseront pas mourir en paix ! » Il se retourna, m’aperçut et se rua sur moi : j’eus un frémissement de tout l’être, je crus qu’il allait me tuer. Mais, voyant ma frayeur, il se retourna vers elle, lui prit la main et se mit à rire : « Calmez-vous », lui dit-il ; puis s’adressant à moi : « Que venez-vous faire ici ? » J’étais tout déconcerté par la frayeur de la jeune fille. Je dis à l’exilé que je venais simplement la voir et savoir de ses nouvelles. Elle me reconnut alors. Toujours aussi irritable qu’autrefois, elle s’enflamma aussitôt. J’étais venu dans un élan de cœur pour la consoler, la servir, et elle me considérait comme une bête féroce. Lorsqu’il comprit enfin de quoi il retournait, il se mit à rire et lui parla bas. Je n’ai pas bien saisi le sens de leur conversation, votre langage, à vous autres, est si singulier. Il parlait sur un ton calme, doux et persuasif, s’efforçant de lui faire comprendre je ne sais quoi. Elle, au contraire, paraissait furieuse, voire même insolente. L’exilé lui dit : « Mais regardez-le donc ! c’est l’homme qui vous vient voir, ce n’est point le gendarme. » Mais elle s’obstinait : « Pourquoi alors reste-t-il au service ? » dit-elle. « Dieu de Dieu, pensai-je, se peut-il qu’à ses yeux je ne sois pas même un homme. Lui ai-je jamais volontairement causé un chagrin ? » Un sentiment d’amertume me pénétra. « Pardon, lui dis-je, de vous avoir dérangée. » « Dérangée ! c’est bien de cela qu’il s’agit. » Je me sentais mal à mon aise. « Adieu », leur dis-je. Elle garda le silence, mais lui vint à moi, me serra la main et demanda si nous allions dans l’intérieur du pays. « À votre retour venez nous voir, je vous prie », ajouta-t-il. Elle le regarda, sourit de son sourire énigmatique et lui dit : « Je ne vous comprends pas. » « Vous me comprendrez un jour, répondit-il, car vous êtes bonne au fond. »

Au retour de notre expédition, le chef des gendarmes me fit appeler et me signifia : « Vous resterez ici jusqu’à nouvel ordre. Une dépêche, que je viens de recevoir, me dit de vous faire attendre un pli qui va vous parvenir avec des instructions. »

Nous restâmes. Un jour, j’allai de nouveau pour demander, en passant, de leurs nouvelles chez la maîtresse du logis. J’entrai ; à ma question elle répondit : « Mal, elle va très mal ; pourvu qu’elle ne meure pas ainsi ! Je tremble devant la responsabilité qui m’incomberait, elle repousse le prêtre ! » À ce moment-là l’exilé sortit de la maison. Me voyant, il me salua en disant : « Vous êtes de retour ? Entrez, je vous prie. » J’entrai doucement, suivi par lui. Dès qu’elle m’aperçut, elle s’écria : « Il est revenu, et c’est vous qui l’avez appelé ! » « Non, répondit-il, je ne l’ai pas appelé, il a désiré lui-même vous voir. » Le cœur rempli d’amertume, je lui dis : « Pourquoi, cette rancune, comme si j’étais votre ennemi, moi ? » « Ennemi ! répondit-elle, vous ne savez donc pas ? Ennemi ! » Sa voix, devenue faible et douce, ses joues vivement colorées la rendaient belle, encore plus qu’elle ne l’avait été. Je ne pouvais me lasser de la contempler. Je compris que ses jours étaient comptés. « Si elle allait mourir sans m’avoir pardonné ! » pensais-je. « Pardon ! oh ! ne m’en voulez pas, lui dis-je, si je vous ai fait de la peine. » De nouveau, elle s’irrita, devint toute frémissante de colère. « Pardonner ? Jamais ! jamais de pardon pour vous. Jamais ! vous entendez. »

Le narrateur se tut et tomba dans une profonde rêverie. Puis il continua lentement, comme en concentrant ses souvenirs. De nouveau, ils se mirent à parler tout bas. Vous êtes un homme cultivé, vous comprendrez leur langage, je vous répéterai les paroles que j’ai présentes encore à la mémoire. Elles se sont gravées à jamais dans mon souvenir ; toujours elles sonnent vivantes à mon oreille, mais le sens m’échappe. Il lui dit : « Pardonnez ou ne pardonnez pas, mais reconnaissez du moins en lui l’homme. » Ils se regardaient sans haine, sans colère et, cependant, leurs paroles étaient presque des injures. « Vous êtes fanatique, lui dit-il. Et vous, répondit-elle, vous êtes tiède, vous manquez de cœur. » À peine avait-elle prononcé ces paroles qu’il se leva brusquement : « Tiède, répéta-t-il, vous savez bien que c’est faux. » « Peut-être, dit-elle, en souriant. » « Et ce que vous dites de moi, est-ce donc vrai ? » « Oui, répondit-il, c’est vrai. » Pensive, elle lui tendit la main, qu’il serra dans la sienne. Puis elle, l’enveloppant de son regard : « Oui, il se peut que vous soyez dans le vrai. » Pendant tout ce temps, j’étais resté là à les contempler, ahuri ; une douleur sourde emplissait mon âme, je souffrais beaucoup. Enfin, elle se tourna vers moi et, me regardant sans colère, elle me tendit sa petite main : « Voulez-vous, me dit-elle, toute ma pensée, jamais je ne vous pardonnerai ; sachez-le bien, jamais ! Nous sommes, nous resterons des ennemis. Si je vous tends la main, c’est dans le vœu que vous renonciez à ce métier, « que vous deveniez homme », et, s’adressant à l’exilé : « Je suis bien fatiguée », dit-elle. À ces mots, je me retirai.

Elle mourut peu après. J’ignore où et comment elle a été enterrée ; mais, le lendemain, je rencontrai le témoin de son martyre, le jeune exilé. Je vis dès son approche qu’il avait terriblement souffert. C’était un homme de grande taille, à l’air grave, et expressif. Autrefois, il y avait de la bonté, quelque chose de caressant dans ses yeux ; à présent, il me jeta un regard de fauve souffrant. Il me tendit la main, mais aussitôt il se détourna, en repoussant la mienne. « Je ne puis te voir à présent, dit-il ; va-t-en, mon frère ; pour l’amour de Dieu, va-t-en. Plus tard, reviens, si tu veux, reviens me voir. » Il baissa la tête et s’éloigna d’un pas rapide. Je revins à la maison, le cœur angoissé ; elle me rongeait, me dévorait cette angoisse. Deux jours durant, je ne pus ni manger, ni dormir. Le troisième jour, le commissaire de police me fit appeler et me dit : « Vous pouvez partir, les plis sont arrivés, trop tard ! C’était un ordre de l’exiler plus loin, mais Dieu en sa miséricorde a eu pitié d’elle : elle est morte.

Mon histoire n’est pas finie. En route, nous nous arrêtâmes à une station. En entrant, nous y trouvâmes un samovar fumant sur une table couverte de rafraîchissements de toutes sortes ; une vieille femme assise y offrait le thé à l’hôtesse. La vieille était petite de taille, proprette, gaie et expansive. À notre entrée, elle était en train de raconter ses affaires à l’hôtesse : « Ayant rassemblé mes effets et vendu la maison dont j’avais hérité, je me suis mise en route, pour rejoindre ma colombe. Ce qu’elle va être contente ! Elle commencera par se fâcher, par gronder, je sais bien cela, mais tout de même elle en aura de la joie. Elle m’a défendu de la suivre, m’ordonnant de l’abandonner à son sort. Mais cela a été plus fort que moi. » À ces paroles, cloué sur place, je m’arrêtai dans un saisissement de tout mon être. Puis j’allai à la cuisine. « Qu’est-ce que cette vieille ? » demandai-je à la servante. « C’est la mère de la demoiselle que vous avez escortée dernièrement », répondit-elle. Je sentis les pieds se dérober sous moi. Me voyant pâlir affreusement, la servante me demanda : « Qu’as-tu ? » « Parle plus bas, lui répondis-je, la demoiselle est morte. » À ces mots, cette servante, cette fille perdue, se prêtant au plaisir de tous les voyageurs, fond en larmes, se frappa la poitrine en se précipitant à la porte. Je sortis aussi, mais toujours la voix joyeuse de la vieille résonnait à mon oreille comme un glas funèbre. J’eus peur : cette vieille m’épouvantait. Je n’y pus tenir, ; je m’enfuis tout droit devant moi ; longtemps j’errai par les chemins, comme une âme en peine. Plus tard, rejoint par Ivanoff, je montai dans la charrette.

Voilà mon histoire. Le commissaire de police m’avait dénoncé aux autorités comme ayant fréquenté les exilés, et le colonel de T… ayant signalé à la justice que j’avais pris fait et cause pour la criminelle, lors de notre passage par la ville, ces deux dénonciations se complétèrent, et je ne reçus pas ma nomination de sous-officier. « Joli sous-officier, en vérité, me dit mon chef, tu n’es qu’une femmelette ! Ta place est aux arrêts, brute ! ». Mais cela ne m’affecta en aucune façon, j’étais alors indifférent à tout, je n’eus pas même un regret pour ma nomination manquée. Je voyais toujours devant moi la demoiselle frémissante en sa fureur ; oui, en cet instant même, elle est là, devant moi. Quelle mystérieuse, influence m’obsède ? Qui me le dira jamais ? Vous ne dormez pas, Monsieur ?

Je ne dormais pas. Les ténèbres de cette isba, perdue dans la forêt, accablaient mon âme, et dans les sanglots étouffés de la tempête se dessina devant moi la triste image de la jeune mourante.


W. Korolenko.


(Traduit du russe par Mali Krogius.)
  1. Cette nouvelle, du grand romancier Korolenko, est interdite par la censure russe.