L’Étourdi ou les Contretemps/Édition Louandre, 1910
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Lélie, fils de Pandolfe[1].
Célie, esclave de Trufaldin[2].
Mascarille, valet de .Lélie[3]
Hippolyte, fille d’Anselme[4].
Anselme, père d’Hippolyte[5].
Trufaldin, vieillard.
Pandolfe, père de Lélie[6].
Léandre, fils de famille.
Andrès, cru Égyptien.
Ergaste, ami de Mascarille.
un courrier.
deux troupes de masques.
ACTE I
Hé bien ! Léandre, hé bien ! il faudra contester;
Nous verrons de nous deux qui pourra l’emporter;
Qui, dans nos soins communs pour ce jeune miracle,
Aux vœux de son rival portera plus d’obstacle :
Préparez vos efforts, et vous défendez bien,
Sûr que de mon côté je n’épargnerai rien.
Ah ! Mascarille !
Quoi ?
J’ai dans ma passion toutes choses contraires :
Léandre aime Célie, et, par un trait fatal,
Malgré mon changement, est encor mon rival[7].
Léandre aime Célie !
Il l’adore, te dis-je.
Tant pis
Toutefois j’aurois tort de me désespérer ;
Puisque j’ai ton secours, je puis me rassurer;
Je sais que ton esprit, en intrigues fertile,
N’a jamais rien trouvé qui lui fût difficile;
Qu’on te peut appeler le roi des serviteurs,
Et qu’en toute la terre…
Quand nous faisons besoin, nous autres misérables,
Nous sommes les chéris et les incomparables ;
Et dans un autre temps, dès le moindre courroux,
Nous sommes les coquins qu’il faut rouer de coups.
Ma foi ! tu me fais tort avec cette invective.
Mais enfin discourons un peu de ma captive :
Dis si les plus cruels et plus durs sentiments
Ont rien d’impénétrable à des traits si charmants.
Pour moi, dans ses discours, comme dans son visage,
Je vois pour sa naissance un noble témoignage ;
Et je crois que le ciel dedans un rang si bas
Cache son origine, et ne l’en tire pas.
Vous êtes romanesque avecque vos chimères.
Mais que fera Pandolfe en toutes ces affaires ?
C’est, monsieur, votre père, au moins à ce qu’il dit.
Vous savez que sa bile assez souvent s’aigrit,
Qu’il peste contre vous d’une belle manière,
Quand vos déportements lui blessent la visière.
Il est avec Anselme en parole pour vous
Que de son Hippolyte on vous fera l’époux,
S’imaginant que c’est dans le seul mariage
Qu’il pourra rencontrer de quoi vous faire sage;
Et s’il vient à savoir que, rebutant son choix,
D’un objet inconnu vous recevez les lois,
Que de ce fol amour la fatale puissance
Vous soustrait au devoir de votre obéissance,
Dieu sait quelle tempête alors éclatera,
Et de quels beaux sermons on vous régalera.
Ah ! treve, je vous prie, à votre rhétorique !
Mais vous, trève plutôt à votre politique !
Elle n’est pas fort bonne, et vous devriez tâcher…
Sais-tu qu’on n’acquiert rien de bon à me fâcher
Que chez moi les avis ont de tristes salaires,
Qu’un valet conseiller y fait mal ses affaires ?
(à part.) Il se met en courroux. (haut.) Tout ce que j’en ai dit
N’étoit rien que pour rire et vous sonder l’esprit.
D’un censeur de plaisirs ai-je fort l’encolure ?
Et Mascarille est-il ennemi de nature ?
Vous savez le contraire, et qu’il est très certain
Qu’on ne peut me taxer que d’être trop humain.
Moquez-vous des sermons d’un vieux barbon de père ;
Poussez votre bidet, vous dis-je, et laissez faire.
Ma foi ! j’en suis d’avis, que ces penards chagrins
Nous viennent étourdir de leurs contes badins,
Et, vertueux par force, espèrent par envie
Ôter aux jeunes gens les plaisirs de la vie.
Vous savez mon talent, je m’offre à vous servir.
Ah ! c’est par ces discours que tu peux me ravir.
Au reste, mon amour, quand je l’ai fait paraître,
N’a point été mal vu des yeux qui l’ont fait naître.
Mais Léandre, à l’instant, vient de me déclarer
Qu’à me ravir Célie il va se préparer :
C’est pourquoi dépêchons, et cherche dans ta tête
Les moyens les plus prompts d’en faire ma conquête.
Trouve ruses, détours, fourbes, inventions,
Pour frustrer mon rival de ses prétentions[8].
Laissez-moi quelque temps rêver à cette affaire.
Que pourrois-je inventer pour ce coup nécessaire ?
Eh bien ! le stratagème ?
Ma cervelle toujours marche à pas mesurés.
J’ai trouvé votre fait : il faut… Non, je m’abuse.
Mais si vous alliez…
Où ?
J’en songeais une…
Et quelle ?
Mais ne pourriez-vous pas… ?
Quoi ?
Vous ne pourriez rien.
Parler avec Anselme.
Il est vrai, c’est tomber d’un mal dedans un pire.
Il faut pourtant l’avoir. Allez chez Trufaldin.
Que faire ?
Et tu me mets à bout par ces contes frivoles.
Monsieur, si vous aviez en main force pistoles,
Nous n’aurions pas besoin maintenant de rêver
À chercher les biais que nous devons trouver,
Et pourrions, par un prompt achat de cette esclave,
Empêcher qu’un rival vous prévienne et vous brave.
De ces Égyptiens qui la mirent ici,
Trufaldin, qui la garde, est en quelque souci ;
Et trouvant son argent, qu’ils lui font trop attendre,
Je sais bien qu’il serait très ravi de la vendre :
Car enfin en vrai ladre il a toujours vécu ;
Il se ferait fesser pour moins d’un quart d’écu ;
Et l’argent est le dieu que surtout il révère :
Mais le mal, c’est…
Est un autre vilain qui ne vous laisse pas,
Comme vous voudriez bien, manier ses ducats ;
Qu’il n’est point de ressort qui, pour votre ressource,
Pût faire maintenant ouvrir la moindre bourse.
Mais tâchons de parler à Célie un moment,
Pour savoir là-dessus quel est son sentiment.
La fenêtre est ici.
Fait de nuit et de jour exacte sentinelle.
Prend garde.
Ô bonheur ! la voilà qui sort tout à propos.
Scène 3
Ah ! que le ciel m’oblige en offrant à ma vue
Les célestes attraits dont vous êtes pourvue !
Et, quelque mal cuisant que m’aient causé vos yeux,
Que je prends de plaisir à les voir en ces lieux !
Mon cœur, qu’avec raison votre discours étonne,
N’entend pas que mes yeux fassent mal à personne ;
Et si dans quelque chose ils vous ont outragé,
Je puis vous assurer que c’est sans mon congé.
Ah ! leurs coups sont trop beaux pour me faire une injure !
Je mets toute ma gloire à chérir leur blessure,
Et…
Ce style maintenant n’est pas ce qu’il nous faut.
Profitons mieux du temps, et sachons vite d’elle
Ce que…
Ce malheureux vieillard devait-il nous troubler ?
Allez, retirez-vous ; je saurai lui parler.
Scène 4
Que faites-vous dehors ? et quel soin vous talonne,
Vous à qui je défends de parler à personne ?
Autrefois j’ai connu cet honnête garçon ;
Et vous n’avez pas lieu d’en prendre aucun soupçon.
Est-ce là le seigneur Trufaldin ?
Monsieur, je suis tout vôtre, et ma joie est extrême
De pouvoir saluer en toute humilité
Un homme dont le nom est partout si vanté.
Très humble serviteur.
Mais je l’ai vue ailleurs, où, m’ayant fait connaître
Les grands talents qu’elle à pour savoir l’avenir,
Je voulais sur un point un peu l’entretenir.
Quoi ! te mêlerais-tu d’un peu de diablerie ?
Non, tout ce que je sais n’est que blanche magie.
Voici donc ce que c’est. Le maître que je sers
Languit pour un objet qui le tient dans ses fers ;
Il aurait bien voulu du feu qui le dévore
Pouvoir entretenir la beauté qu’il adore :
Mais un dragon, veillant sur ce rare trésor,
N’a pu, quoi qu’il ait fait, le lui permettre encor ;
Et ce qui plus le gêne et le rend misérable,
Il vient de découvrir un rival redoutable :
Si bien que, pour savoir si ses soins amoureux
Ont sujet d’espérer quelque succès heureux,
Je viens vous consulter, sûr que de votre bouche
Je puis apprendre au vrai le secret qui nous touche.
Sous quel astre ton maître a-t-il reçu le jour ?
Sous un astre à jamais ne changer son amour.
Sans me nommer l’objet pour qui son cœur soupire
La science que j’ai m’en peut assez instruire.
Cette fille a du cœur, et, dans l’adversité,
Elle sait conserver une noble fierté ;
Elle n’est pas d’humeur à trop faire connaître
Les secrets sentiments qu’en son cœur on fait naître.
Mais je les sais comme elle, et, d’un esprit plus doux,
Je vais en peu de mots te les découvrir tous.
Ô merveilleux pouvoir de la vertu magique !
Si ton maître en ce point de constance se pique,
Et que la vertu seule anime son dessein,
Qu’il n’appréhende plus de soupirer en vain ;
Il a lieu d’espérer, et le fort qu’il veut prendre
N’est pas sourd aux traités, et voudra bien se rendre.
C’est beaucoup ; mais ce fort dépend d’un gouverneur
Difficile à gagner.
Au diable le fâcheux qui toujours nous éclaire !
Je vais vous enseigner ce que vous devez faire.
Cessez, ô Trufaldin, de vous inquiéter !
C’est par mon ordre seul qu’il vous vient visiter,
Et je vous l’envoyais, ce serviteur fidèle,
Vous offrir mon service, et vous parler pour elle,
Dont je vous veux dans peu payer la liberté,
Pourvu qu’entre nous deux le prix soit arrêté.
La peste soit la bête !
Ce discours au premier est fort contradictoire.
Monsieur, ce galant homme a le cerveau blessé ;
Ne le savez-vous pas ?
J’ai crainte ici dessous de quelque manigance.
Rentrez, et ne prenez jamais cette licence.
Et vous, filous fieffés, ou je me trompe fort,
Mettez, pour me jouer, vos flûtes mieux d’accord.
Scène 5
C’est bien fait. Je voudrais qu’encor, sans flatterie,
Il nous eût d’un bâton chargés de compagnie.
À quoi bon se montrer, et, comme un étourdi,
Me venir démentir de tout ce que je di ?
Je pensais faire bien.
Mais quoi ! cette action ne me doit point surprendre :
Vous êtes si fertile en pareils contre-temps,
Que vos écarts d’esprit n’étonnent plus les gens.
Ah ! mon Dieu ! pour un rien me voilà bien coupable !
Le mal est-il si grand qu’il soit irréparable ?
Enfin, si tu ne mets Célie entre mes mains,
Songe au moins de Léandre à rompre les desseins ;
Qu’il ne puisse acheter avant moi cette belle.
De peur que ma présence encor soit criminelle,
Je te laisse.
Serait dans notre affaire un sûr et fort agent ;
Mais ce ressort manquant, il faut user d’un autre.
Scène 6
Par mon chef ! C’est un siècle étrange que le nôtre !
J’en suis confus. Jamais tant d’amour pour le bien,
Et jamais tant de peine à retirer le sien !
Les dettes aujourd’hui, quelque soin qu’on emploie,
Sont comme les enfants, que l’on conçoit en joie,
Et dont avecque peine on fait l’accouchement.
L’argent dans une bourse entre agréablement ;
Mais, le terme venu que nous devons le rendre,
C’est lors que les douleurs commencent à nous prendre.
Baste ! ce n’est pas peu que deux mille francs, dus
Depuis deux ans entiers, me soient enfin rendus ;
Encore est-ce un bonheur.
À tirer en volant ! Chut, il faut que je voie
Si je pourrais un peu de près le caresser.
Je sais bien les discours dont il faut le bercer…
Je viens de voir, Anselme…
Que dit-elle de moi, cette gente assasine ?
Pour vous elle est de flamme.
Que c’est grande pitié.
Peu s’en faut que d’amour la pauvrette ne meure.
Anselme, mon mignon, crie-t-elle à toute heure,
Quand est-ce que l’hymen unira nos deux cœurs,
Et que tu daigneras éteindre mes ardeurs ?
Mais pourquoi jusqu’ici me les avoir celées ?
Les filles, par ma foi, sont bien dissimulées !
Mascarille, en effet, qu’en dis-tu ? quoique vieux,
J’ai de la mine encore assez pour plaire aux yeux.
Oui, vraiment, ce visage est encor fort mettable ;
S’il n’est pas des plus beaux, il est des agréable.
Si bien donc… ?
Ne vous regarde plus…
Et vous veut… ?
Prendre la bourse…
Ah ! je t’entends. Viens çà : lorsque tu la verras,
Vante-lui mon mérite autant que tu pourras.
Laissez-moi faire.
Que le ciel vous conduise !
Ah ! vraiment, je faisais une étrange sottise,
Et tu pouvais pour toi m’accuser de froideur.
Je t’engage à servir mon amoureuse ardeur,
Je reçois par ta bouche une bonne nouvelle,
Sans du moindre présent récompenser ton zèle !
Tiens, tu te souviendras…
Laisse-moi…
Je le sais ; mais pourtant…
Je suis homme d’honneur, cela me désoblige.
Adieu donc, Mascarille.
Régaler par tes mains cet objet de mes vœux ;
Et je vais te donner de quoi faire pour elle
L’achat de quelque bague, ou telle bagatelle
Que tu trouveras bon.
Sans vous mettre en souci, je ferai le présent ;
Et l’on m’a mis en main une bague à la mode,
Qu’après vous payerez, si cela l’accommode.
Soit ; donne-la pour moi : mais surtout fais si bien
Qu’elle garde toujours l’ardeur de me voir sien.
Scène 7
À qui la bourse ?
Et j’aurais après cru qu’on me l’eût dérobée !
Je vous suis bien tenu de ce soin obligeant,
Qui m’épargne un grand trouble et me rend mon argent.
Je vais m’en décharger au logis tout à l’heure.
Scène 8
C’est être officieux, et très fort, ou je meure.
Ma foi ! sans moi, l’argent était perdu pour lui.
Certes, vous faites rage, et payez aujourd’hui
D’un jugement très rare et d’un bonheur extrême ;
Nous avancerons fort, continuez de même.
Qu’est-ce donc ? Qu’ai-je fait ?
Puisque je puis le dire, et qu’enfin je le dois.
Il sait bien l’impuissance où son père le laisse,
Qu’un rival qu’il doit craindre, étrangement nous presse :
Cependant, quand je tente un coup pour l’obliger
Dont je cours moi tout seul la honte et le danger…
Quoi ? c’était… ?
Que j’attrapais l’argent dont votre soin nous prive.
S’il est ainsi, j’ai tort ; mais qui l’eût deviné ?
Il fallait, en effet, être bien raffiné !
Tu me devais par signe avertir de l’affaire.
Oui, je devais au dos avoir mon luminaire.
Au nom de Jupiter, laissez nous en repos,
Et ne nous chantez plus d’impertinents propos !
Un autre, après cela, quitterait tout peut-être ;
Mais j’avais médité tantôt un coup de maître,
Dont tout présentement je veux voir les effets ;
À la charge que si…
De ne me mêler plus de rien dire ou rien faire.
Allez donc ; votre vue excite ma colère.
Mais surtout hâte-toi, de peur qu’en ce dessein…
Allez, encore un coup ; j’y vais mettre la main.
Menons bien ce projet ; la fourbe sera fine,
S’il faut qu’elle succède ainsi que j’imagine.
Allons voir… Bon, voici mon homme justement.
Scène 9
Mascarille !
Je suis mal satisfait de mon fils.
Vous n’êtes pas le seul qui se plaigne de l’être :
Sa mauvaise conduite, insupportable en tout,
Met à chaque moment ma patience à bout.
Je vous croyais pourtant assez d’intelligence
Ensemble.
Toujours de son devoir je tâche à l’avertir,
Et l’on nous voit sans cesse avoir maille à partir.
À l’heure même encor nous avons eu querelle
Sur l’hymen d’Hippolyte, où je le vois rebelle,
Où, par l’indignité d’un refus criminel,
Je le vois offenser le respect paternel.
Querelle ?
Oui, querelle, et bien avant poussée.
Je me trompais donc bien ; car j’avais la pensée
Qu’à tout ce qu’il faisait tu donnais de l’appui.
Moi ! Voyez ce que c’est que du monde aujourd’hui,
Et comme l’innocence est toujours opprimée ?
Si mon intégrité vous était confirmée,
Je suis auprès de lui gagé pour serviteur,
Vous me voudriez encor payer pour précepteur :
Oui, vous ne pourriez pas lui dire davantage
Que ce que je lui dis pour le faire être sage.
Monsieur, au nom de Dieu, lui fais-je assez souvent,
Cessez de vous laisser conduire au premier vent ;
Réglez-vous ; regardez l’honnête homme de père
Que vous avez du ciel, comme on le considère ;
Cessez de lui vouloir donner la mort au cœur,
Et, comme lui, vivez en personne d’honneur.
C’est parler comme il faut. Et que peut-il répondre ?
Répondre ? Des chansons dont il me vient confondre.
Ce n’est pas qu’en effet, dans le fond de son cœur,
Il ne tienne de vous des semences d’honneur ;
Mais sa raison n’est pas maintenant la maîtresse.
Si je pouvais parler avecque hardiesse,
Vous le verriez dans peu soumis sans nul effort.
Parle.
S’il était découvert ; mais à votre prudence
Je le puis confier avec toute assurance.
Tu dis bien.
Par l’amour qu’une esclave imprime à votre fils.
On m’en avait parlé ; mais l’action me touche
De voir que je l’apprenne encore par ta bouche.
Vous voyez si je suis le secret confident…
Vraiment je suis ravi de cela.
À son devoir, sans bruit, désirez vous le rendre ?
Il faut… J’ai toujours peur qu’on nous vienne surprendre :
Ce serait fait de moi, s’il savait ce discours.
Il faut, dis-je, pour rompre à toute chose cours,
Acheter sourdement l’esclave idolâtrée,
Et la faire passer en une autre contrée.
Anselme a grand succès auprès de Trufaldin ;
Qu’il aille l’acheter pour vous dès ce matin :
Après, si vous voulez en mes mains la remettre,
Je connais des marchands, et puis bien vous promettre
D’en retirer l’argent qu’elle pourra coûter,
Et malgré votre fils, de la faire écarter ;
Car enfin, si l’on veut qu’à l’hymen il se range,
À cet amour naissant il faut donner le change ;
Et de plus, quand bien même il serait résolu,
Qu’il aurait pris le joug que vous avez voulu,
Cet autre objet, pouvant réveiller son caprice,
Au mariage encor peut porter préjudice.
C’est très bien raisonner ; ce conseil me plaît fort…
Je vois Anselme ; va, je m’en vais faire effort
Pour avoir promptement cette esclave funeste,
Et la mettre en tes mains pour achever le reste.
Bon ; allons avertir mon maître de ceci.
Vive la fourberie, et les fourbes aussi.
Scène 10
Oui, traître, c’est ainsi que tu me rends service !
Je viens de tout entendre, et voir ton artifice :
À moins que de cela, l’eussé-je soupçonné ?
Tu couches d’imposture, et tu m’en as donné.
Tu m’avais promis, lâche, et j’avais lieu d’attendre
Qu’on te verrait servir mes ardeurs pour Léandre ;
Que du choix de Lélie, où l’on veut m’obliger,
Ton adresse et tes soins sauraient me dégager ;
Que tu m’affranchirais du projet de mon père :
Et cependant ici tu fais tout le contraire !
Mais tu t’abuseras ; je sais un sûr moyen
Pour rompre cet achat où tu pousses si bien ;
Et je vais de ce pas…
La mouche tout d’un coup à la tête vous monte (4),
Et, sans considérer s’il a raison ou non,
Votre esprit contre moi fait le petit démon.
J’ai tort, et je devrais, sans finir mon ouvrage,
Vous faire dire vrai, puisque ainsi l’on m’outrage.
Par quelle illusion penses-tu m’éblouir ?
Traître, peux-tu nier ce que je viens d’ouïr ?
Non. Mais il faut savoir que tout cet artifice
Ne va directement qu’à vous rendre service ;
Que ce conseil adroit, qui semble être sans fard,
Jette dans le panneau l’un et l’autre vieillard ;
Que mon soin par leurs mains ne veut avoir Célie,
Qu’à dessein de la mettre au pouvoir de Lélie ;
Et faire que, l’effet de cette invention
Dans le dernier excès portant sa passion,
Anselme, rebuté de son prétendu gendre,
Puisse tourner son choix du côté de Léandre.
Quoi ! tout ce grand projet, qui m’a mise en courroux,
Tu l’as formé pour moi, Mascarille ?
Oui, pour vous.
Mais puisqu’on reconnaît si mal mes bons offices,
Qu’il me faut de la sorte essuyer vos caprices,
Et que, pour récompense, on s’en vient, de hauteur,
Me traiter de faquin, de lâche, d’imposteur,
Je m’en vais réparer l’erreur que j’ai commise,
Et dès ce même pas rompre mon entreprise.
Eh ! ne me traite pas si rigoureusement,
Et pardonne aux transports d’un premier mouvement.
Non, non, laissez-moi faire ; il est en ma puissance
De détourner le coup qui si fort vous offense.
Vous ne vous plaindrez point de mes soins désormais ;
Oui, vous aurez mon maître, et je vous le promets.
Eh ! mon pauvre garçon, que ta colère cesse !
J’ai mal jugé de toi, j’ai tort, je le confesse.
Mais je veux réparer ma faute avec ceci.
Pourrais-tu te résoudre à me quitter ainsi ?
Non, je ne le saurais, quelque effort que je fasse ;
Mais votre promptitude est de mauvaise grâce.
Apprenez qu’il n’est rien qui blesse un noble cœur
Comme quand il peut voir qu’on le touche en l’honneur.
Il est vrai, je t’ai dit de trop grosses injures :
Mais que ces deux louis guérissent tes blessures.
Eh ! tout cela n’est rien ; je suis tendre à ces coups.
Mais déjà je commence à perdre mon courroux ;
Il faut de ses amis endurer quelque chose.
Pourras-tu mettre à fin ce que je me propose
Et crois-tu que l’effet de tes desseins hardis
Produise à mon amour le succès que tu dis ?
N’ayez point pour ce fait l’esprit sur des épines.
J’ai des ressorts tout prêts pour diverses machines ;
Et quand ce stratagème à nos vœux manquerait,
Ce qu’il ne ferait pas, un autre le ferait.
Crois qu’Hippolyte au moins ne sera pas ingrate.
L’espérance du gain n’est pas ce qui me flatte.
Ton maître te fait signe, et veut parler à toi :
Je te quitte ; mais songe à bien agir pour moi.
Scène 11
Que diable fais-tu là ? Tu me promets merveille ;
Mais ta lenteur d’agir est pour moi sans pareille.
Sans que mon bon génie au-devant m’a poussé,
Déjà tout mon bonheur eût été renversé.
C’était fait de mon bien, c’était fait de ma joie,
D’un regret éternel je devenais la proie ;
Bref, si je ne me fusse en ces lieux rencontré,
Anselme avait l’esclave, et j’en étais frustré ;
Il l’emmenait chez lui : mais j’ai paré l’atteinte,
J’ai détourné le coup, et tant fait que, par crainte,
Le pauvre Trufaldin l’a retenue.
Quand nous serons à dix, nous ferons une croix.
C’était par mon adresse, ô cervelle incurable,
Qu’Anselme entreprenait cet achat favorable ;
Entre mes propres mains on devait la livrer ;
Et vos soins endiablés nous en viennent sevrer.
Et puis pour votre amour je m’emploierais encore !
J’aimerais mieux cent fois être grosse pécore,
Devenir cruche, chou, lanterne, loup-garou,
Et que monsieur Satan vous vînt tordre le cou.
Il nous le faut mener en quelque hôtellerie,
Et faire sur les pots décharger sa furie.
ACTE II
Scène 1
À vos désirs enfin il a fallu se rendre :
Malgré tous mes serments, je n’ai pu m’en défendre,
Et pour vos intérêts, que je voulais laisser,
En de nouveaux périls viens de m’embarrasser.
Je suis ainsi facile ; et si de Mascarille
Madame la nature avait fait une fille,
Je vous laisse à penser ce que ç’aurait été.
Toutefois n’allez pas, sur cette sûreté,
Donner de vos revers au projet que je tente,
Me faire une bévue, et rompre mon attente.
Auprès d’Anselme encor nous vous excuserons,
Pour en pouvoir tirer ce que nous désirons ;
Mais si dorénavant votre imprudence éclate,
Adieu, vous dis, mes soins pour l’objet qui vous flatte.
Non, je serai prudent, te dis-je, ne crains rien :
Tu verras seulement…
J’ai commencé pour vous un hardi stratagème.
Votre père fait voir une paresse extrême
À rendre par sa mort tous vos désirs contents
Je viens de le tuer (de parole, j’entends) :
Je fais courir le bruit que d’une apoplexie
Le bonhomme surpris a quitté cette vie.
Mais avant, pour pouvoir mieux feindre ce trépas,
J’ai fait que vers sa grange il a porté ses pas ;
On est venu lui dire, et par mon artifice,
Que les ouvriers qui sont après son édifice,
Parmi les fondements qu’ils en jettent encor,
Avaient fait par hasard rencontre d’un trésor.
Il a volé d’abord ; et comme à la campagne
Tout son monde à présent, hors nous deux, l’accompagne,
Dans l’esprit d’un chacun je le tue aujourd’hui,
Et produis un fantôme enseveli pour lui.
Jouez bien votre rôle ; et pour mon personnage,
Si vous apercevez que j’y manque d’un mot,
Dites absolument que je ne suis qu’un sot.
Scène 2
Son esprit, il est vrai, trouve une étrange voie
Pour adresser mes vœux au comble de leur joie ;
Mais quand d’un bel objet on est bien amoureux,
Que ne ferait-on pas pour devenir heureux ?
Si l’amour est au crime une assez belle excuse,
Il en peut bien servir à la petite ruse
Que sa flamme aujourd’hui me force d’approuver,
Par la douceur du bien qui m’en doit arriver.
Juste ciel ! qu’ils sont prompts ! Je les vois en parole.
Allons nous préparer à jouer notre rôle.
Scène 3
La nouvelle a sujet de vous surprendre fort.
Être mort de la sorte !
Je lui sais mauvais gré d’une telle incartade.
N’avoir pas seulement le temps d’être malade !
Non, jamais homme n’eut si hâte de mourir.
Et Lélie ?
Il s’est fait en maints lieux contusion et bosse,
Et veut accompagner son papa dans la fosse :
Enfin, pour achever, l’excès de son transport
M’a fait en grande hâte ensevelir le mort,
De peur que cet objet, qui le rend hypocondre,
À faire un vilain coup ne me l’allât semondre.
N’importe, tu devais attendre jusqu’au soir ;
Outre qu’encore un coup j’aurais voulu le voir,
Qui tôt ensevelit, bien souvent assassine ;
Et tel est cru défunt, qui n’en a que la mine.
Je vous le garantis trépassé comme il faut.
Au reste, pour venir au discours de tantôt,
Lélie (et l’action lui sera salutaire)
D’un bel enterrement veut régaler son père,
Et consoler un peu ce défunt de son sort,
Par le plaisir de voir faire honneur à sa mort.
Il hérite beaucoup ; mais comme en ses affaires
Il se trouve assez neuf et ne voit encor guères,
Que son bien la plupart n’est point en ces quartiers,
Ou que ce qu’il y tient consiste en des papiers,
Il voudrait vous prier, ensuite de l’instance
D’excuser de tantôt son trop de violence,
De lui prêter au moins pour ce dernier devoir…
Tu me l’as déjà dit, et je m’en vais le voir.
Jusques ici du moins tout va le mieux du monde.
Tâchons à ce progrès que le reste réponde ;
Et, de peur de trouver dans le port un écueil,
conduisons le vaisseau de la main et de l’oeil.
Scène 4
Sortons ; je ne saurais qu’avec douleur très forte
Le voir empaqueté de cette étrange sorte.
Las ! en si peu de temps ! Il vivait ce matin !
En peu de temps parfois on fait bien du chemin.
Ah !
On n’a point pour la mort de dispense de Rome.
Ah !
Et contre eux de tout temps a de mauvais desseins.
Ah !
Ne perdrait pas un coup de ses dents meurtrières ;
Tout le monde y passe.
Ce deuil enraciné ne se peut arracher.
Si malgré ces raisons, votre ennui persévère,
Mon cher Lélie, au moins faites qu’il se modère.
Ah !
Au reste, sur l’avis de votre serviteur,
J’apporte ici l’argent qui vous est nécessaire
Pour faire célébrer les obsèques d’un père.
Ah ! ah !
Il ne peut, sans mourir, songer à ce malheur.
Je sais que vous verrez aux papiers du bonhomme
Que je suis débiteur d’une plus grande somme :
Mais quand par ces raisons je ne vous devrais rien,
Vous pourriez librement disposer de mon bien.
Tenez, je suis tout vôtre, et le ferai paraître.
Ah !
Mascarille, je crois qu’il serait à propos
Qu’il me fît de sa main un reçu de deux mots.
Ah !
Ah !
Las ! en l’état qu’il est, comment vous contenter ?
Donnez-lui le loisir de se désattrister ;
Et quand ses déplaisirs prendront quelque allégeance,
J’aurai soin d’en tirer d’abord votre assurance.
Adieu. Je sens mon cœur qui se gonfle d’ennui,
Et m’en vais tout mon soûl pleurer avecque lui.
Ah !
Le monde est rempli de beaucoup de traverses ;
Chaque homme tous les jours en ressent de diverses ;
Et jamais ici-bas…
Scène 5
Pandolfe qui revient ! Fût-il bien endormi !
Comme depuis sa mort sa face est amaigrie !
Las ! ne m’approchez pas de plus près, je vous prie !
J’ai trop de répugnance à coudoyer un mort.
D’où peut donc provenir ce bizarre transport ?
Dites-moi de bien loin quel sujet vous amène.
Si pour me dire adieu vous prenez tant de peine,
C’est trop de courtoisie, et véritablement
Je me serais passé de votre compliment.
Si votre âme est en peine, et cherche des prières,
Las ! je vous en promets ; et ne m’effrayez guères !
Foi d’homme épouvanté, je vais faire à l’instant
Prier tant Dieu pour vous que vous serez content.
Disparaissez donc, je vous prie,
Et que le ciel, par sa bonté,
Comble de joie et de santé
Votre défunte seigneurie !
Malgré tout mon dépit, il m’y faut prendre part.
Las ! pour un trépassé vous êtes bien gaillard.
Est-ce jeu, dites-nous, ou bien si c’est folie,
Qui traite de défunt une personne en vie ?
Hélas ! vous êtes mort, et je viens de vous voir.
Quoi ! j’aurais trépassé sans m’en apercevoir ?
Sitôt que Mascarille en a dit la nouvelle,
J’en ai senti dans l’âme une douleur mortelle.
Mais, enfin, dormez-vous ? êtes-vous éveillé ?
Me connaissez-vous pas ?
D’un corps aérien qui contrefait le vôtre,
Mais qui dans un moment peut devenir tout autre.
Je crains fort de vous voir comme un géant grandir,
Et tout votre visage affreusement laidir.
Pour Dieu ! ne prenez point de vilaine figure ;
J’ai prou de ma frayeur en cette conjoncture.
En une autre saison, cette naïveté
Dont vous accompagnez votre crédulité,
Anselme, me serait un charmant badinage,
Et j’en prolongerais le plaisir davantage :
Mais, avec cette mort, un trésor supposé,
Dont parmi les chemins on m’a désabusé,
Fomente dans mon âme un soupçon légitime.
Mascarille est un fourbe, et fourbe fourbissime,
Sur qui ne peuvent rien la crainte et le remords,
Et qui pour ses desseins a d’étranges ressorts.
M’aurait-on joué pièce et fait supercherie ?
Ah ! vraiment, ma raison, vous seriez fort jolie !
Touchons un peu pour voir : en effet, c’est bien lui.
Malepeste du sot que je suis aujourd’hui !
De grâce, n’allez pas divulguer un tel conte ;
On en ferait jouer quelque farce à ma honte :
Mais, Pandolfe, aidez-moi vous-même à retirer
L’argent que j’ai donné pour vous faire enterrer.
De l’argent, dites-vous ? Ah ! voilà l’encolure !
Voilà le nœud secret de toute l’aventure !
À votre dam. Pour moi, sans m’en mettre en souci,
Je vais faire informer de cette affaire ici
Contre ce Mascarille ; et si l’on peut le prendre,
Quoi qu’il puisse coûter, je le veux faire pendre.
Et moi, la bonne dupe à trop croire un vaurien,
Il faut donc qu’aujourd’hui je perde et sens et bien.
Il me sied bien, ma foi, de porter tête grise,
Et d’être encor si prompt à faire une sottise ;
D’examiner si peu sur un premier rapport…
Mais je vois…
Scène 6
Je puis à Trufaldin rendre aisément visite.
À ce que je puis voir, votre douleur vous quitte ?
Que dites-vous ? Jamais elle ne quittera
Un cœur qui chèrement toujours la gardera.
Je reviens sur mes pas vous dire avec franchise
Que tantôt avec vous j’ai fait une méprise ;
Que parmi ces louis, quoiqu’ils semblent très beaux,
J’en ai, sans y penser, mêlé que je tiens faux ;
Et j’apporte sur moi de quoi mettre en leur place.
De nos faux monnayeurs l’insupportable audace
Pullule en cet Etat d’une telle façon,
Qu’on ne reçoit plus rien qui soit hors de soupçon.
Mon Dieu ! qu’on ferait bien de les faire tous pendre !
Vous me faites plaisir de les vouloir reprendre ;
Mais je n’en ai point vu de faux, comme je croi.
Je les connaîtrai bien : montrez, montrez-les moi.
Est-ce tout ?
Mon argent bien-aimé ; rentrez dedans ma poche ;
Et vous, mon brave escroc, vous ne tenez plus rien.
Vous tuez donc des gens qui se portent fort bien ?
Et qu’auriez-vous donc fait sur moi, chétif beau-père ?
Ma foi, je m’engendrais d’une belle manière,
Et j’allais prendre en vous un beau-fils fort discret !
Allez, allez mourir de honte et de regret.
Il faut dire : J’en tiens. Quelle surprise extrême !
D’où peut-il avoir su sitôt le stratagème ?
Scène 7
Quoi ! vous étiez sorti ? Je vous cherchais partout.
Eh bien ! en sommes-nous enfin venus à bout ?
Je le donne en six coups au fourbe le plus brave.
Cà, donnez-moi que j’aille acheter notre esclave :
Votre rival après sera bien étonné.
Ah ! mon pauvre garçon, la chance a bien tourné !
Pourrais-tu de mon sort deviner l’injustice ?
Quoi ! que serait-ce ?
M’a repris maintenant tout ce qu’il nous prêtait,
Sous couleur de changer de l’or que l’on doutait.
Vous vous moquez peut-être ?
Tout de bon ?
Tu te vas emporter d’un courroux sans égal.
Moi, Monsieur ! Quelque sot : la colère fait mal,
Et je veux me choyer, quoi qu’enfin il arrive.
Que Célie, après tout, soit ou libre ou captive,
Que Léandre l’achète, ou qu’elle reste là,
Pour moi, je m’en soucie autant que de cela.
Ah ! n’aye point pour moi si grande indifférence,
Et sois plus indulgent à ce peu d’imprudence !
Sans ce dernier malheur, ne m’avoueras-tu pas
Que j’avais fait merveille, et qu’en ce feint trépas
J’éludais un chacun d’un deuil si vraisemblable,
Que les plus clairvoyants l’auraient cru véritable ?
Vous avez en effet sujet de vous louer.
Et bien ! je suis coupable, et je veux l’avouer.
Mais si jamais mon bien te fut considérable,
Répare ce malheur, et me sois secourable.
Je vous baise les mains ; je n’ai pas le loisir.
Mascarille ! mon fils !
Non, je n’en ferai rien.
Je m’en vais me tuer.
Je ne te puis fléchir ?
Oui.
Faites ce qu’il vous plaît.
Tu n’auras pas regret de m’arracher la vie ?
Adieu Monsieur Lélie.
Quoi ! …
Tu voudrais bien, ma foi, pour avoir mes habits,
Que je fisse le sot, et que je me tuasse.
Savais-je pas qu’enfin ce n’était que grimace ;
Et, quoi que ces esprits jurent d’effectuer,
Qu’on n’est point aujourd’hui si prompt à se tuer ?
Scène 8
Que vois-je ? mon rival et Trufaldin ensemble !
Il achète Célie ; ah ! de frayeur je tremble.
Il ne faut point douter qu’il fera ce qu’il peut,
Et s’il a de l’argent, qu’il pourra ce qu’il veut.
Pour moi, j’en suis ravi. Voilà la récompense
De vos brusques erreurs, de votre impatience.
Que dois-je faire ? dis ; veuille me conseiller.
Je ne sais.
Qu’en arrivera-t-il ?
Pour empêcher ce coup ?
Je jette encore un œil pitoyable sur vous.
Laissez-moi l’observer ; par des moyens plus doux
Je vais, comme je crois, savoir ce qu’il projette.
{{|Lélie sort.}}
{{personnaged|Trufaldin|c|à Léandre.{{|}}
Quand on viendra tantôt, c’est une affaire faite.
Il faut que je l’attrape, et que de ses desseins
Je sois le confident, pour mieux les rendre vains.
Grâces au ciel, voilà mon bonheur hors d’atteinte ;
J’ai su me l’assurer, et je n’ai plus de crainte.
Quoi que désormais puisse entreprendre un rival,
Il n’est plus en pouvoir de me faire du mal.
Scène 9
Ahi ! à l’aide ! au meurtre ! au secours ! on m’assomme !
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! Ô traître ! ô bourreau d’homme !
D’où procède cela ? Qu’est-ce ? que te fait-on ?
On vient de me donner deux cents coups de bâton.
Qui ?
Il me chasse, et me bat d’une façon cruelle.
Ah ! vraiment il a tort.
Ou je jure bien fort que je m’en vengerai.
Oui, je te ferai voir, batteur que Dieu confonde,
Que ce n’est pas pour rien qu’il faut rouer le monde ;
Que je suis un valet, mais fort homme d’honneur,
Et qu’après m’avoir eu quatre ans pour serviteur,
Il ne me fallait pas payer en coups de gaules,
Et me faire un affront si sensible aux épaules.
Je te le dis encor, je saurai m’en venger :
Une esclave te plaît, tu voulais m’engager
À la mettre en tes mains, et je veux faire en sorte
Qu’un autre te l’enlève, ou le diable m’emporte.
Écoute, Mascarille, et quitte ce transport.
Tu m’as plu de tout temps, et je souhaitais fort
Qu’un garçon comme toi, plein d’esprit et fidèle,
À mon service un jour pût attacher son zèle :
Enfin, si le parti te semble bon pour toi,
Si tu veux me servir, je t’arrête avec moi.
Oui, Monsieur, d’autant mieux que le destin propice
M’offre à me bien venger, en vous rendant service ;
Et que, dans mes efforts pour vos contentements,
Je puis à mon brutal trouver des châtiments :
De Célie, en un mot, par mon adresse extrême…
Mon amour s’est rendu cet office lui-même.
Enflammé d’un objet qui n’a point de défaut,
Je viens de l’acheter moins encor qu’il ne vaut.
Quoi ! Célie est à vous.
Si de mes actions j’étais tout à fait maître :
Mais quoi ! mon père l’est : comme il a volonté,
Ainsi que je l’apprends d’un paquet apporté,
De me déterminer à l’hymen d’Hippolyte,
J’empêche qu’un rapport de tout ceci l’irrite.
Donc avec Trufaldin (car je sors de chez lui)
J’ai voulu tout exprès agir au nom d’autrui ;
Et l’achat fait, ma bague est la marque choisie
Sur laquelle au premier il doit livrer Célie.
Je songe auparavant à chercher les moyens
D’ôter aux yeux de tous ce qui charme les miens ;
À trouver promptement un endroit favorable
Où puisse être en secret cette captive aimable.
Hors de la ville un peu, je puis avec raison
D’un vieux parent que j’ai vous offrir la maison ;
Là vous pourrez la mettre avec toute assurance,
Et de cette action nul n’aura connaissance.
Oui, ma foi, tu me fais un plaisir souhaité.
Tiens donc, et va pour moi prendre cette beauté.
Dès que par Trufaldin ma bague sera vue,
Aussitôt en tes mains elle sera rendue,
Et dans cette maison tu me la conduiras,
Quand… Mais chut, Hippolyte est ici sur nos pas.
Scène 10
Je dois vous annoncer, Léandre, une nouvelle ;
Mais la trouverez-vous agréable ou cruelle ?
Pour en pouvoir juger et répondre soudain,
Il faudrait la savoir.
Jusqu’au temple ; en marchant je pourrai vous l’apprendre.
Va, va-t’en me servir sans davantage attendre.
Scène 11
Oui, je vais te servir d’un plat de ma façon.
Fut-il jamais au monde un plus heureux garçon ?
Oh ! que dans un moment Lélie aura de joie !
Sa maîtresse en nos mains tomber par cette voie !
Recevoir tout son bien d’où l’on attend son mal !
Et devenir heureux par la main d’un rival !
Après ce rare exploit, je veux que l’on s’apprête
À me peindre en héros, un laurier sur la tête,
Et qu’au bas du portrait on mette en lettres d’or :
"Vivat Mascarillus, fourbum imperator" !
Scène 12
Holà !
Vous dira le sujet qui cause ma venue.
Oui, je reconnais bien la bague que voilà.
Je vais quérir l’esclave ; arrêtez un peu là.
Scène 13
Seigneur, obligez-moi de m’enseigner un homme…
Et qui ?
Le Courrier
Je crois que c’est Trufaldin qu’il se nomme.
Et que lui voulez-vous ? Vous le voyez ici.
Le Courrier
Lui rendre seulement la lettre que voici.
" Le ciel, dont la bonté prend souci de ma vie, "
" Vient de me faire ouïr, par un bruit assez doux, "
" Que ma fille, à quatre ans par des voleurs ravie, "
" Sous le nom de Célie est esclave chez vous. "
" Si vous sûtes jamais ce que c’est qu’être père, "
" Et vous trouvez sensible aux tendresses du sang, "
" Conservez-moi chez vous cette fille si chère, "
" Comme si de la vôtre elle tenait le rang. "
" Pour l’aller retirer je pars d’ici moi-même, "
" Et vous vais de vos soins récompenser si bien, "
" Que par votre bonheur, que je veux rendre extrême, "
" Vous bénirez le jour où vous causez le mien. "
" De Madrid. "
" Don Pedro De Gusman, "
" Marquis de Montalcane. "
Quoiqu’à leur nation bien peu de foi soit due,
Ils me l’avaient bien dit, ceux qui me l’ont vendue,
Que je verrais dans peu quelqu’un la retirer,
Et que je n’aurais pas sujet d’en murmurer ;
Et cependant j’allais, par mon impatience,
Perdre aujourd’hui les fruits d’une haute espérance.
Un seul moment plus tard, tous vos pas étaient vains,
J’allais mettre à l’instant cette fille en ses mains.
Mais suffit ; j’en aurai tout le soin qu’on désire.
Vous-même vous voyez ce que je viens de lire.
Vous direz à celui qui vous a fait venir
Que je ne lui saurais ma parole tenir ;
Qu’il vienne retirer son argent.
Que vous lui faites…
Ah ! le fâcheux paquet que nous venons d’avoir !
Le sort a bien donné la baie à mon espoir ;
Et bien à la malheure est-il venu d’Espagne,
Ce courrier que la foudre ou la grêle accompagne.
Jamais, certes, jamais plus beau commencement
N’eut en si peu de temps plus triste événement.
Scène 14
Quel beau transport de joie à présent vous inspire ?
Laisse-m’en rire encore avant que te le dire.
Çà, rions donc bien fort, nous en avons sujet.
Ah ! je ne serai plus de tes plaintes l’objet.
Tu ne me diras plus, toi qui toujours me cries,
Que je gâte en brouillon toutes tes fourberies :
J’ai bien joué moi-même un tour des plus adroits.
Il est vrai, je suis prompt, et m’emporte parfois ;
Mais pourtant, quand je veux, j’ai l’imaginative
Aussi bonne, en effet, que personne qui vive ;
Et toi-même avoueras que ce que j’ai fait, part
D’une pointe d’esprit où peu de monde a part.
Sachons donc ce qu’a fait cette imaginative.
Tantôt, l’esprit ému d’une frayeur bien vive,
D’avoir vu Trufaldin avecque mon rival,
Je songeais à trouver un remède à ce mal,
Lorsque, me ramassant tout entier en moi-même,
J’ai conçu, digéré, produit un stratagème
Devant qui tous les tiens, dont tu fais tant de cas,
Doivent, sans contredit, mettre pavillon bas.
Mais qu’est-ce ?
J’ai donc feint une lettre avecque diligence,
Comme d’un grand seigneur écrite à Trufaldin,
Qui mande qu’ayant su, par un heureux destin,
Qu’une esclave qu’il tient sous le nom de Célie
Est sa fille, autrefois par des voleurs ravie,
Il veut la venir prendre, et le conjure au moins
De la garder toujours, de lui rendre ses soins ;
Qu’à ce sujet il part d’Espagne, et doit pour elle
Par de si grands présents reconnaître son zèle,
Qu’il n’aura point regret de causer son bonheur.
Fort bien.
La lettre que je dis a donc été remise ;
Mais sais-tu bien comment ? En saison si bien prise,
Que le porteur m’a dit que, sans ce trait falot,
Un homme l’emmenait, qui s’est trouvé fort sot.
Vous avez fait ce coup sans vous donner au diable ?
Oui. D’un tour si subtil m’aurais-tu cru capable ?
Loue au moins mon adresse, et la dextérité
Dont je romps d’un rival le dessein concerté.
À vous pouvoir louer selon votre mérite,
Je manque d’éloquence, et ma force est petite.
Oui, pour bien étaler cet effort relevé,
Ce bel exploit de guerre à nos yeux achevé,
Ce grand et rare effet d’une imaginative
Qui ne cède en vigueur à personne qui vive,
Ma langue est impuissante, et je voudrais avoir
Celles de tous les gens du plus exquis savoir,
Pour vous dire en beaux vers, ou bien en docte prose,
Que vous serez toujours, quoi que l’on se propose,
Tout ce que vous avez été durant vos jours ;
C’est-à-dire, un esprit chaussé tout à rebours,
Une raison malade et toujours en débauche,
Un envers du bon sens, un jugement à gauche,
Un brouillon, une bête, un brusque, un étourdi,
Que sais-je ? un… cent fois plus encor que je ne di.
C’est faire en abrégé votre panégyrique.
Apprends-moi le sujet qui contre moi te pique ;
Ai-je fait quelque chose ? Éclaircis-moi ce point.
Non, vous n’avez rien fait ; mais ne me suivez point.
Je te suivrai partout pour savoir ce mystère.
Oui ? Sus donc, préparez vos jambes à bien faire,
Car je vais vous fournir de quoi les exercer.
Il m’échappe. Ô malheur qui ne se peut forcer !
Aux discours qu’il m’a faits que saurais-je comprendre ?
Et quel mauvais office aurais-je pu me rendre ?
ACTE III
Scène 1
Taisez-vous, ma bonté, cessez votre entretien ;
Vous êtes une sotte, et je n’en ferai rien.
Oui, vous avez raison, mon courroux, je l’avoue ;
Relier tant de fois ce qu’un brouillon dénoue,
C’est trop de patience ; et je dois en sortir,
Après de si beaux coups qu’il a su divertir.
Mais aussi raisonnons un peu sans violence.
Si je suis maintenant ma juste impatience,
On dira que je cède à la difficulté ;
Que je me trouve à bout de ma subtilité :
Et que deviendra lors cette publique estime
Qui te vante partout pour un fourbe sublime,
Et que tu t’es acquise en tant d’occasions,
À ne t’être jamais vu court d’inventions ?
L’honneur, ô Mascarille, est une belle chose !
À tes nobles travaux ne fait aucune pause ;
Et quoi qu’un maître ait fait pour te faire enrager,
Achève pour ta gloire, et non pour l’obliger.
Mais quoi ! Que ferais-tu, que de l’eau toute claire ?
Traversé sans repos par ce démon contraire,
Tu vois qu’à chaque instant il te fait déchanter,
Et que c’est battre l’eau de prétendre arrêter
Ce torrent effréné, qui de tes artifices
Renverse en un moment les plus beaux édifices.
Eh bien ! pour toute grâce, encore un coup du moins,
Au hasard du succès sacrifions des soins ;
Et s’il poursuit encore à rompre notre chance,
J’y consens, ôtons-lui toute notre assistance.
Cependant notre affaire encor n’irait pas mal,
Si par là nous pouvions perdre notre rival,
Et que Léandre enfin, lassé de sa poursuite,
Nous laissât jour entier pour ce que je médite.
Oui, je roule en ma tête un trait ingénieux,
Dont je promettrais bien un succès glorieux,
Si je puis n’avoir plus cet obstacle à combattre.
Bon, voyons si son feu se rend opiniâtre.
Scène 2
Monsieur, j’ai perdu temps, votre homme se dédit.
De la chose lui-même il m’a fait un récit ;
Mais c’est bien plus : j’ai su que tout ce beau mystère
D’un rapt d’Egyptiens, d’un grand seigneur pour père,
Qui doit partir d’Espagne et venir en ces lieux,
N’est qu’un pur stratagème, un trait facétieux,
Une histoire à plaisir, un conte dont Lélie
A voulu détourner notre achat de Célie.
Voyez un peu la fourbe !
Et pourtant Trufaldin
Est si bien imprimé de ce conte badin,
Mord si bien à l’appât de cette faible ruse,
Qu’il ne veut point souffrir que l’on le désabuse.
C’est pourquoi désormais il la gardera bien,
Et je ne vois pas lieu d’y prétendre plus rien.
Si d’abord à mes yeux elle parut aimable,
Je viens de la trouver tout à fait adorable ;
Et je suis en suspens si, pour me l’acquérir,
Aux extrêmes moyens je ne dois point courir,
Par le don de ma foi rompre sa destinée,
Et changer ses liens en ceux de l’hyménée.
Vous pourriez l’épouser ?
Je ne sais ; mais enfin,
Si quelque obscurité se trouve en son destin,
Sa grâce et sa vertu sont de douces amorces
Qui, pour tirer les cœurs, ont d’incroyables forces.
Sa vertu, dites-vous ?
Quoi ? que murmures-tu ?
Achève, explique-toi sur ce mot de vertu.
Monsieur, votre visage en un moment s’altère,
Et je ferai bien mieux peut-être de me taire.
Non, non, parle.
Eh bien donc, très charitablement,
Je veux vous retirer de votre aveuglement.
Cette fille…
Dans le particulier elle oblige sans peine,
Et son cœur, croyez-moi, n’est point roche, après tout,
À quiconque la sait prendre par le bon bout ;
Elle fait la sucrée, et veut passer pour prude ;
Mais je puis en parler avecque certitude.
Vous savez que je suis quelque peu d’un métier
À me devoir connaître en un pareil gibier.
Célie…
Qu’une ombre de vertu qui garde mal sa place,
Et qui s’évanouit, comme l’on peut savoir,
Aux rayons du soleil qu’une bourse fait voir.
Las ! que dis-tu ? Croirai-je un discours de la sorte ?
Monsieur, les volontés sont libres : que m’importe ?
Non, ne me croyez pas, suivez votre dessein,
Prenez cette matoise, et lui donnez la main ;
Toute la ville en corps reconnaîtra ce zèle,
Et vous épouserez le bien public en elle.
Quelle surprise étrange !
Courage ! s’il s’y peut enferrer tout de bon,
Nous nous ôtons du pied une fâcheuse épine.
Oui, d’un coup étonnant ce discours m’assassine.
Quoi ! vous pourriez…
Je ne sais quel paquet qui doit venir pour moi.
seul, après avoir rêvé.
Qui ne s’y fût trompé ! Jamais l’air d’un visage,
Si ce qu’il dit est vrai, n’imposa davantage.
Scène 3
Du chagrin qui vous tient quel peut être l’objet ?
Moi ?
Vous-même.
Pourtant je n’en ai point sujet.
Je vois bien ce que c’est, Célie en est la cause.
Mon esprit ne court pas après si peu de chose.
Pour elle vous aviez pourtant de grands desseins :
Mais il faut dire ainsi, lorsqu’ils se trouvent vains.
Si j’étais assez sot pour chérir ses caresses,
Je me moquerais bien de toutes vos finesses.
Quelles finesses donc ?
Mon Dieu ! nous savons tout.
Quoi ?
Votre procédé de l’un à l’autre bout.
C’est de l’hébreu pour moi, je n’y puis rien comprendre.
Feignez, si vous voulez, de ne me pas entendre ;
Mais, croyez-moi, cessez de craindre pour un bien
Où je serais fâché de vous disputer rien.
J’aime fort la beauté qui n’est point profanée,
Et je ne veux point brûler pour une abandonnée.
Tout beau, tout beau, Léandre !
Ah ! que vous êtes bon !
Allez, vous dis-je encor, servez-la sans soupçon ;
Vous pourrez vous nommer homme à bonnes fortunes.
Il est vrai, sa beauté n’est pas des plus communes ;
Mais, en revanche aussi, le reste est fort commun.
Léandre, arrêtons là ce discours importun.
Contre moi tant d’efforts qu’il vous plaira pour elle ;
Mais, surtout, retenez cette atteinte mortelle.
Sachez que je m’impute à trop de lâcheté
D’entendre mal parler de ma divinité ;
Et que j’aurai toujours bien moins de répugnance
À souffrir votre amour, qu’un discours qui l’offense.
Ce que j’avance ici me vient de bonne part.
Quiconque vous l’a dit est un lâche, un pendard.
On ne peut imposer de tache à cette fille,
Je connais bien son cœur.
Mais, enfin, Mascarille
D’un semblable procès est juge compétent :
C’est lui qui la condamne.
Oui !
Lui-même.
Il prétend
D’une fille d’honneur insolemment médire,
Et que peut-être encor je n’en ferai que rire !
Gage qu’il se dédit.
Et moi gage que non.
Parbleu ! je le ferais mourir sous le bâton,
S’il m’avait soutenu des faussetés pareilles.
Moi je lui couperais sur-le-champ les oreilles,
S’il n’était pas garant de tout ce qu’il m’a dit.
Scène 4
Ah ! bon, bon, le voilà. Venez çà, chien maudit.
Quoi ?
Vous osez sur Célie attacher vos morsures,
Et lui calomnier la plus rare vertu
Qui puisse faire éclat sous son sort abattu ?
Doucement, ce discours est de mon industrie.
Non, non, point de clin d’oeil et point de raillerie ;
Je suis aveugle à tout, sourd à quoi que ce soit ;
Fût-ce mon propre frère, il me la payeroit.
Et sur ce que j’adore oser porter le blâme,
C’est me faire une plaie au plus tendre de l’âme.
Tous ces signes sont vains. Quels discours as-tu faits ?
Mon Dieu ! ne cherchons point querelle, ou je m’en vais.
Tu n’échapperas pas.
Laissez-moi, je vous dis que c’est un tour d’adresse.
Dépêche, qu’as-tu dit ? Vide entre nous ce point.
J’ai dit ce que j’ai dit : ne vous emportez point.
Lélie
Ah ! je vous ferai bien parler d’une autre sorte !
Halte un peu ! retenez l’ardeur qui vous emporte.
Fut-il jamais au monde un esprit moins sensé ?
C’est trop que de vouloir le battre en ma présence.
Quoi ! châtier mes gens n’est pas en ma puissance ?
Comment, vos gens ?
Quand j’aurais volonté de le battre à mourir,
Eh bien ! c’est mon valet.
Le trait est admirable ! Et comment donc le vôtre ?
Sans doute…
Ah ! le double bourreau, qui me va tout gâter,
Et qui ne comprend rien, quelque signe qu’on donne !
Vous rêvez bien, Léandre, et me la baillez bonne.
Il n’est pas mon valet ?
Hors de votre service il n’a pas été mis ?
Je ne sais ce que c’est.
Vous n’avez pas chargé son dos avec outrance ?
Point du tout. Moi, l’avoir chassé, roué de coups ?
Vous vous moquez de moi, Léandre, ou lui de vous.
Pousse, pousse, bourreau ; tu fais bien tes affaires.
Donc les coups de bâton ne sont qu’imaginaires ?
Il ne sait ce qu’il dit ; sa mémoire…
Tous ces signes pour toi ne disent rien de bon.
Oui, d’un tour délicat mon esprit te soupçonne.
Mais pour l’invention, va, je te le pardonne.
C’est bien assez pour moi qu’il m’ait désabusé,
De voir par quels motifs tu m’avais imposé,
Et que m’étant commis à ton zèle hypocrite,
À si bon compte encor je m’en sois trouvé quitte.
Ceci doit s’appeler "un avis au lecteur".
Adieu, Lélie, adieu, très humble serviteur.
Scène 5
Courage, mon garçon, tout heur nous accompagne ;
Mettons flamberge au vent et bravoure en campagne ;
Faisons l’"Olibrius", l’"occiseur d’innocents"
Il t’avait accusé de discours médisants
Contre…
Lui laisser son erreur, qui vous rendait service,
Et par qui son amour s’en était presque allé ?
Non, il a l’esprit franc, et point dissimulé.
Enfin chez son rival je m’ancre avec adresse,
Cette fourbe en mes mains va mettre sa maîtresse,
Il me la fait manquer avec de faux rapports.
Je veux de son rival alentir les transports,
Mon brave incontinent vient qui le désabuse ;
J’ai beau lui faire signe, et montrer que c’est ruse ;
Point d’affaire : il poursuit sa pointe jusqu’au bout,
Et n’est point satisfait qu’il n’ait découvert tout.
Grand et sublime effort d’une imaginative
Qui ne le cède point à personne qui vive !
C’est une rare pièce, et digne, sur ma foi,
Qu’on en fasse présent au cabinet du roi.
Je ne m’étonne pas si je romps tes attentes ;
À moins d’être informé des choses que tu tentes,
J’en ferai encor cent de la sorte.
Au moins, pour t’emporter à de justes dépits,
Fais-moi dans tes desseins entrer de quelque chose ;
Mais que de leurs ressorts la porte me soit close,
C’est ce qui fait toujours que je suis pris sans vert (17).
Je crois que vous seriez un maître d’arme expert
Vous savez à merveille, en toutes aventures,
Prendre les contre-temps et rompre les mesures.
Puisque la chose est faite, il n’y faut plus penser.
Mon rival, en tout cas, ne peut me traverser ;
Et pourvu que tes soins en qui je me repose…
Laissons là ce discours, et parlons d’autre chose.
Je ne m’apaise pas, non, si facilement ;
Je suis trop en colère. Il faut premièrement
Me rendre un bon office, et nous verrons ensuite
Si je dois de vos feux reprendre la conduite.
S’il ne tient qu’à cela, je n’y résiste pas.
As-tu besoin, dis-moi, de mon sang, de mon bras ?
De quelle vision sa cervelle est frappée !
Vous êtes de l’humeur de ces amis d’épée (18)
Que l’on trouve toujours plus prompts à dégaîner
Qu’à tirer un teston, s’il fallait le donner (19).
Que puis-je donc pour toi !
Il faut absolument apaiser la colère.
Nous avons fait la paix.
Je l’ai fait, ce matin, mort pour l’amour de vous ;
La vision le choque, et de pareilles feintes
Aux vieillards comme lui sont de dures atteintes,
Qui, sur l’état prochain de leur condition,
Leur font faire à regret triste réflexion.
Le bonhomme, tout vieux, chérit fort la lumière,
Et ne veut point de jeu dessus cette matière ;
Il craint le pronostic, et contre moi fâché,
On m’a dit qu’en justice il m’avait recherché.
J’ai peur, si le logis du roi fait ma demeure,
De m’y trouver si bien dès le premier quart d’heure,
Que j’aye peine aussi d’en sortir par après
Contre moi dès longtemps l’on a force décrets ;
Car enfin la vertu n’est jamais sans envie,
Et dans ce maudit siècle est toujours poursuivie.
Allez donc le fléchir.
Mais aussi tu promets…
Ma foi, prenons haleine après tant de fatigues.
Cessons pour quelques temps le cours de nos intrigues,
Et de nous tourmenter de même qu’un lutin.
Léandre, pour nous nuire, est hors de garde enfin,
Et Célie arrêtée avecque l’artifice…
Scène 6
Je te cherchais partout pour te rendre un service,
Pour te donner avis d’un secret important.
Quoi donc ?
Non.
Je sais bien tes desseins et l’amour de ton maître ;
Songez à vous tantôt. Léandre fait parti
Pour enlever Célie ; et j’en suis averti
Qu’il a mis ordre à tout, et qu’il se persuade
D’entrer chez Trufaldin par une mascarade,
Ayant su qu’en ce temps, assez souvent, le soir,
Des femmes du quartier en masque l’allaient voir.
Oui ? Suffit ; il n’est pas au comble de sa joie ;
Je pourrai bien tantôt lui souffler cette proie ;
Et contre cet assaut je sais un coup fourré
Par qui je veux qu’il soit de lui-même enferré.
Il ne sait pas les dons dont mon âme est pourvue.
Adieu, nous boirons pinte à la première vue.
Scène 7
Il faut, il faut tirer à nous ce que d’heureux
Pourrait avoir en soit ce projet amoureux,
Et, par une surprise adroite et non commune,
Sans courir le danger, en tenter la fortune.
Si je vais me masquer pour devancer ses pas,
Léandre assurément ne nous bravera pas.
Et là, premier que lui, si nous faisons la prise,
Il aura fait pour nous les frais de l’entreprise ;
Puisque, par son dessein déjà presque éventé,
Le soupçon tombera toujours de son côté,
Et que nous, à couvert de toutes ses poursuites,
De ce coup hasardeux ne craindrons point de suites.
C’est ne se point commettre à faire de l’éclat,
Et tirer les marrons de la patte du chat.
Allons donc nous masquer avec quelques bons frères ;
Pour prévenir nos gens, il ne faut tarder guères.
Je sais où gît le lièvre, et me puis, sans travail,
Fournir en un moment d’hommes et d’attirail.
Croyez que je mets bien mon adresse en usage :
Si j’ai reçu du ciel les fourbes en partage,
Je ne suis point au rang de ces esprits mal nés
Qui cachent les talents que Dieu leur a donnés.
Scène 8
Il prétend l’enlever avec sa mascarade ?
Il n’est rien de plus certain. Quelqu’un de sa brigade
M’ayant de ce dessein instruit, sans m’arrêter,
À Mascarille lors j’ai couru tout conter,
Qui s’en va, m’a-t-il dit, rompre cette partie
Par une invention dessus le champ bâtie ;
Et, comme je vous ai rencontré par hasard,
J’ai cru que je devais de tout vous faire part.
Tu m’obliges par trop avec cette nouvelle :
Va, je reconnaîtrai ce service fidèle.
Scène 9
Mon drôle assurément leur jouera quelque trait ;
Mais je veux de ma part seconder son projet.
Il ne sera pas dit qu’en un fait qui me touche
Je ne me sois non plus remué qu’une souche.
Voici l’heure, ils seront surpris à mon aspect.
Foin ! Que n’ai-je avec moi pris mon porte-respect ?
Mais vienne qui voudra contre notre personne,
J’ai deux bons pistolets, et mon épée est bonne.
Holà ! quelqu’un, un mot.
Scène 10
Fermez soigneusement votre porte ce soir.
Pourquoi ?
Pour vous venir donner une fâcheuse aubade ;
Ils veulent enlever votre Célie.
Et sans doute bientôt ils viennent en ces lieux.
Demeurez ; vous pourrez voir tout de la fenêtre.
Eh bien ! qu’avais-je dit ? Les voyez-vous paraître ?
Chut, je veux à vos yeux leur en faire l’affront.
Nous allons voir beau jeu, si la corde ne rompt.
Scène 11
Oh ! les plaisants robins (20), qui pensent me surprendre !
Masques, où courez-vous ? le pourrait-on apprendre ?
Trufaldin, ouvrez-leur pour jouer un momon (21).
Bon Dieu, qu’elle est jolie, et qu’elle a l’air mignon !
Eh quoi ! vous murmurez ? Mais, sans vous faire outrage
Peut-on lever le masque, et voir votre visage ?
Allez, fourbes méchants, retirez-vous d’ici,
Canaille ; et vous, seigneur, bonsoir et grand merci.
Scène 12
(après avoir démasqué Mascarille.)
Mascarille, est-ce toi ?
Nenni-da, c’est quelqu’un d’autre.
Hélas, quelle surprise ! et quel sort est le nôtre !
L’aurais-je deviné, n’étant point averti
Des secrètes raisons qui t’avaient travesti ?
Malheureux que je suis, d’avoir dessous ce masque
Eté, sans y penser, te faire cette frasque !
Il me prendrait envie, en mon juste courroux,
De me battre moi-même, et de me donner cent coups.
Adieu, sublime esprit, rare imaginative.
Las ! si de ton secours ta colère me prive,
À quel saint me vouerai-je ?
Ah ! si ton cœur pour moi n’est de bronze ou de fer,
Qu’encore un coup du moins mon imprudence ait grâce !
S’il faut pour l’obtenir que tes genoux j’embrasse,
Vois-moi…
J’entends venir des gens qui sont sur nos talons.
Scène 13
Sans bruit ; ne faisons rien que de la bonne sorte.
Quoi ! masques toute nuit assiègeront ma porte ?
Messieurs, ne gagnez point de rhumes à plaisir ;
Tout cerveau qui le fait est certes de loisir.
Il est un peu trop tard pour enlever Célie ;
Dispensez-l’en ce soir, elle vous en supplie ;
La belle est dans le lit, et ne peut vous parler ;
J’en suis fâché pour vous. Mais pour vous régaler
Du souci qui pour elle ici vous inquiète,
Elle vous fait présent de cette cassolette.
Fi ! cela sent mauvais, et je suis tout gâté.
Nous sommes découverts, tirons de ce côté.
ACTE IV
Scène 1
Vous voilà fagoté d’une plaisante sorte.
Tu ranimes par là mon espérance morte.
Toujours de ma colère on me voit revenir ;
J’ai beau jurer, pester, je ne m’en puis tenir.
Aussi crois, si jamais je suis dans la puissance,
Que tu seras content de ma reconnaissance,
Et que quand je n’aurais qu’un seul morceau de pain…
Baste ! songez à vous dans ce nouveau dessein.
Au moins, si l’on vous voit commettre une sottise,
Vous n’imputerez plus l’erreur à la surprise ;
Votre rôle en ce jeu par cœur doit être su.
Mais comment Trufaldin chez lui t’a-t-il reçu ?
D’un zèle simulé j’ai bridé le bon sire (23) ;
Avec empressement je suis venu lui dire,
S’il ne songeait à lui, que l’on le surprendroit ;
Que l’on couchait en joue, et de plus d’un endroit,
Celle dont il a vu qu’une lettre en avance
Avait si faussement divulgué la naissance ;
Qu’on avait bien voulu m’y mêler quelque peu ;
Mais que j’avais tiré mon épingle du jeu,
Et que, touché d’ardeur pour ce qui le regarde,
Je venais l’avertir de se donner de garde.
De là, moralisant, j’ai fait de grands discours
Sur les fourbes qu’on voit ici-bas tous les jours ;
Que pour moi, las du monde et de sa vie infâme,
Je voulais travailler au salut de mon âme,
À m’éloigner du trouble, et pouvoir longuement
Près de quelque honnête homme être paisiblement ;
Que, s’il le trouvait bon, je n’aurais d’autre envie
Que de passer chez lui le reste de ma vie ;
Et que même à tel point il m’avait su ravir,
Que, sans lui demander gages pour le servir,
Je mettrais en ses mains, que je tenais certaines,
Quelque bien de mon père, et le fruit de mes peines,
Dont, avenant que Dieu de ce monde m’ôtat,
J’entendais tout de bon que lui seul héritât.
C’était le vrai moyen d’acquérir sa tendresse.
Et comme, pour résoudre avec votre maîtresse
Des biais qu’on doit prendre à terminer vos vœux,
Je voulais en secret vous aboucher tous deux,
Lui-même a su m’ouvrir une voie assez belle,
De pouvoir hautement vous loger avec elle,
Venant m’entretenir d’un fils privé du jour,
Dont cette nuit en songe il a vu le retour.
À ce propos, voici l’histoire qu’il m’a dite,
Et sur quoi j’ai tantôt notre fourbe construite.
C’est assez, je sais tout : tu me l’as dit deux fois.
Oui, oui ; mais quand j’aurais passé jusques à trois,
Peut-être encor qu’avec toute sa suffisance,
Votre esprit manquera dans quelque circonstance.
Mais à tant différer je me fais de l’effort.
Ah ! de peur de tomber, ne courons pas si fort !
Voyez-vous ? vous avez la caboche un peu dure ;
Rendez-vous affermi dessus cette aventure.
Autrefois Trufaldin de Naples est sorti,
Et s’appelait alors Zanobio Ruberti ;
Un parti qui causa quelque émeute civile,
Dont il fut seulement soupçonné dans sa ville
(De fait il n’est pas homme à troubler un Etat),
L’obligea d’en sortir une nuit sans éclat.
Une fille fort jeune, et sa femme, laissées,
À quelque temps de là se trouvant trépassées,
Il en eut la nouvelle ; et dans ce grand ennui,
Voulant dans quelque ville emmener avec lui,
Outre ses biens, l’espoir qui restait de sa race,
Un sien fils, écolier, qui se nommait Horace,
Il écrit à Bologne, où, pour mieux être instruit,
Un certain maître Albert, jeune, l’avait conduit ;
Mais, pour se joindre tous, le rendez-vous qu’il donne
Durant deux ans entiers ne lui fit voir personne :
Si bien que, les jugeant morts après ce temps-là,
Il vint en cette ville, et prit le nom qu’il a,
Sans que de cet Albert, ni de ce fils Horace,
Douze ans aient découvert jamais la moindre trace.
Voilà l’histoire en gros, redite seulement
Afin de vous servir ici de fondement.
Maintenant vous serez un marchand d’Arménie,
Qui les aurez vus sains l’un et l’autre en Turquie.
Si j’ai, plutôt qu’aucun, un tel moyen trouvé,
Pour les ressusciter sur ce qu’il a rêvé,
C’est qu’en fait d’aventure il est très ordinaire
De voir gens pris sur mer par quelque Turc corsaire,
Puis être à leur famille à point nommé rendus,
Après quinze ou vingt ans qu’on les a crus perdus.
Pour moi, j’ai vu déjà cent contes de la sorte.
Sans nous alambiquer, servons-nous-en ; qu’importe ?
Vous leur aurez ouï leur disgrâce conter,
Et leur aurez fourni de quoi se racheter ;
Mais que, parti plus tôt pour chose nécessaire,
Horace vous chargea de voir ici son père,
Dont il a su le sort, et chez qui vous devez
Attendre quelques jours qu’ils y soient arrivés.
Je vous ai fait tantôt des leçons étendues.
Ces répétitions ne sont que superflues ;
Dès l’abord mon esprit a compris tout le fait.
Je m’en vais là dedans donner le premier trait.
Ecoute, Mascarille, un seul point me chagrine.
S’il allait de son fils me demander la mine ?
Belle difficulté ! Devez-vous pas savoir
Qu’il était fort petit alors qu’il l’a pu voir ?
Et puis, outre cela, le temps et l’esclavage
Pourraient-ils pas avoir changé tout son visage ?
Il est vrai. Mais dis-moi, s’il connaît qu’il m’a vu,
Que faire ?
Nous avons dit tantôt qu’outre que votre image
N’avait dans son esprit pu faire qu’un passage,
Pour ne vous avoir vu que durant un moment,
Et le poil et l’habit déguisaient grandement.
Fort bien. Mais à propos, cet endroit de Turquie…
Tout, vous dis-je, est égal, Turquie ou Barbarie.
Mais le nom de la ville où j’aurai pu les voir ?
Tunis. Il me tiendra, je crois, jusques au soir.
La répétition, dit-il, est inutile,
Et j’ai déjà nommé douze fois cette ville.
Va, va-t’en commencer, il ne me faut plus rien.
Au moins soyez prudent, et vous conduisez bien ;
Ne donnez point ici de l’imaginative.
Laisse-moi gouverner. Que ton âme est craintive !
Horace dans Bologne écolier ; Trufaldin,
Zanobio Ruberti, dans Naples citadin ;
Le précepteur Albert…
Que de me tant prêcher ! Suis-je un sot à ton compte ?
Non pas du tout ; mais bien quelque chose approchant.
Scène 2
Quand il m’est inutile, il fait le chien couchant ;
Mais parce qu’il sent bien le secours qu’il me donne,
Sa familiarité jusque-là s’abandonne.
Je vais être de près éclairé des beaux yeux
Dont la force m’impose un joug si précieux ;
Je n’en vais sans obstacle, avec des traits de flamme,
Peindre à cette beauté les tourments de mon âme ;
Je saurai quel arrêt je dois… mais les voici.
Scène 3
Sois béni, juste ciel, de mon sort adouci !
C’est à vous de rêver et de faire des songes,
Puisqu’en vous il est faux que songes sont mensonges.
Quelle grâce, quels biens vous rendrai-je, Seigneur,
Vous que je dois nommer l’ange de mon bonheur ?
Ce sont soins superflus, et je vous en dispense.
J’ai, je ne sais pas où, vu quelque ressemblance
De cet Arménien.
Mais on voit des rapports admirables parfois.
Vous avez vu ce fils où mon espoir se fonde ?
Oui, seigneur Trufaldin, le plus gaillard du monde.
Il vous a dit sa vie, et parlé fort de moi ?
Plus de dix mille fois.
Il vous a dépeint tel que je vous vois paraître,
Le visage, le port…
Si lorsqu’il m’a pu voir, il n’avait que sept ans,
Et si son précepteur même, depuis ce temps,
Aurait peine à pouvoir connaître mon visage ?
Le sang bien autrement conserve cette image ;
Par des traits si profonds ce portrait est tracé,
Que mon père…
En Turquie, à Turin.
Est, je pense, en Piémont.
Vous ne l’entendez pas, il veut dire Tunis,
Et c’est en effet là qu’il laissa votre fils ;
Mais les Arméniens ont tous, par habitude,
Certain vice de langue à nous autres fort rude :
C’est que dans tous les mots ils changent "nis" en "rin".
Et pour dire Tunis, ils prononcent Turin.
Il fallait, pour l’entendre, avoir cette lumière.
Quel moyen vous dit-il de rencontrer son père ?
Voyez s’il répondra.
Quelque leçon d’escrime ; autrefois en ce jeu
Il n’était point d’adresse à mon adresse égale,
Et j’ai battu le fer en mainte et mainte salle.
Ce n’est pas maintenant ce que je veux savoir.
Quel autre nom, dit-il, que je devais avoir ?
Ah ! Seigneur Zanobio Ruberti, quelle joie
Est celle maintenant que le ciel vous envoie !
C’est là votre vrai nom, et l’autre est emprunté.
Mais où vous a-t-il dit qu’il reçut la clarté ?
Naples est un séjour qui paraît agréable ;
Mais pour vous ce doit être un lieu fort haïssable.
Ne peux-tu, sans parler, souffrir notre discours ?
Dans Naples son destin a commencé son cours.
Où l’envoyai-je jeune, et sous quelle conduite ?
Ce pauvre maître Albert a beaucoup de mérite
D’avoir depuis Bologne accompagné ce fils,
Qu’à sa discrétion vos soins avaient commis.
Ah !
Je voudrais bien savoir de vous leur aventure,
Sur quel vaisseau le sort qui m’a su travailler…
Je ne sais ce que c’est, je ne fais que bâiller.
Mais, seigneur Trufaldin, songez-vous que peut-être
Ce monsieur l’étranger a besoin de repaître,
Et qu’il est tard aussi ?
Ah ! vous avez plus faim que vous ne pensez pas.
Entrez donc.
Les maîtres du logis sont sans cérémonie.
Pauvre esprit ! Pas deux mots !
Mais n’appréhende plus, je reprends mes esprits,
Et m’en vais débiter avecque hardiesse…
Voici notre rival, qui ne sait pas la pièce.
Scène 4
Arrêtez-vous, Léandre, et souffrez un discours
Qui cherche le repos et l’honneur de vos jours.
Je ne vous parle point en père de ma fille,
En homme intéressé pour ma propre famille,
Mais comme votre père, ému pour votre bien,
Sans vouloir vous flatter et vous déguiser rien ;
Bref, comme je voudrais, d’une âme franche et pure,
Que l’on fît à mon sang en pareille aventure.
Savez-vous de quel oeil chacun voit cet amour,
Qui dedans une nuit vient d’éclater au jour ?
À combien de discours et de traits de risée
Votre entreprise d’hier est partout exposée ?
Quel jugement on fait du choix capricieux
Qui pour femme, dit-on, vous désigne en ces lieux
Un rebut de l’Egypte, une fille coureuse,
De qui le noble emploi n’est qu’un métier de gueuse ?
J’en ai rougi pour vous encor plus que pour moi,
Qui me trouve compris dans l’éclat que je voi :
Moi, dis-je, dont la fille, à vos ardeurs promise,
Ne peut, sans quelque affront, souffrir qu’on la méprise.
Ah ! Léandre, sortez de cet abaissement !
Ouvrez un peu les yeux sur votre aveuglement.
Si notre esprit n’est pas sage à toutes les heures,
Les plus courtes erreurs sont toujours les meilleures.
Quand on ne prend en dot que la seule beauté,
Le remords est bien près de la solennité ;
Et la plus belle femme a très peu de défense
Contre cette tiédeur qui suit la jouissance.
Je vous le dis encor, ces bouillants mouvements,
Ces ardeurs de jeunesse et ces emportements,
Nous font trouver d’abord quelques nuits agréables ;
Mais ces félicités ne sont guères durables,
Et, notre passion alentissant son cours,
Après ces bonnes nuits donnent de mauvais jours ;
De là viennent les soins, les soucis, les misères,
Les fils déshérités par le courroux des pères.
Dans tout votre discours je n’ai rien écouté
Que mon esprit déjà ne m’ait représenté.
Je sais combien je dois à cet honneur insigne
Que vous me voulez faire, et dont je suis indigne ;
Et vois, malgré l’effort dont je suis combattu,
Ce que vaut votre fille, et quelle est sa vertu :
Aussi veux-je tâcher…
On ouvre cette porte :
Retirons-nous plus loin, de crainte qu’il n’en sorte
Quelque secret poison dont vous seriez surpris.
Scène 5
Bientôt de notre fourbe on verra le débris,
Si vous continuez des sottises si grandes.
Dois-je éternellement ouïr tes réprimandes ?
De quoi te peux-tu plaindre ? Ai-je pas réussi
En tout ce que j’ai dit depuis ?
Témoin les Turcs par vous appelés hérétiques,
Et que vous assurez, par serments authentiques,
Adorer pour leurs dieux la lune et le soleil.
Passe. Ce qui me donne un dépit nonpareil,
C’est qu’ici votre amour étrangement s’oublie ;
Près de Célie, il est ainsi que la bouillie,
Qui par un trop grand feu s’enfle, croît jusqu’aux bords,
Et de tous les côtés se répand au dehors.
Pourrait-on se forcer à plus de retenue ?
Je ne l’ai presque point encore entretenue.
Oui, mais ce n’est pas tout que de ne parler pas ;
Par vos gestes, durant un moment de repas,
Vous avez aux soupçons donné plus de matière
Que d’autres ne feraient dans une année entière.
Et comment donc ?
À table, où Trufaldin l’oblige de se seoir,
Vous n’avez toujours fait qu’avoir les yeux sur elle.
Rouge, tout interdit, jouant de la prunelle,
Sans prendre jamais garde à ce qu’on vous servait,
Vous n’aviez point de soif qu’alors qu’elle buvait ;
Et dans ses propres mains vous saisissant du verre,
Sans le vouloir rincer, sans rien jeter à terre,
Vous buviez sur son reste, et montriez d’affecter
Le côté qu’à sa bouche elle avait su porter.
Sur les morceaux touchés de sa main délicate,
Ou mordus de ses dents, vous étendiez la patte
Plus brusquement qu’un chat dessus une souris,
Et les avaliez tous ainsi que des pois gris (24).
Puis, outre tout cela, vous faisiez sous la table
Un bruit, un triquetrac de pieds insupportable,
Dont Trufaldin, heurté de deux coups trop pressants,
A puni par deux fois deux chiens très innocents,
Qui, s’ils eussent osé, vous eussent fait querelle.
Et puis après cela votre conduite est belle ?
Pour moi, j’en ai souffert la gêne sur mon corps.
Malgré le froid, je sue encor de mes efforts.
Attaché dessus vous comme un joueur de boule
Après le mouvement de la sienne qui roule,
Je pensais retenir toutes vos actions,
En faisant de mon corps mille contorsions.
Mon Dieu ! qu’il t’est aisé de condamner des choses
Dont tu ne ressens point les agréables causes !
Je veux bien néanmoins, pour te plaire une fois,
Faire force à l’amour qui m’impose des lois.
Désormais…
Scène 6
C’est bien fait. Cependant me ferez-vous la grâce
Que je puisse lui dire un seul mot en secret ?
Il faudrait autrement être fort indiscret.
Scène 7
Ecoute : sais-tu bien ce que je viens de faire ?
Non ; mais si vous voulez, je ne tarderai guère,
Sans doute, à le savoir.
Dont près de deux cents ans ont fait déjà le sort,
Je viens de détacher une branche admirable,
Choisie expressément de grosseur raisonnable,
Dont j’ai fait sur-le-champ, avec beaucoup d’ardeur
Un bâton à peu près… oui, de cette grandeur,
Moins gros par l’un des bouts, mais, plus que trente gaules
Propre, comme je pense, à rosser les épaules ;
Car il est bien en main, vert, noueux et massif.
Mais pour qui, je vous prie, un tel préparatif ?
Pour toi premièrement ; puis pour ce bon apôtre
Qui veut m’en donner d’une et m’en jouer d’une autre ;
Pour cet Arménien, ce marchand déguisé,
Introduit sous l’appât d’un conte supposé.
Quoi ! vous ne croyez pas… ?
Lui-même heureusement a découvert sa ruse ;
En disant à Célie, en lui serrant la main,
Que pour elle il venait sous ce prétexte vain,
Il n’a pas aperçu Jeannette, ma fillole[9][(25) ?],
Laquelle a tout ouï, parole pour parole ;
Et je ne doute point, quoiqu’il n’en ait rien dit,
Que tu ne sois de tout le complice maudit.
Ah ! vous me faites tort. S’il faut qu’on vous affronte,
Croyez qu’il m’a trompé le premier à ce conte.
Veux-tu me faire voir que tu dis vérité ?
Qu’à le chasser mon bras soit du tien assisté ;
Donnons-en à ce fourbe et du long et du large,
Et de tout crime après mon esprit te décharge.
Oui-da, très volontiers, je l’épousterai bien,
Et par là vous verrez que je n’y trempe en rien.
Ah ! vous serez rossé, monsieur de l’Arménie,
Qui toujours gâtez tout!
Scène VIII. - Lélie, Trufaldin, Mascarille.
Donc, Monsieur l’imposteur, vous osez aujourd’hui
Duper un honnête homme, et vous jouer de lui ?
Feindre avoir vu son fils en une autre contrée,
Pour vous donner chez lui plus aisément entrée !
Vidons, vidons sur l’heure.
Que les fourbes…
Bourreau !
Gardez-moi bien cela.
Tirez, tirez (26), vous dis-je, ou bien je vous assomme.
Voilà qui me plaît fort ; rentre, je suis content.
À moi, par un valet, cet affront éclatant !
L’aurait-on pu prévoir l’action de ce traître,
Qui vient insolemment de maltraiter son maître ?
Peut-on vous demander comment va votre dos ?
Quoi ! tu m’oses encor tenir un tel propos ?
Voilà, voilà que c’est de ne pas voir Jeannette,
Et d’avoir en tout temps une langue indiscrète.
Mais, pour cette fois-ci, je n’ai point de courroux :
Je cesse d’éclater, de pester contre vous,
Quoique de l’action l’imprudence soit haute,
Ma main sur votre échine a lavé votre faute.
Ah ! je me vengerai de ce trait déloyal !
Vous vous êtes causé vous-même tout le mal.
Moi ?
Quand vous avez parlé naguère à votre idole,
Vous auriez aperçu Jeannette sur vos pas,
Dont l’oreille subtile a découvert le cas.
On aurait pu surprendre un mot dit à Célie ?
Et d’où doncques viendrait cette prompte sortie ?
Oui, vous n’êtes dehors que par votre caquet.
Je ne sais si souvent vous jouez au piquet :
Mais au moins faites-vous des écarts admirables.
Ô le plus malheureux de tous les misérables !
Mais encore, pourquoi me voir chassé par toi ?
Je ne fis jamais mieux que d’en prendre l’emploi ;
par là, j’empêche au moins que de cet artifice
Je ne sois soupçonné d’être auteur ou complice.
Tu devais donc, pour toi, frapper plus doucement.
Quelque sot. Trufaldin lorgnait exactement :
Et puis, je vous dirai, sous ce prétexte utile,
Je n’étais point fâché d’évaporer ma bile.
Enfin la chose est faite ; et si j’ai votre foi
Qu’on ne vous verra point vouloir venger sur moi,
Soit ou directement, ou par quelque autre voie,
Les coups sur votre râble assenés avec joie,
Je vous promets, aidé par le poste où je suis,
De contenter vos vœux avant qu’il soit deux nuits.
Quoique ton traitement ait eu trop de rudesse,
Qu’est-ce que dessus moi ne peut cette promesse ?
Vous le promettez donc ?
Ce n’est pas encor tout. Promettez que jamais
Vous ne vous mêlerez dans quoi que j’entreprenne.
Soit.
Mais tiens-moi donc parole, et songe à mon repos.
Allez quitter l’habit, et graisser votre dos.
Faut-il que le malheur, qui me suit à la trace,
Me fasse voir toujours disgrâce sur disgrâce !
Quoi ! vous n’êtes pas loin ? Sortez vite d’ici ;
Mais surtout gardez-vous de prendre aucun souci,
Puisque je fais pour vous, que cela vous suffise ;
N’aidez point mon projet de la moindre entreprise,
Demeurez en repos.
Il faut voir maintenant quel biais je prendrai.
Scène 9
Mascarille, je viens te dire une nouvelle
Qui donne à tes desseins une atteinte cruelle.
À l’heure que je parle, un jeune Egyptien,
Qui n’est pas noir pourtant, et sent assez son bien,
Arrive, accompagné d’une vieille fort hâve,
Et vient chez Trufaldin racheter cette esclave
Que vous vouliez : pour elle il paraît fort zélé.
Sans doute c’est l’amant dont Célie a parlé.
Fut-il jamais destin plus brouillé que le nôtre !
Sortant d’un embarras, nous entrons dans un autre.
En vain nous apprenons que Léandre est au point
De quitter la partie, et ne nous troubler point ;
Que son père, arrivé contre toute espérance,
Du côté d’Hippolyte emporte la balance,
Qu’il a tout fait changer par son autorité,
Et va dès aujourd’hui conclure le traité ;
Lorsqu’un rival s’éloigne, un autre plus funeste
S’en vient nous enlever tout l’espoir qui nous reste.
Toutefois, par un trait merveilleux de mon art,
Je crois que je pourrai retarder leur départ,
Et me donner le temps qui sera nécessaire
Pour tâcher de finir cette fameuse affaire.
Il s’est fait un grand vol ; par qui ? l’on n’en sait rien :
Eux autres rarement passent pour gens de bien ;
Je veux adroitement, sur un soupçon frivole,
Faire pour quelques jours emprisonner ce drôle.
Je sais des officiers, de justice altérés,
Qui sont pour de tels coups de vrais délibérés ;
Dessus l’avide espoir de quelque paraguante (27),
Il n’est rien que leur art aveuglément ne tente ;
Et du plus innocent, toujours à leur profit
La bourse est criminelle, et paye son délit.
ACTE V
Scène 1
Ah ! chien ! ah ! double chien ! mâtine de cervelle !
Ta persécution sera-t-elle éternelle ?
Par les soins vigilants de l’exempt Balafré,
Ton affaire allait bien, le drôle était coffré,
Si ton maître au moment ne fût venu lui-même,
En vrai désespéré, rompre ton stratagème :
Je ne saurais souffrir, a-t-il dit hautement,
Qu’un honnête homme soit traîné honteusement ;
J’en réponds sur sa mine, et je le cautionne :
Et, comme on résistait à lâcher sa personne,
D’abord il a chargé si bien sur les recors,
Qui sont gens d’ordinaire à craindre pour leur corps,
Qu’à l’heure que je parle ils sont encore en fuite,
Et pensent tous avoir un Lélie à leur suite.
Le traître ne sait pas que cet Egyptien
Est déjà là-dedans pour lui ravir son bien.
Adieu. Certaine affaire à te quitter m’oblige.
Scène 2
Oui, je suis stupéfait de ce dernier prodige.
On dirait (et pour moi j’en suis persuadé)
Que ce démon brouillon dont il est possédé
Se plaise à me braver, et me l’aille conduire
Partout où sa présence est capable de nuire.
Pourtant je veux poursuivre, et, malgré tous ces coups,
Voir qui l’emportera de ce diable ou de nous.
Célie est quelque peu de notre intelligence,
Et ne voit son départ qu’avecque répugnance.
Je tâche à profiter de cette occasion.
Mais ils viennent ; songeons à l’exécution.
Cette maison meublée est en ma bienséance,
Je puis en disposer avec grande licence ;
Si le sort nous en dit, tout sera bien réglé ;
Nul que moi ne s’y tient, et j’en garde la clé.
Ô Dieu ! qu’en peu de temps on a vu d’aventures,
Et qu’un fourbe est contraint de prendre de figures !
Scène 3
Vous le savez, Célie, il n’est rien que mon cœur
N’ait fait pour vous prouver l’excès de son ardeur.
Chez les Vénitiens, dès un assez jeune âge,
La guerre en quelque estime avait mis mon courage,
Et j’y pouvais un jour, sans trop croire de moi,
Prétendre, en les servant, un honorable emploi ;
Lorsqu’on me vit pour vous oublier toute chose,
Et que le prompt effet d’une métamorphose,
Qui suivit de mon cœur le soudain changement,
Parmi vos compagnons sut ranger votre amant,
Sans que mille accidents, ni votre indifférence,
Aient pu me détacher de ma persévérance.
Depuis, par un hasard, d’avec vous séparé
Pour beaucoup plus de temps que je n’eusse auguré,
Je n’ai, pour vous rejoindre, épargné temps ni peine ;
Enfin, ayant trouvé la vieille Egyptienne,
Et plein d’impatience, apprenant votre sort,
Que pour certain argent qui leur importait fort,
Et qui de tous vos gens détourne le naufrage,
Vous aviez en ces lieux été mise en otage,
J’accours vite y briser ces chaînes d’intérêt,
Et recevoir de vous les ordres qu’il vous plaît :
Cependant on vous voit une morne tristesse,
Alors que dans vos yeux doit briller l’allégresse.
Si pour vous la retraite avait quelques appas,
Venise, du butin fait parmi les combats,
Me garde pour tous deux de quoi pouvoir y vivre ;
Que si, comme devant, il vous faut encor suivre,
J’y consens, et mon cœur n’ambitionnera
Que d’être auprès de vous tout ce qu’il vous plaira.
Votre zèle pour moi visiblement éclate :
Pour en paraître triste, il faudrait être ingrate,
et mon visage aussi, par son émotion,
N’explique point mon cœur en cette occasion.
Une douleur de tête y peint sa violence ;
Et si j’avais sur vous quelque peu de puissance,
Notre voyage, au moins pour trois ou quatre jours,
Attendrait que ce mal eût pris un autre cours.
Autant que vous voudrez, faites qu’il se diffère.
Toutes mes volontés ne butent qu’à vous plaire.
Cherchons une maison à vous mettre en repos.
L’écriteau que voici s’offre tout à propos.
Scène 4
Seigneur Suisse, êtes-vous de ce logis le maître ?
Moi pour serfir à fous.
Pourrons-nous y bien être !
Oui ; moi pour détrancher chafons champre carni.
Mais che non point locher te chans te méchant vi.
Je crois votre maison franche de tout ombrage.
Fous noufeau dans sti fil, moi foir à la fissage.
Oui.
La matame est-il mariage al monsieur ?
Quoi ?
Non.
Ou pien pour temanter à la palais choustice ?
La procès il faut rien, il coûter tant t’archant !
La procurair larron, l’afocat pien méchant.
Ce n’est pas pour cela.
Pour fenir pourmener et recarter la file ?
Il n’importe. Je suis à vous dans un moment.
Je vais faire venir la vieille promptement,
Contremander aussi notre voiture prête.
Li ne porte pas pien.
Moi chafoir t
e pon fin, et te fromage pon.
Entre fous, entre fous tans mon petit maisson.
(Célie, Andrès et Mascarille entrent dans la maison.)
Scène 5
Quel que soit le transport d’une âme impatiente,
La parole m’engage à rester en attente,
À laisser faire un autre, et voir sans rien oser,
Comme de mes destins le ciel veut disposer.
Scène 6
(À Andrès, qui sort de la maison.)
Demandiez-vous quelqu’un dedans cette demeure ?
C’est un logis garni que j’ai pris tout à l’heure.
À mon père pourtant la maison appartient,
Et mon valet, la nuit pour la garder s’y tient.
Je ne sais ; l’écriteau marque au moins qu’on la loue ;
Lisez.
Certes, ceci me surprend, je l’avoue.
Qui diantre l’aurait mis ? et par quel intérêt… ?
Ah ! ma foi, je devine à peu près ce que c’est !
Cela ne peut venir que de ce que j’augure.
Peut-on vous demander quelle est cette aventure ?
Je voudrais à tout autre en faire un grand secret ;
Mais pour vous il n’importe, et vous serez discret.
Sans doute l’écriteau que vous voyez paraître,
Comme je conjecture, au moins, ne saurait être
Que quelque invention du valet que je di,
Que quelque nœud subtil qu’il doit avoir ourdi
Pour mettre en mon pouvoir certaine Egyptienne
Dont j’ai l’âme piquée, et qu’il faut que j’obtienne.
Je l’ai déjà manquée, et même plusieurs coups.
Vous l’appelez ?
Vous n’avez qu’à parler, je vous aurais sans doute
Epargné tous les soins que ce projet vous coûte.
Quoi ? vous la connaissez ?
Viens de la racheter.
Sa santé de partir ne nous pouvant permettre,
Au logis que voilà je venais de la mettre ;
Et je suis très ravi, dans cette occasion,
Que vous m’ayez instruit de votre invention.
Quoi ? j’obtiendrais de vous le bonheur que j’espère ?
Vous pourriez… ?
Que pourrai-je vous dire ? Et quel remerciement… ?
Non, ne m’en faites point, je n’en veux nullement.
Scène 7
Eh bien ! Ne voilà pas mon enragé de maître !
Il nous va faire encor quelque nouveau bissêtre (28).
Sous ce grotesque habit qui l’aurait reconnu ?
Approche, Mascarille, et sois le bienvenu.
Moi souis ein chant t’honneur, moi non point Maquerille.
Chai point fentre chamais le fame ni le fille.
Le plaisant baragouin ! il est bon, sur ma foi !
Alez fous pourmener, sans toi rire te moi.
Va, va, lève le masque, et reconnais ton maître.
Partié ! tiable, mon foi chamais toi chai connaître.
Tout est accommodé, ne te déguise point.
Si toi point t’en aller, che paille ein coup te poing.
Ton jargon allemant est superflu, te dis-je ;
Car nous sommes d’accord ; et sa bonté m’oblige.
J’ai tout ce que mes vœux lui pouvaient demander,
Et tu n’as pas sujet de rien appréhender.
Si vous êtes d’accord par un bonheur extrême,
Je me dessuisse donc, et redeviens moi-même.
Ce valet vous servait avec beaucoup de feu.
Mais je reviens à vous, demeurez quelque peu.
Scène 8
Eh bien ! que diras-tu ?
De voir d’un beau succès notre peine suivie.
Tu feignais à sortir de ton déguisement,
Et ne pouvais me croire en cet événement.
Comme je vous connais,j’étais dans l’épouvante,
Et trouve l’aventure aussi fort surprenante.
Mais confesse qu’enfin c’est avoir fait beaucoup.
Au moins j’ai réparé mes fautes à ce coup,
Et j’aurai cet honneur d’avoir fini l’ouvrage.
Soit ; vous aurez été bien plus heureux que sage.
Scène 9
N’est-ce pas là l’objet dont vous m’avez parlé ?
Ah ! quel bonheur au mien pourrait être égalé !
Il est vrai, d’un bienfait je vous suis redevable.
Si je ne l’avouais, je serais condamnable :
Mais enfin ce bienfait aurait trop de rigueur,
S’il fallait le payer aux dépens de mon cœur.
Jugez, dans le transport où sa beauté me jette,
Si je dois à ce prix vous acquitter ma dette !
Vous êtes généreux, vous ne le voudriez pas :
Adieu. Pour quelques jours retournons sur nos pas.
Scène 10
Je ris, et toutefois je n’en ai guère envie ;
Vous voilà bien d’accord, il vous donne Célie ;
Hem ! vous m’entendez bien.
Te demander pour moi de secours superflus.
Je suis un chien, un traître, un bourreau détestable,
Indigne d’aucun soin, de rien faire incapable.
Va, cesse tes efforts pour un malencontreux,
Qui ne saurait souffrir qu’on le rende heureux.
Après tant de malheurs, après mon imprudence,
Le trépas me doit seul prêter son assistance.
Scène 11
Voilà le vrai moyen d’achever son destin ;
Il ne lui manque plus que de mourir enfin,
Pour le couronnement de toutes ses sottises.
Mais en vain son dépit pour ses fautes commises
Lui fait licencier mes soins et mon appui,
Je veux, quoi qu’il en soit, le servir malgré lui,
Et dessus son lutin obtenir la victoire.
Plus l’obstacle est puissant, plus on reçoit de gloire ;
Et les difficultés dont on est combattu
Sont les dames d’atours qui parent la vertu.
Scène 12
Quoi que tu veuilles dire, et que l’on se propose,
De ce retardement j’attends fort peu de chose.
Ce qu’on voit de succès peut bien persuader
Qu’ils ne sont pas encor fort près de s’accorder :
Et je t’ai déjà dit qu’un cœur comme le nôtre
Ne voudrait pas pour l’un faire injustice à l’autre,
Et que très fortement, par de différents nœuds,
Je me trouve attachée au parti de tous deux.
Si Lélie a pour lui l’amour et sa puissance,
Andrès pour son partage a la reconnaissance,
Qui ne souffrira point que mes pensers secrets
Consultent jamais rien contre ses intérêts.
Oui, s’il ne peut avoir plus de place en mon âme,
Si le don de mon cœur ne couronne sa flamme,
Au moins dois-je ce prix à ce qu’il fait pour moi
De n’en choisir point d’autre, au mépris de sa foi,
Et de faire à mes vœux autant de violence
Que j’en fais aux désirs qu’il met en évidence.
Sur ces difficultés qu’oppose mon devoir,
Juge ce que tu peux te permettre d’espoir.
Ce sont, à dire vrai, de très fâcheux obstacles,
Et je ne sais point l’art de faire des miracles ;
Mais je vais employer mes efforts plus puissants,
Remuer terre et ciel, m’y prendre de tous sens
Pour tâcher de trouver un biais salutaire,
Et vous dirai bientôt ce qui se pourra faire.
Scène 13
Depuis votre séjour, les dames de ces lieux
Se plaignent justement des larcins de vos yeux,
Si vous leur dérobez leurs conquêtes plus belles
Et de tous leurs amants faites des infidèles :
il n’est guère de cœurs qui puissent échapper
Aux traits dont à l’abord vous savez les frapper ;
Et mille libertés, à vos chaînes offertes,
Semblent vous enrichir chaque jour de nos pertes.
Quant à moi, toutefois, je ne me plaindrais pas
Du pouvoir absolu de vos rares appas,
Si, lorsque mes amants sont devenus les vôtres,
Un seul m’eût consolé de la perte des autres :
Mais qu’inhumainement vous me les ôtiez tous,
C’est un dur procédé dont je me plains à vous.
Voilà d’un air galant faire une raillerie ;
Mais épargnez un peu celle qui vous en prie.
Vos yeux, vos propres yeux se connaissent trop bien,
Pour pouvoir de ma part redouter jamais rien ;
Ils sont fort assurés du pouvoir de leurs charmes,
Et ne prendront jamais de pareilles alarmes.
Pourtant en ce discours je n’ai rien avancé
Qui dans tous les esprits ne soit déjà passé ;
Et sans parler du reste, on sait bien que Célie
A causé des désirs à Léandre et Lélie.
Je crois qu’étant tombés dans cet aveuglement,
Vous vous consoleriez de leur perte aisément,
Et trouveriez pour vous l’amant peu souhaitable
Qui d’un si mauvais choix se trouverait capable.
Au contraire, j’agis d’un air différent,
Et trouve en vos beautés un mérite si grand ;
J’y vois tant de raisons capables de défendre
L’inconstance de ceux qui s’en laissent surprendre,
Que je ne puis blâmer la nouveauté des feux
Dont envers moi Léandre a parjuré ses vœux,
Et le vais voir tantôt, sans haine et sans colère,
Ramené sous mes lois par le pouvoir d’un père.
Scène 14
Grande, grande nouvelle, et succès surprenant,
Que ma bouche vous vient annoncer maintenant !
Qu’est-ce donc ?
Quoi ?
La vieille Égyptienne à l’heure même…
Passait dedans la place, et ne songeait à rien,
Alors qu’une autre vieille assez défigurée
L’ayant de près au nez longtemps considérée,
Par un bruit enroué de mots injurieux,
A donné le signal d’un combat furieux,
Qui pour armes pourtant, mousquets, dagues ou flèches,
Ne faisait voir en l’air que quatres griffes sèches,
Dont ces deux combattants s’efforçaient d’arracher
Ce peu que sur leurs os les ans laissent de chair.
On n’entend que ces mots, chienne, louve, bagasse.
D’abord leurs escoffions (29) ont volé par la place,
Et laissant voir à nu deux têtes sans cheveux,
Ont rendu le combat risiblement affreux.
Andrès et Trufaldin, à l’éclat du murmure,
Ainsi que force monde, accourus d’aventure,
Ont à les décharpir (30) eu de la peine assez,
Tant leurs esprits étaient par la fureur poussés.
Cependant que chacune, après cette tempête,
Songe à cacher aux yeux la honte de sa tête,
Et que l’on veut savoir qui causait cette humeur,
Celle qui la première avait fait la rumeur,
Malgré la passion dont elle était émue,
Ayant sur Trufaldin tenu longtemps la vue :
C’est vous, si quelque erreur n’abuse ici mes yeux,
Qu’on m’a dit qui viviez inconnu dans ces lieux,
A-t-elle dit tout haut ; ô rencontre opportune !
Oui, seigneur Zanobio Ruberti, la fortune
Me fait vous reconnaître, et dans le même instant
Que pour votre intérêt je me tourmentais tant.
Lorsque Naples vous vit quitter votre famille,
J’avais, vous le savez, en mes mains votre fille,
Dont j’élevais l’enfance, et qui, par mille traits,
Faisait voir, dès quatre ans, sa grâce et ses attraits.
Celle que vous voyez, cette infâme sorcière,
Dedans notre maison se rendant familière,
Me vola ce trésor. Hélas ! de ce malheur
Votre femme, je crois, conçut tant de douleur,
Que cela servit fort pour avancer sa vie :
Si bien qu’entre mes mains cette fille ravie
Me faisant redouter un reproche fâcheux,
Je vous fis annoncer la mort de toutes deux.
Mais il faut maintenant, puisque je l’ai connue,
Qu’elle fasse savoir ce qu’elle est devenue.
Au nom de Zanobio Ruberti, que sa voix,
Pendant tout ce récit, répétait plusieurs fois,
Andrès, ayant changé quelque temps de visage,
À Trufaldin surpris a tenu ce langage :
Quoi donc ! le ciel me fait trouver heureusement
Celui que jusqu’ici j’ai cherché vainement,
Et que j’avais pu voir, sans pourtant reconnaître
La source de mon sang et l’auteur de mon être !
Oui, mon père, je suis Horace votre fils.
D’Albert, qui me gardait, les jours étant finis,
Me sentant naître au cœur d’autres inquiétudes,
Je sortis de Bologne, et, quittant mes études,
Portai durant six ans mes pas en divers lieux,
Selon que me poussait un désir curieux :
Pourtant, après ce temps, une secrète envie
Me pressa de revoir les miens et ma patrie ;
Mais dans Naples, hélas ! je ne vous trouvai plus,
Et n’y sus votre sort que par des bruits confus :
Si bien qu’à votre quête ayant perdu mes peines,
Venise pour un temps borna mes courses vaines ;
Et j’ai vécu depuis, sans que de ma maison
J’eusse d’autres clartés que d’en savoir le nom.
Je vous laisse à juger si, pendant ces affaires,
Trufaldin ressentait des transports ordinaires.
Enfin, pour retrancher ce que plus à loisir
Vous aurez le moyen de vous faire éclaircir
Par la confession de votre Égyptienne,
Trufaldin maintenant vous reconnaît pour sienne ;
Andrès est votre frère ; et comme de sa sœur
Il ne peut plus songer à se voir possesseur,
Une obligation qu’il prétend reconnaître
A fait qu’il vous obtient pour épouse à mon maître
Dont le père, témoin de tout l’événement,
Donne à cet hyménée un plein consentement,
Et, pour mettre une joie entière en sa famille,
Pour le nouvel Horace a proposé sa fille.
Voyez que d’incidents à la fois enfantés !
Je demeure immobile à tant de nouveautés.
Tous viennent sur mes pas, hors les deux championnes,
Qui du combat encor remettent leurs personnes.
Léandre est de la troupe, et votre père aussi.
Moi je vais avertir mon maître de ceci,
Et que lorsqu’à ses vœux on croit le plus d’obstacle,
Le ciel en sa faveur produit comme un miracle.
Un tel ravissement rend mes esprits confus,
Que pour mon propre sort je n’en aurais pas plus.
Mais les voici venir.
Scène 15
Sais-tu déjà comment le ciel nous est prospère ?
Je viens d’entendre ici ce succès merveilleux.
{{personnaged|Hippolyte|c|à Léandre.
En vain vous parleriez pour excuser vos feux,
Si j’ai devant les yeux ce que vous pouvez dire.
Un généreux pardon est ce que je désire :
Mais j’atteste les cieux qu’en ce retour soudain
Mon père fait bien moins que mon propre dessein.
{{personnaged|Andrès|c|à Célie.
Qui l’aurait jamais cru que cette ardeur si pure
Pût être condamnée un jour par la nature !
Toutefois tant d’honneur la sut toujours régir,
Qu’en y changeant fort peu je puis la retenir.
Pour moi, je me blâmais, et croyais faire faute,
Quand je n’avais pour vous qu’une estime très haute.
Je ne pouvais savoir quel obstacle puissant
M’arrêtait sur un pas si doux et si glissant,
Et détournait mon cœur de l’aveu d’une flamme
Que mes sens s’efforçaient d’introduire en mon âme.
{{personnaged|Trufaldin|c|à Célie.
Mais en te recouvrant, que diras-tu de moi,
Si je songe aussitôt à me priver de toi,
Et t’engage à son fils sous les lois d’hyménée ?
Que de vous maintenant dépend ma destinée.
Scène 16
Voyons si votre diable aura bien le pouvoir
De détruire à ce coup un si solide espoir ;
Et si, contre l’excès du bien qui nous arrive,
Vous armerez encor votre imaginative.
Par un coup imprévu des destins les plus doux,
Vos vœux sont couronnés, et Célie est à vous.
Croirai-je que du ciel la puissance absolue…
Oui, mon gendre, il est vrai.
Je m’acquitte par là de ce que je vous dois.
Il faut que je t’embrasse et mille et mille fois.
Dans cette joie…
Il m’a presque étouffé. Je crains fort pour Célie,
Si vous la caressez avec tant de transport :
De vos embrassements on se passerait fort.
Vous savez le bonheur que le ciel me renvoie ;
Mais puisqu’un même jour nous met tous dans la joie,
Ne nous séparons point qu’il ne soit terminé,
Et que son père aussi nous soit vite amené.
Vous voilà tous pourvus. N’est-il point quelque fille
Qui pût accommoder le pauvre Mascarille ?
À voir chacun se joindre à sa chacune ici,
J’ai des démangeaisons de mariage aussi.
J’ai ton fait.
Nous donnent des enfants dont nous soyons les pères.
- ↑ Acteurs de la troupe de Molière : La Grange. -
- ↑ Mademoiselle de Brie. -
- ↑ Molière. -
- ↑ Mademoiselle du Parc. -
- ↑ Louis Béjart. -
- ↑ Béjart aîné.
- ↑ Var. Malgre mon changement est toujours mon rival
- ↑ Var. Pour frustrer un rival de ses prétentions
- ↑ On prononce fillol à la ville, dit Vaugelas, et filleul à la cour; et il ajoute: L'usage de la cour doit prévaloir sur l'usage de la ville.