L’Étourdi ou les Contretemps/Édition Librairie de France, 1922/Notice

L’Étourdi ou les Contretemps
Théâtre completLibrairie de Francetome I (p. 1-6).

NOTICE

Dans la première ferveur de sa vocation, le jeune Molière, dès l’âge de 21 ans, en 1643, s’était associé à quelques amis, pour former une troupe qui reçut le nom ambitieux d’Illustre Théâtre. Le succès ne répondit point à leurs efforts. En août 1645, il fut emprisonné pour dettes au Châtelet, et n’obtint qu’à grand’peine d’être libéré sous caution. Il décida d’aller, avec ses amis, chercher en province les applaudissements et les recettes qu’avait refusés Paris.

Alors s’ouvre dans sa vie une période qui ne dure pas moins de douze ans, et qui est d’une importance capitale, non à cause des œuvres qu’il y a composées, mais parce qu’il a, pendant tout ce temps, développé sa personnalité et formé son génie.

Il parcourut toute la France, menant une vie errante, chargée sans doute de moins de hasards que celle des héros du Roman Comique, mais exposée, au moins dans les premières années, aux surprises d’une existence aventureuse, où l’on devait compter avec les chômages imprévus, les insuccès, les frais de toute nature, les redevances à payer aux villes, la concurrence des troupes rivales et l’hostilité des gens qui jugeaient le métier d’acteur scandaleux. Parmi ses compagnons, il compta entre autres Madeleine Béjart, amie habile et dévouée, ses frères Louis et Joseph Béjart, et sa sœur Geneviève, l’auteur dramatique Nicolas Desfontaines, l’instituteur Georget Pinel, le pâtissier Ragueneau, et Marquise — Thérèse de Gorla, qui devint célèbre sous le nom de son mari Du Parc, et qui ne passe encore pour belle qu’autant que Corneille l’a dit. En 1652, Molière est chef de troupe. Il s’est acquis déjà « une fort grande réputation ». Il fixe, si l’on peut dire, son quartier général à Lyon, qu’il quittera fréquemment pour aller jouer à Vienne, à Dijon, à Avignon, à Grenoble, ou pour donner des représentations lors des sessions des États du Languedoc, à Montpellier, à Pézenas ou à Béziers. C’est pendant l’un de ces séjours à Lyon que Molière donna la première représentation de l’Etourdi. Quelques-uns la placent en 1653. La date de 1655 paraît mieux établie.

Déjà Molière avait été amené à composer lui-même une partie de son répertoire. Il avait fait des farces, dont il nous est parvenu des rédactions, comme la Jalousie du Barbouillé et le Médecin volant, ou dont nous ne connaissons que le titre, comme Gorgibus dans le sac, le Docteur amoureux ou le Fagoteux . Il se devait d’aborder un jour la comédie littéraire, fondée sur une savante intrigue, développée en cinq actes, écrite en vers, telle que l’avaient mise à la mode les pièces de Rotrou, de Boisrobert, et qu’on avait imitée de l’Espagne et de l’Italie. « Les comédies, dit Voltaire dans son Sommaire de l’Étourdi, n’étaient alors que des tissus d’aventures singulières, où l’on n’avait guère songé à peindre les mœurs. » L’Étourdi, pièce de début, est conforme au goût des contemporains. Molière s’y montre d’ailleurs bon imitateur. On trouve dans son ouvrage des emprunts faits à divers auteurs, mais il paraît s’être inspiré surtout d’une pièce italienne, due à un acteur de la troupe des Gelosi, Nicolas Barbieri, dit Beltrame, et publiée à Turin en 1629 sous le titre de l’Inavvertito overo Scappino disturbato e Mezzetino travagliato, « le Malavisé ou Scapin dérangé et Mezzetin tourmenté ».

On ignore quel accueil l’Étourdi reçut en province. Nous sommes mieux renseignés sur celui que lui réserva Paris.

Molière y vint tenter la fortune à la fin de l’année 1658. Il avait obtenu la protection de Monsieur, frère du roi, et le 24 octobre, dans la salle des gardes du Vieux-Louvre, il joua Nicomède devant « leurs Majestés et toute la cour ». Il parut ensuite sur le théâtre, et les supplia d’écouter une farce de son répertoire, le Docteur amoureux. Le roi fut enchanté et lui accorda la salle du Petit-Bourbon, située près de Saint-Germain l’Auxerrois, au lieu même où Claude Perrault devait, huit ans plus tard, commencer d’édifier la colonnade du Louvre. La faveur du public fut plus difficile à conquérir que celle du monarque. Il semble que Molière, pour se concilier l’opinion, déploya des qualités d’entregent et de souplesse dont un adversaire tel que de Villiers ne manqua point de lui faire grief et de mettre les effets sur le compte de la brigue.

Comme Molière, écrit-il, « avait de l’esprit, et qu’il savait ce qu’il fallait faire pour réussir, il n’ouvrit son théâtre qu’après avoir fait plusieurs visites et brigué quantité d’approbateurs. Il fut trouvé incapable de jouer aucunes pièces sérieuses ; mais l’estime que l’on commençait à avoir pour lui fut cause que l’on le souffrît »[1].

Molière avait, à la vérité, de sérieux obstacles à vaincre. Les premières pièces que joua sa troupe furent fort mal accueillies. Mais dès qu’il se fut risqué, en novembre 1658, à donner l’Étourdi, et bientôt après la seconde comédie qu’il avait écrite en province,le Dépit amoureux, le succès vint, très grand, et tel que nul ne le put contester. C’est ainsi que dans Élomire hypocondre[2], Le Boulanger de Chalussay, un ennemi de Molière, lui fait dépeindre ses débuts à Paris :

Après Héraclius on siffla Rodogune ;
Cinna le fut de même, et le Cid, tout charmant,
Reçut avec
Pompée un pareil traitement.
Dans ce sensible affront ne sachant où m’en prendre,
Je me vis mille fois sur le point de me pendre.
Mais d’un coup d’étourdi que causa mon transport,
Où je devais périr je rencontrai le port :
Je veux dire qu’au lieu des pièces de
Corneille,
Je jouai
l’Étourdi, qui fut une merveille ;
Car à peine on m’eut vu la hallebarde au poing,
À peine on eut ouï mon plaisant baragouin,
Vu mon habit, ma toque, et ma barbe, et ma fraise,
Que tous les spectateurs furent transportés d’aise,
Et qu’on vit sur leurs fronts s’effacer ces froideurs
Qui nous avaient causé tant et tant de malheurs.
Du parterre au théâtre, et du théâtre aux loges,
La voix de cent échos fait cent fois mes éloges ;
Et cette même voix demande incessamment
Pendant trois mois entiers ce divertissement.
Nous le donnons autant, et sans qu’on s’en rebute,
Et sans que cette pièce approche de sa chute.

En effet, l’Étourdi eut, dit La Grange, « un grand succès et produisit de part pour chaque acteur soixante et dix pistoles ». Dans la suite, il fut donné à diverses reprises devant le roi, notamment trois fois avec les Précieuses ; et, du vivant de Molière, il fut joué sur son théâtre presque tous les ans.

La salle, assurément, comme l’indique Le Boulanger de Chalussay, fut séduite surtout par le caractère si vivant et si plaisant du valet habile et fourbe et fécond en ressources. Au prototype italien, au Scappino de Beltrame, Molière avait su, tant dans la composition de la pièce que dans la manière de jouer le personnage, communiquer la flamme de son étourdissante verve : et de plus, s’inspirant de ce demi-masque, la mascarilla, dont les acteurs italiens se couvraient parfois le haut du visage, il avait créé pour son héros le nom populaire de Mascarille, par lequel, de plusieurs années, le peuple de Paris, et ses amis comme ses adversaires, ne devaient pas manquer de le désigner lui-même. La faveur du grand public se mesure souvent à la fortune d’un sobriquet.

Molière pouvait encore être discuté, combattu, raillé, poursuivi de haines et de calomnies. Il devait l’être. Mais il avait désormais un nom connu et aimé, une réputation établie, et un public pour le goûter et l’applaudir.

A. R.

Nota. — En principe, la présente édition reproduit le texte de celle qui fut donnée en 1674, « chez Denis Thierry, rue Saint- Jacques, à l’enseigne de la Ville de Paris, et chez Claude Barbin, au Palais, sur le second perron de la Sainte Chapelle », et qui, présentant en un recueil les vingt-trois pièces publiées du vivant de Molière répondit à son intention, attestée par le privilège général du 18 mars 1671 qui figure à la suite de l’édition originale des Fourberies de Scapin, de « donner au public… tous ses ouvrages… dans leur dernière perfection ». L’origine du texte adopté pour les pièces qui ne figurent pas dans l’édition de 1674 est indiquée à la suite de la Notice qui leur est consacrée.

  1. Nouvelles nouvelles. Paris. Pierre Bienfaict. 1663
  2. Anagramme de Molière.