L’Étourdi, 1784/Texte entier

, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. i-4).

ÉPÎTRE

DÉDICATOIRE.


JE voulais faire une Épître dédicatoire où j’aurais pompeuſement célébré les graces réelles ou factices d’une femme avec laquelle j’aurais paru être au mieux ; mon Épître était déjà toute conſtruite dans mon cerveau, & je n’étais plus embarraſſé que de ſavoir à qui j’en ferais hommage ; lorſqu’en traverſant la rue de … pour aller chez l’Imprimeur corriger les dernieres épreuves de cette brochure, un déluge d’eau de ſenteur, dont tout le quartier était parfumé, me fait lever la tête, je vois qu’il eſt jour chez Amélie, je monte chez elle.

Nonchalamment jetée ſur une chaiſe longue, elle parcourait les Ouvrages, ou plutôt les gravures qui ornent les Ouvrages de M… J’eus grand ſoin, comme on le penſe bien, de louer la beauté des eſtampes & celle de l’édition ; mais je


blâmai l’uniformité fatiguante du ton qui regne dans toutes les productions éphémeres de cet Auteur ; & delà je pris occaſion de parler des lettres que je publie, de faire l’éloge du ſtyle varié, découſu, & parſemé de ces deſcriptions qui ont tout le coloris du plaiſir & de la jouiſſance, ſans en avoir l’indécence, & je priai Amélie de vouloir bien en accepter la dédicace.

À moi des dédicaces, s’écria-t-elle avec cet ironique amour-propre qu’une jolie femme tient de la certitude de ſes charmes, je penſe, mon cher que vous extravaguez ? — Pardonnez-moi, charmante Amélie, n’eſt-ce pas à la Déeſſe de la beauté à qui on doit offrir un Ouvrage où ſont conſacrés les tributs que l’amour & les plaiſirs lui ont rendu ? — Mais c’eſt préciſément pour cela dit-elle en minaudant, & en ſerrant un fichu au deſſous duquel mes yeux s’étaient gliſſés, que je vous conſeille de chercher quelque autre perſonne à laquelle votre Épître puiſſe mieux convenir. Convenez à votre tour que la Déité de la jeuneſſe n’a pas autant de vivacité ni, de fraicheur dans le teint, & que la blancheur de cette peau le diſputerait à Flore même ; oh Dieux ! quelle fineſſe ! Pour cette gorge vous m’avouerez qu’elle n’a nul beſoin d’être, comme celle de Vénus, ſoutenue par la ceinture enchantée… Oh ! finiſſez, Monſieur ; on peut faire l’éloge des choſes ſans les preſſer ; ah ! vous ne vous corrigez pas, voilà de quoi vous punir ; & auſſitôt elle me donne un petit ſoufflet. On doit, dit-on baiſer la main qui nous frappe, je le fis ; on doit rendre le bien pour le mal, je le fis, on doit… Que ne doit-on point ? Auſſi que ne fis-je pas ?

Finiſſez-donc, Monſieur ; ſavez-vous que vous êtes d’une folie inſuportable. Si vous êtes accoutumé de trouver des femmes qui ſe prêtent à vos deſirs, ne vous attendez pas de m’en voir augmenter le nombre. — Ce n’eſt pas ce que j’exige, je ſais trop ce que nous vous devons, & que c’eſt à nous à nous conformer aux vôtres. — Vous ne m’entendez pas ; je veux dire que vous ne triompherez pas de moi. — Eh bien, Madame, je vous céderai les honneurs de la guerre ; il eſt des occaſions où la couronne du vaincu eſt auſſi brillante que celle du vainqueur. — Quel homme ! Il ne veut rien comprendre ?

Le ſilence d’Amélie, & le livre qui lui tombe des mains, annoncent qu’elle eſt dans l’arêne occupée à cueillir les mirthes de l’amour, & conſentir à recevoir mon Épître dédicatoire dont ceci tiendra lieu.

PRÉFACE

DE L’ÉDITEUR


EXiger d’un Auteur ou d’un Éditeur qu’il faſſe grace au Public de mettre, à la tête de ſon Ouvrage, une Préface, ou un Diſcours préliminaire, ou une Introduction, ou &c. &c. &c. C’eſt demander à un petit-maître d’être ſans ridicules, à un abbé d’être modeſte, à une coquette de quitter le rouge & les modes, à une dévote une vertu douce & paiſible, à une actrice d’être fidele & ſans caprices, à un comédien d’être ſans fatuité, à un journaliſte de la vérité & de l’honnêteté dans ſa critique, à &c. &c. &c.

Une Préface, ou tout ce qui en tient lieu, n’eſt-elle pas la marque la plus caractériſtique des Auteurs, & la ſeule reſſource qui reſte aux Éditeurs pour jouir de la gloire d’être imprimé ? Chaque temps a ſon épidémie, celle de ce ſiecle c’eſt de faire gémir la preſſe & trop ſouvent le lecteur. J’oſe cependant aſſurer ceux qui acheteront & qui liront ces mémoires, qu’ils n’auront à regretter ni leur temps, ni leur argent. D’ailleurs comme l’a dit Greſſet.


Dans ce bruyant torrent qui roule,
Qu’importe que le tourbillon
Enveloppe, entraîne un chiffon
De plus ou de moins dans la foule.


Toutes ces aventures ont été écrites par celui qui en eſt le héros à un de ſes amis qui ſe ſert de la voie d’un Libraire pour les confier au Public, telles qu’elles lui ont été envoyées. Il ne s’eſt pas même permis de toucher à des peintures un peu chatouilleuſes pour des imaginations vives.

Voilà ce que l’Éditeur avait à dire, & peut-être ce bavardage, qu’il a nommé Préface, eſt-il ſuperflu ?

AVIS.


UN Épître dédicatoire, une Préface, & encore un Avis ; oh ! pour le coup, c’eſt trop Monſieur l’éditeur, & c’eſt abuſer de vos droits. Il eſt d’uſage de ne plus lire de Préfaces, on eſt raſſaſſié de dédicaces, & tous les avis ſont inutiles & ſuperflus, me diſoit modeſtement mon Imprimeur ; ainſi diſpenſez-moi…“ Et vous diſpenſez-moi de vos remontrances, parce que vous n’êtes pas galant, & que vous n’avez pas beſoin d’avis, ne privez pas le lecteur de celui que je vais lui donner, en lui racontant une petite hiſtoire.

Luceide nouvellement arrivée de la province en avait tous les préjugés, & les ſots ſcrupules ; mais née avec un goût décidé pour le grand monde, elle voulait en apprendre le bel uſage, & puiſer le bon air dans ſa ſource. Delſon, l’homme le plus favoriſé de la nature & le plus inſtruit, fut celui qu’elle choiſit pour maître ; il était vif & ſaillant. Luceide était avide de tout ſavoir. Son mari qui était venu dépenſer en ſot, dans la Capitale, un bien qu’il avait acquis en fripon dans la province, était par bonheur abſent, & Delſon mit cette abſence à profit. Il donna pluſieurs leçons de bonne compagnie à Luceide. Elle fit des progrès rapides, & en moins de huit jours elle avait preſque tout appris. Un ſoir, malheureuſement dans le feu de la leçon, ils oublierent de fermer les portes. Le mari de retour entra bruſquement & ſurprit Delſon avec elle, comme il achevait de lui donner les dernieres inſtructions du bon ton. Il en était l’ennemi juré, & ſe comporta en provincial mal appris. Delſon trouva ſon procédé indécent ; il lui dit qu’il était ridicule, affreux, qu’un mari qui arrivait de la campagne, ſe gliſſât ainſi furtivement dans l’appartement de ſa femme, qu’en entrant chez elle, il devait du moins ſe faire annoncer, en époux qui ſait les uſages, que c’étoit là le bon ton.

Morbleu, répliqua le Financier, je me moque des uſages ; le mien eſt quand je trouve un petit-maître ſeul avec ma femme de le faire poliment jeter par la fenêtre. Ce n’eſt pas là le bon ton, mais c’eſt le bon parti. Envain Delſon lui cita-t-il l’exemple de ce Robin qui, revenant du palais, paſſé chez ſa femme qu’il croyait couchée ſeule ; mais il la trouve dormant entre les bras de ſon amant. Né avec l’uſage du monde, il poſa entr’eux ſon bonnet, & fut dans ſon cabinet vaquer aux affaires qu’il avait à juger le lendemain.

Envain lui cita-t-il encore la conduite de M. de … qui, entrant ſans ſe faire annoncer dans un arriere cabinet deſtiné aux plaiſirs de l’Intendant de la province, le trouva prenant des privautés avec ſa femme, & ayant déjà une main ſous le voile qui cachait l’autel où l’on ſacrifie aux plaiſirs. Que fit M. de … il battit ſa femme & voulut poignarder ſon amant ? Point du tout. Né avec un flegme que vous allez admirer, & ſachant ſon monde il ſe contenta de regarder l’heureux Intendant, & de lui dire :

Vous avez dans vos mains ce que toute la terre
A vu plus d’une fois utile à l’Angleterre


Ces deux vers tirés du ſecond acte de la tragédie du Comte d’Eſſex, étaient d’autant plus heureuſement appliqués que Madame de… avait eu des intrigues galantes avec pluſieurs Anglais.

Rien n’eut d’aſcendant ſur ce brutal, & ce qu’il avait dit, il le fit exécuter. Deux grands & vigoureux laquais lui obéirent avec tant de promptitude & de ſoumiſſion, que Delſon fut voir ce qui ſe paſſait dans la rue. Heureuſement les fenêtres n’étaient pas hautes, il en fut quitte pour une légere contuſion au bras ; & il connut, mais trop tard, la néceſſité de fermer les portes quand on enſeigne le bon ton aux femmes des provinciaux. Lecteur profitez de l’Avis.

L’ÉTOURDI.

LETTRE PREMIERE.

Préliminaires indiſpenſables.


QUe me demandes-tu, mon cher Deſpras ? pourquoi veux-tu que, par un récit ſincere de toutes mes fredaines, je te retrace ce temps orageux d’une jeuneſſe inconſidérée que j’ai employé follement à courir après cet Être trompeur & fugitif qu’on nomme bonheur, & dont je ne ſaiſis jamais que l’ombre. Tu deſires, dis-tu, connaître toutes mes folies ? La plus grande, ſans doute, eſt celle de te les raconter, tu l’exiges ; eh bien ! connais-moi, connois tous ces bouillans tranſports, ces appétits déréglés auxquels je ne ſavois rien refuſer ; c’eſt pour toi, pour toi ſeul que j’écris.

Je ne te ferai point une énumeration pompeuſe de mes premiers parens : il t’importe fort peu de ſavoir qui ils furent. Je ne penſe point comme la plupart de ces Gentilhommes qui, s’enorgueilliſſant d’une longue ſuite d’ayeux, jouiſſent moins dans les races futures que dans celles qui n’exiſtent plus. J’ai toujours penſé qu’il valait mieux briller de ſa propre gloire, & en réfléchir l’éclat ſur ſes neveux, que de l’emprunter de ſes peres. Le mien occupe un des premiers rangs dans la ville de … un frere aîné eſt marié dans la maiſon paternelle, un autre Officier dans le régiment de … un troiſieme frere ſervant dans la cavalerie, une ſœur attendant mari, & moi ; compoſons la famille de M. de Falton, c’eſt le nom de celui à qui je dois le jour.

J’avais quinze ans lorſque je quittai le college pour aller à ** dans l’école du Génie, y étudier les Mathématiques. Les propos de mes camarades, les deſirs de mon âge, tout me diſait qu’il exiſtait dans le monde un bonheur qui m’était inconnu, & qui ne me ſerait dévoilé que par la plus délicieuſe des expériences.

Ce fut par le moyen de quelques livres qu’on m’avoit prêté, que je fis les premieres acquiſitions de certaines notions infiniment plus intéreſſantes & plus liées à la nature, que le pompeux galimathias algébrique dont on m’excédait chaque jour.

Une nuit, à la ſuite de la lecture de Thémidore, je rêvai à Roſette qui en eſt la principale héroïne ; & par la plus chere des illuſions, je trouvai, dans les bras du ſommeil, les plaiſirs qu’un amant goûte ſur le ſein de ſa maîtreſſe.

Les impreſſions d’un ſonge ne s’effacent que long-temps après ſa fuite. En effet, j’éprouvai, après mon réveil, les ſuites voluptueuſes d’un amoureux délire : le plaiſir avait parcouru tous mes ſens, &, avait porté le trouble & le deſir.

Peins-toi un étalon vigoureux, découplé, l’œil ardent, la tête haute, bondiſſant de deſirs & d’impatience, échappé du haras. Il frappe la terre, fend l’air qu’il électriſe, & ſouffle le feu par les naſeaux. C’eſt à-peu-près l’état où j’étais, & dans lequel me trouva le Chevalier de Nanlo qui entra chez moi dans ce moment.

Nanlo étoit celui de mes camarades avec lequel je cherchais le plus à me lier d’amitié. Il avait de l’expérience ; il s’apperçut de mon agitation, & m’en demanda la cauſe. Je lui fis l’aveu de mon rêve ; il m’en plaiſanta, s’obſtinait à croire qu’il avait été volontaire, & que je ne devais nullement aux pavots de Morphée la ſource du torrent de délices dans lequel je paraiſſais nager encore. Mais le ton & la ſimplicité de mes réponſes, lui faiſant connaître que je n’étais nullement coupable de ce qu’il me reprochait, ce bon camarade eut pitié de mon ignorance, & m’apprit l’art d’anticiper, ſans riſque, ſur les droits de l’hymen, & de réaliſer mon ſonge ſans Le ſecours du ſommeil.

LETTRE II.

Les abſens ont toujours tort.


NAnlo était amoureux d’une penſionnaire au couvent de … & ſa paſſion était d’autant plus vive qu’il ſe croyait aimé. L’ordre qu’il reçut de ſe rendre à Paris pour y ſubir ſon examen, l’obligea de me confier ſon amour, & de mettre entre mes mains les intérêts de ſon cœur. Je m’engageai de remettre à ſon amante les lettres, qu’il m’adreſſerait pour elle, & de lui faire parvenir celles que ſa maîtreſſe lui écrirait. Le Chevalier la prévint de cet arrangement en m’y préſentant, & il lui dit adieu en la tenant ſerrée dans ſes bras, auſſi étroitement que les grilles pouvaient le permettre.

À peine fut-il arrivé à la premiere ville prochaine, que ſon premier empreſſement fut de m’envoyer une héros de pour ſa chere Euphroſine de Therfort, c’eſt le nom de ſa belle.

Exact à remplir les devoirs de l’amitié, & les engagements que j’avais contracté avec mon camarade, je volai au couvent, ne ſoupçonnant nullement de lui enlever le cœur de ſa maîtreſſe. J’avoue que ſi j’avais pu le prévoir, je n’aurais alors pas balancé un inſtant de ſacrifier mes plaiſirs à ſon bonheur.

Tous deux de bout vis-à-vis l’un de l’autre, je demeurai muet. Elle avait perdu la parole ; nos yeux ſeuls étoient les interprêtes du trouble que nous éprouvions. Cependant comme le ſilence n’eſt pas à ſa place dans un parloir de religieuſes. Je remis à la belle penſionnaire l’épître de mon ami, en lui faiſant un compliment qui ſe reſſentait de la ſituation de mon cœur. Sa réponſe n’annonça pas plus de tranquillité, & ſi elle ſe ſervit de quelques expreſſions tendres, lorſqu’elle me parla de Nanlo, ſes yeux ſemblaient me permettre de croire que j’en étais l’objet. Elle me pria de venir le lendemain chercher la réponſe qu’elle ferait au Chevalier. Je le lui promis, & fus chez moi rêver à l’amour qu’on venait de m’inſpirer.

Je me trouvai bientôt dans la ſituation la plus violente, & livré aux combats les plus affreux. L’amitié me reprochait tout ce qu’avait de répréhenſible, ma paſſion naiſſante ; l’amour, les charmes d’Euphroſine ne m’y montroient rien de coupable. Dois-je me livrer, me diſais-je, au plaiſir de l’aimer, au préjudice de la confiance de mon camarade ; ce plaiſir & quelque eſpoir balanceront-ils les ſentiments que je dois ſeul écouter, & tout ce que la beauté a de plus brillant, peut-il avoir ſur mon cœur les droits que l’amitié impoſe. Non, elle aura toujours les ſiens ; l’amour, Vénus, ne ſauraient les lui faire perdre. Ils l’emporterent cependant, & les ſentiments de délicateſſe, dont la nature décore notre ame, qui nous parlent ſi ſouvent, & quelquefois malgré nous, demeurerent ſans ſuccès. Je regardais, comme une beauté ſur laquelle j’avais des droits, celle que l’amitié aurait dû me faire reſpecter.

Tirons le rideau qui cache les ſentiments de nos cœurs. Nous apperçevrons que c’eſt moins la voix du devoir, que la ſatisfaction de nos penchants qui les détermine ; & que peu d’hommes ſont aſſez ſûrs d’eux-mêmes pour réſiſter aux attraits d’une jolie femme, dont un coup d’œil de bonté ſoumet les puiſſances de notre ame, avant que nous nous ſoyons apperçus de ſon empire, & pu nous oppoſer à ſes progrès.

J’avais promis à Mademoiſelle de Therfort d’aller chercher la réponſe qu’elle devait faire au Chevalier. Cette occaſion me parut favorable ; je me parais plus qu’à l’ordinaire, me parfumais, & répétais pendant plus d’une heure devant les glaces, les graces avec leſquelles j’allais paraître devant le premier objet de ma tendreſſe.

Les aîles du deſir & de l’eſpérance m’amenerent au parloir. Euphroſine ne me fait pas attendre. Par un événement ſingulier. Elle avait ce jour là épuiſé toutes les reſſources de la toilette, dans l’intention d’achever ma défaite. Mais nous n’avions nul beſoin d’avoir recours à l’art ; nos cœurs étoient trop faits l’un pour l’autre ; la chaîne en était formée par la nature ; il ne manquait que l’occaſion de la nouer ; elle ſe préſenta, l’amour ne fit que la reſſerrer davantage. Je l’aimais, je lui déclarai, je lui plaiſais, elle me l’avoua, en fallait-il plus pour la ſeconde entrevue ? Elle fut même ſi préjudiciable au Chevalier, qu’il ſe trouva qu’en nous quittant il n’avoit plus d’amante.

Il était à propos de trouver quelque prétexte apparent qui pût nous délivrer de ſes importunités. À chaque courrier, il nous aſſommait d’élégies. Euphroſine qui avoit plus d’expérience que moi, ſe chargea de ce ſoin ; elle lui écrivit que ſes parens deſiroient l’avoir auprès d’eux, & que l’ordre & l’arrangement de ſon départ étoient fixés. Elle lui marqua combien cet événement contrariait ſes deſirs & affligeait ſon ame, en mettant fin à leur commerce littéraire.

Quel coup pour Nanlo qui idolâtrait ſon amante ! À peine pouvoit-il y ſurvivre ſuivant ce qu’il me manda ; il maudiſſait à l’envie les ſaints du paradis, & les diables de l’enfer. Mais ſoit qu’il ſoupçonnât notre perfidie lorſqu’il eut fait des réflexions ſur le caractere léger des femmes, ou qu’il convînt de la vérité de ce viel adage, qui dit que les abſents ont toujours tort ; ſoit qu’il ſuccombât ſous le poids de ſa douleur, je ne reçus plus de ſes nouvelles, & j’ignore encore ce qu’il eſt devenu.

Il y avait deux mois que je faiſais aſſiduement la cour à la belle penſionnaire, lorſque ſes parens projetterent de la marier avec un de ces êtres, dont tout le mérite conſiſte à porter le nom, & à être l’héritier préſomptif d’un Financier adroit. Elle m’en parla, & cela amena naturellement l’occaſion de lui demander un gage irrévocable de ſon amour. La propoſition n’était ſans doute pas à ſa place ; mais le tempérament, autant que le penchant, parlaient en ma faveur, & ils parlerent ſi fort, que le grillage ne nous oppoſa qu’un obſtacle impuiſſant.

Trois mois que nous paſſâmes dans la plus grande volupté, s’écoulerent comme l’ombre. Mais les inquiétudes ſuccederent aux plaiſirs, & les ſoucis à l’enjouement. Ces ſources vermeilles qui tariſſent & ſe renouvellent à temps marqué chez les femmes, apprirent bientôt, par leur ſéchereſſe, à mon amante qu’elle ne tarderait pas d’être mere. Elle me témoigna ſes chagrins ; il m’était impoſſible de les faire diſparaître ; mon âge & ma fortune ne me permettant point de prendre le titre ſacré de ſon époux. Elle conſentit donc à ſe marier avec M. de … Comme c’était le ſeul point qu’on attendait pour les unir, tout étant arrangé & d’accord du côté des parents, ſon hymen célébré, peu de jours après mit fin à ſes craintes & à nos amours.


LETTRE III.

Plus vrai que vraiſamblable.


DEpuis le départ d’Euphroſine qui, deux jours après les noces, était allée dans la ville qu’habitait ſon mari, je faiſais tous mes efforts pour l’oublier, ils étoient inutiles. Tout me retraçait des momens qui n’étaient plus, & des feux qui ne devaient plus être. Telle eſt, mon cher Deſpras, la force de nos premieres inclinations, ſurtout lorſqu’elles ont été heureuſes ! Elles impriment profondément dans notre ame, l’image de l’objet qui les a fait naître ; & tous les moyens dont l’eſprit uſe pour les effacer, ſont ſuperflus. Le ſouvenir des plaiſirs dont on a joui, eſt un burin qui l’y grave davantage. Ce n’eſt que dans une paſſion nouvelle qu’on peut trouver l’oubli des douleurs de l’abſence & cette paſſion ne naît ordinairement que quand le temps & l’éloignement ont affaibli la premiere ; ou il faut des charmes dont on n’ait aucune idée pour produire cette révolution. Je ne tardais pas de l’éprouver.

Un jour que je me promenais dans un petit bois proche de la ville, & vulgairement appellé l’allée des ſoupirs, le bruit d’une voiture qui roulait ſur la grande route qui traverſe ce bois, ſuſpendit un inſtant la rêverie dans laquelle j’étais plongé ; & par une ſuite de ma diſtraction, plutôt que par un mouvement de curioſité, je jetai mes regards dans la voiture. Mais qu’éprouvais-je ? Quelles émotions délicieuſes ſe ſuccéderent dans mon ame, à la vue d’une femme qui occupait le fond du caroſſe ! Un trouble agréable, mais qui m’étoit inconnu, s’empara de tous mes ſens. Que te dirais-je, mon cher Deſpras ? Le charme irréſiſtible de l’expreſſion qui brillait dans ſes yeux, ſe rendit maître de mon cœur, & en arracha, par ſa force ſupérieure, l’image d’Euphroſine.

Qu’on ne nous diſe point qu’un amour auſſi prompt n’entra jamais dans le cœur humain ? Pour quiconque aura vécu dans le monde, cette paſſion n’aura rien de merveilleux. Ces accès de délire ſont arrachés aux cœurs les plus agités par les paſſions, & les moins faits pour aimer. Ce ſont des coups de ſoleil qui percent dans des temps nébuleux.

Je ſuivis la voiture ; & mon premier empreſſement fut de m’informer du nom de la perſonne à qui elle appartenait. J’appris que c’était au Comte de Larba, qui arrivait de Paris, où il avait épouſé cette jolie & jeune femme qui était avec lui, & qu’ils venaient paſſer l’hiver à **. À ces bonnes nouvelles, qu’on ſe peigne ma joie, mes tranſports. J’avais un cœur pour la douleur ; il ne fut que pour le plaiſir, & l’amour & l’eſpoir, alimens de l’ame, vinrent ranimer la mienne prête à dépérir.

Qui m’eût dit quelques inſtans auparavant que j’oublierais l’aimable de Therfort, j’aurais été capable de le poignarder. Mais notre fragilité ne dépend que trop des circonſtances où nous nous trouvons. Auſſi n’ai-je jamais fait aux femmes un crime de leur légéreté. La fidélité n’eſt qu’une vertu inutile, elle ceſſe même d’être vertu quand, loin de nous rendre heureux, elle altere notre bonheur.

J’adorais Madame de Larba, & j’en étais réduit à la frugalité Eſpagnole ; le bonheur de la voir ne m’était permis qu’à l’égliſe ou au ſpectacle. Là j’avalais à longs traits ce poiſon brûlant que ſes charmes faiſaient paſſer dans mes veines, & mon ame était quelquefois dans un ſi vif mouvement de plaiſir & d’impatience, qu’elle tentait de franchir les barrieres que le corps lui oppoſe, pour voler ſur les levres de ma chere Comteſſe, s’y pénétrer de la plus douce volupté : mais ne trouvant aucune iſſue, elle ſe répandait dans toute ſa priſon, & accablée de ſes efforts, elle ſe trouvait anéantie.

Je n’aurais certainement pas pu réſiſter au feu qui me dévorait, ſi le tendre amour qui veille au bonheur des amans n’eût pris pitié de moi, en me ſuggérant l’un des plus ſinguliers expédiens dont on ſe ſoit jamais ſervi.

Le premier jour d’Avril eſt conſacré par l’uſage à s’amuſer aux dépends d’autrui, en cherchant à lui donner quelque leurre. Ce fut à cet uſage auquel j’eus recours ; il me tira de l’état de langueur dans lequel je dépériſſais, en me fourniſſant l’occaſion de faire connaiſſance avec l’objet que j’idolâtrais en ſecret, & auquel je n’avais jamais pu parvenir de me faire préſenter ; ma ſociété étant totalement étrangere à la ſienne.

Midi ſonne, je m’arme de courage & d’effronterie ; l’amour & le malheur donnent, à ce qu’on dit, de l’éloquence & de la hardieſſe ; je me préſente donc hardiment chez Madame de Larba. On m’annonce ; elle conſent à me recevoir, quoiqu’elle fût à ſa toilette, & dans un déshabillé où la décence ne préſidait point.

Je me rends à vos ordres, Madame, lui dis-je, en filant un ſoupir, & en dévorant des yeux quelques attraits qui étaient à découvert ; que voulez-vous dire me demanda vivement Madame de Larba toute étonnée de me voir & de m’entendre tenir un tel propos ? Expliquez-vous, Monſieur ; vous vous annoncez chez moi ſous le nom d’un de mes parens, Officier dans votre Corps ; que ſignifie cette ruſe & cette audace ? Ce n’eſt ni ruſe ni audace, repliquai-je en baiſſant les yeux, & un peu déconcerté ; je n’ai emprunté le nom de perſonne, c’eſt le mien qu’on vous a dit, ou on l’aura mal prononcé, pu je ſuis aſſez heureux pour qu’il ſoit le même de celui de votre parent, & ſi j’oſe me préſenter chez vous, Madame, c’eſt ſur la confiance que c’était par votre ordre, du moins me l’a t-il été dit ainſi par un laquais qui eſt venu chez moi ce matin, & qui s’eſt annoncé pour être du nombre de vos gens. Je vous aſſure, Monſieur, me répondit la Comteſſe, que je n’ai envoyé perſonne chez vous, que je ne ſuis point aſſez heureuſe de connaître ? On ſe fera ſans doute mépris, ou vous aurez mal entendu. Victoire, dit-elle à ſa femme de chambre, informez-vous ſi quelqu’un de mes gens a paſſé chez Monſieur, & par quel ordre. Je rends grace à la mépriſe, dis-je avec un air reſpectueux, & je la chéris par le bonheur qu’elle me procure. Faible bonheur, répondit Madame de Larba ; Victoire qui entra & qui vint confirmer ce que je ne ſavais que trop, m’empêcha de pourſuivre, on manqua faire culbuter tout le fruit de mon audace. Cependant m’étant remis, je dis, avec un ton humble, qu’on avait voulu ſans doute me donner un poiſſon d’Avril, & que c’était une eſpiéglerie de quelqu’un de mes camarades… Ah ! ah ! ah ! interrompit la Comteſſe en éclatant de rire, c’eſt aſſurément cela, aſſurément ce ne peut être autre choſe qu’un tour qu’on vous a joué. Il eſt bien agréable, Madame, d’en eſſuyer de pareils ; & il ſerait bienheureux pour moi s’il me procurait la permiſſion de vous faire ma cour. Il dépendra de vous d’en jouir répondit Madame de Larba, après m’avoir fixé & toiſé de l’œil. Son mari qui entra dans ce moment m’empêcha de répondre à la faveur qu’on venoit de m’accorder. Elle lui raconta mon aventure ; nous en rimes tous trois : enſuite je ſortis fort content, comme on ſe l’imagine bien du ſuccès heureux de mon ſtratagême qui avait failli ne pas me réuſſir.

LETTRE IV.

Comment il faut réveiller les Dames.


UNe taille fine & légere, un port noble, un extérieur éveillé, des yeux vifs & tendres, une bouche qui, malgré la petiteſſe, laiſſe voir des dents plus blanches que l’ivoire. Un air d’expreſſion répandu dans toutes les manieres, beaucoup de douceur dans le ſon de la voix, un menton dont le contour a été deſſiné par la main des Grâces ; une forêt de cheveux châtains flottans ſur un cou d’albâtre ; deux monts que l’amour a arrondi ſur le modele de ceux de ſa mere. Un pied & une jambe qui donnent l’idée la plus avantageuſe de ce qu’on ne voit pas. Beaucoup de vivacité dans le caractere ; un penchant décidé pour les plaiſirs ; entiere dans ſes deſirs comme dans ſes idées, voilà le portrait de la Comteſſe de Larba.

Fais-moi grace de celui de ſon mari, & contente-toi de ſavoir qu’il était amoureux & jaloux contre tout uſage qui défend aux maris d’aimer leur femme, & de s’oppoſer à ce qu’elles prennent du goût pour quelque autre, comme ſi le ſentiment dépendait de nous, & qu’il fût en notre pouvoir de le maîtriſer.

Heureuſement je n’eus pas beſoin de grands efforts pour lui ôter toute eſpece d’allarme ſur mon compte ; ma jeuneſſe, ou plutôt mon air enfantin, me mettait à l’abri du ſoupçon ; il prit même tant d’amitié pour moi, qu’il ſemblait ſavoir gré à ſa femme de toute celle dont elle me comblait.

La Comteſſe de ſon côté, pour répondre aux intentions de ſon mari, me recevait avec une liberté & une aiſance décorée d’une certaine petite ſupériorité douce qu’on s’imaginait avoir en vertu de cinq ou ſix ans qu’on avait au deſſus de M. l’aſpirant[1] qui n’en avait que ſeize. C’était mon petit ami, mon petit éleve, enfin mille petits noms qui ne ſortaient de la jolie bouche, que pour augmenter ſur ſes joues de lys le coloris de la roſe que la nature y a placée, & qui ne venoient frapper mon oreille que pour produire ſur moi le même effet, & cauſer une étrange émotion dans tout mon être.

Je ſaiſiſſais avec avidité tous les inſtans où ſon mari n’était point avec elle, pour la fixer avec ardeur. Mais dans le tête-à-tête j’étais d’une timidité que je ne concevais pas, & que je n’avais point eu avec Euphroſine. Apparemment que nos affections reſſemblent à ces vils eſclaves qui n’oſent lever les yeux ſur le Deſpote auxquels ils appartiennent, tant qu’il appeſantit leur joug ; mais qui deviennent hardis, entreprenans dès qu’il commence à alléger leurs chaînes.

Quand j’y penſe à préſent, il devait y avoir quelque choſe de riſible dans mes regards. J’avais un air, moitié libertin, moitié modeſte, qui devait être fort réjouiſſant pour la Comteſſe, auſſi elle s’amuſait de ma timidité, & voyoit bien qu’il fallait qu’elle ſe chargeât de certains préliminaires qu’il n’était pas poſſible que le reſpect ridicule que le peu d’expérience me donnait pour elle, me fit ſurmonter. Une migraine affreuſe ſeconda à merveille ſes intentions, & mes deſirs ; je dis ſes intentions, malgré qu’elle n’ait jamais voulu en convenir, parce que je crois trop connaître à préſent les femmes, pour ne pas être convaincu que la curioſité ſeule aurait déterminé Madame de Larba à m’accorder un tête-à-tête duquel j’eus pu tirer parti. Quoi qu’il en ſoit, elle ne fut viſible pendant une après-dîner que pour ſon petit ami qui avoit l’habitude d’aller chaque jour lui faire ſa cour à l’heure où l’on vient de quitter la table.

Je la trouvai dans ſon boudoir, dont les volets à demi fermés, & les rideaux tirés formaient ce petit jour qui ſemble inventé par l’amour, d’accord avec la pudeur, pour favoriſer l’amant qui preſſe, & ſurprendre l’amante timide, en lui ſauvant, pour ainſi dire, la honte de ſa défaite.

Elle était couchée toute de ſon long ſur une ottomane, couleur de feu ; ſa tête penchoit du côté gauche ſous ſon bras : le droit était étendu le long de ſa cuiſſe qui ſe trouvait preſque toute découverte ; la jambe qui pendait, relevant par ſon attitude les voiles qui l’auraient dérobée aux regards. Sa gorge à demi nue ſemblait par ſon agitation, vouloîr rejeter tout-à-fait un mouchoir, pour expoſer aux amoureux larcins les tréſors qu’il cachait. Une gaze légere lui couvrait totalement le viſage ; un livre à demi ouvert était à ſes côtés ; elle dormait ou du moins je le crus.

Je reſtai un inſtant perplexe entre la timide délicateſſe, & les brûlans tranſports de l’amour ; mais ce Dieu appella le plaiſir à ſon ſecours ; il arriva ſon ſceptre à la main, & en me livrant aux deſirs, il bannit mes ſcrupules.

Après avoir doucement écarté la gaze qui m’empêchait de coller mes levres ſur ſa bouche vermeille. J’oſai y cueillir un baiſer… baiſer de feu ! qui fit éprouver à mon ame un frémiſſement délicieux… Vénus me donna le ſignal ; je me mis en état de faire des libations à cette Déeſſe. Quant à ma belle dormeuſe, je ne la remuai point du tout, la ſituation était trop bonne ; je levai ſeulement un peu plus haut le voile, pour avoir plus à découvert l’autel ſur lequel j’allais faire mes offrandes.

Déjà j’avais fait le ſacrifice ſans que Madame de Larba y eût été ſenſible, ou plutôt ſans que je m’en fuſſe apperçu ; mais comme je le réiterais, elle ſe réveilla dans le moment de l’oblation, en jetant deux ou trois ſoupirs mal articulés, & en ſe frottant les yeux comme ſi elle fut ſortie d’un long & pénible ſommeil.

Il était temps, Madame, lui dis-je ; elle fit l’étonnée, joua la déſolée, & voulut ſe fâcher. J’eus de l’humeur à mon tour, & la menaçai de la percer du poignard que je tenais encore hors du foureau ; à ce prix mon pardon fut accordé ; nous le ſcellames, & fumes tous les deux contens.



LETTRE V.

Le Chevalier devient jaloux de ſon frere, il veut lui faire mettre l’épée à la main ; il eſt obligé de s’éloigner de ſa Comteſſe.


AImé, careſſé de ma charmante maîtreſſe, je vivais ſans trouble & ſans inquiétude ; mon ame était tranquille : elle n’était agitée que par les douces émotions du plaiſir ; mais que cette tranquillité fut promptement éclipſée ?

Depuis que j’étais à l’école du Génie, je demeurais chez mon frere qui habitait *** & tout entier à Madame de Larba, & à mes plaiſirs, je n’allais plus aux leçons de Mathématiques, ou ſi j’y paraiſſais, c’était pour diſſiper mes camarades. Mon frere en fut inſtruit par mon maître, & me remontra avec douceur tout ce que la plus vive amitié & le plus tendre intérêt peuvent inſpirer. Loin de me corriger, j’affectai plus de légèreté dans ma conduite, la plus grande indifférence pour lui, & évitai les occaſions de le rencontrer. Ce manque d’honnêteté & d’égards ne fit qu’affliger ſon cœur ſans en altérer la tendreſſe. Il veillait toujours ſur moi, & tâchait de me ramener à une conduite plus réguliere par les conſeils & les avis qu’ils me faiſait donner par ſes amis & les miens. Tout cela ne me faiſait que la plus légere ſenſation, & je me débarraſſais de tous ces ſermoneurs, en promettant ce que j’étais bien certain de ne pas tenir. À la fin, mon frere voyant que tout était infructueuſement employé, prit le parti d’en inſtruire mon pere.

Monſieur de Falton m’écrivit en pere qui chérit les enfans, & qui a à ſe plaindre de leur conduite. Sa lettre me toucha d’abord juſques aux larmes, mais elle augmenta l’indifférence que j’avais pour mon frere ; elle m’aigrit ſur ſon compte, je lui fus mauvais gré de m’attirer des reproches que je méritais à ſi juſte titre.

Mon frere voyant ſes eſpérances ſe perdre derechef dans la nuit des ſonges, écrivit de nouveau à mon pere, & l’engagea de me rappeller de ... cela étant le ſeul moyen de mettre un obstacle à la perte de mon temps & de mes mœurs. Mon pere ſuivit ce conſeil ; il m’ordonna de revenir auprès de lui.

L’on s’aveugle aiſément, & ſurtout à l’âge où j’étais. Les lueurs de la raiſon ne rempliſſent que les intervalles des paſſions, & elles diſparaiſſent quand ces mêmes paſſions reprennent leur empire. Auſſi pris-je le change ſur l’ordre de mon pere. Au lieu de convenir de mes torts, je préſumai que mon frere avait payé le tribut que tous ceux qui voyaient Madame de Larba devaient à ſes charmes. Il l’adore, me diſais-je, je ſuis le plus grand obſtacle à ſa félicité ; voilà pourquoi il a ſollicité mon pere de me rappeller de ; ... ſa jalouſie & ſa paſſion ſe ſervent du faux prétexte de mon inconduite.

Cette idée ridicule, mais trop vraisemblable pour une jeune tête comme la mienne, peu accoutumée de réfléchir, me montrant toute l’horreur d’une trahiſon, & tout le ſupplice d’être éloigné du précieux objet de mes affections, me fit réſoudre à faire déſiſter mon frere des deſirs que je lui ſuppoſais, ou de lui arracher la vie.

J’entrai bruſquement chez lui ; puis ſemblable à un forcené, je frappais du pied, je me promenais en fulminant ; enſuite réduit à un état de démence, je m’aſſeiais. Perplexe entre la vertu & le crime, mon ame éprouvait des aſſauts violens. Je marchais de nouveau, je rentrais, je ſortais, & toujours abymé dans ma douleur, & ſuſpendu entre la jalouſie & la tendreſſe.

Mon frere, ennuyé de ce jeu, prit enfin ſur lui-même de me demander ce que j’avais, ce que je voulais. Sans trop lui dire le motif de la fureur dont j’étais tranſporté, je mis l’épée à la main, & lui criai en garde sa prudence ne lui permit pas de s’y mettre. L’amour jaloux & dans le délire s’offenſe de tout. Son refus redoubla ma colere, & me rendit ſi animé que j’eus effrayé tout autre qu’un frere ; le blaſphême était dans ma bouche, j’écumais de rage ; & l’écume, ſemblable à celle d’un ours en furie, rejailliſſait juſques ſur ſes habits. Mon prudent frere, perſuadé que c’eſt irriter la colere que de vouloir en modérer les feux dans les momens où elle eſt la plus violente, y oppoſa le ſilence le plus profond, & ne le rompit, lorſqu’il s’apperçut que mes tranſports étaient un peu calmés, que pour me dire avec ce flegme qui lui eſt ordinaire, & qui n’en eſt pas moins rare. Vous êtes un étourdi ; réfléchiſſez ſur vos écarts & vos folies… Il ſortit.

Tu frémis Deſpras ; tu m’appelles monſtre, aſſaſſin, fratricide. Je mérite tous ces noms & tes reproches ne peuvent égaler mon repentir.

Après cette belle incartade, je reconnus mon injuſtice ; j’eus honte de mes emportemens ; je rougis de mes faibleſſes & de mes ſoupçons ; mais je ne m’en trouvais pas moins paſſionné pour Madame de Larba. Je fus chez elle reſter toute la journée qu’elle employa à ramener mon eſprit égaré, & à me déterminer de réparer l’étourderie que je venais de faire.

Partez, me dit-elle, partez, trop tendre, mais trop malheureux ami, puiſque votre tranquillité & votre devoir exigent le ſacrifice de notre ſéparation, rappellez-vous… Des ſanglots lui couperent la parole. Je lui répondis en mêlant mes larmes aux ſiennes, & en la preſſant contre mon ſein ; elle me rendit quelques-unes de mes careſſes ; puis, comme par réflexion, elle ſe debarraſſa d’entre mes bras, & s’enfuit, en gémiſſant, s’enfermer dans ſon boudoir.

Cet effort de vertu de ſa part fit éprouver à mon ame une ſecouſſe qui écarta le voile du preſtige, pour me laiſſer voir mes devoirs. Je partis ſur le champ pour aller joindre mon pere.


LETTRE VI.

Peu intéreſſant, mais qui n’eſt pas inutile.


MOn pere ſavoit déjà, par un courier que mon frere lui avait dépêché, la belle équipée que je venais de faire. Je ne le ſoupçonnais pas d’en être inſtruit. Je me préſente pour l’embraſſer ; il me répond en reculant que j’en ſuis indigne. Je me jette à ſes pieds, je ſerre ſes genoux, je ſaiſis ſa main, la couvre de larmes ; ma voix éteinte, étouffée, ne prononce pas un ſeul mot. Qu’eus-je pu dire qui eût valu ce ſilence ? J’ai la douleur de ſentir que mon pere retire ſa main ; mais je crois apperçevoir que cet effort eſt contraint, qu’il s’exerce avec embarras & douceur. Je leve les yeux en tremblant ; Dieu ! quel objet me frappe ? Je vois des yeux attendris ; je crois voir des pleurs, je crois voir pleurer mon pere ; ces larmes tombent à l’inſtant ſur mon cœur, je ne puis en ſupporter l’amertume. Un repentir accablant ſe joint dans mon ame à l’agitation de tous les ſentimens qui la déchirent ; l’ébranlement de la nature eſt trop puiſſant. Pénétré de douleur, de repentir, de reſpect, je jette un cri, je ſuccombe, & demeure évanoui. Si mon pere eût daigné reſter auprès de moi ;… mais il paſſe dans un autre appartement. Je me ranime, cherche des yeux, & vois que l’inſtant eſt perdu… Je vais chez ma mere pour la mettre dans mes intérêts ; je me précipite à ſon cou, & de toute la force qui me reſte encore, je la conjure de m’accorder ſa protection : elle me repouſſe, & m’appelle, en s’enfuyant, le meurtrier de ſon fils aîné.

Cette réception cruelle & imprévue me déchire l’ame, & m’entraîne dans mon appartement, où je me livre aux plus affreuſes réflexions. Il n’y a que les cœurs ſenſibles qui puiſſent ſe peindre toute l’amertume de celles que je fis dans les premiers momens de ma douleur.

Quoi ! m’écriai-je ? Mon ſort eſt de me voir outragé par les perſonnes qui me ſont les plus cheres ; & la nature qui parle à mon cœur avec tant de force, eſt muette pour elle. J’ai perdu l’amitié de mon pere, & celle de ma famille ; un intervalle immenſe me ſépare du tendre objet de mes adorations… La vie m’eſt à charge, & la nature a imprimé en moi une horreur pour la deſtruction de mon être.

Ces idées accablantes ne me donnant aucune lueur d’eſpérance, me forcerent de prendre un parti auſſi violent que la haine de mes parens. Je me barricadai dans ma chambre, ne voulus recevoir perſonne, refuſai de manger, & menaçai de tuer quiconque ſerait aſſez audacieux pour oſer tenter de forcer mes barrieres.

Voilà la trempe des caracteres ſenſibles, dès qu’on les porte à l’extrémité, & qu’on enleve à leur ame les alimens dont ils ont beſoin, leur attendriſſement ſe change, en déſeſpoir.

Mon pere, après m’avoir infructueuſement envoyé tous les gens de la maiſon pour m’engager à ouvrir ma porte, détermina ma mere à venir elle-même me voir.

„ Il n’eſt plus temps, Madame, lui répondis-je à travers la ſerrure, M. de Falton a été inflexible, je le ſuis à mon tour, & juſques à ce qu’il m’aſſure lui-même qu’il me pardonne, ainſi que vous me l’annoncez, de ſa part, vous me permettrez de ne pas ouvrir. “

Sur le compte que ma mere rendit de ſon meſſage, mon pere décida de faire enfoncer ma porte ; il envoya à cet effet deux domeſtiques munis de haches.

Au premier coup qu’ils donnerent, je les menaçai de tirer deſſus s’ils continuaient. La peur les eſprit les conduiſit à leur maître qui les raſſura en leur diſant que j’étais ſans arme à feu. Encouragés par ce qu’ils viennent d’apprendre, ils remettent la main à l’œuvre, & allaient enfin faire brêche. Je les ſommai une ſeconde fois de ſe retirer ; comme ils furent ſourds à ma voix, je pris l’un des piſtolets de poche que j’avais ſur moi, & qu’apparemment mon pere ne me ſoupçonnait pas, je fis feu ſur les ouvriers ; il était chargé de trois balles. Heureuſement une ſeule attrapa le plus hardi au bras, & ne lui fit qu’une légere bleſſure. Il fut ſe plaindre à M. de Falton qui écouta alors la voix de la nature & de la prudence ; il vint à ma porte me dire avec aménité, ouvre c’eſt moi, c’eſt ton pere ; refuſera-tu de le voir ? Non, m’écriai-je, en me proſternant devant lui les yeux en pleurs, & les mains jointes. Il me releva avec bonté, & ſes bras, dans leſquels il me reçut, me prouverent que je n’étais qu’étourdi ſans être malheureux.


LETTRE VII.

Comment deux amans peuvent ſe voir.


L’Image de la Comteſſe m’avait ſuivi à **, & la privation de recevoir de ſes nouvelles, de lui donner des miennes, loin d’amortir mes feux, ne faiſait que les attiſer davantage. Il n’eſt point de paſſion plus tourmentante & plus difficile à vaincre que celle qu’on a pris plaiſir à flatter, qui eſt formée dans un âge tendre, & dans un cœur dont les ſenſations n’ont pas encore été émouſſées par l’habitude du plaiſir. Il n’eſt point de maux plus ſenſibles que les efforts que l’on fait pour l’en bannir, ſurtout quand l’objet qui l’a fait naître a des charmes. Une longue, abſence n’eſt ſouvent qu’un long voile, en faveur duquel elle fait de rapides progrès.

Je t’aſſure, Deſpras, que je n’ai jamais regardé le goût que Madame de Larba avait pour moi, comme un de ces goûts paſſagers que quelques charmes font naître, & qu’un inſtant détruit. Du moins toutes ſes démarches me le prouverent, juſques au moment où le Chevalier de Serfet me força, pour ainſi dire, de m’arracher de ſon cœur, ainſi que tu l’apprendras dans la ſuite de mes lettres. Accablée ſous le poids de l’abſence, & dans l’impoſſibilité de voler où j’étais, elle forma le projet de m’attirer où je l’avais laiſſée. L’aſcendant qu’elle ſavait que mon frere avait ſur l’eſprit de mon pere, était l’inſtrument qu’elle voulait employer pour notre réunion. Le ſacrifice de ſes jours n’était, à ce qu’elle m’écrivit, qu’une faible preuve de ſa tendreſſe.

„ Rien ne peut te la dépeindre me manda-t-elle ? Mes careſſes ſont les ſeules expreſſions qui puiſſent t’en donner une idée. Mon cœur eſt flétri par la douleur, & deſſéché par l’amour. Ta préſence eſt le ſeul remede qui lui convienne, te voir eſt pour moi le bonheur. J’ai réſolu d’engager ton frere d’écrire à ton pere en ta faveur, pour que tu reviennes ici ; & s’il me refuſe, je l’y ferai conſentir le piſtolet ſur la gorge. Je ſuis capable de tout, hors de renoncer à toi. “

Cette lettre, qui me fut remiſe par une perſonne de confiance que la Comteſſe m’envoya, me fit le plus grand plaiſir, en me confirmant la poſſeſſion, du cœur d’une femme que j’adorais, & me cauſa en même-temps les plus vives allarmes. Je craignis de compromettre mon amante ; je me rendis auprès d’elle.

Une perruque à faces qui me cachait une partie du viſage, une paire de mouſtaches poſtiches, & ma barbe fort noircie, me déguiſaient aſſez bien pour n’être pas reconnu. Dans cet accoutrement l’avais tout l’air d’un cocher du bon ton. Ce fut ſous ce titre que je me préſentai chez Madame de Larba ; comme elle était ſortie, & que je demandais ſi ſon mari l’avait accompagné, ſi elle devait bientôt rentrer, &c. Le laquais à qui je faiſais ces queſtions me prouva, par l’élégance & l’énergie des expreſſions de ſa réponſe, combien elles étaient déplacées. Je devins plus diſcret dans mes interrogations, & j’attendis avec impatience, & en me promenant dans la cour, le retour de la Comteſſe. Elle arrive ; je vole ſur ſes traces. Les iſſues de la maiſon m’étaient connues. Je ne rencontre perſonne dans l’antichambre, j’entre ſans être annoncé dans la piece où elle était.

Peins-toi, s’il eſt poſſible, mon cher Deſpras, ma joie & mon étonnement, de la trouver ſeule, les yeux humides, pouſſant de grands ſoupirs, & tenant à la main la réponſe que j’avais fait a ſa lettre. Cet inſtant ſembla me donner une nouvelle ame pour goûter le plaiſir, & rendit la mienne inſenſible à la douleur.

Mon deſſein était de ne point la troubler ; mais un petit bruit que je fis en gliſſant ſur le parquet, me décela. Auſſitôt elle ſe retourne, & dans la plus grande confuſion elle me contemple. Son cœur lui dit que c’eſt moi ; mais ſes yeux la démentent. Je ne puis réſiſter plus long-temps ; je ſaute à ſon cou, je l’embraſſe, je la comble de baiſers. Elle veut me rendre mes careſſes, me prodiguer les ſiennes ; mais ma préſence ſi deſirée, ſi peu prévue, cauſa en elle une ſi grande révolution, que ſon ame fut pour un moment anéantie. À l’aide de quelques ſels que je trouvai ſur ſa table, & que je lui fis reſpirer, je la rappellai bientôt à la lumiere, mais pour la replonger de nouveau dans des évanouiſſemens moins à craindre & plus voluptueux.


LETTRE VIII.

Suite du précédent qu’on fera très-bien de lire.


La Comteſſe adopta le motif de mon déguiſement, & s’en ſervit pour paſſer avec moi le reſte de la journée, voici comment.

Une de ces petites incommodités ſi utiles aux jolies femmes, & toujours à leur ordre, vint ſur le champ s’emparer d’elle. Et ce n’etait qu’en prenant l’air que ſa migraine pouvait être diſſipée, elle ordonna qu’on mit ſes cheveaux à ſa voiture, & au lieu de ſe faire conduire par ſon cocher ordinnaire, elle prétexta de vouloir eſſayer, ſi je menais bien. Elle était plus ſûre de mon adreſſe à conduire le char de l’amour, l’expérience venait de lui prouver que je ne l’avais point oublié. J’eus ordre de la conduire ſur la route de ... Tu crois peut-être que je fus fort embarraſſé. lorſqu’il fallut grimper ſur le ſiege, & prendre dans la main les guides des courſiers attelés au char de ma Vénus, point du tout ; que ne peuvent pas l’amour & le deſir ? Je fus ſeulement un peu ému, mais c’était par la crainte d’être reconnu.

Le laquais qui ſuivait était un importun dont il fallait, ſe débaraſſer ! que l’eſprit des femmes, eſt ingénieux, dans pareille occaſion ! lorſque nous fumes arrivés au lieu de notre deſtination qui était à une maiſon de campagne appartenant à la Comteſſe, & ſituée à deux lieues de la ville, elle y renvoya ſaint Jean, ſous pretexte d’aller prévenir le Comte de Larba, qu’elle ne reviendrait que le ſoir.

Elle me propoſa de lui laiſſer exécuter ſon projet envers mon frere, voulut fermement s’oppoſer à mon retour chez mes parens, & rejetta avec humeur les raiſons que je lui alléguais pour ne pas ſouſcrire à ſes deſirs & aux miens qui n’en étoient pas moins preſſans. „ Que t’importe tes parens ! me répondit elle, quand je lui repreſentai qu’ils me croiaient en partie de chaſſe dans la terre d’un de mes amis, & l’intérêt que j’avais de leur céler mon voyage à ... qu’ils attribueraient ſans doute à quelque deſſein étourdi de ma part, s’ils venaient à en être inſtruits, & la crainte qu’ils ne me fiſſent mettre à St. Lazare ou dans quelque autre maiſon pareille ? “ Ce ne ſont que des ingrats ? Leur conduite à ton égard a rompu le lien qui t’attachait à eux. Oublie-les, & reſte auprès de moi. Tant que je vivrai rien ne te manquera, ma fortune eſt conſiderable & à ta diſpoſition ; mon amour vif & ardent ſupléera à leur faible amitié.

Ces propoſitions étaient bien ſéduiſantes, mais par miracle, je leur échappai ; & j’eus aſſez de raiſon & de force pour faire conſentir Madame de Larba à mon départ, & à ſe déſiſter de ſon projet envers mon frere.

Le temps vole rapidement lorſqu’il eſt entraîné par le plaiſir. Il était nuit : il fallut revenir à la ville. Je ramenai ma divinité à ſon hôtel où en préſence de ſes gens & de ſon mari qui ne me reconnut pas, elle me congédia ſous le prétexte que je l’avais mené un peu trop vîte. À quoi je répondis, en contrefaiſant ma voix, qu’avec le temps je me corrigerais de ce défaut.

La Comteſſe ne put s’empêcher de ſourire de l’équivoque de ma réponſe. Elle me chargea de dire mille choſes de ſa part à la Marquiſe Montgard, comme ſi j’avais été protégé par elle. Elle ordonna enſuite à un de ſes gens de me donner un écu de ſix francs. Tout cela avait été concerté entre nous, pour mieux ſauver toute eſpece de ſoupçon. C’était préciſement à celui qui m’avait ſi impertinement répondu le matin que l’ordre s’adreſſait. Je lui propoſai, ſans rancunne de boire bouteille. Il accepta ma propoſition. Eh bien ! allez, lui dis-je, à un tel cabaret, je paſſe chez la Marquiſe de Montgard, & je vous rejoins.

Ce fut ainſi que je ſortis de chez mon aimable Comteſſe. Et malgré le beſoin que j’avais de prendre du repos, je partis ſur le champ pour retourner chez mon pere.


LETTRE IX.

Le Chevalier de Serfet catéchiſe ſon ami.


LE ſombre chagrin de ne pouvoir ſatisfaire mes deſirs, le temps & l’abſence qui détruiſent tout, n’avaient pu affaiblir mon amour. L’image des plaiſirs dont j’avais joui me pourſuivait partout, & malgré le peu d’espoir de retourner à ... je me délectais à ſavourer le plus agréable des ſouvenirs, & à rendre intérieurement un culte idolâtre à l’objet qui m’avait donné les premieres leçons du bonheur ſuprême, je dis les premieres leçons du bonheur, car les plaiſirs que j’avais trouvé dans les bras d’Euphroſine, n’étaient rien en comparaiſon de la volupté que j’avais gouté dans les amoureux délires de la Comteſſe. Je me plaiſais à rappeller d’elle, j’uſques aux moindres circonstances.

Lorſqu’un jour, l’un de mes parens le plus léger & le plus audacieux petit-maître qu’on eût jamais vu ; & qui adoré de toutes les femmes, les trompait & les déchirait ſans ceſſe ; le Chevalier de Serfet, me fit tant la guerre ſur ma mélancolie, & me preſſa avec tant d’inſtance de lui en avouer le motif, que je ſoulageai mon cœur en lui faiſant part de mon amour.

„ As-tu donc perdu la tête ? me dit le Chevalier, & veux tu, à ton âge, t’enterrer tout vif ? ou ſi tu as réſolu d’être le Céladon moderne ? quelle folie ! le temps vole, s’enfuit, que d’une aîle auſſi légére ton amour l’accompagne ; crois moi : quitte ces chimeres où ton ame ſe livre, fais de tes beaux jours un meilleur emploi ! & ſommes nous, je te le demande, éternels pour vouloir que nos ſentimens le ſoient ? Tu fais plus d’honneur aux femmes qu’elles n’en méritent en ſupoſant qu’elles ſoient déſolées de notre perte ; va, s’il eſt encore des Ulyſſes, il eſt bien peu de Pénélopes. „

„ Quand on leur dit qu’on les trouve aimables, qu’elles nous plaiſent, même qu’on les adore, elles ſavent que cela ne veut dire autre choſe ſi non qu’elles ſont à nos yeux allez belles pour exciter nos deſirs ; mais pour les promeſſes de fidélité que nous pouvons leur faire, elles les regardent comme la monnoie courante dont nous nous ſervons pour finir les traités que nous voulons faire avec elles ; & ſi elles nous reçoivent dans leurs bras, ne ſois pas aſſez ſimple pour t’imaginer que c’eſt l’amour qui nous les ouvre, leurs deſirs nous y mettent davantage que leur complaiſance pour les nôtres. “

„ Je te jure qu’aucune femme ne prétend, en favoriſant quelqu’un, lui impoſer un joug onéreux, & encore moins que ce ſoit pour elles un principe d’eſclavage. Ne ſonge donc plus à ta Comteſſe, qui peut-être dans ce moment, ſe conſole entre les bras d’un rival des rigueurs de ton abſence. Je t’aſſure qu’il n’eſt point de paſſion qui ſoit à l’abri de toute impreſſion étrangere, & que l’objet pour lequel tu brûles, n’eſt pas exempt de toute faibleſſe. — Ah ! mon ami, dis-je au Chevalier, ne fais pas cette injure à la Comteſſe, qui eſt la femme la plus tendre, la plus ſenſible… la plus… tout ce que tu voudras, interrompit-il, mais je te répete qu’elle t’a déjà ſacrifié, ou que bientôt elle te ſacrifiera au moindre objet relatif à ſes plaiſirs, à ſes intérêts ou à ſa vanité. “

„ Et toi, l’imagination échauffée, & t’appeſantiſſant ſur ta tendreſſe, tu t’abuſes en prenant pour de l’amour ce qui n’eſt en nous qu’un goût vif pour le plaiſir & la galanterie. Il n’eſt pas étonnant qu’à ton âge, & qu’avec un cœur auſſi brûlant que le tien, l’on ſe trompe ſur ſes ſentimens. La vapeur de ces mouvemens qui nous tiennent comme enchantés, ne ſe diſſipe que lorſqu’elle ceſſe d’être nourrie par la préſence de l’objet qui l’a fait naître, ou par des lettres fréquentes qui en émanent. Ceſſe d’écrire à ta maîtreſſe, & tu verras bientôt la preuve de ce que je te dis.

— Ah ! Serfet, qu’oſes tu me propoſer ? Rompre auſſi durement avec une femme qui mérite le plus d’égards, déchirer l’ame la plus délicate ! — Eh bien ménage ſa ſenſibilité, ne mets plus dans tes lettres le même feu, retranches-en ce délire auquel tu dois les aſſurances de ſa tendreſſe, car, crois moi, ſi tes lettres ne portaient pas avec elles l’empreinte de la plus vive ardeur, il y a long-temps que tu n’y recevrais plus de réponſe. — Quel eſt donc cet aveuglement, Chevalier, de ne pas admettre dans le monde une ſeule femme dont le cœur ſoit ſuſceptible d’un attachement tendre, invariable, & à l’abri des révolutions ? — Tu ſerais fort aiſe de lever le coin du voile qui me dérobe ce phénix — ſans doute ? — “ Eh bien, je veux t’en procurer le moyen ? Écris à la Comteſſe, & laiſſe lui entrevoir que tu as fait une autre inclination. Son amour-propre en ſera humilié & ſi elle te ſacrifie à ſa tendreſſe alors je me rends. “

„ En attendant, continua Serfet, comme tu es jeune, que je ſuis ton ami, ton parent, c’eſt à moi de te jeter dans le monde, & de te le faire connaître : il eſt partout le même, écoute-moi.



LETTRE X.

Galerie de différens portraits.


UN palais nous paraît toujours beau & un lieu de délices à en juger par ſon extérieur ſuperbe ; le plus ſouvent il eſt mal diſtribué. Il en eſt ainſi des hommes. Le zele apparent de la vérité n’eſt jamais en eux que le maſque de l’intérêt, ou ſi tu veux ils reſſemblent à ces anciens palais d’Égypte qui étaient ſi précieux au dehors, & qui, en dedans, ne renfermaient que des monſtres !

„ Quant aux femmes, elles ſont en général frivoles, ruſées, artificieuſes, étourdies, volages, parlant bien, mais ne penſant point, ſentant encore moins, & dépenſant tout leur mérite en vain babil, ne connaiſſant ni le vrai amour, ni ſes plaiſirs, ne conſultant que leurs deſirs, la commodité, & certaines convenances, extérieures. Leur vertu eſt une chimere, un vrai phantôme, une illuſion, qui n’exiſte que dans les romans, & pour les gens mal-adroits, elles la nomment en s’y dérobant.

„ Je vais, avec rapidité, faire paſſer ſous tes yeux toutes les femmes de notre ſociété. Tu ne les a vu qu’en perſpective ; & le lointain t’a dérobé leurs défauts. Ma lorgnette va te les rapprocher. Fatime eſt la premiere que ſaiſira mon verre.

Fatime pour qui l’on a un eſpece de vénération, Fatime que l’on reſpecte tant, mérite réellement de l’être ; mais tout gît dans l’acception du mot. Ce n’eſt qu’après avoir trouvé des hommes toujours reſpectueux qu’elle s’eſt retranchée ſur ce ſentiment, que tous ces ſoins, ni ceux de l’art, n’ont pu faire changer. Rien de mieux imaginé que cette convention des deux ſexes. Un homme qui n’a, & qui ne peut reſſentir aucun deſir auprès d’une femme ſemblable à Fatime, ſe tire d’affaire en diſant qu’il la reſpecte, & une femme qui n’a pas aſſez de charmes pour faire impreſſion, trouve ſa vanité à l’abri de l’humiliation, en recevant les témoignages de reſpect qu’on lui marque. Elle va même juſques à ſe faire illuſion, & à ſe perſuader qu’elle doit à ſa vertu réelle ou ſuppoſée, ce qui n’eſt que l’ouvrage de ſa laideur. Car comme l’a fort bien dit un ancien, il n’y a de femme vertueuſe que celle qu’on n’a jamais cherché à ſéduire[2].

„ La groſſe & courte Cunegonde a le maintien froid, l’eſprit dur, le ſang chaud. La méchanceté l’emporte ſur tout autre ſentiment ; le tempérament ſeul ſur la méchanceté.

„ Tu n’as vu Eudoſie que du bon côté. Sa démarche, ſon air, ſon ton, ſa façon même de s’énoncer, en impoſent. Son mari en eſt dupe. Il croit


Que Dieu tout exprès d’une côte nouvelle,
A tiré pour lui ſeul une femme fidele.


„ Il ignore, ainſi que bien d’autres, que l’Abbé de St. Ildeberge a fait venir de Rome les diſpenſes néceſſaires entre couſins germains. Elle n’a voulu le rendre heureux que lorſqu’il a été muni de la patente du St. Pere. De tels ſcrupules peuvent bien, dans ce ſiecle, être mis au rang des vertus.

„ Les graces & la beauté ſont des biens dont on eſt reſponſable à la ſociété, Julie était bien éloignée de lui en faire tort. M. de ... & M. de ... & M. de ... peuvent lui rendre cette juſtice, & convaincre le public que ſi ſon mari a jugé à propos de mettre entre elle & lui une certaine diſtance, ce n’eſt que pour la ſouſtraire aux importunes aſſiduités du Clergé & de la Finance.

Didone a l’ame tendre, & cette ſenſibilité ne lui a jamais permis de laiſſer long-temps ſoupirer ſes adorateurs. Le déſeſpoir ſurtout eſt l’écueil qu’elle redoute. Elle ſerait inconsolable d’être la cauſe innocente de leur mort. Lorſque notre ame eſt affectée de quelque ſentiment impétueux, elle trace ſur la figure l’empreinte de ce qui la touche ſi vivement. Didone eſt ſi aſſurée de ce principe, qu’elle eſt devenue bonne phyſionomiſte, & ſa théorie, fondée ſur la pratique, lui fait aiſément diſcerner ceux qui ſont dans les tourmens pour elle ; alors ſa bonté ne lui permet pas de les laiſſer ſouffrir. Elle aſſure qu’elle ne s’y eſt jamais trompé.

„ L’élegante Clotilde eſt une femme qui a des vapeurs, & fréquemment dans le tête-à-tête. Par cette maladie, palliant ſes faibleſſes, elle donne beau jeu à ſes adorateurs, & ſe met, pour ainſi dire, à l’abri de leur indiſcrete vanité. M. de ... ignorant que ſes larges épaules, ſon grand nez, & ſes beaux cheveux, étaient autant de ſources à ſincope, la crut réellement évanouie, & s’empreſſa d’appeller du ſecours ! Ses cris firent revenir Clotilde de ſa léthargie. Un coup d’œil de dédain & d’ironie apprit à ce mal-adroit la faute qu’il venait de faire. Il chercha à la réparer : vains efforts ! Le dépit l’emporta ſur les deſirs. Elle le traita en femme outragée, le menaça de lui interdire ſa préſence, & ne lui pardonna que lorſqu’il eût juré d’être déſormais moins entreprenant. Aſſurément perſonne ne l’était moins. Depuis elle lui a toujours tenu rigueur ; & c’eſt cette rigueur qui lui a acquis cette légere réputation de ſageſſe. De ſorte que ce que Clotilde a dû à la maladreſſe de M. de ... la vertu en a eu les honneurs.

Cléomire eſt une femme auſſi mépriſable qu’eſtimée, qui, ſans avoir d’ame, a beaucoup de tempérament. Établiſſant ſes plaiſirs ſur la jouiſſance de l’un, & ſa réputation ſur le défaut de l’autre. Conſervant ſon cœur pour faire parade d’une vertu dont il n’y a que les ſots qui ſoient dupes.

„ L’abord le plus enchanteur, les graces les plus ſéduiſantes, le ſublime de la galanterie, & l’art de plaire au ſouverain degré ; voilà les dons que la nature a fait à Silvanire. La fortune ne l’a oubliée que pour reſſerrer, par la reconnoiſſance, le nœud qui l’attache aux perſonnes qui ne lui ont pas laiſſé le temps de penſer à cet oubli, & qui ont chaſſé la pâle indigence du ſéjour des ris.

„ Après avoir été trompée dans ſa jeuneſſe, Eulalie était devenue la fable de ſes amans. Elle en fut informée par un de ces méchans eſprits, qui loin d’émouſſer ſous le voile de l’amitié, le poignard qu’ils vous plongent dans le ſein, ne s’en couvrent que pour l’affiler davantage, & l’enfoncer plus profondément. La plaie qu’elle en reçut porta atteinte à ſa conſtitution. Devenue étique, elle a entendu dire que lorſque on était maigre, l’on était obligé, en honneur d’avoir de l’eſprit. Eulalie a auſſitôt entrepris de le faire croire ; elle a examiné les ouvrages de ceux qui avoient examiné les actions, & depuis lors elle a été recherchée, conſidérée, & même citée comme un bel eſprit ; mais par des gens qui ne le ſont point. On lui trouve des jugemens, mais non pas à coup ſûr du jugement.

„ Tu t’imagines peut-être que le dépit, la vengeance, ou que tout autre ſentiment également indigne de mon ame, a guidé mes pinceaux. Tu te trompes, pourſuivit le Chevalier, ce ſont la vérité, la raiſon, qui t’ont parlé par ma bouche, & qui ſe ſont ſervi de l’organe touchant de l’amitié pour t’arracher à l’erreur, & pour t’apprendre qu’il ne faut voir les femmes que par amuſement, par habitude, ou pour le beſoin d’un moment. Régler ſes deſirs ſur la facilité de les ſatisfaire, & n’être jamais dupé qu’en revanche, n’avoir ni attachement, ni eſtime pour elles, mais ſeulement de la politeſſe & de l’uſage du monde. Concluſion : il faut les mépriſer en les ſervant. “


LETTRE XI.

La toilette : Moine puni.


J’Étais encore trop jeune pour rendre juſtice aux femmes, & je n’avais ni aſſez d’expérience, ni aſſez de diſcernement pour démêler le faix des conſeils de Serfet. Auſſi me ſéduiſirent-ils, & m’engagerent à vérifier ſon aſſertion ſur le compte des femmes. Je diminuai dans mes lettres à Madame de Larba cette chaleur que le ſentiment du cœur peut ſeul inſpirer, à peine portaient-elles l’empreinte de l’amitié. Madame de Larba s’en plaignit. Au lieu de me juſtifier, je lui laiſſai entrevoir que d’autres charmes m’avaient fait impreſſion. Sa vanité n’en fut pas contente, & ſon ame qui, comme celle de toutes les femmes, eſt plus ſuperbe que tendre, & par conſéquent plus délicate que les intérêts de ſa vanité que ſur ceux de ſon cœur, en fut humiliée. Elle ne me répondit point. Son ſilence & les ſermons de Serfet me déſillerent les yeux. Je reconnus combien je m’étais abuſé ſur le compte des femmes, & ſur la nature de mes affections. Mon amour diſparut auſſi vîte que celui de la Comteſſe. Il finit au moment où elle ceſſa de m’écrire.

Dès lors je ne m’occupai qu’à porter partout l’enjouement & la volupté ; & je me promis bien de profiter des leçons du meilleur des parens poſſibles.

Madame Berle avait trop d’attraits pour que j’y fuſſe inſenſible. Je cherchai à plaire, j’y étais parvenu. Il ne me reſtait que d’en avoir des preuves. Je ne regardais pas comme telles quelques faveurs accordées ou dérobées ſur la petite oie, j’en voulais de plus grandes, & j’eus beſoin de toute la témérité & de toutes les notions que m’avoit donné le catéchiſme de Serfet pour les obtenir.

Elle m’avait permis d’aller à ſa toilette. J’y fus un jour en poliſſon, mais en poliſſon élégant. Sa femme de chambre avait achevé de la coiffer. Dans mes intérêts, Marton comprit, à un ſigne que je lui fis, que ſa préſence était de trop, & nous en délivra. Sa maîtreſſe qui ne s’était point apperçu qu’elle fut ſortie, tendit la main pour lui demander le couteau à ôter la poudre. Dans l’état le plus brillant, je m’avance vers cette main qui ne ſe ſerre que pour preſſer ce qu’elle cherchait le moins.

L’étonnement qu’une pareille impudence cauſa à Madame Berle, lui fit jeter un cri ; je ne m’en épouvante point, & plus entreprenant que jamais, ſourd à ſes reproches, je conſomme à la même place ce que je me ſerais cru honteux d’avoir manqué.

S’il y a au monde quelque choſe de bien prouvé, c’eſt qu’il y a des inſtans ou quelque peu diſpoſée que par la nature ou par ſes principes, une femme ſoit à ſe laiſſer ſubjuguer par la témérité, l’audace peut prendre beaucoup ſur elle. D’ailleurs une femme aimable regardera l’inſolence, moins comme une inſulte faite à ſa façon de penſer, que comme un hommage rendu à ſes charmes. Et les anciens qui connoiſſoient toute l’étendue du domaine de la vanité, ont eu raiſon de dire qu’il vaut toujours mieux mettre une femme dans le cas d’avoir à ſe plaindre hautement de trop de témérité, que d’avoir en ſecret à vous reprocher de l’avoir trop reſpectée.

Un hiſtorien exact fait d’abord connaître ſon héroïne. Je n’omettrai donc pas, mon cher Deſpras, de te dire que Madame Berle était une veuve de trente-deux ans, dont la taille, réguliérement bien priſe, répondait à un de ces minois mutins auxquels on ne peut réſiſter. Elle était ſage ſans contrainte & ſans vanité, ne croyait pas comme beaucoup d’autres, qu’on n’eſt jamais plus reſpectable que lorſqu’on eſt ennuyeux. Elle n’avait point plié ſon eſprit qui eſt naturellement gai à ne jamais ſe permettre de ces petites ſaillies qui font l’enjouement des femmes, & le charme des ſociétés.

Madame Berle n’était pas aſſez mépriſable pour affecter des vertus qu’elle n’avait pas ; mais elle était aſſez prudente pour obſerver le décorum, afin de faire taire les mauvaiſes langues. Les veuves qui ſont jeunes & jolies, ont en province beaucoup de ménagement à garder. Elles ne doivent pas recevoir chez elles les jeunes gens, & ſurtout les militaires : leur maiſon ne doit être ouverte que pour leurs parens, & pour certains hommes que leur âge & leur état met au deſſus du ſoupçon.

Nous prîmes donc des meſures pour nous voir. La nuit était pour l’ordinaire le temps conſacré à nos plaiſirs. J’entrais chez elle par un eſcalier dérobé qui donnait dans une rue peu fréquentée. J’avais une clef de la porte. — Un ſoir que je me rendis un peu tard auprès de ma maîtreſſe, j’entendis du bruit dans l’eſcalier qui n’était point éclairé. Mon premier mouvement fut de demander qui va là. On ne me répondis point ; mais à ma queſtion on ſe colle contre le mur pour me laiſſer le paſſage libre. Ne pouvant ni ne devant d’abord préſumer ce que ce pouvoit être ; mille idées vinrent aſſaillir mon imagination. Je crus que c’était quelque aſſaſſin, quelque rival qui m’attendait, & qui ne cherchait pour me poignarder que l’inſtant d’être derriere moi Je mis auſſitôt l’épée à la main, & je m’avançai en la frottant contre le mur, vers l’endroit où j’avais entendu du bruit ; celui que je faiſais avec mon épée, épouvanta le perſonnage, qui craignant d’être percé, chercha ſon ſalut dans la fuite. Je courus après lui, l’atteignis, & me ſaiſis d’un gras & gros Moine qui me dit avec cette effronterie qui n’eſt connue que d’eux, de lâcher le miniſtre de Dieu qui venait de confeſſer une femme prête de mourir.

Sa réponſe ne me ſatisfaiſant pas, & écoutant moins la prudence qu’enchanté de trouver une occaſion qui pût ſervir d’aliment à ma haine pour la race à froc ; je pris le Pater par la barbe, & lui fis pouſſer les hurlemens les plus forts. Ses cris pénétrerent juſques aux oreilles des voiſins, & les amena à ſon ſecours. Ils me trouverent aux priſes avec un Capucin, ſur la figure duquel mon épée avait été pluſieurs fois imprimée, Certainement ces ſtigmates valaient bien celles de St. François.

On me l’enleva pour le tranſporter à ſon couvent, où il fut mis dans ce lieu ſouterrain qui voit plus ſouvent gémir l’innocence que le crime ſe repentir ; il fut, dis-je, mis in pace par ordre du Gardien, qui apprit que le Pere Théophile avait profité du temps où ſes Freres étaient au chœur occupés à chanter matines pour donner à une dévote qui demeurait dans la même maiſon que Madame Berle, un avant goût des plaiſirs qu’il lui promettait dans le Ciel.


LETTRE XII.

Notre héros va joindre ſon régiment. Ses
amours avec une religieuſe.


QUelques jours après l’aventure du Capucin je fus à *** joindre le régiment d’infanterie de ... qui y était en garniſon, & dans lequel j’avais obtenu une ſous Lieutenance. Je trouvai aſſez d’agrémens dans mon corps. Mais le ſervice n’occupe pas toujours les Officiers, les uns ſe diſſipent aux jeux, aux ſpectacles, les autres chez les coquettes, les femmes galantes ; on cherche à tuer le temps qu’on a de libre, & ce n’eſt pas à l’âge de dix-huit ou vingt ans qu’on l’occupe à s’inſtruire par la lecture de bons livres ; quelques romans galans ou libres, ſont les ſeuls pour leſquels on a du goût.

Eh ! quel genre de lecture eſt plus en droit d’amuſer les jeunes gens ! faits pour l’amour, leurs cœurs ne reçoivent de plaiſir que de ce qui vient de lui, que de ce qui le caractériſe ? Un livre d’hiſtoire, de philoſophie, de morale, eſt pour eux les Pavots de Morphée. Tombent-ils ſur une intrigue amoureuſe, ils la dévorent & ne la quittent qu’au denouement.

Quant à moi, je cherchai à me lier particuliérement avec celui de mes camarades qui courait le plus les aventures. Un Aide-Major du régiment un peu plus âgé que moi, mérita mes ſoins & mon amitié ; j’obtins la ſienne. Son caractere avait beaucoup d’analogie avec le mien. Il eſt enjoué, plein de graces, poſſédant au ſuprême degré l’art de ſéduire : ſa figure eſt de celles qui ſans être belles, préviennent en faveur de celui qui la porte. Il était de ma province, raiſon de plus pour qu’il m’aſſociat à ſes plaiſirs.

Il me parla de ſes amours avec une jeune religieuſe de dix-huit ans, & il me témoigna tout le deſir qu’ils avaient l’un & l’autre de ſe voir ; il fallait pour cela pénétrer dans le couvent, jamais il n’avait oſé le tenter. Sa prudence l’empêchait de ſe livrer à toute l’impétuoſité d’une jeune none qui aurait pu ſe perdre & perdre ſon amant, en voulant goûter de ce fruit dont elle n’avait jamais tant deſiré manger, que depuis qu’elle ſe l’était interdit par ſes vœux.

Si mon camarade avait eu quelqu’un qui eut ſecondé ſon entrepriſe & eut riſqué avec lui de ſe rompre le cou en eſcaladant les murs du couvent, il ſe ſerait haſardé. Je répondis à ſa confiance ſur un ton à lui donner la plus grande envie de ſe réunir au plutôt à ſon aimable récluſe. Il ne reſtait plus qu’une légere difficulté, à quoi ſe ſerait amuſé le confident pendant que les autres auraient aſſocié l’amour & les plaiſirs à leurs jeux. Je l’avoue, je ne me ſentais point aſſez philoſophe pour trouver une jouiſſance dans les plaiſirs de mon camarade : & nous n’étions l’un & l’autre point aſſez corrompus pour abuſer de la faibleſſe de ſon amante, & l’avilir en la ſacrifiant tour à tour à nos deſirs.

Sœur Urſule, cette tendre & paſſionnée amante de Du Roviri (c’eſt le nom de l’Aide-Major.) y trouva un expédient admirable. Une jeune profeſſe d’une vivacité étonnante, & d’une complexion propre à l’amoureux miſtere, fut celle ſur qui elle jetta les yeux. La proximité de leur cellulle avait commencé de les unir, & un certain rapport dans leurs goûts & dans leurs façons de penſer avait fini par les lier intimêment.

Cécile dont le cœur brûlant était naturellement porté à la volupté, & qui ſentait accroître en elle ce feu qui augmente avec l’âge, & que les imprudentes queſtions d’un confeſſeur attiſent davantage, accepta avec tranſport la propoſition de ſœur Urſule, & la remercia de la préférance qu’elle lui donnait ſur tant d’autres nones qui auraient certainement toutes deſiré un pareil bonheur.

Du Roviri fut averti par ſon amante de la bonne volonté de Cécile, ainſi la partie fut décidée & fixée à la prochaine nuit ; par le moyen d’une échelle de ſoie nous fûmes bientôt dans le jardin du couvent. Nos tendres ſœurs y étaient déjà. Les premiers complimens furent courts, & nous les donnâmes moins à l’uſage qu’à nos deſirs. Sœur Urſule preſſa ſon amant contre ſon ſein, & ſa compagne me permit de dérober ſur ſes lévres de Roſe un échantillon des plaiſirs que je me promettais de trouver dans ſes bras, & de lui faire partager.

Nos aimables cloitrées nous prirent par la main, & nous conduiſirent dans la plus grande obſcurité & dans le plus grand ſilence à la cellulle de ſœur Urſule, deux bougies qui l’éclairaient me firent voir combien étaient belles nos deux recluſes, je félicitai M. l’Aide-Major d’avoir ſu plaire à la ſienne & le remerciai de la bonne fortune qu’il me procurait. Enſuite je m’approchai de Cécile, & lui témoignai toute l’impreſſion que ſes charmes venaient de faire ſur mon cœur. Elle me répondit fort ſpirituellement, & avec une certaine modeſtie moitié profane qui ne contribua pas peu à augmenter ſes graces & mes deſirs. Je l’engageai de paſſer dans ſa cellulle, elle me donna la main, & me voila chez elle.


LETTRE XIII.

Comment on doit employer le temps avec
des religieuſes.


AH, Deſpras ! que Cécile me parut charmante ! La pudeur, l’auſtere rétenue de ſon ſexe, tout s’éclipſe, tout céde aux violens tranſports de ma tendreſſe. Je la prends dans mes bras, l’enleve, vole à ſon lit, l’embraſſe avec ardeur, & ma bouche collée ſur la ſienne ne peut ni s’en détacher ni s’y fixer. Un trouble inconnu s’empare d’elle, ſes yeux ſont pleins de feu & de crainte, elle veut parler, ſa voix s’éteint. Et pour la premiere fois de ſa vie elle reçoit & donne mille baiſers enflammés. Je ne me connais plus, je deviens tendre & cruel, le couteau ſacré frappe la victime, elle tombe, elle expire, en jettant un cri qui annonce ma victoire, & m’advertit que la barriere des plaiſirs eſt ouverte pour toujours.

Cécile revenue de cet anéantiſſement délicieux où plonge le bonheur ſuprême, me laiſſa lire dans ſes yeux animés par le plaiſir, tout celui que lui avait cauſé ſa défaite. Puis elle me dit avec tendreſſe… „ ô mon ami, de quelle volupté viens-tu de m’ennivrer ! Juge de ſon excès par celui de ma joie qui n’eſt pas même ternie par une ombre de triſteſſe. Loin de pleurer ſur ma virginité, je me félicite de te l’avoir laiſſé ravir, heureuſe ſi ce ſacrifice peut m’acquérir des droits ſur ton cœur… “

… Raſſure-toi, divine Cécile : Après avoir été le plus fortuné des hommes, ton amant voudrait-il en être le plus malheureux ? Son bonheur ne te donnera jamais des regrets, il n’empoiſonnera pas les douceurs de tes plaiſirs en te les rendant amers… tes charmes te ſont un sûr garant de ma fidélité.

Je ne pus en dire davantage, la violence de mes deſirs me ſuggérait tant de choſes à la fois, que la quantité jointe à la rapidité de mes transports me contraignit à garder le ſilence ; mais que mes yeux me dédommagerent avec uſure de ce que je perdais du côté de la parole ! Je vis mille beautés que ſa guimpe, ſon voile, ſes vétêmens me permettoient de parcourir à mon aiſe. Je finis par fixer mes regards ſur l’entrée du Temple que l’amour venait de conſacrer, en y élévant un trophée à ſa gloire.

La vue du tombeau de la vertu de mon amante ranima mon courage. J’approchai mes levres brûlantes des ſiennes, j’y pris des nouvelles forces qui ſe communiquerent bientôt à tout mon corps, je les recevais de Cécile, il était juſte de lui en faire hommage ; trois fois de l’amour, je ſecouai le flambeau, & trois fois de Cécile l’ame égarée ſe plongea dans un amoureux délire.

Aux doux ébats de Cipris ſuccéda un ſommeil doux & paiſible. Un lit dont la propreté & le parfum ſurpaſſaient la magnificence ſur l’autel où repoſerent le ſacrificateur & ſa victime.

Sœur Urſule & ſon amant non moins fatigués & non moins heureux que nous dormirent pareillement… mais par malheur l’inſtant où nous devions nous ſéparer s’eſt écoulé ; au bruit ſoudain qui ſe fit entendre, le ſilence ſeul témoin du miſtere diſparut.

La ſœur Converſe chargée de réveiller les religieuſes pour aller à matines eſt déjà dans le dortoir à faire entendre ſon cri lamentable. Sœurs Urſule & Cécile n’ont que le temps de ſe lever précipitamment. Elles nous recommandent de faire le moins de bruit poſſible, & dans une agitation qui les rend encore plus belles elles courent au chœur.

Il n’était pas poſſible de pouvoir nous échapper ſans être vus, ainſi nous prîmes notre parti en braves Chevaliers, remîmes notre départ à la nuit prochaine. Nous étions l’un & l’autre très-ſatisfaits de l’eſprit & des charmes de nos récluſes, chacun de nous prétendait être le mieux partagé, & avoir paſſé la nuit la plus voluptueuſe. Ce débat nous engagea à nous faire un aveu réciproque de nos plaiſirs. Ma premiere lettre contiendra ce que Du Roviri me dit.


LETTRE XIV.

M. l’Aide-Major raconte comment il a
employé la nuit.


SŒur Urſule, comme tu as pu le voir, me dit Du Roviri, eſt une brune dont les yeux du plus beau noir poſſible, donnent, l’ame, l’être, & le ſentiment. Sa taille reſſemble plutôt à celle d’une Nimphe qu’à celle d’une mortelle. Mais mon ami ! que les beautés que ſes habits récélent ſont au deſſus des terreſtres. Je ne crois pas que l’imagination puiſſe ſe repréſenter rien d’auſſi parfait, c’eſt l’objet des feux de Pigmalion.

À peine nous eûtes vous quitté continua l’Aide-Major, que mon ardeur impatiente me fit étendre ſœur Urſule toute tremblante de deſirs & d’effroi ſur ſon lit. Mais l’impétuoſité de mes deſirs était ſi grande que j’éprouvai pendant un inſtant toutes les horreurs du ſuplice de Tantale. J’allais me livrer au plus affreux déſeſpoir, lorſque je m’aviſai de tourner la cruauté de mon ſort au profit de mes plaiſirs, je déshabillai moi-même ma belle maîtreſſe, & par mille attouchemens & mille baiſers répandus ſur tout ſes charmes, je la préparai à la céleſte félicité.

Tantôt ; c’était mes levres qui s’imprimaient ſur une gorge qu’une reſpiration embarraſſée & des ſoupirs brûlans faiſaient lever. Tantôt c’était une main entreprenante qui faiſait changer de couleur à un genou d’ivoire, tantôt… Mais le courage eſt revenu, le trait part, vole, atteint le ſiege du plaiſir, & arrache, par la bleſſure qu’il y fait quelques pleurs à ſœur Urſule, juſques à ce qu’un feu plus rapide que l’éclair, courut de veine en veine, ébranler ſon ame, & la plonger dans une extaſe voluptueuſe que je partageais.

En ſortant de cette premiere ivreſſe, je me trouvai dans ſes bras, étroitement ſerré, & ſes regards qui n’étaient plus pleins que de feu, & humides de deſirs, en m’offrant la ſituation dont je ſortais, m’engagerent à m’y replonger par une autre route. Cinq fois ajouta Du Roviri, j’ai donné à mon amante des preuves de mon amour, & cinq fois j’ai eu des témoignages de ſa tendreſſe.

Je racontai à mon tour à M. l’Aide-Major, comment j’avais été heureux, & lui avouai ſans honte que ſes exploits ſurpaſſaient d’une unité le nombre des miens. Mais je ne voulus pas convenir du dégré prétendu de béatitude dont il diſait avoir joui de plus que moi ; & je lui ſoutins que ma Cécile avec ſon petit nez retrouſſé, & un de ces minois raviſſans plus dangereux mille fois qu’une beauté réguliere ne le cédait à aucune femme. Elle a mille graces, & ſa voix d’une douceur admirable grave ſon impreſſion dans le cœur de ceux qui l’approchent.


Je crois la voir encore : Dieu ! quel air & quels traits !

Vénus a plus d’éclat, ſans avoir plus d’attraits.
Des charmes différens qu’elle unit & raſſemble,
Aucun n’eſt régulier… On aime leur enſemble ;

On ne l’admire point ; elle enchante, elle plaît,

Elle peut être mieux ;… Elle eſt mieux comme elle eſt.


Nous en étions encore à cette dispute lorſque ſœur Urſule vint nous voir à la dérobée. Elle nous apporta du pain & une poularde qu’elle avait eſcamotée, & qu’on ne manqua pas de mettre ſur le compte des chats. Pour du vin, il m’eſt impoſſible d’en voler, nous dit-elle, mais voilà les clefs de nos armoires où vous trouverez pluſieurs ſortes de liqueurs & de confitures.

Après que nous eûmes un peu reſtauré nos forces par la nourriture que nous venions de prendre, Du Roviri me propoſa de nous amuſer à faire une viſite exacte des effets de nos belles. C’était mon intention ; je t’apprendrais volontiers mon cher Deſpras, en quoi ils conſiſtaient, s’il y avait eu quelque choſe qui méritât d’être décrit. Par exemple, un de ces jolis bijoux ſi utiles aux religieuſes qui n’ont point d’intrigues. Nous n’en trouvames aucuns parmi les meubles de nos recluſes. Elles étaient trop jeunes pour être initiées aux ſecrets du cloître. Ce n’eſt gueres que les Abbeſſes, & les anciennes qui en poſſedent.

Enfin les exercices & le ſoupé étant finis, nos amantes nous rejoignirent pour ne nous plus quitter. Elles nous engagerent à reſter ſages pendant quelque temps, de crainte que quelque none ne ſe promenât dans le dortoir, n’entendît du bruit, & ne fût ſonner le tocſin ſur nous. Il était à propos d’attendre qu’elles fuſſent endormies.

Nos belles nous témoignerent combien le jour leur avait paru long. Nos careſſes leur prouverent combien nous étions enchantés de les revoir. Nous étions trop paſſionnés pour careſſer à demi, & comme il faut une certaine décence dans tout ce que l’on fait, Cécile accepta ſans difficulté la propoſition que je lui fis de paſſer chez elle. Du Roviri demeura avec ſœur Urſule à qui il fit goûter les mêmes plaiſirs à-peu-près que ſa compagne trouva entre mes bras.

La même échelle qui avait ſervie à nous introduire dans le jardin nous en facilita la ſortie, & nous y ramena pendant plus de deux mois de ſuite, trois fois la ſemaine les venger de l’ennui du cloître où leurs penchans les avaient moins enfermées, que leur obéiſſance aveugle aux ordres tyranniques de leurs parens. Elles étaient toutes deux victimes du préjugé & de la naiſſance. Elles devaient être malheureuſes pour combler des biens de la fortune, un ainé qui fait le plus ſouvent repentir la famille du deſpotiſme qu’elle a exercée envers les autres enfans, pour rendre celui-ci plus riche & plus puiſſant.


LETTRE XV.

La conſigne.


NOtre régiment quittant la ville d’A… nous fumes contraints de dire adieu à nos cheres & aimables ſœurs qui nous marquerent par leurs larmes, & par la douleur la mieux caractériſée, combien elles étaient affligées de notre départ.

Du Roviri voulait abſolument que nous les réſignaſſions à quelqu’un des Officiers qui nous remplaçaient ; ceux-ci les auraient laiſſé à d’autres qui le feraient également choiſis des ſucceſſeurs, & par ce moyen, elles auraient été toujours pourvues. Je ne voulus jamais adhérer à une pareille propoſition.

Tu ne ſais donc pas, me dit l’Aide-Major, que c’eſt l’uſage parmi les Officiers galans qui quittent une garniſon, de donner la conſigne à ceux qui les remplacent. L’on nomme conſigne un abrégé hiſtorique & critique de la ville d’où l’on part : l’on y joint de notes utiles… mais nous ne connaiſſons perſonne dans le régiment qui nous releve, & je ne me déterminerais à être indiſcret que pour des amis, interrompis-je. Que tu es ſimple ! repartit Du Roviri, l’on n’a pas beſoin de ſe connaître pour ſe faire de pareils legs, il ſuffit d’être enfans de Bellonne pour être initiés dans tout ce qui peut vous conduire ſous les étendarts de l’amour & de la volupté, & ſi cela ne s’obſervait pas ainſi, l’on ſerait trop à plaindre : combien de temps ne faudrait-il pas ſacrifier pour dégager les femmes de ces uſages tyraniques qui exigent des longueurs & des cérémonies, aux quelles on ſe ſoumet pour célébrer les apparences & pour vaincre ces petites façons qui fatiguent également celles qui ſe croient obligées de les faire, & ceux qui ſont obligés de les ſouffrir. Au lieu qu’en nous préſentant chez elles de la part de notre prédéceſſeur, elles n’oppoſent plus que quelques précautions de bienſéance, & au bout de huit jours, vous êtes arrangés, comme s’il y eut un ſiecle que l’inclination eut été formée.

Ces avantages ſont ſans doute brillans, répondis-je, à mon camarade, mais ils n’authoriſent pas à réſigner nos recluſes & je m’oppoſe à ce que tu en parles à qui que ce ſoit.

Je me fis, mon cher Deſpras, un vrai ſcrupule d’être cauſe de la perte de ces aimables filles, qui auraient été forcées de ſe livrer à de jeunes gens qui, peut-être moins prudens que nous, les auroient expoſées à dévoiler par quelque témoin indiſcret, leur intrigue. Combien de personnes qui ſe promettent la plus grande précaution dans l’amoureux myſtere, & qui s’oublient dans le moment même où ils auroient le plus beſoin de ſe reconnaître !


LETTRE XVI.

La lanterne magique ; la femme malade.


JE t’ai dit, mon cher Deſpras, que le régiment avait reçu ordre de quitter A… Ce fut à ... où il vint en garniſon, & c’eſt dans cette ville où m’arriva cette aventure ſi bizarre qui fit tant de bruit dans la province, & qu’on ne raconta jamais ſans ſupprimer, altérer, ou ajouter aux circonſtances. Voici exactement comme elle ſe paſſa[3].

Huit jours après notre arrivée, l’Intendant de province donna un bal où les maſques étaient reçus. J’y vais déguiſé en porteur de lanterne magique, & je propoſe aux Dames de voir la curioſité. Le haſard veut que je débute par la femme du héros du bal. Elle conſent à voir ma piece curieuſe. Alors j’allume un bout de bougie, & je le paſſe par un trou fait exprès à la caiſſe que je portais afin qu’on pût voir plus clairement ce que j’avais à montrer.

Madame l’Intendante regarde à travers un verre, & charmée de l’illuſion que je lui offre, ne croit admirer que l’art en voyant la nature. Dans cette idée, elle engage la femme du premier Préſident à voir combien elle était imitée.

Au moment où ces Dames en font les plus grands éloges, je me courbe, & les prie de regarder plus attentivement. Le corps que je venais de pencher faiſant, par ſon attitude, relever mes deux globes jumeaux leur laiſſa voir la plus agréable piece de ma curioſité.

Ces Dames ne s’y méprirent plus. Elles connaiſſaient trop bien ce qui venait de paraître ; confuſes de leur erreur, elles ſe plaignirent de mon impudence à l’Officier de garde qui me fit arrêter au moment où je faiſais le tour de la ſalle du bal en chantant eh ! qui veut voir la piece curieuſe, la rareté, la beauté !

Je me fis reconnaître ; l’on m’ordonna les arrêts. Je fus dans ma chambre, où réfléchiſſant ſur les ſuites que pourait avoir cette poliſſonnerie, je m’occupai pendant la nuit à peindre ſur du carton ce que j’avais montré au bal, & je formai la réſolution de nier qu’on eût vu l’original de mon tableau, ſuppoſé qu’on voulut m’en faire un crime.

Ce que j’avais prévu arriva. Le lendemain du bal, les Chefs du régiment me reprocherent vivement mon étourderie. Je me juſtifiai en leur montrant ce que j’avais deſſiné, & en les aſſurant que c’était là ce qu’on avait vu. Ils rirent de la mépriſe de ces Dames, & furent les arracher à leur erreur. Elles en reviennent, s’intéreſſent à ma liberté. Je ſuis prêt d’en jouir, lorſque le Parlement demande que je lui ſois remis, ou que le régiment réponde de ma perſonne qui ſera repréſentée toutes & quantes fois la Cour le réquerra,

Il était arrivé que ſur les plaintes de Madame la Premiere Préſidente, le Sénat qui s’était aſſemblé le lendemain, avait mis en délibéré, s’il me décreterait de priſe de corps comme coupable d’indécence, & perturbateur du bon ordre. Les voix avaient été partagées. Les jeunes Conſeillers opinaient pour le décret ; ils en puiſaient les raiſons dans cette antipathie qui a regnée de tout temps entre la robe & l’épée. Les Magiſtrats d’un âge mur s’y oppoſaient. L’Avocat du Roi dit : „ que le maſqué avait voulu inſulter leur auguſte corps dans la perſonne de la reſpectable moitié de leur Chef. “ Il fit là deſſus un long & pathétique diſcours digne de l’Orateur du Parlement d’alors, & donna ſes concluſions en faveur du décret.

Le Parlement d’alors était celui qui avait été ſubſtitué aux vrais défenſeurs des loix, & aux peres du peuple.

L’avis de l’Avocat du Roi faiſait chanceler les vieux robins, & allait prévaloir, ſi le Major du régiment qui arriva dans ce moment n’eût rendu compte à la Cour de l’erreur où elle était, & ne l’eût aſſuré que ce que j’avais montré n’était que du carton ſur lequel était imitée cette partie de l’individu humain, cauſe de ma détention. Il offrit au Parlement de prouver ce qu’il avançait. Les Chambres aſſemblées y conſentirent. Je fus mandé ; je n’eus garde d’oublier ma piece juſtificative, & lorſque je fus devant l’auguſte Sénat, je parlai en ces termes.

„ Mon intention, Meſſieurs, n’a jamais été de manquer à Madame la Premiere Préſidente pour laquelle j’ai la plus profonde conſidération, ni de commettre aucun acte indécent, & j’oſe vous aſſurer de ma ſoumiſſion aveugle à vos remontrances, ſi ce carton que je tiens à la main n’eſt pas ce que j’ai montré au bal. Au ſurplus, j’offre de faire voir, en préſence des Commiſſaires, que je ſupplie la Cour de nommer à cet effet ; j’offre de faire voir l’original, afin qu’on puiſſe en faire comparaiſon, & que ſur le rapport de ces Dames, l’on reconnaiſſe le véritable objet de la lanterne magique. “

Les ſuppôts de Thémis furent déconcertés par ma harangue, qui était auſſi ſinguliere pour eux que peu prévue. Ils s’entreregarderent, & leurs éclats de rire qu’ils ne purent contenir, & qui les engagea à plonger le nez dans leur bonnet, m’annoncerent ma victoire.

Il n’y avait pas de milieu, il falloit que je fiſſe voir à ces Dames, en préſence du Parlement ou des Commiſſaires, ce qu’elles avaient réellement vu, ou que je fus renvoyé abſous. Ce fut à ce dernier parti qu’on s’arrêta, & je fus pris hors de cour & de procès.

Lorſqu’il fut queſtion d’apprendre à mon pere l’hiſtoire de la lanterne magique, l’un de mes oncles la lui raconta en la mettant ſur le compte d’un de mes camarades… Parbleu, cette aventure eſt plaiſante, s’écria M. De Falton ! Je voudrais qu’elle me fût arrivée dans ma jeuneſſe, & m’en être tiré auſſi adroitement & auſſi malignement que l’auteur. Eh bien ! conſole toi, lui répartit ſon frere, elle n’eſt pas ſortie de la famille ; c’eſt à ton fils à qui elle eſt arrivée.

Une jeune & jolie femme trouva ce déguiſement ſi plaiſant, & ſi peu dans l’ordre des idées ordinaires, qu’elle en aima l’auteur. Des méchans, où n’y en a-t-il pas ? aſſurerent que ce n’eſt qu’à la relation de la piece curieuſe que je dus cette bonne fortune. Chacun ſait que le public reſſemble à un microſcope, & l’on crut que les objets avaient été tellement groſſis, que Madame de ... avait voulu vérifier par elle-même, juſques à quel point la nature pouvait avantager un de ſes favoris. Je fus l’inclination de cette belle Dame, & comme je ne fus jamais ni cruel, ni ingrat, nos ſoupirs ne durerent pas long-temps.

Le changement de Madame De Larba, les leçons de Serfet, m’avaient fait trop d’impreſſion pour que je reſtaſſe fidele à mes maîtreſſes. Ainſi dans le même temps que je connus ma belle paſſionnée, je vis d’autres femmes, & malheureuſement j’en vis une qui me rendit malade. S’il eſt juſte que les charmes & la beauté ne ſoient point un préſervatif contre le poiſon de la débauche, ne ſerait-il pas juſte également, que le ſentiment ſervit d’égide aux femmes qui ſuccombent moins au goût du plaiſir qu’au penchant de leur cœur ? Combien d’infortunées qui, entrainées dans leur chute par le poids de leur amour, ne s’en relevent que les larmes aux yeux, au lieu qu’elles ne devroient s’en rappeller que par le plus agréable des ſouvenirs.

Ma maladie était de celles qui attaquent dans la ſource de la vie & des plaiſirs. Je la communiquai à ma maîtreſſe : elle m’en fit des reproches ſanglans, & me peignit, avec tant d’éloquence, l’état triſte où elle ſerait réduite, ſi elle tranſmettait mes dons à ſon mari, que je lui promis de remédier à tout.

Son mari était abſent depuis quelque temps ; il était amoureux de la femme, contre tout uſage qui défend aux maris d’aimer celles à qui ils ſont unis par le Sacrement. Contre tout uſage encore, il entretenait une correſpondance amoureuſe avec ſa femme. Dans une lettre il lui manda „ qu’il allait à ** où il ne reſterait que quelques jours pour finir des affaires qui exigeaient ſa préſence dans cette ville, & enſuite il revolait à ſes pieds. “

J’entrai chez elle dans le moment où elle venait de recevoir cet écrit déchirant : je la trouvai toute baignée de larmes. Qui peut donc, lui dis-je affectueuſement faire verſer des pleurs aux deux ; plus beaux yeux du monde. „ Tenez, Monſieur, me dit-elle en me remettant la fatale lettre, liſez, & voyez toute l’horreur de ma poſition. Mon mari arrive inceſſamment, & avant ſon retour je ne puis être délivré de… “ Faites tarir vos larmes, lui répondis-je, en ſerrant amoureuſement ſa main, & en la portant à mes levres : j’ai promis de remédier à tout ; je tiendrai ma parole, ſecondez ſeulement mon projet. Votre mari vous a écrit qu’il paſſerait par ***, il doit y arriver demain & y reſter quelques jours pour y terminer, des affaires ; eh bien ! c’eſt ſon ſéjour dans cette ville que je veux faire ſervir à l’avantage de nos amours. Adieu Madame… je pars.


LETTRE XVII.

Pauvres maris !


JE partis effectivement pour **, & comme cette ville n’eſt pas à une grande diſtance de celle où nous étions ; j’y arrivai le même ſoir. Le haſard me ſervit aſſez bien pour me faire rencontrer ſon mari deux heures après ſon arrivée. Je lui offris à ſouper ; il accepta, & nous nous ſéparâmes pour nous réjoindre au moment de nous mettre à table.

J’eus ſoin qu’elle fut délicatement ſervie ; & de me pourvoir de deux Nymphes & de bon vin. Au deſſert, les domeſtiques diſparurent, la gaîté arriva, & les bouchons, en volant au plafond annoncerent l’eſſaim pétillant des plus charmantes plaiſanteries, le vin commençait à tranſmettre aux yeux ſa vivacité. Je lus dans ceux de mon convive que les deſirs l’aſſiégeaient, & qu’ils étaient repouſſés par le ſot ſcrupule de fidélité conjugale. Je fis ſigne à la belle que j’avais placé à ſon côté, à laquelle j’avais fait la leçon ; celle-ci redoubla ſes agaceries, verſa du champagne avec profuſion, & l’imbécille mari parvint au point où je l’attendais.

Nous paſſames dans le ſallon, & voyant qu’il avait conſervé la même ardeur, je pris une Bergere par la main, & le laiſſai avec l’autre ſur le ſofa dont il s’était déjà emparé, & ſur lequel il goûta le même plaiſir, que l’autre belle & moi goûtâmes ſur un lit de repos, qui était dans la piéce voiſine où nous avions paſſés, & qui n’en fut point un pour nous.

Nous reparûmes en éclattant de rire, & en leur faiſant des plaiſanteries qui ne finirent qu’à notre ſéparation. Il me conjura de lui garder le ſilence, & des bras de la volupté il fut ſe jeter dans ceux du ſommeil.

Tandis qu’il voyage dans les états de Morphée, un courier que je dépêchai vola vers la femme du pauvre dupe, lui apprendre le ſuccés heureux de mon ſtratagême.

Le mari partit le lendemain & cueillit dans le jardin de l’himenée, les fruits que j’y avais ſémé. Leur maturité ne tarda pas à paraître. Il me parla de ſon malheur, & me témoigna tout le chagrin que lui cauſait l’incertitude, & la crainte de l’avoir fait partager à ſon épouſe. Hélas ! que je ſuis malheureux ! maudite partie de ſoupé, s’écriait-il ! Je le conſolai du mieux qu’il me fut poſſible, & je profitai de ſa confidence pour prévenir la belle malade, qu’il était temps de parler. Elle vole vers l’appartement de ſon mari, lui expoſe ſon état, lui en fait les plus durs reproches, le ménace de ne jamais lui pardonner, & de le punir en le ſévrant déſormais de ſes plus cheres faveurs.

Le pauvre homme déſolé tomba aux genoux de ſa chaſte moitié & s’efforce, par l’aveu de ſa faute, d’en obtenir le pardon. Il l’obtint & ces deux époux vécurent dans la plus parfaite union.

Dans ces entrefaites le régiment reçut ordre de ſe rendre à Toulon, où je fis encore une étourderie que je me reſerve de t’apprendre dans ma premiere lettre.

LETTRE XVIII.

Excellente recette pour obtenir de l’argent
de ſes parens.


TOulon, l’un des plus beaux ports de mer, du monde, des plus conſidérable, où il y a toujours une garniſon nombreuſe, & une grande quantité d’Officiers de la marine, eſt des villes de garniſon, l’une de moins agréables, & une de celles où des Officiers galants peuvent avoir très-peu d’intrigues, ce qui les oblige à employer à jouer le temps qu’ils ont de libre. J’étais un des premiers athletes, & je fus ſi malheureux qu’au bout de huit jours j’eus perdu ma penſion, & mes appointements d’une année, epuiſé la bourſe de mon frere Officier au régiment de ... également en garniſon à Toulon, & celle de ſes camarades ; tous les miens m’avaient prêté ; j’avais même eu recours à ces honnêtes Iſraélites qui vous facilitent les moyens d’anticiper ſur votre légitime, & outre cela je devais 25 louis, que j’avais perdu ſur ma parole.

Je vis le moment où j’allais me trouver à une certaine diſtance de la table du trente & quarante, & à n’avoir pour toute ration que du pain & de l’eau ; te l’avourai-je mon cher Deſpras ? Cette perſpective d’être mis en priſon, m’affligeait moins que la dure ſituation où la fortune m’avait réduit.

Tel eſt le démon qui tyranniſe le joueur ! On paſſe des jours entiers ſans ſe déplacer on compte pour rien, la faim, l’inſomnie, l’abbattement, la paleur, la douleur la plus cruelle eſt celle de n’avoir pas de fonds pour jouer.

Y a-t-il rien d’auſſi dangereux que cette fureur qui fait expoſer au haſard du dé où d’une carte, le patrimoine que l’on tient de ſes ayeux, la dot de ſa femme, & ce que la nature a ſubſtitué au profit de vos enfants. D’ailleurs combien eſt il difficile de garder toute ſa probité dans le gros jeu, ſurtout lorſque la fortune ne nous ſourit jamais C’eſt l’occaſion prochaine pour tous les vices. Madame Des Houlieres dit.


On commence par être dupe
On finit par être fripon.


Cette judicieuſe maxime reſte ſouvent inéfficace pour les jeunes gens, mais elle n’echappe jamais aux chefs des corps. Ils deffendent tous les jeux de haſard, ſont très attentifs à empêcher ces aſſemblées ſécrêtes où l’on fait de très groſſes pertes, puniſſent très ſévérement ceux qui s’y trouvent, qui s’y dérangent, ceux qui tombent dans le cas où j’étais. Et malgré cela, l’on joue gros jeu, parce que l’on dérobe le point & le moment de réunion du tripot.

Il fallait exactement payer les billets uſuraires que j’avais fait aux juifs, ſans quoi, ils auraient porté plainte au Major, & le pot aux roſes était découvert. Que l’on ſe mette un moment à ma place, & l’on me pardonnera l’expédient que j’emploiai, & auquel je n’aurais jamais penſé dans un temps moins nébuleux.

D’abord j’écrivis à mon pere, que mon frere, en revenant de l’exercice, avait attrapé une pleureuſie occaſionée par un paſſage rapide du chaud au froid, & je lui laiſſai entrevoir que les médecins donnaient fort peu d’eſpoir. Dans cet intervalle, & ſous un faux pretexte, j’engageai le domeſtique de mon frere, de ne point mettre à la poſte les lettres que ſon maître y enverrait ; l’on ſent qu’elles auraient dérangé mon projet.

M. De Falton me répondit avec toute la tendreſſe & la douleur d’un pere, & me recommanda de n’epargner ni ſoins ni argent pour conſerver les jours d’un fils pour lequel il adreſſait des vœux au ciel. Il finiſſait la lettre par des réflexions ſi vraies & ſi morales qu’elles manquerent de me faire deſiſter de mon projet ; & je ſentis aux combats qui ſe livraient au dedans de moi-même qu’il ne fallait pour le pourſuivre, rien moins que ma ſituation.

Je répondis ſur le champ à mon pere, que mon frere était mort depuis quelques jours, que ſa réſignation à la volonté de Dieu, la piété, & les ſentimens qu’il avait montré à ſa derniere heure, devaient porter quelque adouciſſement à la douleur de ſa perte.

Je lui fis enſuite le détail de ſes funerailles qui avaient été faites ſuivant ſon rang & ſa naiſſance, celui des prieres que j’avais fait dire pour le repos de ſon ame, & je n’oubliai pas d’y joindre quelques aumônes dont le malade m’avait chargé avant d’aller dans le ſein d’Abraham. Le compte que j’envoyai montai à douze cent livres. J’ajoutai que j’avais emprunté cette ſomme au Tréſorier du régiment, & que j’avais engagé ma parole d’honneur, de la rembourſer dans 15 jours. Ce temps était à-peu-près celui de l’échéance de mes billets.

Mon pere eût à peine reçu ma lettre qu’il m’envoya la ſomme que je demandais. Dès que je l’eus reçu, j’avouai à mon frere le tour abominable que je venais de jouer à mon pere, lui laiſſai le foin de le détromper, d’éſſuyer ſes larmes, & de convertir les habits lugubres que la famille avait déjà endoſſé, en d’autres dont la couleur fut plus agréable que le noir.

Mon frere fit écrire par un de ſes camarades, à mon oncle, qu’il n’avait jamais ceſſé d’exiſter, & le motif qui m’avait porté à le faire paſſer pour mort. Il le priait de ménager la ſenſibilité de mon pere, en lui annonçant cette impoſture.

Je tremble encore, Deſpras, quand je penſe à mon étourderie, elle manqua faire deſcendre au tombeau le meilleur des hommes, & le plus tendre des peres. M. de Falton qui ſe livra de la triſteſſe à la joie, gagna une maladie fort longue & fort dangereuſe. Il me pardonna mon étourderie, & mit le comble à ſa bienfaiſance en achevant de payer mes dettes. Il eſt vrai que la crainte de m’en voir contracter de nouvelles, l’engagea de demander pour moi un congé, il l’obtint, & je me rendis auprès de lui.



LETTRE XIX.

Mépriſe de lit.


JE voyageais à cheval ; j’eus pendant les deux premiers jours, le plus beau temps du monde, mais le troiſieme, il s’éleva un vent très-violent, & la pluie fut ſi abondante, & les chemins furent tellement gâtés que tout ce que je pus faire fut d’arriver fort tard à Beaucaire. Accablé de fatigue, mourant de faim, & mouillé juſque’aux os, il ne me fut pas poſſible, quelque envie que j’en euſſe, d’aller plus loin.

La foire qui ſe tenait dans ce temps là, & qui eſt une des plus belles du Royaume, & des plus conſidérables de l’Europe, rempliſſait la ville d’un ſi grand nombre d’étrangers, que je ne pus me procurer un lit, quelque prix que j’en offriſſe. Après avoir parcouru de rue en rue toute la ville, je revins à la premiere hôtellerie où je m’étais arrêté, & je conjurai l’hôte de me procurer un gîte.

Tous vos efforts & les miens ſeroient inutiles, me répondit-il, je ne connais pas d’autre expédient pour vous loger, que de vous réſoudre d’avoir un compagnon de lit. Sur ce que je me récriai à cette propoſition, la femme de l’aubergiſte répliqua, que je ne ſerais pas le ſeul, que c’était l’uſage pendant le temps que durait la foire & qu’il n’y avait point de maiſon dans la ville, qui ne fût rempli de monde, depuis la cave juſques au grenier. Déterminez-vous mon Officier, me dit-elle ; car pluſieurs perſonnes ſollicittent cette moitié de lit, & je ſuis fort aiſe de vous donner la préférence parce que de tout temps j’ai été attachée à Meſſieurs les Militaires, la perſonne avec laquelle vous coucherez, eſt un fort honnête marchand qui vient ici toutes les années, & j’ai ſoin de ne le faire coucher qu’avec quelqu’un comme il faut.

La laſſitude & la néceſſité me forcerent d’accepter la propoſition de l’hôteſſe. Je la remerciai de ſa préférence & fus dans la ſalle à manger prendre place autour d’une table ſur laquelle je trouvai de quoi raſaſier mon appétit.

Après avoir ſoupé ; je demandai d’être conduit dans la chambre qui m’était deſtinée, une chandelle allumée une clef qu’on me mit dans la main, & un numéro qu’on me nomma ; ce fut tout ce que je pus obtenir. Les domeſtiques, me dit on, n’avaient pas le loiſir de me conduire, & le mien avait profité de la permiſſion que je lui avais donné de ſe coucher. Il était étendu ſur la paille qui était ſous le ventre de mes chevaux.

Il fallut me réſoudre, Je montai donc au troiſieme étage en cherchant mon numéro. J’avais oublié le quantieme, & je me diſpoſais à deſcendre, pour le demander, lorſqu’en traverſant le corridor, j’apperçus une porte entr’ouverte, qui, à la lueur d’une lampe à huile dont on ſe ſert dans le pays, & qui était poſée ſur un guéridon, me laiſſant voir un lit dont les rideaux étaient fermés, me fit croire que c’était là où Morphée me favoriſerait de ſes pavots ; je m’imaginai que le mortel heureux qui devait partager ma couche était déjà dans le lit, & qu’il avait apparement l’uſage d’avoir de la lumiere pendant la nuit.

Dans cette idée, j’entrai dans la chambre, laiſſai la porte à demi ouverte, éteignis ma chandelle, & pris place à côté de celui qui était dans le lit. Je ne pus dormir, l’excès de la fatigue m’avait ſeulement aſſoupi. J’étais dans cet état, lorſque deux ſervantes de l’auberge qui avaient fini leurs travaux, entrerent dans la chambre ; ſans doute dans l’intention d’y paſſer le reſte de la nuit.

Le bruit qu’elles firent m’engagea à me mettre ſur mon ſéant. Leurs propos aſſez leſtes me rendirent curieux ; j’entrouvris les rideaux, & je vis deux jeunes filles qui, aſſiſes ſur un vieux ſopha, faiſaient aſſaut de dextérité du bout de leurs doigts ſur la partie d’elles-même qui pouvait leur cauſer le plus de plaiſir. L’une était déjà dans le moment du délire, & plaiſantait ſa compagne ſur ſa lenteur à y parvenir, lorſqu’il me prit fantaiſie de faire partager à mon voiſin le même plaiſir dont je jouiſſais. Je cherchai à le réveiller. Le bruit que je fis, intimida ces filles, & leur fit lâcher priſe. Elles ſe mirent à courir dans le corridor, en pouſſant les cris les plus aigus.

En les voyant ſortir effrayées, je redoublai d’efforts pour réveiller ce qui n’était que trop endormi. Je ne ſentis aucun mouvement. Je ne touchai qu’un corps froid comme la glace, je m’apperçus que c’était un cadavre. Connaiſſant par cette découverte la cauſe de la peur de ces filles, je ſautai hors du lit, & la lampe à la main, je m’en fus par la même route qu’elles avaient tenue.

Elles avaient déjà donné l’allarme. Tous les locataires paraiſſaient en chemiſe. Les uns munis de grands couteaux de chaſſe, d’autres ayant à la main un grand fouet, ou une épée, ou un morceau de bois, tout le monde était armé.

Les plus faibles eſprits crurent ces filles, & me prenant pour un revenant des ſombres bords, ils me diſaient : ſi tu es choſe de bien, parle nous ; ſi tu es choſe de mal, diſparais. Je ne parlai, ni ne diſparus. Alors l’un de la bande propoſa de me faire rompre le ſilence, ou de me faire décamper à coups de fouet ; & pour prêcher d’exemple, il ſe diſpoſait à m’appliquer un coup du ſien. Mais à l’inſtant qu’il leva le bras, je lançai vers lui la lampe que j’avais à la main. Nouveau David, j’atteignis au front mon moderne Goliath, & je le renverſai. Sa chûte fit changer la ſcene ; elle épouvanta les autres ſpectateurs qui s’enfuirent en redoublant de ſignes de croix. J’eus beau parler, l’on ne m’écouta pas. L’on courut chez le Curé ; il arriva en exorciſant. Enfin au moment où il m’aſpergeait, je fus reconnu, & je rendis le calme à toute l’auberge.

Je grondai à mon tour, & j’aſſaiſonnai mes plaintes de ce mot énergique qu’un uſage bizarre a conſacré pour déſigner également le plaiſir le plus vif & le plus vrai, & la colere la mieux caractériſée. L’on me fit voir que c’était une erreur de ma part ſur la chambre que je devais occuper, qui était la cauſe que j’avais couché avec un homme qui était mort le matin : je reconnus ma mépriſe ; & dès que le jour vint éclairer le globe, je partis.


LETTRE XX.

L’ennuyeux Chevalier de Serfet reparaît
ſur la ſcene.


APrès avoir paſſé deux mois chez mon pere, & m’être uniquement occupé à chaſſer ou à monter à cheval, je fus à Lyon voir une de mes parentes qui habite cette ville. Changer de maîtreſſe, n’en point aimer, & cependant leur jurer à toutes l’amour le plus vif, tout cela ſema de plaiſirs tout le temps que je paſſai auprès d’elles, & je me promettais bien de conſerver la même légéreté juſques au moment de mon départ. Mais deſir chimérique ! Le cœur le plus courageux lutte en vain contre les aſſauts de l’amour ; il eſt de néceſſité abſolue qu’il cede, car malgré nos combats, & ce qu’en diſent nos galans à la mode, voltiger ſans ceſſe eſt un état au deſſus de nos forces ; l’inconſtance a beau appeller la volupté à ſon ſecours, ſes conſeils ridicules & vains n’ont plus aucun empire ſur nos ſens, ils ne font qu’aggraver nos maux, & nous les faire chérir davantage.

Toutes les femmes que j’avais rencontré dans les ſociétés, n’avoient qu’effleuré mon cœur. Hélas ! le moment où il devait être touché, mais d’une maniere ineffaçable, approchait. Le ſort ne m’avait ſans doute invité à careſſer toutes les fleurs, & à ne me repoſer ſur aucune que pour donner le temps d’éclorre à la roſe qui devait me fixer.

La coquette & l’étourdi aiment plus à être vus qu’à voir ; ils cherchent moins les ſpectacles qu’à ſe donner en ſpectacle. Ainſi avides de tous les lieux où ils peuvent ſe montrer, ils ne manquent pas d’y paraître. Le Chevalier de Serfet était venu à la derniere comédie dans la plus grande magnificence, & contre ſon uſage il n’avait pas joui du plaiſir de la promener de loge en loge. Il avait paſſé tout le temps de la repréſentation dans celle d’une femme qui était richement parée, & qu’il remena à ſon carroſſe dans lequel il ſe plaça à côté d’elle.

Cette conduite du Chevalier me ſurprit, & m’engagea de lui demander le lendemain, lorſque je le revis, quelle était cette femme.

„ C’eſt Madame d’Herbeville, la veuve d’un ex-Marchand de bois, Secrétaire du Roi, me répondit-il, qui joue la femme de condition, & en prend tant qu’elle peut, les airs & les manieres. Elle a une fille charmante qu’elle deſire marier, parce qu’elle craint que l’uſage, qui ne permet point à une femme d’avoir encore des prétentions quand ſa fille paraît dans le monde, ne lui enleve ſes adorateurs. Ses terreurs ſont paniques, continua Serfet, tant qu’elle aura un bon cuiſinier ; & l’excellente qualité d’échanger ſon or contre les charmes de ſes amans, elle n’en manquera jamais. La médiocrité de mes revenus, & les grandes pertes que j’ai fait au jeu, m’ont déterminé à lui donner quelques ſoins ; en revanche elle s’eſt chargé de réparer l’injuſtice de la fortune. Si je n’avais pas prononcé mes derniers vœux, & que je puſſe quitter la croix de Malthe, je ferais la cour à ſa fille qui eſt très-jolie ; mais que ſa qualité de riche héritiere embellit davantage. Si tu n’as rien de mieux à faire, demain ſoir je t’y préſenterai, elle tient maiſon. “

Le plaiſir de Voir la Demoiſelle dont Serfet venait de me parler, me fit accepter la partie.

Un ſentiment ſecret ſemble préparer notre ame aux impulſions qu’un plaiſir ou qu’une douleur prochaine doivent lui faire éprouver. L’idée que je verrais bientôt Mademoiſelle d’Herbeville me rappella ce ſiſtême chimérique des ames créées doubles, qui ſe cherchent ſans ceſſe, ſe trouvent rarement, & dont l’heureuſe rencontre fait la ſuprême félicité. Je me plaiſais, je ne ſais pourquoi, à appuyer ſur cette idée. Je m’étais même fourré dans un coin pour y rêver plus à mon aiſe ; mais le Chevalier qui s’apperçut de ma rêverie, vint m’en tirer par les plaiſanteries les plus ſanglantes. Il ſerait arrivé bien pis, s’il en eût ſoupçonné le motif. Heureuſement qu’il en donna les honneurs au chagrin qu’il ſuppoſa que me cauſait le départ d’une femme avec laquelle j’étais bien, & il me parla ainſi.


LETTRE XXI.

De pis en pis.


JE vois avec douleur que tout ce que je t’ai dit, lors de tes amours avec Madame de Larba, n’a pas eu le ſuccès que je m’en promettais, qu’il ne t’a fait qu’une légere impreſſion, & que l’expérience ne t’a pas encore convaincu, que les plaiſirs, la gaîté, l’enjouement, ſont les compagnes inſéparables de la frivolité ; & que celui d’entre nous qui a le plus trompé de femmes, qui a le plus fait enrager de peres, d’amans, d’époux, mérite la palme triomphante, & eſt proclamé l’homme par excellence.

„ Il faut donc ſans ceſſe te redire que nous ne devons conſidérer le beau ſexe que relativement à nos beſoins, & que l’on peut en amour ſe permettre toutes les fourberies imaginables. Il faut te rappeller encore que ce manege eſt réciproque, & que les femmes l’emploient auſſi ſouvent que nous. Toutes font profeſſion de n’en vouloir qu’au cœur ; mais intérêt ou plaiſir, voilà leur but. “ Ton ſort eſt à plaindre, & c’eſt à moi d’achever la guériſon… Mais… je fais réflexion que je ne pourais que te répéter mille fois ce que je t’ai déjà dit une, & qu’il vaudra mieux que je te mette entre les mains d’une petite femme toute adorable ; la jeune Madame d’Arbal eſt préciſément ce qui te convient. Je lui avais promis, il y a deux jours, de lui donner la main pour aller à la comédie ; mais une affaire que je finis ce jour là même avec une jeune perſonne, m’a empêché de tenir ma parole. Madame d’Arbal me boudera, je déteſte les brouilleries, viens, tu ſeras notre mediateur… Tout en diſant cela, Serfet m’entraînait, & moi charmé de lui donner le change ſur le ſentiment qui m’occupait, je le ſuivis dans un ſilence qui tenait preſque de la ſtupidité. Sa voiture avance, il donne ſes ordres, le cocher fouette, & nous arrivons.

Vous êtes Chevalier, lui dit Madame d’Arbal, d’une élégance ſans égale, toujours plus magnifique, auſſi beau, mais auſſi volage que l’amour. — Si je n’avais pas le bonheur de vous connaître, je répondrais de ma liberté. — Ah ! vous plaiſantez ! — Peut-on plaiſanter ce que l’on aime, & quel cœur ſerait aſſez courageux pour oſer lutter contre vos charmes. — Vous les appréciez bien peu, Chevalier, puiſqu’ils n’ont pas été aſſez puiſſans pour vous faire tenir votre promeſſe. — Ne m’en parlez pas interrompit-il, je ſuis aſſez puni de m’être dérobé au plaiſir de vous voir. — Vous voulez rire ſans doute ? La Comteſſe de ... ſait à quoi s’en tenir. — Que voulez-vous dire avec la Comteſſe, je vois que vous ignorez ce qui en eſt ; le voici. Ayant pitié de la gaucherie d’un de mes parens, je l’ai mené à la Comteſſe qui a bien voulu, en faveur de ſes belles dents, de ſon teint vermeil, ſe charger de lui apprendre certaines petites choſes néceſſaires aux jeunes gens qui ſe deſtinent au monde. J’ai été forcé d’y paſſer la ſoirée ; j’étais excédé, j’y mourais d’ennui ; mais il eſt des occaſions où il faut ſavoir faire des ſacrifices. — Voilà un trait de généroſité peu ordinaire, & qui a dû vous attirer des remercimens de part & d’autre, — ſurtout de la Comteſſe qui était en extaſe du plaiſir de m’avoir. J’ai cédé tous mes droits à mon couſin, je compte même qu’ils ſont déjà arrangés : elle lui aura fait grace de bien de choſes. — Il faut encourager la timidité. — Savez-vous que Madame de ... fut hier chez Madame d’Orval, & que le vieux Néril la reconduiſit. — Cela vous ſurprend-il ? — Eh pardieu oui ! Car l’on connaît ſon goût, & elle n’eſt pas femme à… — Finiſſez vos folies… Comme Serfet allait continuer ſa litanie ſatyrique, on vint avertir qu’on avait ſervi.

Le Chevalier ne ceſſa de médire tout le temps du ſoupé. Il n’y avait pas une élégante, un élégant qu’il ne connût par nom, ſurnom, & dont il ne ſût toutes les intrigues. Il n’oublia pas de dire qu’il m’avait enlevé à la conſtance, & de faire valoir ce ſacrifice eſſentiel. Il déclama contre elle, & il allait faire l’apologie de la légéreté, lorſqu’on ſe leva de table.

Une jeune femme qui avait tout écouté ſans rien dire, s’aviſa, quand nous fumes repaſſés dans le ſallon, de reprendre la converſation, & de lui demander, avec un ſouris ironique, quel pouvait être le principe de cette légéreté dont il ne ceſſait de tant vanter les charmes.

Cette queſtion parut l’embarraſſer ; la compagnie s’en apperçut, & en voilà aſſez pour qu’on l’agaçât plus vivement. Le Chevalier ſe ſentant preſſé, & voyant ſon amour-propre compromis, prit du tabac, tira un mouchoir parfumé, regarda ſa manchette, joua de la main pour étaler un diamant, ſe leva, pirouetta ſur le talon, ſe rejetta dans un fauteuil, où après s’être tendrement careſſé le menton & avoir badiné avec ſon jabot, il dit.


LETTRE XXII.

Qui pourra ne pas plaire à tout te monde. C’eſt toujours ce bavard de Serfet qui parle.


VOus voulez abſolument, mes belles Dames, vous voulez que je vous indique ſa cauſe de notre légéreté. J’obéis.

„ Nous ſommes nés ſans doute avec un cœur ſenſible, il en eſt même en qui la tendreſſe eſt plus délicate, ſolide, & à l’abri des révolutions. Ce n’eſt point de ceux-là dont il faut vous parler, le nombre en eſt petit ; ce ſont nos galans à la mode qui vont me fournir de la matiere ; remontons au principe, & ſuivons-les dans leurs progrès.

„ Un jeune homme entre dans le monde avec un mérite naiſſant, qui ne demande qu’à être poli, un fond d’attachement qui n’a beſoin que de trouver du retour, il vous regarde mes Dames, & avec raiſon, comme le meilleur précepteur capable de former & de chérir votre éleve. Mais que trouve-t-il qui réponde à ſon attente ? La plus grande frivolité jointe à la quinteſſence de la coqueterie. “

C’eſt un malheur particulier, interrompit avec un air piqué, la même femme qui avait excité Serfet à parler, il ne faut pas croire qu’elles reſſemblent toutes à celle qui a été chargée de votre éducation, car à en juger ſérieuſement, Chevalier, elle n’a qu’ébauché ſon ouvrage.

„ J’en conviens, Marquiſe, mais convenez auſſi qu’il n’a pas tenu à une perſonne de votre connaiſſance particuliere de le perfectionner, répondit-il, en la fixant. “ La Dame rougit, joua de l’éventail, parla bas à ſa voiſine, & Serfet continua.

„ Dans cette aſſemblée qu’on lui a annoncé comme le cercle du bon goût & de l’amabilité, il n’y voit régner que la médiſance, l’envie y tient ſon rang, la jalouſie n’y eſt point oubliée, à ſon côté eſt placé le menſonge ; l’on n’héſite point à ſacrifier à un bon mot, ou à ſon intérêt ; les liens du ſang, ceux de l’amitié, ceux même de l’amour ; dans le commencement, ſon cœur, qui eſt peu fait à de telles idées, en gémit ; mais malheureuſement il y a quelque femme qui, à ſes yeux, l’emporte ſur toutes les autres, il veut lui plaire, & ne peut y parvenir qu’en ſe conformant à ſon caractere. — Amant ſoumis, il ſe familiariſe avec les vices de ſes amours, & l’habitude qu’il en contracte, jette chez lui des profondes racines qu’il n’eſt plus en ſon pouvoir d’arracher. Ainſi la compagnie des Dames qui devroient former des hommes aimables, devient l’écueil des plus heureux naturels. “

La mer où la vôtre a fait naufrage, était ſans doute bien orageuſe, lui dit une autre femme qui était piquée au jeu, & je crois qu’il eſt perdu ſans eſpoir de retour. Le Chevalier qui ſentit le trait que la Dame venait de lui décocher, reprit, ſans paraître déconcerté, que c’était ſes craintes, & qu’il ne comptait le retrouver qu’au moment où elle recouvrerait cette fleur qui lui fit verſer quelques larmes la premiere fois qu’il la perdit dans le parc de… — La Dame ſe récria ſur l’inſolence du propos ; mais l’impudent Chevalier ſoutint que, quoique il y eût long-temps, il ſe rappellait fort bien que loin de s’être occupés à en réparer la perte, ils avaient au contraire travaillés à l’oublier, & je ne crois pas, ajouta-t-il malicieuſement, qu’elle ſoit repouſſée depuis, malgré vos ſoins à en cultiver le ſol.

Les femmes qu’un bizarre deſtin forma pour s’embraſſer, médire d’elles, & s’eſtimer peu, goûterent une ſorte de plaiſir d’entendre ſatyriſer celle qui venait d’être interdite par l’audacieux Serfet qui, jouiſſant avec impunité du fruit de ſon arrogante fatuité, ne changea point de ſtyle, & ſans s’émouvoir, reprit ainſi.

„ Il s’attache de bonne foi à celle qu’il croit propre à ſon bonheur ; il eſt aſſez heureux, de lui plaire, du moins en apparence ; il eſt au comble de ſa joie, & le reſte de l’univers n’eſt rien pour lui. La jalouſie compagne inſéparable de l’amour, lui fait épier la conduite, les actions de ſa maîtreſſe, il la trouve comme toutes les femmes qui n’aiment dans notre ſexe que ce qui flatte leur vanité ou quadre avec leurs plaiſirs ou leur intérêt ; il croit être dans l’erreur, il combat, il héſite ; mais la raiſon vient à ſon ſecours, l’illuſion s’évanouit, le voile ſe déchire, & lui laiſſe voir, dans tout ſon jour, celle qui un inſtant auparavant le payait de grimaces. Son amour-propre en eſt piqué ; il ne reſpire que vengeance, il voltige & dupe à ſon tour. “

Finiſſez-donc, je vous prie Monſieur, lui dit la maîtreſſe de la maiſon, vous le pouſſez trop avant. Je ne me ſerais jamais douté, reprit vivement Serfet, que ce qui m’a de tout temps valu des éloges, m’attirât des reproches de votre part. Cette plaiſanterie, fondée ſur l’équivoque, déconcerta Madame de l’Arbal, & annonça à l’impénétrable Chevalier ſa victoire.

Les deux femmes qui avaient été moleſtées, riaient ſous cape, & ſembloient ſe féliciter d’avoir une nouvelle aſſociée dans leur défaite. Les autres s’entreregarderent ſans paraître déconcertées. Madame d’Arbal propoſa des parties de jeu, & dans le temps qu’elles s’arrangeoient, Serfet & moi, nous nous eſquivâmes. Il me donna rendez-vous le lendemain à la comédie pour me mener chez la mere de cette jeune beauté dont il m’avait parlé.


LETTRE XXIII.

Pas trop intéreſſant.


SErfet tint ſa parole. Il me conduiſit chez Madame d’Herbeville ; il y avait déjà beaucoup de monde. Après lui avoir été préſenté, je m’avançai vers ſa fille pour lui faire un compliment ; mais toute la confiance que j’avais ſur mes graces personnelles, avantage dont j’avais tant de fois éprouvé le pouvoir auprès d’autres femmes ; tout cela m’abandonna dès que je me trouvai vis-à-vis de Mademoiselle d’Herbeville. Tant d’attraits, tant de graces, m’interdirent & me troublerent. Pour aſſurer ma contenance, je m’approchai d’une table où l’on jouait. Un penchant involontaire me ramena bientôt auprès d’elle. Je lui tins notre langage ordinaire ; je la trouvais jolie, aimable, & lui peignais, avec énergie, les ſentimens que ſa vue m’avait inſpiré… Ici elle rompit le ſilence qu’elle avait toujours gardé, pour me dire, avec un air plein de graces, de majeſté, & de douceur, qu’elle était bien éloignée d’ajouter foi à ce que je lui diſais ; que les vrais ſentimens, les ſeuls dont on dût faire cas, étaient fondés ſur l’eſtime & la vertu, & avaient leur ſource dans la conformité du caractere & de la façon de penſer ; que n’ayant pas l’avantage d’être connue de moi, elle ne pouvait ſe perſuader d’avoir ſi vîte fait naître des ſentimens, tels que je cherchais de lui faire accroire qu’elle m’avait inſpiré !… Je voulus répliquer, m’excuſer ſur ſa beauté, lui vanter ſes charmes ;… Loin de m’écouter, elle s’approcha de ſa maman qui jouait, ce qui l’empêcha de s’appercevoir de ce que nous diſions.

C’eſt en ce moment, Deſpras, que mon ame frappée d’étonnement éprouva un plaiſir confus. Mais bientôt éveillée par des ſoudains tranſports, elle ſortit de cet état d’aliénation & me fit appercevoir que mon cœur était ſans que je le ſoupçonnaſſe, de la partie.

Le jeu finit, & rendit la converſation générale. Tu te doutes bien que la calomnie était le pivot ſur lequel elle tournait. Mademoiſelle d’Herbeville ne prononça pas un ſeul mot ; nous nous mîmes à table, je fis vainement ce que je pus pour être auprès d’elle. Serfet dont l’œil perçant avait pénétré mes deſirs, les contraria par méchanceté, en me plaçant d’authorité entre lui, & Mademoiſelle d’Herbeville qui me trouva fort à ſon gré, & me témoigna beaucoup d’amitié. Je me trouvai par ce moyen placé vis-à-vis ſa fille. Je n’oſais lever les yeux ſur elle, & ne pouvais pas en même temps les porter ailleurs. Un charme ſecret & invincible les y attirait malgré moi.

Comme rien n’échappe aux femmes, elles s’en apperçurent, & m’en firent des plaiſanteries, je les ſoutins mal, j’étais excédé. Le Chevalier qui donnait le ton dans la maiſon, me tira d’embarras, en propoſant de danſer ; le bal, fut des plus décens. Madame d’Herbeville me permit de danſer avec ſon aimable fille ; je lui préſentai la main ; mais je n’eus pas plutôt touché la ſienne que je ſentis mon cœur palpiter : mon émotion devint ſi violente qu’à peine je pouvais me ſoutenir. Ce fut dans ce trouble que j’achevai mon menuet, & que je la remenai auprès de ſa maman, ſans jamais oſer ni lui parler, ni la regarder.

Arrivé chez moi, je me trouvais le cœur & l’ame ſi remplis, qu’il n’y avait d’action ni dans l’une ni dans l’autre. Je ne pouvais penſer ni ſentir que confusément, je repaſſais tout ce qu’elle m’avait dit, & n’oſais m’arrêter ſur l’attention qu’elle avait eu de me regarder à la dérobée. Ce cahos enfin ſe débrouilla. Je démêlai que j’étais vivement touché des charmes que je venais de voir, & encore plus de la façon de penſer qu’on m’avait montré. Et je jugeai mieux que jamais, que je n’avais eu pour toutes mes autres maîtreſſes que ces ſentimens paſſagers qu’on a dans le monde pour tout ce qu’on y appelle jolie femme, & qui, ſemblables à l’eau qui prend le goût du terrein où elle paſſe, & des matériaux qu’on y dépoſe, acquierrent plus ou moins de vivacité ſuivant les caracteres où ils naiſſent, & ſuivant les qualités qu’ils rencontrent chez la perſonne aimée.



LETTRE XXIV.

Le portrait de Mademoiſelle d’Herbeville.


MAdemoiſelle d’Herbeville était, mon cher Deſpras, à cet âge où la fleur de la beauté eſt dans tout ſon éclat. Sa tête offrait ce bel ovale qu’on ne rencontre preſque plus que dans les ſtatues des divinités. Son front libre & ouvert était également le ſéjour des graces, & celui de la pudeur. Ses ſourcils formaient un filet de soie recourbé qui couvrait merveilleuſement de grands yeux bleux & bien fendus. Un nez élégament proportionné était au deſſus des roſes de ſes deux joues qui, par leur arrangement formaient dans ſa bouche cette grace particuliere, qui n’eſt pas le ſourire, mais qui en approche ; & quand elle s’ouvrait, malgré ſa petiteſſe on appercevait des dents dont l’émail relevait encore l’incarnat de ſes levres vermeilles. Enfin cette tête charmante était terminée par un menton d’un ellipſe parfait, qui, parce que Mademoiſelle d’Herbeville était plus belle que jolie, ſe trouvait dépourvu de foſſettes.

Mademoiſelle Roſe avait atteint ſa ſeizieme année. Depuis trois mois elle était ſortie du couvent où elle avait été élevée avec tout le faſte d’une perſonne qui eſt née dans le ſein de l’opulence, & qui ne doit la partager avec perſonne. L’extrême indulgence qu’on avait pour ſes fantaiſies, les eût fait dégénérer en vice, ſi la nature n’y eût mis ordre, & n’eût réprimé ſes paſſions naiſſantes avant qu’elles euſſent fait quelques progrès.

On lui avait donné toute ſorte des maîtres en préférant les plus chers, comme ſi les talens s’achetaient. Heureuſement que ſon grand goût, & ſes diſpoſitions naturelles empêcherent que cette dépenſe ne fût perdue.

Dès que le jour parut, ma toilette devint une affaire ſérieuſe. Que les heures me parurent longues ! que le temps coula lentement au gré de mes deſirs. À tout inſtant je regardais ma montre qui, peu d’accord avec mon impatience, me faiſait croire qu’elle était dérangée. Enfin arriva l’inſtant ſi deſiré où je pouvais, ſans manquer à l’uſage, me préſenter chez Mademoiſelle d’Herbeville ; j’y volai. Mon chagrin fut extrême d’apprendre qu’elle était ſortie avec ſa mere pour faire des viſites, & que pour ce même ſoir, elle n’avait pas de ſoupé chez elle.

LETTRE XXV.

Tableau d’une ſociété du jour.


Pour faire diverſion à ma douleur, je m’aviſai d’aller, en attendant l’heure du ſpectacle, chez cette Madame d’Arbal, a qui le Chevalier m’avait préſenté, & dont la maiſon était le rendez-vous de tous les étourdis, & de toutes les femmes galantes de la ville. Quelle compagnie ! Tout y était d’une impudence & d’une fatuité difficile à imaginer. Un vieux Commandeur de Malthe, tout rongé de goutte, marmottant ſur le ton de ſes douleurs, un air d’opéra, regardait languiſſamment une prude de dix luſtres accomplis, qui, d’un air dévot, ſoupirait myſtiquement pour un jeune fat qui, dans le même temps, débitait cent ſottiſes à la fille de la bigotte. Deux jeunes femmes étendues ſur un ſopha, s’entretenaient ſur l’amour, n’ayant perſonne avec qui elles puſſent le faire. Une précieuſe, faute d’avoir auſſi quelqu’un avec qui converſer, s’amuſait à détailler ſenſuellement des fêtes où elle n’avait point été. Un petit-maître à longue criniere, & un grand homme au viſage couperoſé, ſe députaient les bonnes graces, d’une maigre & ſeche femme. Les enragés ! Il me ſemblait voir deux chiens ſe battre pour un os.

La maîtreſſe de la maiſon, tout en déchirant le prochain, faiſait l’apologie de la charité chrétienne à un Poëte cauſtique qui avait juré d’endormir la ſociété par la lecture de ſes vers. Quand il fut à une épigramme qu’il avait compoſée contre un de ſes confreres, il ajouta : c’eſt un faquin à qui je veux donner cent coups de bâton. Vous le pouvez facilement, dit en bâillant un railleur, car vous êtes aſſez bien en fonds. Cette plaiſanterie nous garantit du ſommeil, & prouva, comme l’a fort bien dit Horace, que


Souvent un ſeul & ſimple mot

Vaut mieux qu’un long diſcours pour faire taire un ſot.


Une femme de quarante ans, à trois mentons, & d’un nez ſans fin, profitant de l’exemple, ſe pencha vers moi, pour me dire que cette vieille décrépite dans l’intervalle des rides de laquelle s’élevaient de gros poireaux ombragés de longs poils gris qui ſe mouvaient au branle de la tête & ſe jouaient ſur ſon viſage au gré des zéphirs, avait pouſſé le ſcrupule juſques à épouſer un jeune homme de dix-ſept ans pour pouvoir goûter ſans remords des plaiſirs qu’elle aimait.

Les autres jouaient, & je t’aſſure que je ne jouais pas le plus mauvais rôle. J’avais le malin plaiſir de parcourir tous ces ridicules, & de les graver dans ma mémoire pour m’en amuſer au beſoin. La pendule, en ſonnant ſix heures, m’avertit qu’il était temps de paraître à la comédie, j’y courus.

Serfet que j’y rencontrai, & qui, en amant tendre, poſſédait le journal de ſa maîtreſſe, m’apprit qu’elle était avec ſa fille chez Madame de Becni, J’avais connu cette Dame chez ma couſine, auſſitôt les aîles du deſir m’y tranſporterent.

Ce fut bien pis encore ! L’on ne me donna pas le temps d’inſtruire Madame d’Herbeville de la viſite que je venais de lui faire : il manquait un acteur pour la partie d’une vieille coquette, dont les graces étaient perdues dans les rides, & dont l’embonpoint avait ſuivi les dents lorſqu’elles avaient pris congé d’elle. Je fus forcé de faire un brélan qui me parut auſſi long que l’âge, & auſſi triſte que l’individu sexagénaire qui en était la principale actrice, & qui ſe tourmentait continuellement ſur ſa chaiſe, en m’agaçant de geſtes, d’œillades, & de propos.

Je me plaçai de façon que j’étais en face de mademoiſelle d’Herbeville qui était à côté de ſa maman. Pénétré du plaiſir de la voir, de la regarder, je ne ſus pas un inſtant ce que je faiſais. La triſteſſe où elle me paraiſſait plongée, m’en cauſait à moi-même, & les réflexions qu’elle me faiſait faire me donnait des diſtractions ſi fréquentes, que j’impatientais la femme reſpectable avec laquelle je jouais, & qui aimait le jeu.

La partie de Madame d’Herbeville finit avant la mienne. Elle ſortit tout de ſuite, & emmena ſon aimable fille. À leur paſſage, je les ſaluai reſpectueuſement, & cette politeſſe ne m’attira de la part de Mademoiſelle Roſe qu’une révérence qu’elle fit ſéchement, & les yeux baiſſés.

Le voyageur que l’éclair a ébloui, ſe ſent moins anéanti par l’horrible fracas du tonnerre qui, ſe briſant en éclats ſur ſa tête, le laiſſe dans la cruelle attente du coup qui doit le réduire en poudre, que je ne le fus par ce départ ſi précipité & ſi peu prévu, & qui dérangea dans un inſtant tous les beaux projets que j’avais enfanté pendant la nuit. J’étais ſi agité que, quoique je gagnaſſe, je mourais d’ennui. Je ne ſoupirais qu’après l’inſtant où je ſerais libre pour me livrer tout entier à mes réflexions, & porter remede à ma douleur. Madame de Becni vint l’y appliquer comme je me diſpoſais à ſortir.

Il y a ſi long-temps qu’on ne vous a vu, Chevalier, me dit-elle, que lorsqu’on vous poſſede, l’on ſe détache difficilement du plaiſir de vous avoir. Ainſi je compte que vous viendrez paſſer quelques jours à ma campagne.

Je n’eus pas beſoin de conſulter ma réponſe : elle fut toute des plus négatives. Madame de Becni inſiſta, & m’apprit que Madame & Mademoiſelle d’Herbeville ſeraient de la partie. À ce nom ſi chéri, je m’inclinai, remerciai de la faveur, & je promis.

Je joins ici copie des lettres que Mademoiſelle d’Herbeville écrivit dans le temps à une amie. Comme elles contiennent le tiſſu de cette aventure, elles tiendront lieu de ce que je pourais t’en dire.



L’on n’a laiſſé des lettres de Mademoiſelle d’Herbeville que ce qui eſt néceſſaire pour l’intelligence du lecteur, & ces fragmens ſuffiſent pour donner une idée du caractere de cette jeune perſonne.


Mademoiſelle d’Herbeville à Lucie


SI j’oſais, ma chere Lucie ;… oui je l’oſerai ; n’êtes-vous pas ma meilleure amie ; eh bien, écoutez donc.

Il nous a été préſenté, depuis quelques jours, un jeune Officier, âgé de 18 ou 20 ans, plein de graces, & dont la figure me fit une impreſſion auſſi vive que celle que certainement je lui cauſai. Car s’il eſt vrai que les yeux ſoient le thermometre de l’ame, & qu’ils en marquent, tous les mouvemens & toutes les viciſſitudes, ceux du Chevalier *** me dirent que la ſienne venait d’en éprouver une qui la ſortait de ſon aſſiette ordinaire. Mais la vanité, ce ſentiment qui a dit-on, autant d’empire chez les hommes que dans notre ſexe, l’engagea de s’approcher d’une table de jeu, pour me dérober ſon trouble ; ce qui me donna le temps de me remettre ; j’étais moi-même fort embarraſſée. Il ne fut pas long-temps à me rejoindre ; il me dit tout ce que les hommes ſe croient authoriſés de débiter aux femmes lorſqu’ils ſont avec elles. Hommages dont je n’ai jamais fait de cas, par la raiſon que la bouche les rend preſque toujours ſans que le cœur y participe. Je le laiſſai donc au milieu de ſes belles phraſes, & je fus me placer auprès de maman qui jouait ; cette démarche le ſurprit, à ce qu’il me parut, autant qu’elle me coûta. Il n’oſa me ſuivre ; mais je crois qu’il me regarda toujours ; pour moi je n’oſais lever les yeux, quoique j’en euſſe grande envie.

Au ſoupé il chercha à ſe placer à côté de moi ; il couvrait des yeux la chaiſe qui devait le rendre mon voiſin, mais il ne put l’obtenir ; M. de Serfet l’obligea d’être à côté de Madame d’Herbeville, ce qui fit qu’il ſe trouva vis-à-vis de votre amie.

Je ne le regardais point. Les plaiſanteries qu’on lui fit, m’apprirent qu’il ne ceſſait de m’admirer. Il parla peu ; mais dans tout ce qu’il dit, il y mêla tant de graces & d’eſprit, que toute la ſociété convint qu’il était charmant. Ma mere même qui trouve des défauts dans tout ce qui n’eſt pas M. de Serfet, ne fut cette fois point injuſte. Elle le trouva très-aimable ; & moi, ma chere Lucie, comment l’ai-je trouvé ? Hélas ! ce que vous venez de lire vous l’a déjà appris. Les ſecours d’une raiſon exercée, n’ont pu m’en diſtraire ; ſans ceſſe je penſe à lui ; que tout ce que j’ai vu juſques ici, & ce que l’on dit être de plus aimable, m’a paru différent ! perſonne ne lui reſſemble ; & rien auſſi ne reſſemble à ce que je ſens pour lui… Mais que penſez-vous de l’aveu que je vous fais ? Pour moi, j’en ai honte ! Et plus je veux gronder mon cœur, plus il me démontre que des ſentimens tels que les miens ſont trop naturels & trop légitimes, pour n’être pas en quelque ſorte reſpectables.

Ce n’eſt pas tout encore, ma Lucie ; ce qui me reſte à vous apprendre dégagera davantage mon cœur, de cette enveloppe qui le voile, & vous le montrera dans tout ſon jour. C’eſt à votre amitié à en parcourir juſques au moindre repli, & à m’aider de ſes conſeils.

Après le ſoupé, il y eut bal. Ma mere qui m’engagea de danſer avec M. le Chevalier ***, me mit dans le plus grand embarras. J’eus toutes les peines du monde de finir un menuet. Mes jambes ſe dérobaient ſous moi, & les émotions dont mon cœur était agité, étaient ſi vives que je me crus cent fois prête à expirer.

Lorſque je fus au lit, un trouble auſſi agréable qu’il m’était nouveau me tint lieu de ſommeil. La figure du Chevalier ***, m’étoit ſans ceſſe préſente : je me plaiſais à me rappeler ce qu’il m’avait dit. La nuit ſe paſſa preſque toute entiere de cette ſorte ; & ſi[illisible] le jour, en paraiſſant, m’a cauſé quelque regret, c’eſt moins de n’avoir pas dormi, que crainte que la veillée n’eût altéré mes traits.

Jamais ma toilette ne m’a tant occupée que ce jour là. Je ſonnai de grand matin ma femme de chambre, & je me fis apporter tous mes ajuſtemens. Je paſſai pluſieurs heures à me décider ſur le choix. Enfin la couleur gris-de-lin me fixa. L’on m’a dit pluſieurs fois que c’eſt celle qui fait le mieux reſſortir les charmes que je dois à la nature. Charmes dont je ne me plaignis jamais tant que ce même jour. À tout inſtant je conſultais mon miroir ; pour la premiere fois, j’eus de l’humeur contre ſa fidélité. Je ne me trouvais point aſſez jolie. Le ſentiment qui me faiſait agir m’était inconnu.

Je ſortis de bonne heure avec ma mere pour faire des viſites. Jamais elles ne m’avaient paru auſſi ennuyeuſes. Nous arrêtames chez Madame de Becni. Jugez de ma ſurpriſe lorſqu’on annonça celui pour qui je m’étais parée. À ſa vue, mon cœur me battit bien fort.

Il me ſemblait que la bienſéance exigeait qu’il nous parla. Il ne daigna pas nous dire un ſeul mot. Sa façon d’agir me chagrina ; & cette inquiétude me rendit d’abord ſérieuſe & rêveuſe. L’orgueil, ſans que nous nous en appercevions, ſe mêle avec nos affections les plus tendres, & augmente ou diminue le ſentiment de douleur à proportion de ce que nous nous croyons humiliées par les circonſtances qui l’accompagnent. Je fus donc piquée de la conduite du Chevalier, & je n’eus garde de m’avouer la cauſe de mon dépit. Je le mis ſur le compte de l’impoliteſſe que je trouvai à ne pas venir voir ma mere. Il me parut que c’était la traiter bien cavaliérement. Auſſi une révérence ſeche fut tout ce que je crus à propos de rendre au ſalut galant qu’il nous fit lorſque nous ſortimes ma mere & moi.

À peine l’eus-je perdu de vue, que je me trouvai éclairée ſur mon cœur, par ce qui venait de ſe paſſer avec M. le Chevalier, & par la violence extrême que je m’étais faite pour le traiter froidement.........

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Oui, ma Lucie, j’aime les différentes ſucceſſions de différens ſentimens que j’éprouve, me le font connaître, & je ſens le beſoin que j’ai de me munir de principes inébranlables qui puiſſent répondre de toute ma conduite. Je ſuis réſolue de tout ſouffrir plutôt que de démentir, mon caractere ; je le connais, il eſt brûlant & ſenſible, & ſi je ſuis aſſez malheureuſe pour ne pas inſpirer au Chevalier le même penchant que je reſſens pour lui, & pour ne pas le trouver digne de ma tendreſſe, je n’ai d’autre avenir que la douleur. Mon ame n’eſt point de la trempe ordinaire, ſi elle aime c’eſt pour la vie.

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Combien de choſes ai-je à vous dire, mon aimable Lucie ! Que mon cœur eſt devenu tendre & enflammé pour l’objet qu’il fuyait & qu’il redoutait tant ! Le Chevalier, eſt à la campagne avec nous. Quelle différence de lui à tout ce que j’ai vu ! Je ne parle point de ſa figure, ni des graces de ſa perſonne. Je me flatte que vous me connoiſſez aſſez pour croire que ſi elles avaient été ſeules, elles ne m’auraient fait qu’une légere impreſſion. Mais ſon eſprit, mais ſon caractere ; mais ſa façon de penſer, & ce reſpect avec lequel il me parle depuis qu’il eſt ici. Voilà ce qui me touche, & ce qui achevera de me ſéduire........

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… Je ſuis encore toute effrayée. N’eſt-il pas venu dans ma chambre, ſous le prétexte de m’apporter un bouquet. J’ai voulu le renvoyer, j’ai refuſé avec dédain ſes fleurs, je lui ai reproché ſa hardieſſe… Ô ma Lucie ! il s’eſt jeté à mes pieds, s’eſt excuſé ſur la force de ſon amour, ſur la légitimité & la délicateſſe de ſes ſentimens, & ſur d’autres raiſons que le trouble où ſa préſence m’avait mis, m’a empêché d’entendre. Revenue à moi, j’ai voulu retirer ma main dont il s’était ſaiſi, & qu’il tenait étroitement ſerrée dans les ſiennes, en l’appuyant contre ſon cœur ; il n’a jamais voulu la quitter malgré mes menaces & mes efforts. Il l’arroſait de baiſers & de larmes, & il m’a juré, avec tant d’ardeur & de vérité, que ſon reſpect & ſa ſoumiſſion ſeraient toujours le principal motif qui le dévouaient à moi pour toute ſa vie, que je l’ai cru parce que j’avais fort envie de le croire. Je n’ai pu y réſiſter, ma chere amie, ſes ſoupirs & ſa candeur m’ont arraché l’aveu de mes ſentimens pour lui ; je lui ai ouvert mon cœur ; Dieu ! avec quelle éloquence l’amour plaidait en ſa faveur.

L’on m’avertit que toutes ces Dames ſont raſſemblées dans la ſalle pour déjeuner ; j’y cours. Adieu ma Lucie, ma plume vous quitte, mais je ne vous quitte point.

J’arrive de la ſalle, le Chevalier y était. La joie brillait ſur ſon viſage ; ſes yeux auparavant remplis de langueur, ont repris leur premiere vivacité. J’ai été moi-même, je ne ſais pourquoi, plus gaie qu’à l’ordinaire ; & mon cœur me ſemble débarraſſé d’un furieux fardeau… Ce n’eſt qu’à titre de ſouverain bien que les objets ont droit de nous paſſionner. Ils ne s’emparent de notre ame qu’en s’offrant à nous ſous cet aſpect. Je crois l’avoir trouvé ce bien par excellence, que nos deſirs pourſuivent ſans ceſſe, & n’atteignent jamais. Je penſe que s’il exiſte dans le monde, il doit réſider dans une union conſtante & bien aſſortie. Séduite par cette illuſion, je me livre à une paſſion auſſi vive que celle que j’ai inſpiré. À préſent je ne mets plus d’obſtacle à ſes progrès ; loin de m’en allarmer, j’en fais la meſure du bonheur que je me promets..........

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… Oui, je vivrai pour l’aimer ; ah ! ç’eſt trop peu, mes jours, doivent être conſacrés à l’adorer. Le Chevalier eſt encore venu dans ma chambre. La joie de le voir a fait diſparaître les ſages réflexions qui m’interdiſent des entrevues ſi périlleuſes. Il m’a parlé avec tant de graces, tant d’amour, tant de ſentiment, que jamais je n’ai été plus contente de lui, & plus conſolée du pouvoir qu’il a pris ſur mon cœur. Il eſt tel en effet qu’il ſemble que ſon ame régit la mienne. Il n’eſt affecté d’aucun ſentiment, qu’il ne s’en trouve en moi un tout pareil. Sa gaîté, ſa triſteſſe, ſa tranquillité, ſon inquiétude, toutes ſes différentes diſpoſitions deviennent les miennes, Non par aucun ſoin que j’aie de m’y conformer, mais par un reſſort ſecret qui les rend ſemblables… Que je ſerais heureuſe ſi je pouvais ; aſſocier ma vie avec la ſienne !… J’avoue que vos ſoupçons m’humilieraient, s’ils étaient réels. Ma délicateſſe & ma tendreſſe feraient peu ſatisfaites, ſi je ne pouvais me glorifier d’une préférence dans ſon cœur qui ne me laiſſat aucun lieu de douter que ma fortune n’y a point de part. Idée accablante, ceſſe de t’offrir à moi ! Tu m’avilis à mes propres yeux, tu fais plus de mal encore, tu outrages mon amant.

Adieu, chere & charmante Lucie, dans votre ſein ſeul j’épanche le mien.



Ô ma Lucie ! que l’habitude de voir ce que l’on aime ſe contracte aiſément ; & que cette habitude devient douloureuſe lorſqu’elle trouve ſon terme. Nous ſommes de retour depuis deux jours qui m’ont paru deux ſiecles. J’erre d’appartement en appartement ; je cherche partout mon amant, & je ne le trouve que dans mon cœur. Ma mere n’a encore reçu perſonne, & ſa maiſon ne ſera ouverte que ce ſoir. Que les heures me paraiſſent longues & ne coulent rapidement que lorſque je m’entretiens avec le Chevalier, ou avec vous aimable Lucie ! Approche donc moment délicieux où je verrai l’objet de ma tendreſſe. Viens heureux inſtant hâte toi ! Qu’il eſt encore loin !… Midi ſonne ſeulement. & ce n’eſt que ce ſoir que le Chevalier viendra… Que ne puis-je donner des aîles au temps, & faire ſeconder ſa vîteſſe ; à mon ardeur ! Mais qu’entends-je ! quelqu’un vient… Si c’était lui… Adieu ma Lucie, je cours où l’amour m’appelle.

Me voici rendue dans ma chambre. Je reprens la plume, & je ne puis écrire. Mes larmes coulent, & ſe précipitent ſur mon papier. Maudit ſoit des ſots perſonnages. C’eſt le Comte de ... fils du Marquis du même nom, qui eſt venu, voir ma mere… Que je crains d’approfondir mes ſoupçons. Pourquoi ces conférences ſecretes avec elle ? Pourquoi n’eſt-il pas compris dans l’ordre donné au portier ? Pourquoi ma mere me vante-t-elle ſi ſouvent & ſon rang & ſa naiſſance ?… Que je le déteſte !… On vient vers moi ; ce n’eſt pas le Chevalier ; hélas ! chaque fois que je reconnais mon erreur, il m’en coûte un ſoupir. C’eſt une des femmes de ma mere qui m’annonce qu’elle m’attend. Qu’aura-t-elle à me dire ? Je ne ſais quel preſſentiment me dit tout bas que je vais commencer à eſſuyer les traverſes qui ſuivent les paſſions & qui en rendent l’exercice ſi pénible. Mon cœur palpite ſans pouvoir s’en expliquer la cauſe à lui-même.


Continuation.


Ah, mon amie ! Mes ſoupçons n’étaient que trop bien fondés, ils ſont éclaircis ! M. le Comte de ... me recherche en mariage. Madame d’Herbeville vient de me l’apprendre, en me faisant un étalage fort long des avantages qu’il me procurerait. Elle m’a dit que je ſerais à la Cour ; & comme c’eſt à ſes yeux le plus haut point de félicité, elle a donné ſa parole. Je lui ai marqué toute ma répugnance pour un pareil hymen, & je l’ai aſſurée que je ne me ſouciais point du tout d’être à la Cour. Si vous ne vous en ſouciez pas , moi, je m’en ſoucie m’a-t-elle répondu d’un ton aigre, & prétends être obéie. La deſſus, elle eſt ſortie. Je ſuis rentré dans mon appartement pour me livrer aux plus cruelles réflexions, aux larmes & aux ſoupirs.

J’aime ma mere autant que je la reſpecte ; mais je penſe qu’il eſt des devoirs pour nos parens auprès de nous, comme il en eſt pour nous auprès d’eux ; & je ne les crois pas en droit de nous gêner dans le choix d’un état d’où dépend le bonheur de toute la vie. L’autorité paternelle ne fut donnée que pour protéger, & non pour perdre. Ce n’eſt pas pour eux que le pere & la mere ont ce dépôt ſi cher, c’eſt pour leurs enfans, pour l’intérêt de l’enfant ſeul, qu’il lui commande ; & la ſupériorité du pere & de la mere n’eſt que le droit même du fils ou de la fille d’avoir un guide dans ſon enfance, un conſeil dans ſa jeuneſſe, un conſolateur dans ſes maux, un appui, un protecteur, un ami toute ſa vie, & non un tyran. Voilà certainement quel eſt le véritable eſprit de cette autorité ſacrée qui ne reſſemble à nulle autre, qui n’eſt forte que par l’amour, & qui diſparaît quand l’amour ceſſe. Et n’eſt-ce rien pour une mere que le bonheur de ſa fille ? N’eſt-ce rien aux yeux même du public que la tendreſſe maternelle ? qu’un orgueil & qu’une ambition mal placés s’efforcent d’énerver cette obligation ſacrée. Il s’éleve un cri plus puiſſant que tous les ſophiſmes qui condamnent la dureté au moment même où l’on tente de la juſtifier. Ne point rendre malheureux ſon enfant, celui qui tient de nous la vie ; il n’eſt aucune circonſtance qui jamais puiſſe diſpenſer d’un tel devoir. Il n’eſt point de préjugé qui jamais doive étouffer un ſentiment ſi fort empreint par la nature elle-même. J’aime mieux vivre dans quelque coin inhabité de la terre, que d’épouſer un homme que je hais. qui ne veut de moi que mon bien, qui croit m’honorer, & qui finira par me mépriſer dès que je ferai ſa femme. Je ne ſuis touchée ni de la condition, ni du rang. Que me ſervirait tout cela avec un mari qui me donnerait mille dégoûts, mille mortifications ; eſt-il d’autres richeſſes que le bonheur ! d’autre vertu que ſon penchant lorſqu’il eſt légitime. J’aime un homme aimable, qui m’aime, dont le rang, la naiſſance, & les qualités n’ont rien que de diſtingué ; & ſi le ſort ne l’a pas placé dans la claſſe des grands Seigneurs, eſt-ce un défaut, une excluſion au mariage ? Non ma Lucie, ma raiſon me dit que le préjugé ſeul eſt un vice.......

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Que vais-je vous apprendre, ma chere & tendre amie, que vais-je vous apprendre ? Depuis trois jours je n’ai plus d’expreſſions que mes ſanglots ; mes yeux me refuſent juſques à la triſte conſolation de verſer des larmes ; la ſource en eſt tarie, & mon cœur deſſéché manque lui-même de ſoupirs.

La rapidité des paſſions nous emporte dès que nous leur avons cédé le moins du monde ; le Chevalier m’a preſſé de lui accorder une entrevue. J’ai cru pouvoir me permettre de le recevoir en particulier. À la faveur des ténebres, il était parvenu dans ma chambre, il m’a parlé de mon mariage avec le Comte de ... & m’a demandé s’il était vrai, comme il le publiait, que je me deſtinaſſe à lui, & que les paroles fuſſent données. Il baiſſait les yeux en me diſant cela ; ſon air était tendre & embarraſſé. Je vous entends lui ai-je dit, entendez-moi auſſi. Aurais-je ſouffert que vous me rendiſſiez des ſoins, vous aurais-je fait l’aveu de ma tendreſſe, vous… la joie du Chevalier ne m’a pas permis de pourſuivre. Il eſt tombé à mes genoux. Quels raviſſemens ! quels tranſports ! De combien de façon il m’exprimait ſa reconnaiſſance, ſon amour ; nous jouiſſions des douceurs que goûtent deux cœurs unis par le ſentiment & la délicateſſe, nous étions dans cette douce ivreſſe du ſentiment, lorſque ma mere a parue, les yeux étincelans de colere. Revenue de cette eſpece d’engourdiſſement où l’avait jettée la ſurpriſe & la fureur, elle a adreſſé la parole à M. P. *** qui était interdit & confus. Quels ſont vos deſſeins, lui a-t-elle dit, ſéduire ma fille, empoiſonner ſes jours & les miens ? Le Chevalier s’eſt jeté à ſes pieds, a atteſté le ciel & l’amour de la pureté de ſes intentions. J’expire à vos genoux, Madame, ſi vous ne daignez… L’amour a ranimé mes forces ; je me ſuis auſſi proſternée toute en larmes devant Madame d’Herbeville. Ô ma mere ! me ſuis-je écriée, ſoyez touchée de mes pleurs. Mon âge, l’amour du Chevalier, ſes graces, ſon mérite perſonnel, tout m’excuſe, daignez vous y arrêter un moment. Votre bonté, vos entrailles maternelles… — Comment fille rebelle, tu oſes réclamer les droits de la nature ; ils ſont éteints ſi tu ne changes de façon de penſer. Voilà donc le motif de tes refus ? — J’ai voulu répliquer ; M. P. *** s’eſt efforcé de me juſtifier. Mais elle a été inexorable ; nos larmes n’ont rien pu ſur ſon cœur ; elle m’a dit d’une voix auſſi terrible que menaçante : renonce à ta mere ou à ton amant ; décide-toi, réponds ? — Ma mere, qu’oſez-vous exiger ! Vous m’accablez, vous me percez le cœur. — Obéis, te dis-je, ou crains… M. P. *** & ſorti dans ce moment, ce qui a empêché Madame d’Herbeville de pourſuivre. Il avait les yeux en pleurs. Que ſes regards étaient tendres & touchans ! Le plus profond ſoupir a été ſa derniere expreſſion.

Imaginez-vous dans quel état était mon ame ; cent fois elle a paru ſur le bord de mes levres prête à s’enfuir. Ma mere qui était ſortie auſſitôt que le Chevalier, eſt rentrée un inſtant après. Elle m’a trouvé ſans ſentiment. Je ne ſuis revenue à moi qu’avec une fievre brûlante… Je ſuis dans les plus grandes ſouffrances : il faudrait aimer comme moi, une mere & un amant pour ſentir tous les combats qui s’élevent dans mon cœur, entre l’amour & la nature.

Oui, mon amie, je préfere de renoncer au monde, d’être renfermée dans un cloître plutôt que d’épouſer le Comte de ... Je ne prononcerai jamais ce oui qui peut me ſéparer pour toujours de ce que j’aime. Ne ſerait-ce pas tromper le mari que ma mere me deſtine que de l’épouſer le cœur rempli de paſſion pour un autre ? Je n’ai ni aſſez de force, ni aſſez d’analogie avec le crime pour ſouiller d’un parjure le lit de l’hymen. Mais j’ai aſſez de courage pour ne pas prononcer un ſerment qui ſoit démenti par mon cœur. Enfin, ma bonne amie Lucie, je ne trahirai point le Chevalier en paſſant entre les bras d’un autre, lui ſeul peut me rendre heureuſe. Être unie à ce qui n’eſt point lui, ſerait pour moi le ſupplice de ce tyran qui fit lier un de ſes ſujets avec un cadavre. Ce ſerait jeter ſur chaque moment d’une exiſtance meurtriere, la douleur des regrets, & l’horreur du déſeſpoir. Soutenez-moi dans mon accablement, aidez-moi de vos conſeils, j’en ai plus beſoin que jamais. Que dois-je faire ; je ſuis tentée d’écrire au Comte de ... & de l’engager, par l’aveu de l’amour que j’ai pour M. P. ***, de ſe déſiſter du projet de m’épouſer, n’ayant d’autres droits ſur moi que le conſentement, ou plutôt que la vanité de Madame d’Herbeville. Encore une fois, que dois-je faire ? Conſeillez-moi, vous, la dépoſitaire de mes peines & de ma tendreſſe.




… Cruelle Lucie ! que m’apprenez-vous ? Quelle triſte lumiere venez-vous porter dans mon cœur ? Vous deviez eſſuyer mes pleurs, vous les faites couler de nouveau ; pourquoi me faire enviſager toutes les peines que ma tendreſſe pour le Chevalier me prépare ; je trouve cependant une douceur infinie à m’y livrer ; & je ne ſais pas ſi j’ai gagné à ſoulever le bandeau de l’amour, & s’il ne vaut pas mieux tenir à une illuſion qu’on chérit, que de toucher à une réalité déſagréable.

Ah ! qu’il eſt cruel pour une ame ſenſible d’avoir intéreſſé une autre ame délicate & auſſi tendre qu’elle même ? d’avoir reçu le ſerment de ſon affection, d’avoir tranſporté tous les vœux, tous ſes deſirs, tout ſon bonheur vers la gloire de lui plaire, d’en être chérie, & de ſe voir forcée de briſer les nœuds qui nous attachent à elle… Moi écrire au Chevalier pour lui dire… Je n’en aurai jamais la force… Comment lui annoncer ce que je ne penſe point, ce que je ne deſire nullement, & ce qu’on, veut cependant que je faſſe… Comment lui apprendre ?… Ma Lucie !… ma Lucie !… je me repoſe ſur votre amitié, ménagez ſon cœur, ſa ſenſibilité… Je ſuc… com… be… Dieu ! quel état que le mien !




… Le devoir a enfin triomphé !… Je ne le verrai donc plus !… Voilà qui eſt fait, le bonheur n’eſt plus qu’un ſonge pour moi ;… dans trois jours je ſerai liée à jamais au Comte de ... Comment me préſenter à l’autel… Quoi ! je pourais !… mais il le faut… Quel trouble égare ma raiſon !… Il eſt donc parti l’ingrat ! Il ne m’a jamais aimé… Si je lui euſſe été chere, ſe fut-il éloigné ? L’eſpoir ne l’eût-il pas ?… Ah ! c’eſt moi ſeul qui ſuis coupable. J’ai trahi l’amour, ſi j’avais bien aimé le Chevalier, aurais-je conſenti à ſon départ, & à être l’épouſe du Comte de ... Ma mere a abuſé de ma faibleſſe, de ſon autorité ;… cruelle obéiſſance !… Mes idées ſont totalement bouleverſées. Je ne ſuis plus à moi, je ne ſais ce que je veux. Suſpendue entre deux mouvemens contraires, je me ſens à la fois capable de tout & de rien. Je forme mille projets que je renverſe à l’inſtant ; ma ſituation eſt auſſi triſte que déſeſpérante. Ô Dieu !… ô amour !… ô Lucie !…




Fragment d’une Lettre de Lucie.

Il n’eſt que trop vrai, ma chere amie, que la pauvre d’Herbeville n’eſt plus, & qu’elle s’eſt empoiſonnée volontairement pour n’être pas obligée de coucher avec un homme qu’elle n’aimait pas. Elle eſt rendue la victime de l’obéiſſance & de la ſotte vanité de ſa mere. Voici comme la choſe s’eſt paſſée.

Au moment où on la conduiſit dans la chambre nuptiale, & que chacun la quitta en lui faiſant quelques plaiſanteries d’uſage, elle s’approcha de moi, les larmes aux yeux, me ſauta au cou, & elle me tint étroitement embraſſée pendant un eſpace de temps aſſez long. Je partageai ſes ſoupirs ; ſes pleurs ne me ſurprirent point s’ils m’affligerent ! Je connoiſſais les intérêts de ſon cœur. Enfin elle s’arracha de mes bras pour ſe jeter dans ceux de ſa mere. Madame d’Herbeville la repouſſa durement, en lui reprochant de faire la petite ſotte ; ce ſont ſes paroles. À ce reproche déplacé, cette fille charmante redoubla de ſanglots & de larmes, colla ſes levres ſur celles de ſa mere, & ſe retira dans un cabinet voiſin. Alors nous ſortimes tous, & ne laiſſames que ſon mari dans ſa chambre.

Le Comte, impatient de jouir des droits de l’hymenée, fut chercher ſa femme. Il la trouva étendue ſur le parquet, & évanouie. Ses cris nous firent voler dans l’appartement nuptial ; elle était ſans ſentiment, & prête à rendre le dernier ſoupir. Chacun de nous attribua cette révolution à la violence qu’elle s’était faite ; nous nous empreſſames de la rendre à la vie. Quelle fut notre ſurpriſe & notre douleur lorsqu’elle ouvrit la paupiere, regarda d’un œil mourant ſa mere, & lui dit : „ vos ſoins ſont inutiles, je me ſuis empoiſonnée. J’eſpere que Dieu me fera gra… ce… C’eſt moins… mon… crime… que le vôtre… J’ai… o… b… é… i… “ elle expira.


Fin de la première Partie.
L’ÉTOURDI.

LETTRE PREMIERE.

Ce qu’on a déjà vu ; des amans ſurpris
& qui ſe ſéparent pour toujours.


Après que Madame d’Herbeville m’eût ſurpris avec ſa fille, & qu’elle m’eût defendu de paraître chez elle, je ne m’y préſentai plus. Je cherchai ſeulement à voir ailleurs mon adorable Roſe, ou à lui faire remettre quelque lettre. Tous les moyens que je tentai furent inutiles : elle était entourée de gens trop dévoués à ſa mere ; malgré tous ces obstacles, l’eſpérance ne s’était pas échappée de mon cœur. Je connaiſſais celui de Mademoiſelle d’Herbeville ; j’oſais compter ſur la parole qu’elle m’avait donnée de n’être jamais à d’autre qu’à moi. Que devins-je, grand Dieu ! quand elle m’eut fait écrire par ſa meilleure amie, par celle qui poſſédait toute ſa confiance, que ſon mariage était arrangé avec le Comte de ... qu’elle était contrainte d’obéir, & qu’elle me conjurait de n’y apporter aucun empêchement.

Cette épître commença par me donner le délire, & finit par me jeter dans un état de démence. Je m’abandonnai tout entier à ma douleur, reſtai deux jours enfermé ſans boire, ſans manger, & ſans recevoir perſonne. Serfet ſeul pénétra, malgré mes ordres, juſques dans l’appartemment où j’étais retiré : il entra avec fracas & précipitation, il avait un air conquérant. Eh bien ! me dit-il, il faut ſans ceſſe t’arracher à l’amour ; oh ! quel cœur que le tien ! Sais-tu bien que tu me donnes de la peine, & que tu t’expoſes à la riſée publique. Je compte que cette leçon te corrigera totalement, & qu’enfin tu te convaincras, qu’il n’eſt aucune femme qui ne nous ſacrifie au moindre intérêt. Eſt-ce que tu comptais ſur une fidélité à toute épreuve de la part de ta maîtreſſe. Pauvre imbécille ! Allons, allons ! faut-il donc tant s’affliger !


L’hymen te la ravit, l’amour te la rendra.


Ou t’en procurera d’autres qui vaudront celle que tu perds & que tu pourais laiſſer à ton tour.

Ce bavardage que j’écoutais avec ce ſilence ſtupide où la douleur m’avait plongé, & que le Chevalier prit pour cette attention reſpectueuſe qu’un écolier prête aux leçons de ſon maître, fit ſur moi la plus vive impreſſion.

Que celui qui le premier a dit que l’amour-propre eſt le ſentiment qui s’empare le plus de notre ame, & qui en exclut tous les autres plutôt que d’en ſouffrir le moindre échec, connaiſſait le cœur humain : la crainte d’être en butte aux éternelles plaiſanteries de Serfet, & la vanité de ne pas paraître plus conſtant que Mademoiſelle d’Herbeville, m’engagerent à ne point me laiſſer mourir comme je l’avais réſolu : je me déterminai à changer abſolument mon genre de vie. Je ſentais que je ne pourais trop noyer mes idées dans tout ce qui pourait affaiblir en moi le ſouvenir de celle que j’adorais encore malgré ſa perfidie. Je conçus cette réſolution avec cette force que je mets dans toutes mes idées. Je m’éloignai, dès le même jour, d’un lieu qui ne m’aurait donné que des cruels ſouvenirs. Je partis pour Paris dans l’intention d’eſſayer ce que pourait l’occupation d’eſprit contre une paſſion qui me tourmentait encore malgré les raiſons que j’avais pour l’éteindre & qui auraient dû ſuffire, ſi le flambeau de l’amour ne dévorait pas tout ce qui s’oppoſe à ſes feux.

J’éprouvai bientôt à quel point l’eſprit ſuit le cœur, & combien il eſt difficile d’arracher l’un à ce qui ſéduit l’autre. Emporté machinalement vers l’objet que je voulais toujours éviter, il ne me reſtait de mes efforts que le ſupplice de les avoir faits. J’étais ainſi tourmenté de plus en plus par l’idée cruelle de ma Roſe, lorſque Serfet, qui vint à Paris, m’apprit qu’elle n’était plus.

Qui le croira ! Une joie barbare vint ſe mêler à ma triſteſſe. Mon ame treſſaillit d’apprendre que ma maîtreſſe n’avait point paſſée dans les bras d’un rival, je préférai de la ſavoir parmi les morts. Étrange effet d’une paſſion violente ! Oui, Deſpras, ſi quelque choſe pût ſécher les pleurs dont j’arroſai ſa cendre, ce fut la certitude qu’elle n’avait point été en la poſſeſſion de l’indigne Comte de ... & que c’était à l’amour à qui elle avait ſacrifié ſa belle vie. Ce courage, qui mérite la plus vive admiration, me fit ſentir, plus que jamais, le malheur de n’avoir pu être unie à une beauté digne d’un meilleur ſort.


LETTRE II.

Qui poura plaire ?


LA raiſon reprend ſon empire où les réflexions naiſſent. Celles que je fis, & qu’on me fit faire, m’engagerent à diſſiper mon chagrin. Ce n’eſt pas la ſolitude qui convient à un cœur agité ! Quiconque a été obligé de fuir l’idée de l’objet qui l’intéreſſe vivement, doit encore plus ſe fuir lui-même. C’eſt dans le tumulte du monde qu’il trouve à ſe diſtraire. Je courus donc derechef les ſpectacles, les femmes, les ſoupés ; & je me livrai à cela d’abord d’un air ſi triſte, que mes amis m’en plaiſantaient. Les femmes ſachant par Serfet le motif de ma mélancolie, voulurent avoir, chacune en particulier, la gloire de me faire oublier mon amour, en prévenant, le plus décemment qu’il fut poſſible, des deſirs auxquels elles ſuppoſaient qu’il ne manquait qu’un peu d’encouragement.

Madame de Marſanges qui avait déjà eu pluſieurs aventures connues avec des gens qui l’étaient peu, commençant d’atteindre ſon ſixieme luſtre, croyant apparemment que ma conquette lui donnerait une certaine célébrité, me fit entendre que ſa défaite dépendait entiérement de moi. L’air tendre qui régnait dans ſes yeux, m’eut peut-être précipité dans ſes bras, ſi le ſouvenir cruel, que quelques automates n’avaient converti en opprobre le plaiſir de la poſſéder, ne m’en eût éloigné.

Une femme intéreſſe autant par les événemens de ſa vie que par les charmes de ſa figure. Et lorſqu’elle a vécu ſans éclat, ou qu’elle s’eſt avilie en ſe prodiguant à des hommes qui n’en avaient pas, autant vaudrait-il qu’elle fût ſans beauté. Il n’eſt pas poſſible à un petit-maître de la prendre. Cet engagement ſe perdrait de réputation.

Madame de Marſanges, qui avait vu l’inſtant de ma conquête, ſe garda bien de croire qu’elle fût manquée pour avoir été différée. Elle ne put ni ne dut ſoupçonner la réflexion cruelle qui en était la cauſe. Elle s’imagina, comme font la plupart des femmes, que la crainte de déplaire enchaînait ma tendreſſe ; mais que, quand je croirais avoir fait une aſſez vive impreſſion, je la ſerais connaître. Dans cette idée, elle me procurait ſouvent les occaſions, & m’encourageait de rompre un ſilence qu’elle ſuppoſait peſer à mon cœur. Sa bonne foi la rendait intéreſſante ; mais ſa honteuſe facilité était une éponge qui effaçait à mes yeux tout ce qu’elle pouvait avoir d’aimable. Un peu d’obſtacle eſt néceſſaire aux deſirs ; Ils n’ont jamais été pour moi qu’un encouragement de plus ; quelquefois même pour me faire une paſſion d’un mouvement qui, s’il n’eût pas été contrarié, aurait été auſſi paſſager qu’il était faible dans ſa naiſſance ; il a ſuffi qu’on m’en ſuſcitât.

Enfin appercevant que je ne devenais jamais plus entreprenant, & ne voulant ou ne pouvant plus ſe contraindre, Madame de Marſanges m’écrivit une belle lettre pleine de tendreſſe, & du tableau des plaiſirs que procure l’amour.

Cette démarche de ſa part acheva de me révolter contre elle, en me montrant toute la baſſeſſe de ſes ſentimens. Je lui répondis „ que la différence que j’avais toujours mis entre un engagement où la volupté couronnait l’amour de l’amant délicat, & ce vil commerce qui ne fait que répéter la ſcene des plaiſirs ſans offrir jamais le ſpectacle de la volupté & de l’amour, m’empêchait de voler dans ſes bras. “

Tout ſe ſait dans le monde ſans qu’on ſoit indiſcret. Il y a des curieux, des oiſifs, des bavards, des méchans ; tous ces gens là devinent, ſuppoſent, affirment, exagerent. À les entendre, on les croirait confidens de la ville & de la Cour. Rien ne ſe fait pour eux derriere la toile.

Une façon, de penſer ſi peu analogue aux mœurs des jeunes gens qui n’ont la plupart aucune idée de cette volupté pure qu’éprouvent deux ames ſensibles qu’un même penchant réunit, & qui ne connoiſſent que ce feu brûlant qui naît & s’éteint avec les deſirs, fit du bruit dans le monde. Une jeune femme en fit hautement l’éloge, & témoigna quelque envie de me connaître. Je lui fus préſenté ; on la regardait comme une des plus grandes métaphyſiciennes du royaume.

Elle loua d’abord ma conduite envers Madame de Marſanges, enſuite elle épuiſa tous les rebus des Platoniciens pour vanter un attachement fondé ſur l’enthouſiaſme de la vertu ; & elle finit par me laiſſer entrevoir qu’elle récompenſerait ma délicateſſe, ſi le goût d’une liaiſon dépouillée de tous les plaiſirs que les ſens procurent, pouvait être un ſupplément aux deſirs brutaux de la paſſion.

Une femme âgée de 23 ans, métaphyſicienne ! Cela me parut nouveau. Une façon de penſer auſſi ſinguliere m’engagea à connaître juſqu’où il ſerait poſſible qu’une femme pût pouſſer la réſiſtance, & être maîtreſſe d’elle-même. Je fis ma cour fort aſſidument, & tout en promettant de n’avoir qu’une paſſion très ſubordonnée à la pureté de nos maximes, je tâchais de les lui faire violer. Ne pouvant m’imaginer qu’un ſexe qui ne paraît occupé ſérieuſement qu’à ce qui peut le conduire à plaire, puiſſe jamais ſe bleſſer d’apprendre qu’il y eſt parvenu ; & que s’il arrive qu’on lui montre plus de deſirs que de ſentiment, plus d’eſpérance que de crainte, il ne nous ſache pas intérieurement plus de gré de l’hommage que nous rendons à leurs charmes, qu’elles ne nous veulent mal de l’inſulte que nous paraiſſons faire à leur vertu.

Mais ſoit que Madame de Nephes empruntât du préjugé ou de l’orgueil, une force factice, ſoit que je n’eus pas encore ſaiſi le moment de la ſéduction, d’abord rien ne fut capable de l’éloigner des principes qu’elle affichait dans le monde.

Comme les deſirs s’accroiſſent à proportion de la gêne qu’ils éprouvent, cette réſiſtance enflamma mon imagination, en me perſuadant que ſi je pouvais vaincre Madame de Nephes, je goûterais des plaiſirs bien au deſſus de tout ce que j’avais juſques ici éprouvé.


LETTRE III.

Il ne faut jurer de rien.


LE haſard qui, ſans doute, voulait plus ſervir mes deſirs que la vertu de Madame de Nephes, me conduiſit chez elle dans un moment où ſon mari était ſorti, & tous ſes gens éloignés. J’entre de piece en piece à pas précipités quoique ſuſpendus, ſans rencontrer perſonne qui les arrête. Je parviens juſques dans ſon appartement, elle repoſait. Emporté loin de moi, la profonde ſolitude dans laquelle nous nous trouvions, la fureur de mes deſirs, tout m’invitait à la témérité. Je crus que cet inſtant qui confond toutes les idées des femmes ſaiſi par moi, avec la derniere audace, me rendrait heureux. La ſurpriſe, l’effroi commencerent bien ma victoire ; mais elle fut ſuſpendue pour quelques inſtans.

Madame de Nephes s’eſquiva de mes bras, en me reprochant, d’une voix étouffée & tremblante, de ne connaître en amour d’autre plaiſirs que ceux que les ſens procurent. Vous traitez de chimere, me dit-elle, & d’illuſion, les mouvemens qui portent à l’ame une volupté plus vive & plus délicate mille fois que ne peut l’être celle dont vous faites votre unique objet. J’avais meilleure opinion de vous.

Quelques modérés que fuſſent ces reproches, je ne doute pas qu’ils ne m’en euſſent impoſé, ſi le ton dont elle me les faiſait, ne m’eût fait perſiſter dans mes deſſeins. Sa voix, naturellement douce, avait ſi peu acquiſe ce ſon que lui donne la colere, que je ne pus me déterminer à ne pas eſſayer ſon indulgence. Je changeai ſeulement de moyens.

Tu ſais, mon cher Deſpras, avec quelle facilité je pleure, & avec quel art ; je joins aux larmes les plus abondantes les ſanglots & les gémiſſemens. Jamais plus belle occaſion d’employer mes talens ne s’était offerte. L’éloquence du ſilence, des larmes & de l’accablement, devinrent donc mes ſeules armes contre Madame de Nephes. Je me précipitai à ſes genoux, je lui pris la main, & la lui baiſai avec une ardeur extrême ; enſuite tout doucement je levai mes yeux ſur les ſiens, comme pour y chercher l’abſolution de ma témérité paſſée ; mais mon but était de lui montrer mes larmes. Car l’on m’a dit plus d’une fois que je ſuis, on ne peut pas plus intéreſſant quand je pleure ; parce que mes yeux qui, dans leur état naturel, ſe trouvent un peu moins tendres que hardis, ſe trouvent très-adoucis par cette humidité, En effet, ces groſſes larmes qui ſillonnaient le long de mes joues, ces ſoupirs dont elles étaient accompagnées, & les ſanglots, dont je les ornais, produiſirent tout l’effet que je m’en étais promis, en la jetant dans le plus grand attendriſſement. Comment dépeindre tous les mouvemens qui l’agitaient. La joie, la tendreſſe, la douleur, le deſir même, chacun de ces ſentimens ſiégeait tour-à-tour dans ſes yeux.

J’y avais lu trop diſtinctement l’impreſſion qu’elle recevait de ma préſence, & les efforts qu’elle mettait à me les cacher pour ne pas achever d’abattre ſa vertu expirante. J’oſai porter ma bouche ſur un ſein qui, ſans être d’albâtre, en avait la blancheur & la fermeté.


Comme on voit d’un ruiſſeau les ondes argentées.
S’élever, s’applanir, par les vents agités,
De même ce beau ſein libre dans ſon eſſor,
Se ſouleve, s’abaiſſe, & ſe ſouleve encore.


Toute égarée qu’elle était alors, cependant elle était encore aſſez à elle-même pour ſentir le danger où elle ſe trouvait expoſée. Mais il était trop tard pour que cette réflexion pût lui être utile… Mes baiſers portent l’incendie aux extrémités de ſon corps ; ſes genoux fléchiſſent, enfin ſon ſein palpite, tout ſon corps s’affaiſſe, elle tombe. Déjà la nature avait donné le ſignal du plaiſir, déjà elle repouſſait d’une main égarée mes careſſes brûlantes, quand tout-à-coup elle ſe ſent abymée dans les flots d’une volupté plus profonde encore. Son ame ne peut y réſiſter, elle s’envole en comblant la meſure des plaiſirs. Bientôt elle recouvre la vie, & retrouve deux fois la mort dans l’ardeur de mes embraſſemens.

Avant de me ſéparer de Madame de Nephes, je lui fis promettre qu’elle viendrait ſouper le même-jour dans une petite maiſon que j’avais, & où il lui était aiſée de ſe rendre ſans ſuite & ſans crainte. La réputation qu’elle s’était faite exigeait toutes les meſures qui ſemblaient devoir aſſurer ſon ſecret. Elle fut ſenſible à ce procédé de ma part, trouva que mon arrangement la mettait à l’abri des commentaires & des ſoupçons où mes viſites pouvaient l’expoſer ; & mon empreſſement à paſſer la ſoirée tête à tête avec elle, la flatta d’autant plus qu’il lui prouvait mon amour. Hélas ! elle était bien éloignée de s’attendre à ce qui lui arriva, & moi bien éloigné de le prévoir. Le premier courier t’inſtruira de l’un & de l’autre.


LETTRE IV.

Tôt ou tard l’on eſt démaſqué.


Le contentement qui regne en nous ſe peint ſur le viſage. En ſortant de chez Madame de Nephes, je fus au Vaux-hall. J’y rencontrai un de mes camarades ; il me trouva un air heureux. Je lui avouai qu’il n’en impoſait point, & lui racontai mon aventure. Il me demanda le nom de l’héroïne J’avais le cœur trop plein de ma félicité pour que la diſcrétion pût y trouver place. Eh ! le moyen de cacher quelque choſe à un ami. Je lui nommai donc le reſpectable objet de ma tendreſſe.

Madame de Nephes, dit mon camarade ; je la connais mon ami, c’eſt une petite hypocrite qui ſous le maintien le plus honnête, ſous le plus grand air de candeur & de naïveté, & ſous l’apparence du plus grand détachement du plaiſir phyſique, cache l’ame la plus profondément fauſſe & le goût le plus décidé pour les plaiſirs. Cette aſſertion t’étonne, ajouta-t-il, plaçons-nous à ce coin, & je t’en prouverai la vérité ; il me ſuffira de te raconter le tour que lui joua ſon mari le premier ſoir de ſes noces. Nous nous aſſeyons, mon camarade me parle ainſi.

„ Madame de Nephes a toujours eu la manie de paſſer pour Métaphyſicienne ; car étant encore, fille, elle diſait que ſi elle, ſe mariait elle voudrait vivre en bonne amie, & en ſœur avec un mari à qui elle ne demanderait qu’un commerce de ſentimens, & qu’une amitié parfaite. Elle le prononçait d’un ton de voix ſi timide & accompagné de regards ſi modeſtes, enfin d’un air ſi pur, qu’il n’y avait pas moyen de ſe méfier que cela ne fût pas ſincere. Ce n’était preſque que de vieux militaires qui fréquentaient chez ſa mere, & qui, chacun en particulier, aurait été fort aiſe de recrépir ſa fortune avec la ſienne. Elle était une aſſez riche héritiere ; & ſe confiant qu’elle était réellement fille à n’épouſer que la bonne amitié, ils la demanderent au pere qui lui laiſſait la liberté du choix. Elle ne fut pas ſi ſotte que de ſe déterminer pour des pareils demandeurs qui auraient dû plutôt poſtuler les invalides que de rechercher une jeune perſonne en mariage. Sans démentir jamais ſon affectation, ce n’était ni l’âge, ni les infirmités qu’elle alléguait, elle trouvait aiſément d’autres motifs d’excluſion. Elle ſe réſervait à M. de Nephes qui avait tout l’air de lui donner plus qu’elle ne feignait vouloir. Elle attendait impatiemment qu’il ſe déclarât, il le fit, & fut accepté.

„ La fête fut ſplendide, & ſe paſſa au contentement de tout le monde, juſques au moment où l’on perdit les époux de vue, & qu’ils paſſerent dans la chambre nuptiale. La jeune mariée, laſſe du tumulte du repas, & toute étourdie de danſes & de ſimphonies ne demandait qu’à ſe coucher. Monſieur parut bien moins preſſant. Elle le ſollicitait de ſi bonne grace qu’il fallait être le moins courtois des hommes pour délibérer… Un air ſoucieux lui vint tout-à-coup maſquer le viſage, enfin fort embarraſſé de ſa contenance, il commença à parler ainſi d’une voix mal aſſurée.

„ Avant de nous coucher, Madame, il faut que je vous faſſe une confidence qui me fait plus de honte, qu’elle ne vous fera de peine ſans doute, vu les diſpoſitions que je vous connais, & que je vous ai entendu dire cent fois que vous ne vouliez d’un mari que comme d’un frere ; je ne puis effectivement faire d’autre perſonnage auprès de vous. Je n’ai malheureuſement que des ſentimens à vous donner. La plus parfaite tendreſſe enflamme pour vous mon cœur. Je vous aime auſſi ſincérement qu’on puiſſe aimer ; mais la guerre a de bien étranges accidens. La carabine d’un maudit huſſard armée contre moi, ou plutôt contre vous Madame, m’avait défendu de ſonger au mariage, ſi je n’euſſe trouvé en vous une ame debarraſſée des ſens, qui préfére un commerce délicat… La ſurpriſe où ce compliment inattendu jeta Madame de Nephes, l’empêcha d’interrompre plutôt ſon mari. Enfin elle éclata & vola dans la chambre de ſes parens, pour ſe plaindre d’un pareil monſtre ; c’eſt ainſi qu’elle le traita. La mere voulait l’aller inſulter, le pere, plus modéré & plus compatiſſant aux afflictions humaines, remit la partie au jour, & fit reſter la fille dans leur chambre.

„ Le lendemain il alla philoſophiquement ſe plaindre à M. de Nephes de ſon procédé. Celui-ci, après s’être excuſé de ſon mieux, conſentit que le ſoir même on rompit ce qui avait été fait la veille, & cela ſans bruit. Les mêmes parens qui avaient honorés la noce de leur préſence furent invités. Ils vinrent. On leur conta la choſe ; & ſelon les diſpoſitions de chacun, les hommes plaignent l’homme, & conſolent la femme par l’eſpoir d’un plus heureux avenir. Les femmes plaignent la femme, & maudiſſent le mari. M. de Nephes ne manqua pas de repréſenter pour ſa juſtification ce que la Demoiſelle avait dit ſi ſouvent. Enfin parurent les Conſeillers du Roi, Gardenotes, & pendant qu’ils taillaient leurs plumes, M. de Nephes qu’on allait travailler à démarier, demanda qu’il lui fut permis de paſſer dans une autre chambre, avec celle qui était encore ſon épouſe, & à laquelle, malgré ce qu’on préparait, il voulait communiquer un ſecret important ; on trouva ſa demande juſte. Madame de Nephes ne le ſuivit néanmoins qu’avec peine, parce qu’elle l’avait pris en averſion.

„ Quelques momens après, elle vint avec vivacité ôter la plume des Notaires, & dire à l’aſſemblée, que ce que ſon mari vient de lui communiquer, l’engage à laiſſer ſubſiſter les choſes, & qu’elle ne veut pas ſe ſéparer de lui. Chacun devina quel pouvait être le genre du ſecret dont il lui avait fait part. M. de Nephes, qui n’avait fait cette feinte que pour acquérir la connaiſſance des femmes, généralement peu ſinceres ſur ce point, fut fort content d’avoir appris qu’elles ſe parent d’un déſintéreſſement dont elles ne ſont pas capables. “

Il faut en convenir, Deſpras, que notre ſexe change promptement de diſpoſitions. Ce que mon camarade m’apprit me détacha ſur le champ de Madame de Nephes, & même la rendit ſi indifférente à mes yeux, que je n’eus pas ſeulement la fantaiſie de me venger hautement d’elle, en rendant publique l’aventure de la premiere nuit de ſon mariage. Je réſolus ſeulement de lui faire dire de ne pas ſe rendre dans ma petite maiſon, & de lui marquer que j’étais inſtruit de cette anecdote.

Tu n’y penſes pas, me dit mon camarade, lorſque je lui fis part de mon projet ; il faut, mon ami, en faire un exemple pour les autres femmes qui voudraient faire les bégueules. Ce n’eſt pas ton amour-propre qu’il faut ſacrifier, c’eſt le ſien que tu dois immoler. Laiſſe la venir au rendez-vous ; comporte-toi avec elle, comme ſi tu euſſes ignoré ce que je viens de t’apprendre, & je me charge du reſte, ce ſera une fort bonne ſcene.

Je n’ai jamais eu le cœur méchant, & ſurtout pour les femmes. J’ai toujours préféré de montrer des torts, même envers celles qui en avaient de réels avec moi, & cette façon d’agir m’a toujours bien réuſſi. Humiliez une femme dans le tête à tête, elle vous pardonnera ; mais elle eſt votre ennemie irréconciliable, dès que vous avez mis le public dans la confidence. Je me permis ſeulement la petite malice de la faire attendre long-temps au rendez-vous, & de lui écrire à minuit qu’une affaire imprévue s’était oppoſée à mes plaiſirs, & que je ne prévoyais pas le moment où je pourais être plus heureux.

La ſéchereſſe de mon billet déſola Madame de Nephes, à ce que me rapporta celui de mes gens deſtiné au ſervice de mes plaiſirs ſecrets. Elle pleura amérement, & long-temps ſans préférer un ſeul mot. Puis elle partit comme un éclair.


LETTRE V.

Moyen pour conſoler les affligés.


TRompé ſur le caractere de Madame de Néphes, je me promis bien de ne former d’engagemens que ceux qui ſeraient tiſſus par les deſirs & les plaiſirs. En conſéquence je me propoſai de porter mes hommages tour à tour à chaque femme de ma connaiſſance. La Marquiſe de Champlong fut celle ſur qui je jetai d’abord les yeux. C’était une jeune brune, vive, enjouée, pleine d’eſprit, & mariée depuis peu, malgré elle, à un homme d’un certain âge.

Celui qui nous épouſe ſans notre conſentement, mérite bien que l’on faſſe quelque choſe ſans le ſien. Certain de cette maxime je volai chez la Marquiſe.

Je la trouvai plongée dans la derniere douleur, & pleurant avec amertume. Je m’informai du ſujet de ſes peines ; elle m’apprit, que la perte qu’elle venait de faire de ſon fils âgé de trois mois, & unique objet de ſes eſpérances, l’affligeait à ce point. — Bagatelle, Madame, lui dis-je, bagatelle, vous devez au contraire des remercimens au ſort, de vous fournir un auſſi beau prétexte d’exiger chrétiennement de Monſieur de Champlong le pain du ſacrement. Ou, ſi comme je le ſoupçonne, ſon âge vous réduit à la condition de la Sulamite, vos charmes doivent vous raſſurer. Une femme aimable, ajoutai-je avec un air tendre, ne manque jamais de ſucceſſeurs.

La Marquiſe ne put s’empêcher de ſourire à la folie de cette idée. Interprétant ce ſouris en ma faveur, je la preſſai avec une ardeur extrême, de ne pas laiſſer éteindre la race de Champlong, & je mêlai à mes diſcours des carreſſes ſi tendres que je la voyais à chaque moment devenir plus faible, & moins chagrine. Enfin je crus être à ce qu’on appelle le moment. L’homme du monde qui aurait le moins connu les femmes, l’aurait également penſé, à voir le trouble qui l’agitait. En conſéquence, ma bouche fut bientôt ſur ſes beaux yeux eſſuyer les larmes qui les mouillaient, & de là, elle vint ſe repoſer ſur les deux plus jolies levres qu’il ſoit poſſible d’imaginer. Des tranſports pareils augmenterent ſon trouble. Tremblante, éperdue, elle ſe laiſſa aller dans ces mêmes bras où je la preſſais ſi vivement, & ſa chaiſe longue fut témoin & complice de mes plaiſirs. Malgré toute la force de mon raiſonnement qui prouvait à Madame de Champlong qu’elle venait de faire une bonne action, il lui reſtait encore un ſcrupule. Je l’entendis à demi-mot, les argumens recommencerent. J’étais convainquant, elle ſe rendit à d’auſſi ſolides raiſons.



LETTRE VI.

La femme d’un Robin.


VRaiſemblablement ce jour-là m’était deſtiné à remplir les œuvres de miſéricorde, en conſolant les affligées. En ſortant de chez la Marquiſe, je fus chez une femme qui a l’eſprit ſec, le cœur froid, & beaucoup de cette ſenſibilité qui en remplace les mouvemens. Son maintien était ſi modeſte, elle ſavait ſi bien afficher la vertu, & rougir au moindre mot équivoque, qu’il fallait avoir une ſorte d’habitude des femmes pour appercevoir que tout était factice chez celle-ci, qui avait l’avantage d’être la tendre épouſe d’un Robin, maigre perſonnage, extrêmement fat, ayant dans l’eſprit cette morgue, & ce pédantiſme qui n’appartient qu’à eux.

Un léger déshabillé blanc qui ne laiſſait appercevoir du ſein que ce qu’il fallait pour qu’on devinât, le reſte, & dont chaque mouvement excitait un deſir. Des cheveux négligemment noués avec un ruban roſe, des mules de la même couleur, qui recélaient & décélaient en même temps les plus jolis pieds. Tel était à-peu-près l’ajuſtement de Madame la Conſeillere. Nonchalamment jetée ſur une bergere, d’une main ſoutenant ſon front, & de l’autre eſſuyant avec ſon mouchoir quelques larmes ; telle était l’attitude dans laquelle je la trouvai.

Le ſilence ſtupide où me réduiſit ſa vue, aurait, je crois, toujours duré, ſi elle n’eût pris la parole, en m’invitant à m’aſſeoir, & en s’excuſant avec beaucoup de grace ſur l’état où je la trouvais. Elle ne put prononcer ces derniers mots ſans répandre de nouvelles larmes. Si la voix me revint lorſque je la vis pleurer, j’éprouvai auſſi que Madame de Champlong n’avait pas totalement épuiſé mes reſſources de conſolation. — Qu’avez-vous qui vous afflige ? Madame, lui demandai-je avec l’air du plus vif intérêt, & même un peu attendri, — je ne puis vous dire, Monſieur, ce que je voudrais me cacher à moi-même, me répondit-elle ; je la preſſai tendrement de livrer ſon cœur avec un peu plus de confiance à un homme qui l’adorait. Puis, tout-à-coup, & ſans ſavoir encore de quoi elle pleurait, je me mis à pleurer avec elle. Notre duo larmoyant ne dura que quelques minutes. Après quoi, je voulus continuer mes queſtions, mais la parole expira ſur mes levres, & mon ſilence parla d’une maniere bien conforme à celle dont je m’étais propoſé de parler.

Déjà mon cœur précipitait ſes mouvemens, mes yeux ſe rempliſſaient de nuages, lorſque quelques regards que Madame la Conſeillere jetait de temps en temps avec inquiétude du côté où ſe tenaient ſes gens, me firent penſer qu’elle craignait que quelqu’un d’eux n’entrât. J’allais m’aſſurer de deux doigts de verrou, quand les beaux yeux de la Conſeillere, ces yeux charmans auxquels je devais déjà tant de lumiere, m’apprirent, en ſe tournant avec autant de langueur que de modeſtie, du côté de la chambre à coucher, qu’elle croyait que nous y ſerions plus en ſûreté que dans celle où nous étions, & que je n’avais point ſaiſi le ſens de ſes premiers regards. Effectivement, il était imprudent de fermer la porte au verrou, c’était l’expoſer au danger du plus violent ſoupçon, ſuppoſé que ſon mari, ou que quelqu’un de ſes gens eût voulu entrer.

Je l’enlevai de deſſus ſa bergere, & tâchai, en la tranſportant, de lui faire oublier par des baiſers donnés en apparence avec feu, mais qui avaient plus d’expreſſion que de valeur réelle, à quel point, à tous égards, je lui manquais. Senſible apparemment à l’honnêteté de mon procédé, ou trop peu à elle-même pour ſavoir ſeulement ce qui ſe paſſait, elle ſe laiſſa entraîner, avec une douceur dont je ne perdrai jamais le ſouvenir, dans cette chambre, témoin ordinaire ſans doute du bonheur de quelqu’autre. Lorſqu’elle y arriva avec moi, mon premier empreſſement fut de chercher des yeux où je pourais la poſer. Une ottomane s’offrit à mes regards, je l’y jetai avec précipitation, & y tombai dans ſes bras.

Des reproches, des prieres, des menaces ſe ſuccéderent d’abord dans ſa bouche ; mais la faibleſſe de ſes efforts me diſait trop qu’elle était diſpoſée à me pardonner, pour ne pas abuſer de ſa clémence. Ah ! Chevalier, me diſait-elle, méritais-je de votre part un pareil procédé… Enfin voyant que rien ne me touchait que mes deſirs, elle ſe réſigna, en s’arrangeant toutes fois, le plus dignement poſſible. Mon cher mari, s’écria-t-elle alors, faut-il que je te faſſe infidélité, toi que j’aime tant ! Elle me ſerrait dans ſes bras avec toute l’ardeur que peut donner le moment qui précede celui du délire, en prononçant ce toi que j’aime tant. Elle reprit, tu ſais cependant, mon cher mari, comme je t’ai… me, le ſoupir du plaiſir étouffa le reſte.

À peine commençait-elle à r’ouvrir les yeux, lorſque nous entendîmes du bruit. Ce n’était rien du tout que M. le Conſeiller. Il marche, avec un pas ſi grave & meſuré, que j’eus du temps de reſte pour rajuſter ma parure. Son arrivée me donna pour ſa femme quelque inquiétude, je craignis qu’il ne s’apperçût de la violente agitation où je venais de la mettre. Madame la Conſeillere qui ſaiſit, ſur mon viſage, le ſentiment qui l’agitait, me raſſura par le plus tendre ſourire, & certainement à l’air de dignité qu’elle prit tout d’un coup, il n’y avait pas de quoi avoir le plus léger ſoupçon. Mais ce qui me confondit ce fut cette lenteur qu’elle mit à regagner la piece où notre converſation avait commencé. J’imaginais que la crainte d’être ſurpriſe dans une ſituation dangereuſe devait lui donner plus d’activité.

Nous n’avions eu que le temps de nous aſſeoir lorſque le mari entra. Si le maſque de Madame la Conſeillere me raſſura, je ne fus pas ſans quelque crainte que la ſolitude dans laquelle nous ſurprenait ſon mari ne lui parut extraordinaire. Elle lut encore dans mes yeux cette ſeconde inquiétude, & la fit diſparaître comme la premiere par le moyen d’un ſouris mocqueur, & en hauſſant les épaules.

Cet excès de ſécurité ne doit pas t’étonner, Deſpras, Monſieur le Conſeiller eſt de tous les maris le moins jaloux ; non, qu’il croie à la vertu des femmes, mais parce qu’il ne pouvait s’imaginer qu’un homme de ſon mérite ſoit mis au nombre de tant d’honnêtes gens : & le toucha-t-il au doigt, & à l’œil, je crois qu’il accuſerait ſes ſens de le tromper, plutôt que d’oſer ſoupçonner une femme qui a le bonheur de lui être unie ? Une pareille tête doit être à l’abri de l’aigrette !

Eh bien ! Madame, dit-il à ſa femme êtes-vous conſolée de la perte de votre ſerin ? Pourquoi me rappeller, répondit-elle, la perte d’un animal auquel j’étais auſſi attachée. Le grave Robin dérida ſon front, pour rire un inſtant de la douleur de ſa femme, enſuite reprenant ſon air rébarbatif, il commença un beau diſcours ſur les folies que font les femmes pour des chiens, des ſinges, des oiſeaux, &c.

Comme je n’ai jamais aimé les ſermons, & encore moins ceux des Robins, je laiſſai M. l’orateur prêcher ſa femme tant qu’il voulut. Je regagnai ma voiture, ne pouvant m’empêcher de me répéter ce que m’avait dit la Conſeillere, mon cher mari faut-il, &c. & riant comme un fou de la ſingularité de cette aventure, avec une femme que je trouvai étrange pour la premiere infidélité. Car perſonne n’offre plus qu’elle ce cruel défaut dont on ne fait juge que l’homme qu’on appelle ſon amant. Quoi qu’aſſez ſouvent on puiſſe donner un autre titre à celui que les femmes daignent honorer d’une confiance un peu étendue.


LETTRE VII.

Vanité d’une Baronne.


QUoique j’aie toujours connu le peu que je valais, je n’ai jamais eu, Deſpras, d’aveuglement ſur mon compte : & j’ai toujours conſervé auprès des femmes, même auprès de celles qui ont le plus pris ſur moi, aſſez de ſang-froid pour n’être pas trompé autant qu’elles l’auroient bien voulu ſur ce qui les déterminait à m’ouvrir leurs bras. Je m’apperçus donc que c’était moins à ce que j’étais, qu’à ce que ſont la Marquiſe & la femme du Sénateur, que je dûs leur défaite ; & que, par quelque homme que la ſéduction leur fût offerte, elles n’auraient pas manqué d’y céder. Mon amour-propre fut peu ſatisfait de ces deux conquêtes, & tu ſais que ce ſentiment nous maîtriſe, & que nous lui immolons tous les autres. Ainſi je cherchai fortune ailleurs.

La premiere femme dont je briguai les bontés fut la veuve d’un Baron Flamand, jeune ſémillante, & poſſédant, ſous une taille des plus avantageuſes ; toutes les beautés qui en dépendent ; mais ſi enorgueillie de ſa naiſſance ; qu’elle aurait cru tâcher ſon origine, ſi elle avait ſeulement donné ſa main à baiſer à quelqu’un qui n’eût pas été iſſu d’une famille qui pût fournir des preuves pour entrer à Malthe. Elle ne logeait que dans un hôtel appartenant à quelque Prince, ou du moins, où quelque Alteſſe eût demeuré autrefois. Ses femmes étaient toutes de jeunes perſonnes de condition que le défaut de fortune obligeait de ſervir ; & nul de ſes gens n’aurait endoſſé ſa livrée, s’il n’eût été parent de quelque Gentilhomme, ou s’il n’avait purifié ſa roture en ayant été au ſervice de quelque Prince de la Maiſon royale. Moi-même je n’eus l’avantage de lui faire ma cour, que lorſque la perſonne qui m’y avait préſenté, lui eût donné une certitude réelle que j’étais digne d’être admis à cette faveur. Comme ſi ſavoir plaire & aimer n’était pas les ſeuls titres enregiſtrés à Cythere, & que le plaiſir eût beſoin d’ayeux. Aſſurément ſi quelque choſe peut s’en paſſer, c’eſt ce Dieu, plus il eſt jeune, mieux il eſt fêté par les belles.


Ne nous entêtons pas de nos ayeux altiers
La laideur chez l’amour eſt la ſeule roture,
Et les charmes qu’étale une aimable figure,
Valent mieux à ſon goût que trente-deux quartiers.


C’eſt une mince reſſource aux yeux de l’amour, qu’un vieux parchemin. Quoi qu’il en ſoit, Madame la Baronne de Leſval avait, cette manie.

Pour lui plaire, j’affichai le plus grand mépris pour tout ce qui n’était point d’un ſang noble : je lui parlai journellement de ſa généalogie qui s’était gravée dans ma mémoire à force de la lui entendre répéter. Je fis même une étude particuliere du blaſon ; il n’y a rien que le deſir n’employe pour parvenir à ſes fins. La Baronne me trouva charmant, délicieux, une façon de penſer brillante, & finit par dépoſer tous ſes quartiers dans mes bras.


LETTRE VIII.

Quelle différence !


LA variété, dit le proverbe, eſt la mere des plaiſirs ; & le proverbe a raiſon.

Après, la réddition de l’illuſtre Baronne qui s’aviſa de m’aimer de bonne foi, j’eus à faire à une Financiere d’une taille majeſtueuſe, d’une blancheur à éblouir, & qui réaliſait tous les attraits qui captivent les yeux & le toucher ; mais dont l’ame ſe reſſentait de ſon épaiſſe opulence, & dont l’eſprit était encore plus maſſif. Elle ne parlait que d’or & d’argent, comme la Baronne ne parlait que de titres & de généalogie : chaque choſe a ſa langue.

Convaincu que j’avais eu plus de femmes en leur parlant comme ſi je leur croyais de la vertu, & en agiſſant avec elles comme ne leur en croyant pas ; j’attaquai ma Financiere avec l’audace d’un homme à qui le deſir ſuffit, & qui regarde à-peu-près comme une fable la vertu des femmes, ou qui, s’il en ſuppoſe l’exiſtence, en penſe aſſez mal pour croire qu’il n’y en a point qui ne puiſſe être vaincue.

Je trouvai Madame la Financiere plus docile que je ne m’y attendais ; elle en agit en femme de condition.

Pendant cet intervalle, la Baronne de Leſval à qui j’avais juré plus par habitude que par beſoin de toujours l’aimer, & qui ignorait, ou qui n’avait jamais été dans le cas d’apprendre que des ſermens de ce genre ne ſont jamais pour nous qu’un jargon d’uſage & de convention auquel une femme ſenſée n’ajoute aucune foi pendant que nous le lui parlons, & dont elle ne ſe ſouvient pas plus que nous-mêmes, dès que les mouvemens qui les dictoient n’exiſtent plus, s’aviſa de m’aimer ſincérement, & de prendre mes ſermens au pied de la lettre : & quand elle s’apperçut du refroidiſſement de mon amour, elle tâcha de le ranimer par de tendres reproches, & par des carreſſes.

Il faut, quand j’y penſe, que l’amour-propre des femmes les aveugle ſinguliérement ſur les véritables intérêts de leur cœur, pour qu’elles ne voient pas que c’eſt bien aſſez que nous ayons la politeſſe de laiſſer ſubſiſter le deſir par-delà le terme où il a été accompli, ſans exiger encore du deſir ſatisfait la même ardeur que du deſir qui eſt encore à alimenter.

J’eus beau faire dire à la Baronne que j’aimais une jolie Financiere, elle n’en voulut jamais rien croire : elle comptait trop ſur la façon de penſer dont je lui avais fait parade, pour ſe perſuader que je puſſe m’attacher à une femme qui n’était pas de qualité ; & malgré les aſſurances qu’on lui en donnait, elle n’en fut convaincue que lorſque je le lui confirmai moi-même Dieu ! s’écria-t-elle ! j’ai reçu dans mes bras quelqu’un qui a les inclinations roturieres, j’en mourrai de douleur. Elle paſſa ſur le champ, & en colere & en pleurs dans ſon cabinet. Je gagnai l’eſcalier, & ne la revis plus.


LETTRE IX.

Comment on ſe retrouve.


UN matin comme je ſortais de la boutique d’un Marchand Bijoutier de la rue Dauphine, où j’avais été faire quelques emplettes, & comme j’allais monter dans mon cabriolet, je fus arrêté par un embarras de voitures. Celle devant laquelle je me trouvai, annonçait l’équipage d’une petite maîtreſſe. Grands laquais, cocher à mouſtache, chevaux pomponés, grand chien danois qui courait devant, rien ne manquait.

Moi qui me piquais de connaître toutes les jolies femmes, ou du moins celles qui avaient dans le monde une certaine conſiſtance, j’étais encore à ſavoir à qui appartenait un char auſſi brillant. La livrée ne pouvait me l’indiquer ; elle m’était inconnue. J’avance deux pas pour regarder à travers les glaces ; je ne me trompais point dans ma conjecture. C’était une femme qui était dans la voiture. Je ne pus voir ſa figure, à cauſe qu’elle ſe perdait dans une caleche. Ma curioſité redouble ; je fais des vœux pour qu’elle ſouleve ce voile importun ; le haſard me favoriſe. je conſidere ce viſage avec avidité… Qu’on juge de ma ſurpriſe ! Je crus entrevoir les traits de Cécile, de cette jeune novice qui était au couvent de ... & à qui j’avais ravi ce tréſor précieux que la nature donne à chaque femme, & dont la garde eſt ſi difficile.

La reſſemblance d’un autre objet pouvait me tromper. Je n’avais entrevu ce minois féminin qu’à la dérobée, & ſes yeux ne s’étaient point rencontrés avec les miens. Le moyen de croire Cécile dans le monde, elle qui avait déjà le voile blanc lorſque je la connus. Tout me diſait de douter du témoignage de mes yeux ; quand la Dame dit, avec une voix argentine, au cocher, de ſe dégager de l’embarras & de fouetter. Ce ſon de voix acheva de me faire flotter dans la plus grande incertitude. C’était celui de Cécile, j’allais m’approcher de la portiere pour m’aſſurer de ce que je devais croire ; mais le cocher obéiſſant, jure, frappe ſes chevaux avec délicateſſe ; le char s’ébranle ; les courſiers en partant font jaillir du pavé mille étincelles de feu, & les roues de la voiture qu’ils entraînent auſſi rapidement que l’éclair, me couvrent d’un déluge de boue.

Moins chagrin de me voir ſi bien éclabouſſé que de n’avoir pu m’aſſurer ſi c’était Cécile, je monte dans mon cabriolet, & roulant avec une vîteſſe égale à mon impatience, je ſuis le caroſſe ; il entre dans la vaſte cour d’un hôtel ſuperbe. L’on m’apprend que c’eſt celui de M. de Preſſy arrivé avec ſa femme depuis quelque temps à Paris, & venant s’y fixer.

J’apperçois un de ſes gens entrer au cabaret, j’ordonne auſſitôt à l’Éveillé, cet adroit domeſtique, que tu connais, & que j’avais heureuſement avec moi, de le joindre & de le queſtionner. Il revient un inſtant après me dire que Madame de Preſſy était au moment de ſe faire religieuſe, lorſque ſon frere qui était Page du Roi fut tué. Devenue par cette mort l’une des plus riches héritieres de la province, elle avait depuis peu épouſé M. de Preſſy, & que le couvent d’où elle ſortait était à A **.

C’en fut aſſez pour me confirmer que c’était ma Cécile. Je vole chez moi lui écrire ce que le haſard venait de me faire découvrir, & combien je ſerais enchanté de la revoir. Elle me répond de ne pas différer plus long-temps de me rendre chez elle où elle m’attendait à dîner tête-à-tête, ſon mari étant à Verſailles.

Je ne fis languir ni mon impatience ni celle de Madame de Preſſy. Je fus bien vîte dans ſes bras, nous nous revîmes avec des tranſports qui ne peuvent ſe comprendre que par ceux qui les ont éprouvé. Je vous retrouve chere Cécile, lui dis-je, je ne puis vous exprimer ma joie : ſeriez-vous encore cette Cécile qui ſemblait faire ſon bonheur de ma tendreſſe.

Si votre cœur n’a point changé, me dit-elle, vous trouverez peut-être que Cécile ne fut jamais plus ſenſible. Je ne vis que depuis un inſtant.

Après que nous eûmes donné les premiers momens au plaiſir, je la priai de me raconter comment elle avait été délivrée de ſa priſon. Ma premiere lettre, mon cher Deſpras, t’inſtruira de ce que Madame de Preſſy me dit.


LETTRE X.

Hiſtoire de Cécile.


MOn pere, me dit Madame de Preſſy, eſt un bon Gentilhomme de province qui avait dépenſé preſque toute ſa fortune au ſervice, & qui la répara en ſe mariant avec ma mere qui lui apportât une dot conſidérable. Il n’eut d’enfans qu’un fils, & moi. Mon pere nous aimait également tous deux. Mais ma mere qui ne chériſſait que ſon fils, força ſon mari, dont elle gouvernait l’eſprit & le cœur, de lui prodiguer toute ſa tendreſſe, même la portion qu’il m’accordait. Idolâtre de ſon fils, ma mere craignait que je ne diminuas l’immenſe héritage qu’il devait recueillir : il n’y avait qu’un ſeul moyen d’empêcher ce malheur, & elle le ſaiſit avec avidité ; à l’âge de dix ans, je fus miſe au couvent, & deſtinée à prendre le voile.

Les religieuſes chargées de mon éducation, s’efforcerent de m’inſpirer du goût pour la vie monaſtique. Ces bonnes ſœurs eurent la mortification de ne pas réuſſir. Elles me repréſentaient les agrémens d’être ſéparée pour jamais d’un monde ſi dangereux à l’innocence, les charmes de la vertu, combien l’on eſt heureux de vivre dans la ſageſſe, & de renoncer à Satan, à ſes pompes, à ſes œuvres, enfin les plaiſirs que goûtait une ame pure en ſe dévouant à Dieu ; elles me repréſenterent tout cela d’une façon ſi ridicule & ſi puérile, que je fus mille fois tentée de leur répondre comme Malherbe répondit à ſon confeſſeur qui lui faiſait la peinture des délices du Paradis, fi ! votre mauvais ſtyle m’en dégoûte.

Ennuyée de n’enviſager jamais que des voiles & des guimpes, je me mis à lutiner les religieuſes, & j’entraînais les penſionnaires à m’aider dans mes eſpiégleries. J’en fis de toute eſpece à ces bonnes béguines qui, n’y pouvant plus tenir, apprirent à mes parens le peu de diſpoſition que j’avais à être renfermée toute ma vie. Cette nouvelle, loin de faire changer le projet de ma mere, ne fit qu’accroître ſon impatience de me voir en âge de faire le ſacrifice de ma liberté, & de mon bonheur. Enfin arriva cet âge fatal. Auſſitôt ma mere vint m’ordonner, de me comdamner à finir le reſte de mes jours dans un couvent. Elle crut ſa préſence néceſſaire pour me déterminer plus aiſément d’entrer au noviciat.

Je n’avais pas vu ma mere depuis que j’étais au couvent. Dès que je l’apperçus, je l’accablai des plus tendres careſſes, & la ſuppliai, en embraſſant ſes genoux, de ne pas me faire prendre un état pour lequel je n’avais nulle vocation, mais beaucoup de dégoût. Mes larmes ne firent aucun effet. Ma mere frémit de ma propoſition. Puis, ſe recueillant en elle même, elle me dit d’un ton ferme d’obéir ou de rénoncer à ſon amitié, & à celle de toute ma famille qui me parlait par ſa bouche — perdre l’amitié de mes parens ! Ah ! plutôt mourir mille fois, Madame, lui dis-je, avec des regards & des ſoupirs qui peignaient aſſez ce qui ſe paſſait dans mon ame. Dès demain je prens le voile : il n’eſt rien, non rien que je ne faſſe pour mériter votre tendreſſe, & celle de mon pere. Ce n’eſt ; pas l’acheter trop cher que de la payer de ma liberté.

À peine eus-je achevé de parler que ma mere me ſerre dans ſes bras, m’accable de careſſes, d’éloges, & me donne les noms les plus tendres. Elle fait auſſitôt part à l’Abbeſſe que je ſuis décidée à renoncer aux dangers qu’offre un monde pervers & trompeur, pour aſſurer ma félicité, en devenant membre de ſa communauté. Elle part en me nommant ſa chere fille… je la ſuis des yeux, mes jambes fléchiſſent, je tombe évanoui, & je ne revins à la lumiere du jour que pour enviſager toute l’horreur de la promeſſe que ma mere venait de m’arracher.

Je commençai mon noviciat. Sœur Urſule s’attacha à moi & en fit ſa meilleure amie. L’air de mélancolie répandu ſur toute ſa perſonne, annonçait à tous les yeux le chagrin qui la dévorait depuis qu’elle avait prononcé ce vœu fatal qui la comdamnait à paſſer le reſte de ſes jours dans une priſon. Elle était également une victime de l’ambition & de l’authorité. La conformité des peines, le même rapport d’infortune ſont des liens ſecrets pour des ames ſenſibles. Sœur Urſule & moi devînmes bientôt inſéparables. L’amitié, comme vous ſavez, ne peut exiſter ſans la confiance. Cette charmante recluſe dépoſa dans mon ſein, ſon tourment, & ſon amour. Elle adorait un jeune Officier de votre régiment, & j’oſe croire qu’elle en était aimée. J’acceptai la propoſition qu’elle me fit de l’introduire dans le couvent, & de donner mon cœur à celui qui l’accompagnerait : ce fut vous mon cher Chevalier qui… épargnez-moi de vous rappeller ce temps. Vous ſavez ce qui m’eſt arrivé juſques au moment de votre départ d’A **. C’eſt de ce même moment d’où je vais reprendre mon hiſtoire.


LETTRE XI.

Suite de l’hiſtoire de Cécile.


LOrſque je fus privée du plaiſir de vous voir, continua Madame de Preſſy, ce fut alors que mon état me devint inſupportable, & que je maudis ma mere, ſon autorité & ma faibleſſe. Je ne pouvais penſer ſans frémir que j’étais deſtinée à paſſer ma vie dans les fers. Je courais dans les bras de ſœur Urſule y verſer ma douleur, & tacher de trouver par le charme de la confiance, un adouciſſement à ſes amertumes. La douleur de ſœur Urſule n’était pas moindre, elle l’aggravait encore par les noires réflexions dont elle ſe nourriſſait. Cette aimable nonne, en tachant de me conſoler par l’eſpoir de quelque événement heureux qui pourait mettre des obſtacles aux vœux que j’allais bientôt faire contre mon gré, ſe pénétrait davantage du poiſon mortel qui la dévorait, en ſe rappelant qu’elle avait prononcé ce ſerment terrible que rien ne peut révoquer.

Éloignée de l’objet de ſes affections, rongée par la paſſion qu’elle avait conçue pour votre camarade, ayant entrevu les plaiſirs qu’on goute dans le monde, ſœur Urſule ne put ſe ſoumettre à ſa deſtinée. Elle appelait la mort à grands, cris, & malgré qu’elle avançât à grands pas, elle était encore trop lente au gré de ſes deſirs. Enfin que vous dirais-je ? Je veux finir un tableau que je ne me rappelle qu’avec horreur. Sœur Urſule expira dans mes bras, en élevant les ſiens vers le ciel. Mes cris, mes gémiſſemens, apprirent bien vite à tout le couvent que je n’avais plus d’amie. Je me livrai au déſeſpoir, & certainement, ſi j’euſſe reſtée au couvent, je n’aurais pas ſurvécu à ſœur Urſule.

Le jour approchait où j’allais conſommer le ſacrifice, où des chaînes éternelles allaient m’attacher à ma priſon, quand on vint me dire qu’on m’attendait au parloir. Quelle fut ma ſurpriſe d’y trouver mon pere.

Ma chere fille, me dit, en ſanglotant ce reſpectable vieillard, c’eſt contre mon gré que ta mere t’a forcée de prendre le voile pour enrichir ton frere qui était ſon idole. Comme c’eſt d’elle que je tiens toute ma fortune, & qu’elle menaçait de la diſſiper ſi je m’oppoſais à ce que tu te fis religieuſe, j’ai été forcé d’y conſentir. Hélas ! le ciel m’en a bien puni… Tu n’a plus de frere !… Je n’ai plus que toi pour m’aider à ſupporter ma vieilleſſe. Viens ma chere fille, viens en faire la conſolation, ne me refuſe pas cette grace. — La ſituation dans laquelle je me trouvai, ce qui ſe paſſait dans mon ame peut bien s’imaginer, mais non pas ſe dépeindre.

Je ſortis auſſitôt du couvent, montai dans la voiture de mon pere, y pris place à côté de lui, & me voilà bientôt au château qu’il habitait toute l’année. Tout y reſpirait l’affliction & la douleur : celle des maîtres s’était communiquée aux domeſtiques. Ils nous apprirent que ma mere avait repris une faibleſſe. Elle était déjà malade lorſque mon pere partit pour venir me chercher au couvent. Son mal empira de jour en jour, elle ne put réſiſter à la mort de ſon fils. J’eus la douleur de lui voir fermer pour toujours la paupiere. Je verſai ſur ſa tombe autant de larmes, & je la regrettai, j’oſe le dire, auſſi ſincérement que ſi elle avait été pour moi la plus tendre des meres. Quant à mon frere, je le connaiſſais peu, je ne l’avais pas vu trois fois dans ma vie. Cet étourdi était Page du Roi, où il s’eſt fait tuer par un de ſes camarades. Il ne vous paraîtra donc pas étonnant que je l’ai peu pleuré. Pouvais-je ſincérement le regretter, il eſt la cauſe de tous mes maux.

Après que nous eumes, mon pere & moi, donné le temps convenable au deuil de ma mere, il me propoſa de me marier. Je lui offris de ſuivre aveuglément ſes volontés ; mon pere ne voulut pas contraindre mon choix, & me laiſſa la liberté de le faire. Je ne manquais pas de partis. Je ſuis une allez riche héritiere. Que ne ſavais-je où vous étiez, mon cher Chevalier ! me dit Madame de Preſſy, avec quel plaiſir je vous euſſe offert ma main & ma fortune, vous poſſédiez mon cœur, comme vous le poſſédez encore. Cécile ou Depreſſy vous me voyez la même pour vous ; toujours tendre, toujours fidele. Si je ne puis vous toucher autant que je le ſouhaite, je vous ferai voir du moins ce qu’on eſt quand on aime véritablement.

Je remerciai ma chere Cécile, & je lui prouvai, par mes careſſes, que ſi je poſſédais ſon cœur, elle était l’objet de toutes mes affections. Enſuite elle reprit ainſi.

Mon pere diſtingua, parmi mes ſoupirans, M. Depreſſy. Je n’avais ni goût ni répugnance pour lui ; il me convenait tant par ſa naiſſance que par ſa fortune, il fut accepté. Il y a ſix mois que nous ſommes unis, & je n’ai qu’à me louer de ſes bons procédés. Il vient d’obtenir à la Cour une charge qui demande réſidence, ce qui nous fixera dans ce pays. Il eſt allé à Verſailles remercier le Miniſtre. Nous ſommes arrivés ici depuis quinze jours. Que n’ai-je ſu plutôt que vous y étiez, avec quel empreſſement je vous euſſe fait chercher. Je me félicite d’être ſortie ce matin, puiſque cela m’a procuré le plaiſir de vous retrouver. En finiſſant ces derniers mots, Madame de Preſſy vola dans mes bras.


LETTRE XII.

Trop de ſécurité n’eſt pas ſageſſe. Les
amans ſurpris en flagrant délit.


DEpuis le moment où je retrouvai ma chere Cécile, je renonçai à tous les plaiſirs que le beſoin de diſſipation me faiſait rechercher. Elle comblait ce vide immenſe qui ſe trouvait dans mon cœur depuis la perte de Mademoiſelle d’Herbeville, & que tous les plaiſirs après leſquels je courais n’avaient pu remplir. Leur tumulte m’étourdiſſait, au lieu de me ſatisfaire. Mais je ne ſentais point auprès de Madame de Preſſy ſuccéder au deſir ce dégoût humiliant pour les ames vulgaires, mon ame jouiſſait ſans ceſſe. Attaché par la tendreſſe, fixé par le plaiſir, elle me paraiſſait toujours plus belle. Pour ne pas m’éloigner d’elle je quittai le ſervice, & me fixai à Paris.

Il y avait deux ans que nous jouiſſions de cette douce ivreſſe qui fait le charme de la vie. J’étais tout pour elle, & ſans elle tout était étranger pour moi. L’amour, le plaiſir, la reconnoiſſance m’y attachaient, & j’aurais voulu pouvoir créer des nouveaux nœuds pour m’unir plus étroitement avec elle. Mais hélas ! il eſt dans mon deſſin de n’être pas long-temps heureux. M. Depreſſy devenu jaloux & méfiant, chercha à éclaircir ſes doutes. Il mit tant d’art dans ſes démarches, & voila tellement ſes ſoupçons, que nous donnames nous-même dans les pieges qu’il nous tendit. Nous fumes ſurpris dans le même état où Mars & Vénus furent expoſés aux yeux de l’Olympe, aſſemblés dans les filets de Vulcain.

Dès lors Cécile fut gardée à vue, ſa maiſon me fut interdite ; & malgré mes démarches, mes peines, mes ſoins, je me vis obligé de renoncer à elle.


LETTRE XIII.

Les affaires.


RAſſaſſié des plaiſirs qu’on trouve dans le monde & affaiſſé ſous le poids de ceux dont j’avais joui avec les femmes, ne pouvant plus être avec ma Cécile la ſeule qui pût alors m’intéreſſer & m’inſpirer du goût pour ſon ſexe, je tournai mes deſirs vers d’autres objets. Je mis tout mon bonheur à poſſéder des ſuperbes chevaux, les voitures les plus élégantes & les plus nouvelles ; à avoir une grande quantité de grands & beaux laquais, des magnifiques meubles ; enfin une maiſon vaſte & montée ſur le plus grand ton.

Mais tout ce train immenſe & ſomptueux ne pouvait être ſoutenu qu’à grands frais ; & comme, en le prenant, je n’avais point conſulté ma fortune qui, comme tu ſais, n’était rien moins que conſidérable, elle fut bien vite diſſipée, & je fus réduit à faire des affaires ; c’eſt à dire d’emprunter de toute part, d’acheter à crédit de tout côté & revendre à vil prix les mêmes objets pour leſquels j’avais pris des engagemens ruineux ; & lorſque l’échéance de mes engagemens arrivait j’en contractais de nouveaux & de bien plus conſidérables pour acquitter les premiers.

Je ne puis te dépeindre combien un honnête homme, qui ſe trouve dans cette dure extrémité, ſouffre de remords intérieurs d’employer des reſſources malheureuſement trop en uſage dans la capitale, parmi les jeunes gens de condition qui abuſent de leur nom, de l’état de leurs parens, & de la facilité du marchand, pour ſe ruiner & ruiner vingt familles, dont l’exiſtance dépend des engagemens que contracte ce marchand qui vous vend à crédit, & qui, trompé par vos promeſſes, eſt obligé de manquer aux ſiennes, & d’enlever le ſalaire du malheureux ouvrier qui n’a le plus ſouvent que cette reſſource pour ſe nourrir lui & ſes enfans.

Quand je réfléchis à ces écarts de ma jeuneſſe, j’en ai le cœur déchiré ! Mais lorſqu’on eſt encore dans la fougue de l’âge & des paſſions, les réflexions n’ont aucun empire ſur nous. Les remords ſont étouffés par les paſſions qui nous maîtriſent, & il n’eſt rien qu’on ne ſacrifie pour les ſatisfaire. J’en ai fait une bien dure expérience, puiſque j’ai diſſipé toute ma fortune, & une grande partie de celle de mes parens pour payer mes dettes. Mais revenons aux affaires.

Je te diſais donc que lorſque arrivait l’époque où je devais payer les billets que j’avais donné en échange des marchandiſes, & que je me trouvais ſans argent, je faiſais, pour en avoir, vendre à grande perte les effets que j’avais acheté à crédit. Heureux de trouver des gens qui vouluſſent me le faire.

Il me ſouvient qu’un jour étant bien preſſé d’argent, & ne trouvant plus qu’un chétif marchand de planches qui voulût me livrer de la marchandiſe à crédit, je lui en achetai pour deux mille francs, dont on ne m’offrit que vingt-cinq louis, lorſque je voulus m’en defaire. Cette ſomme ne pouvant remplir mon objet, & n’ayant pas d’autre reſſource pour me fournir de numéraire, je m’aviſai d’en tirer un meilleur parti en faiſant conſtruire des voitures pour l’autre monde. Effectivement cet expédient me réuſſit, graces aux gens qui voulurent bien prendre congé de cet hémiſphere.

Ce fut alors que je m’écriai comme le Docteur Pangloſſ, que nous étions ſur le meilleur des mondes poſſibles. Il ſemblait que la nature fût d’accord avec mes beſoins. En vérité j’étais épouvanté du nombre des morts qui arrivaient chaque jour. J’en étais inſtruit par la viſite des foſſoyeurs des différentes paroiſſes auxquels j’avais vendu mes cercueils à un prix bien inférieur à celui qu’ils les achetaient, & ces vivans là qui s’enrichiſſent aux dépends des morts, me procurerent une ſomme d’argent preſque égale à celle que j’avais acheté l’étoffe dont j’avais fait faire des capotes ſans couture, comme le peuple les appelle communément.

Mais il y a un terme à tout. Les marchands me refuſerent crédit ; & mes créanciers ennuyés de m’accorder infructueuſement du temps, perſécutés à leur tour, me mirent aux trouſſes toute la légende ſubalterne de la juſtice. Je bataillai tant que je pus ; mais faute de ſecours je fus obligé de tout abandonner, & de me réduire à un point infiniment plus éloigné que celui d’où j’étais parti.

Que de réflexions ne fis-je pas dans cette ſituation critique ; & combien de fois ne maudis-je pas & le luxe & tous les déſagrémens qu’il entraîne. Mais dans de pareils momens, les réflexions ſont plus nuiſibles qu’utiles, & malheureuſement c’eſt ce dont on a une ample proviſion. Cependant comme il fallait prendre un parti, je me décidai à louer un petit appartement propre & commode, à ne garder qu’un ſeul domeſtique, & muni de bons livres, & appelant la philoſophie à mon ſecours, elle m’aida à ſupporter, avec patience, mon déſaſtre, & à attendre que mes parens euſſent arrangé mes affaires.

Ce fut alors que dégagé de toute inclination, éloigné de tous deſirs, & entiérement détaché de ceux que les paſſions entraînent après elles, je m’amuſai à écrire au journal de Paris cette lettre qui fit tant de bruit, intrigua toute la ville, & la mit en l’air pour en connaître l’Auteur. Je vais te la retracer, ainſi que celles qu’on y répondit. J’y joindrai également celle où eſt renfermée l’idée ſinguliere de me mettre en loterie. Idée trouvée ſi plaiſante qu’os en a fait pluſieurs comédies[4].




LETTRE XIV.

Voyez le journal de Paris du 18 Octobre 1777, puis ceux du 19, 21, 26 du même mois, puis celui du 15 Novembre, & ceux du 19 & 24 Décembre 1777.


Voilà, mon cher Deſpras, copie des lettres que j’écrivis au journal de Paris, & copie des réponſes qu’on y fit.


LETTRE.


Meſſieurs,

J’Ai toujours penſé que quand on voulait ſe marier, on devait deſirer & rechercher dans la femme qu’on ſe deſtine, cette analogie de caractere ſi néceſſaire à tempérer l’amertume des maux qui accompagnent notre courte exiſtance, & que, ſans croire à cette idée des ames crées doubles, qui ſe cherchent ſans ceſſe, ſe trouvent rarement, mais dont l’heureuſe rencontre fait la ſuprême félicité ; il en eſt dont les rapports ſont auſſi immédiats entre eux, que cette ſimilitude dans les traits qu’on remarque quelquefois ſur deux différens viſages, & que de leur union doit réſulter le nec plus ultra du bonheur.

Affermi dans cette idée, & déterminé depuis un an à prendre femme, j’ai taché d’en découvrir une qui réunit l’objet de mes deſirs, eſpoir chimérique ! J’en ai trouvé de jolies, de laides, de ſottes, d’aimables, de précieuſes, de prudes, de coquettes, de dévotes, de bégueules, de galantes, de métaphyſiciennes même ; mais jamais aucune qui, en même temps, m’ait inſpiré & ait reſſenti pour moi ce trait ſimpatique dont la premiere entrevue décide, & qui fixe ſur le champ le cœur. Perſuadé cependant qu’il exiſte une mortelle qui, de toute éternité, eſt deſtinée à devenir ma compagne, & qu’elle deſire auſſi vivement que moi, que le haſard lui indique celui qu’elle doit rendre heureux, en faiſant elle-même ſon bonheur ; je vous prie, Meſſieurs, d’inſérer cette lettre dans votre premier journal, & afin qu’elle puiſſe mieux reconnaître ſi je ſuis cet objet, je vais tracer ici mon portrait : il ſera d’autant plus vrai, qu’étant caché derriere le rideau de l’anonyme, mon amour-propre n’aura point à ſouffrir des coups de pinceaux de la vérité.

Je ſuis d’extraction noble ; j’ai ſervi quelques années, je ſuis retiré depuis trois, & j’en ai vingt-ſix. Ma hauteur eſt de cinq pieds ſept pouces ; ma taille eſt ſvelte & bien priſe : mes cheveux ſont noirs, en grande quantité, & bien plantés ſur un front étroit, au bas duquel regnent deux ſourcils fort noirs & bien arqués. J’ai les yeux vifs, brillants, mais un peu enfoncés, le nez ni grand ni petit, & d’une aſſez jolie forme ; la bouche proportionnée, les levres tant ſoit peu groſſes, des dents fort blanches, un menton ordinaire, & beaucoup de barbe ; voilà l’individu. Mon cœur eſt tendre, ſenſible, compatiſſant ; j’ai le caractere vif, enjoué, liant ; l’eſprit… Oh ! pour celui là qu’on en juge par ce qu’on vient de lire. Je dirai ſeulement que je paſſe pour en avoir, ainſi que des connaiſſances ; mes talens ſe réduiſent à faire quelquefois des vers trouvés aſſez bons, & à jouer modeſtement la comédie. Mes paſſions ſont les Belles-Lettres & les chevaux.

Si quelque femme reconnait là celui qu’elle deſire, je la prie de me l’apprendre par la même voie dont je me ſers ; & alors je lui indiquerai les moyens de nous rapprocher ſans qu’elle puiſſe être compromiſe.

Je ſuis, &c.




Réponſe inſérée dans le journal du
19 Octobre.


IL y a bien long-temps, Monſieur, que je cherche ce que vous cherchez. Il m’eſt ſouvent venu dans l’eſprit de faire publiquement la même demande. Voilà déjà un commencement de ſimpathie que la convenance de nos goûts & de nos ſentimens ſemble juſtifier ; excepté le talent de vers que je n’ai point du tout ; mais bien au contraire une grande indifférance pour cette ſorte de paſſe temps ſur lequel Boileau, Rouſſeau, & Voltaire m’ont rendue très difficile. Je ne crois pas cependant que ce ſoit jamais une cauſe de divorce. Vous en ſerez quitte pour faire les votres incognito, & ne me les montrer qu’autant qu’ils ſeront du mérite de ces trois Auteurs.

Quant à la figure, je crois que je vous reſſemble beaucoup, & qu’il ſerait difficile de trouver plus de rapport entre deux êtres ; il n’y a que la date de nos extraits batiſtaires qui ne ſont préciſément pas les mêmes.

L’axe du monde en dérangeant l’équinoxe a un peu éloigné les jours de notre naiſſance ; mais c’eſt ſi peu de choſes en comparaiſon de l’éternité, que je ne penſe pas que vous vouliez rompre avec moi pour cette bagatelle. Je ſuis née en 1701 ; ce n’eſt pas ma faute, & malgré les charmes de la carrierre que j’ai parcouru, je déſirerais n’avoir que quinze ans pour vous être plus agréable. Vous me paraiſſez trop galant homme pour prendre garde à cette niaiſerie. Quand les goûts, les talens & les ſentimens ſont d’ailleurs ſi analogues.

J’ai reçu votre annonce à dix heures, il n’en eſt pas onze, & voilà ma réponſe. Puiſſe mon empreſſement être un mérite à vos yeux, & faire que je n’aie pas toujours à gémir des dates. Vous voyez, Monſieur, que je ſuis déjà jalouſe du nombre des rivales qui vont ſe déclarer, par mon empreſſement à les devancer.




Voici ma réponſe.


Madame, ou Mademoiſelle,


J’Aurais eu l’avantage de vous répondre par le journal d’aujourd’hui, ſi le ſort toujours jaloux de me perſécuter ne m’eût privé hier du plaiſir de vous lire. J’étais à la campagne d’où j’arrive à l’inſtant que quatre heures du ſoir ſonnent. Mon premier empreſſement, comme vous devez bien le préſumer, eſt de demander le journal, & vous ne doutez pas que la ſimpathie que vous avez déjà remarqué exiſter parmi nous, ne porte forcément mes regards ſur la page qui contient votre agréable réponſe. Elle a fait ſur moi la plus vive impreſſion, & j’oſerais vous aſſurer que vous êtes celle que je cherche, s’il n’y avait parmi nous d’autre différence que celle de mon goût à faire des vers & que la date de nos extraits de baptême. Je ne tiens pas à une niaiſerie pareille ; mais j’en ſoupçonne une trop conſidérable dans nos individus pour ne pas vous demander de plus amples éclairciſſemens.

Vous croyez me reſſembler beaucoup quant à la figure & moi, pardon de ma franchiſe, j’ai peur que l’axe du monde en dérangeant l’équinoxe, n’ait un peu altéré cette fraicheur que vous aviez, à coup ſûr, à l’âge où je ſuis. Je crains encore qu’il n’ait un peu ébranlé cette ſanté ferme qui eſt l’apanage de vingt-ſix ans ; je ne redoute rien tant que des malades. Envain m’aſſureriez vous qu’il y a quelques douzaines d’années que vous étiez à l’abri de mes alarmes ; je crains les efforts de mémoire que je ſerais obligé de faire pour me tranſporter à cette époque. J’aurais bien déſiré auſſi que vous euſſiez eu pour agréable de m’apprendre quelle eſt votre fortune, il eſt néceſſaire que je ſache ſi elle eſt à la mienne dans le même rapport que nos autres convenances. Quant à mon nom de baptême je me nomme Paul Eſprit ; a-t il quelque conformité avec le vôtre. Je ſuis avec des ſentimens pareils à ceux que vous avez pour moi, tout à vous.




Quatre jours après l’on m’écrivit par le même journal la lettre ci-jointe. Elle avoit pour titre :


Lettre au célibataire anonime.


LE public me paſſera, Monſieur, de préférer l’intérêt du bonheur de ma vie à celui de lui éviter un moment d’ennui. Il s’eſt amuſé de votre idée comme d’une plaiſanterie neuve : ma lettre ne lui en préſentera qu’une ſuite fatiguante, qu’il ne la liſe pas, mais vous, Monſieur, liſez là, c’eſt à vous, & non à lui que j’ai à faire. Je n’ai point adopté ſa maniere de juger ; votre propoſition m’a parue très-ſérieuſe, & j’y réponds de très-bonne foi.

Une rivale de 1701 eſt reſpectable, mais on ne craint pas tout ce que l’on reſpecte. Quand j’aurai mis mon portrait à côté du ſien vous jugerez ſi je dois la craindre.

Vous voulez vous marier pour goûter un bonheur pur ; & je ne veux un mari que pour le lui procurer. Mais le bonheur eſt comme ces couleurs fines & agréables qui exigent un fonds où elles puiſſent conſerver leur fraîcheur & leur éclat. Le fonds en morale eſt le caractere qui tient au cœur & à l’eſprit. Une ſeule réflexion me les a fait juger toutes deux en vous. C’eſt que lorſque vous avez voulu peindre votre cœur, vous n’avez rien emprunté de votre eſprit. Votre âge, votre figure, vos talens m’ont bien moins frappé que la ſimplicité touchante de ces mots. J’ai le cœur tendre, ſenſible, compatiſſant ; en les liſant je me ſuis attendrie, je me ſuis déterminée à vous répondre.

Enfin, Monſieur, le motif de ma démarche doit l’excuſer, & peut déjà ſervir à établir votre opinion ſur moi.

Quand vous dateriez de 1701 comme ma rivale, je ne ſais ſi les qualités de votre cœur ne l’auraient pas emporté dans le mien ſur ce défaut ; mais je ne veux pas que vous retourniez cet argument en ſa faveur ; ſi mon deſir s’accomplit, votre jeuneſſe me deviendra précieuſe, elle me laiſſera plus de temps à employer au ſoin de vous plaire, & au bonheur de vous aimer. Jugez mes ſentimens ſur ce que je viens de dire. Je vais vous parler d’objets moins importuns qui n’établiſſent pas la félicité, mais qui peuvent la perfectionner.

Ma famille eſt noble & bien alliée ; ma fortune eſt médiocre ; mais je ne joindrai pas à ma dot les fantaiſies du jour, où le dégoût de l’acheteur précede de bien des années les mémoires des marchands ; ce goût de parure qui épuiſe la bourſe des maris pour fixer les regards des amans ; cette paſſion pour les modes, qui eſt elle-même la plus folle des modes ; cette ardeur de ſe montrer dont l’effet le moins funeſte eſt pour les autres l’ennui de vous voir. L’amour du jeu qui eſt un ridicule à vingt ans, une habitude à trente, une phrénéſie à quarante, & toute la vie une cauſe de dérangement dans la fortune & dans la ſanté. Je ménagerai l’une & l’autre par ma conduite, & je ne me croirai malade que lorſque je ſerai jugée telle, non par mon Médecin, mais par le vôtre.

Quant à ma figure, oubliez que c’eſt moi qui parle mieux que je n’ai oublié ce que j’en ai entendu dire.

On prétend que je reſſemble en beau à Mademoiſelle Du Thé[5] ; mais j’ai depuis peu, quinze ans qu’elle a depuis long-temps ; ma taille eſt haute & bien priſe. Elle s’arrête entre l’élégance qui décore la maigreur & l’embonpoint qui annonce la force. Ma peau eſt très-blanche ; des grands yeux d’un bleu foncé, des ſourcils & des longues paupieres noires, une bouche vermeille, de belles dents, un joli nez, des joues pleines & coloriées, un menton arrondi, des cheveux bien plantés ; voilà le viſage qui deſire trouver grace devant vous. Je ſuis blonde, & vous êtes brun, d’où il réſulte que nos enfans ſeront châtains, ce qui ne laiſſe pas d’avoir ſon agrément

Mes défauts ſont un peu de coquetterie ; mais elle conſiſte plutôt dans le deſir de plaire, que dans celui d’être aimée ; car ce défaut eſt corrigé & maintenu dans ſes effets par une fierté ſévere qui me fera toujours diſtinguer les hommages qui peuvent me flatter des tributs intéreſſés qui doivent m’offenſer. Un peu trop d’indifférence & de langueur, plus de ſolidité & de réflexions que mon âge n’en exige. Voilà tes traits qu’il faudra adoucir ou effacer dans le tableau ; ce ſera votre ouvrage.

Si vous me voulez, adreſſez-vous, s’il vous plaît, à M. de ..... mon couſin, rue des .... fauxbourg St. .... qui en parlera à M. de ... mon papa, qui en parlera à maman, qui m’en parlera avant que vous m’en parliez vous-même à la grille de mon couvent.


J’ai l’honneur d’être, &c. ***




Réponſe.


J’Ai lu votre lettre, charmante anonime, & je dois vous rendre compte de l’impreſſion qu’a fait ſur moi le portrait que vous y avez, tracé ; il efface tout ce qui pourait le montrer à mes yeux, & il n’y a que vous qui puiſſiez juſtifier les ſentimens que vous avez fait naître.

Vous ne voulez un mari que pour lui procurer un bonheur pur ; cet excès de délicateſſe ajoute encore à mon empreſſement ; il développe cet attrait ſympathique qui eſt entre nous ; il eſt pour moi la preuve irrévocable que vous êtes cet être inconnu dont l’exiſtance doit être unie à la mienne.

Comment ne ſerais-je pas heureux lorſque vous prendriez tant de ſoins pour que je le fuſſe ? Chacun a ſa maniere de goûter le bonheur ; mais ayant tous deux la même, celui que vous me procureriez ſerait reverſible ſur vous. Mon imagination me peint, d’après ces idées, le ménage le plus aimable, & malgré cette coquetterie, dont vous me menacez, je brûle de vous appartenir.

Vous m’annoncez un peu d’indifférence & de langueur, & vous mettez, avec raiſon, ces deux choſes au nombre des défauts que vous vous reprochez. L’indifférence devrait être défendue aux belles, comme la vanité aux dévotes ; elle ternit l’éclat de la beauté, & diminue ſa puiſſance ; quant à la langueur, je me chargerai volontiers de cette cure ; & ſi la vanité ne m’abuſe pas, j’oſe croire que je vous en guérirai.

La réponſe de votre rivale de 1701, à ma propoſition de mariage, m’a montré, auſſi bien qu’à vous, que le public n’avait vu ma demande que comme une de ces plaiſanteries qui ſervent d’aliment à ſes plaiſirs ; Pour moi, je deſirerais vous convaincre de la ſincérité de ma propoſition, de la réalité de mon exiſtance ; & du deſir que j’ai de trouver en vous le portrait moral & phyſique que vous m’avez offert.

Vous me parlez de la médiocrité de votre fortune, que m’importe-t-elle ? Vous n’en avez pas beſoin, & pour vous tranquilliſer ſur l’eſpece de crainte que vous pouriez avoir que nous nous reſſemblaſſions, à cet égard, le ſeul peut-être dans lequel il importe que nous différions, je vous déclare que la mienne peut ſuffire à tous deux, & que l’amour poura, d’accord avec mes goûts, vous offrir de quoi ſatisfaire tous les vôtres.

D’après cela ſimplifiez votre adreſſe, diminuez le nombre des perſonnages que je dois intercéder pour arriver juſques à vous. Plus d’obſtacle le plus difficile eſt franchi ; nos cœurs s’accordent, nos goûts ſont les mêmes ; tout ce qui pourait retarder l’inſtant de vous voir eſt un ſupplice. Vous connaiſſez ma ſincérité, je me ſuis montré tel que j’étais, & je n’ai plus d’autre deſir que de vous aſſurer de vive voix qu’aucune femme n’a jamais eu ſur mon cœur les droits que vous y avez acquis.




Ne recevant aucune réponſe à la lettre que tu viens de lire, mon cher Deſpras, & voulant donner une ſuite à cette plaiſanterie, voici ce que peu de temps après j’écrivis.


Aux rédacteurs du journal de Paris.


VOus avez bien voulu, Meſſieurs, inſérer, dans votre journal numéro 291, une lettre que j’ai eu l’avantage de vous écrire, & dans laquelle j’ai peint fidelement ma perſonne, mes goûts, mes paſſions, & ma demande au ſujet d’une compagne. Comme je n’ai point vu réaliſer mes eſpérances, que mon penchant pour le mariage n’eſt point éteint, & que, vraiſemblablement, les années s’accumuleraient en foule ſur ma tête, avant qu’elle fût ornée du joug de l’hymenée, ſi j’en attendais l’accompliſſement avec ſécurité ; j’ai pris le parti de recevoir une femme des mains du haſard, à l’exemple de tant d’honnêtes gens qui n’ont pas eu lieu de s’en repentir ; & pour cela, j’ai imaginé de me mettre en loterie. Voici mon projet ; je vous prie de le rendre public.

„ La loterie ſera compoſée de 50 mille billets, & chaque billet coûtera ſix livres ; ce qui fera une ſomme de trois cens mille livres qui ſera diviſée en deux portions égales, dont on va voir la deſtination. Il n’y aura qu’un lot gagnant, & ce lot ſera moi, c’eſt-à-dire, un mari avec cent mille écus, ou point de mari, mais 150 mille livres. “

„ Celle à qui tombera le billet favori, aura le privilège de m’épouſer ; pourvu toutefois qu’il n’y ait rien de vil dans ſa naiſſance, ſa profeſſion, ſes mœurs. Je ne m’attache qu’à la vertu & à l’honnêteté ; je les fête partout où je les trouve, & ma ſatisfaction ſerait extrême de pouvoir leur procurer une ſorte d’opulence, & de leur être redevable de ma félicité. Je reconnaîtrai, par contrat de mariage, une dot de 150 mille livres. Mais s’il arrivait que la perſonne favoriſée du ſort ne me trouvât nullement à ſon gré, mon intention n’étant point d’augmenter le nombre des mariages mal aſſortis, elle ſera libre de ne point unir ſa deſtinée à la mienne, & alors elle n’aura qu’une des deux portions des 300 mille livres. “

„ Les femmes étrangeres auront le même privilège que les nationales, & ſeront ſoumiſes aux mêmes conditions. “

L’on voit aiſément les avantages de cette loterie, elle en offre de réels. Celui d’apporter une dot conſidérable à la beauté ſans fortune, ou d’enrichir celle dont la laideur fait fuir tous les partis qui ſe rapprochent à l’aſpect de l’or, comme le fer à celui de l’aiman. Quel eſt le pere de famille qui ne ſacrifie pas avec plaiſir ſix francs, dans l’eſpoir d’établir avantageuſement une fille chérie ?




LETTRE XV.

Sans titre.


PEndant le laps de temps que le public s’amuſait de ce que tu viens de lire, je m’amuſais, moi-même beaucoup, des divers ſentimens qu’il en avait. Les uns regardaient, avec raiſon, mon projet de mariage, comme une plaiſanterie à laquelle j’avais cherché de donner un air de vérité. D’autres aſſuraient, avec un ton affirmatif, & comme s’ils euſſent été dans mon ſecret, que mon intention était pure & ſincere. Dans un cercle l’on jurait qu’en crayonnant mon portrait, je n’avais point trempé mon pinceau dans les couleurs de la vérité, l’on m’y faiſait boſſu ou borgne, ou boîteux. Dans une autre ſociété, l’on prétendait que ma taille n’était point ſvelte, mais courte & trapue. Ceux-ci voulaient perſuader que j’étais d’une laideur amere, à des gens qui ſoutenaient, comme s’ils m’euſſent connu, que mon image était reſſemblante. Enfin il n’eſt point de perfection ni de défaut de nature qu’on ne m’ait attribué. Les monſtres furent juſques à m’accuſer de vieilleſſe ! (Journal de Paris du 24 Janvier 1778.) Les lettres initiales de mon ſeing étaient encore une énigme dont chacun prétendait avoir trouvé le mot, & je voyais les eſprits à la torture pour deviner le ſens de ſix lettres capitales, comme ſi leur deſtin y eût été attaché.

Tel eſt le caractere Français, & particuliérement de ceux qui habitent la Capitale. Il ſuffit qu’il ſe faſſe, ſe diſe ou s’écrive quelque choſe de nouveau pour qu’ils s’en occupent avec ardeur & comme les eſprits ſont toujours diviſés, chaque parti s’abboie, ſe mord, ſe déchire, juſques à ce que la décoration change, & qu’une autre ſcene les ait mis en mouvement.



LETTRE XVI.

La Comédie.


MA ſanté s’étant altérée, & ne s’étant pas rétablie, comme je l’eſpérais par les eaux de forges que je pris ſur les lieux où les Médecins m’envoyerent, je fus, ſuivant leur avis, retrouver mes Dieux Pénates, & je reſtai avec eux preſque un an. J’eus tout lieu de me louer de cette derniere ordonnance ; l’air natal me fit le plus grand bien, & au bout de trois mois ma ſanté fut raffermie.

Mais comme je n’ai jamais reſſemblé à ces malades dont Moliere a ſi bien peint le ridicule, qui n’ont d’autre occupation que de ſe médicamenter, qu’il me faut un objet de diſſipation, & que l’amour ne pouvait m’en fournir dans un pays où preſque toutes les femmes ont encore de la vertu, ou du moins les ſots préjugés qui la remplacent ; que je n’avais ni la volonté ni le loiſir de les combattre, j’employai mon temps à former une troupe pour jouer la comédie en ſociété ; paſſion que j’ai toujours eu, & qui ſouvent ma tenue lieu de beaucoup d’autres.

Que d’obſtacles, n’eus-je pas à vaincre avant d’y réuſſir ? C’était la conquête de la toiſon d’or ; il me fallut terraſſer tous ces monſtres qu’on nomme préjugés, & qu’il eſt difficile de détruire & même d’affaiblir dans l’eſprit des perſonnes qui les ont reçu dans leur enfance. Point de mere qui oſât permettre à ſa fille de paraître ſur le théâtre ! Elle croyait ſe perdre, & damner en même-temps celle à qui elle avait donné le jour. Point de mari qui oſât conſentir que ſa femme jouât la comédie ; il craignait les reproches de la belle-mere, & tous les propos qu’on ne manque jamais de tenir dans une petite ville de province, contre ceux qui, les premiers, font ce qui n’eſt pas encore en uſage.

Je fus obligé d’épuiſer ma rhétorique pour montrer aux uns & aux autres leurs erreurs ſur des plaiſirs devenus l’amuſement le plus chéri de la nation. Enfin je prêchai & ſuppliai tant que j’eus des actrices. C’était le point principal. Les acteurs ne manquaient point. Les jeunes gens étaient dévorés du deſir de jouer. Me voilà donc directeur d’une petite troupe compoſée de ce qu’il y a de mieux dans la ville, & de ce qu’il y a de plus aimable dans l’un & l’autre ſexe.

Nous fimes conſtruire un fort joli théatre, & nous apprimes le Glorieux, Comédie de Deſtouches. Elle fut très-bien jouée. Je fus même étonné de rencontrer, dans une petite ville ſi éloignée de la Capitale, tant de graces & de nobleſſe dans le jeu des actrices & des acteurs, & tant de diſpoſitions heureuſes pour un talent ſi rare, & devenu ſi à la mode, attendu que le goût de la bonne comédie ne pouvait pas leur être inſpiré par celles qu’ils avaient vu juſques alors représenter, puiſque ce n’avait jamais été que par ces chétives troupes délabrées qui ambulent dans les provinces, de ville en ville, & encore n’était-ce pas tous les ans qu’on en avait à…

Tous les gens comme il faut des villes & châteaux voiſins vinrent partager nos plaiſirs & rendre brillans les bals qui ſuivaient chaque repréſentation, & qui durerent juſques à ce temps que l’Égliſe a jugé à propos de deſtiner au jeûne & à la pénitence.

Une jeune perſonne élevée par ſa mere, & dans un vieux château, venait réguliérement à nos repréſentations : elle prit tant de goût pour ce paſſe-temps, qu’elle avait appris pluſieurs rôles tendres. Sa mere, à qui elle les avait répété, en était enchantée ; auſſi la bonne femme me pria-t-elle de vouloir faire quelquefois répéter ſa fille qui, de ſon côté, m’en ſollicitait de ſi bonne grace avec des yeux ſi plein de feu & de deſir, que je ne pus me refuſer à ce qu’on demandait.

Comme le château n’eſt qu’à quelques lieux de la ville, j’y allais quelquefois dîner ; & c’était ordinairement après le dîner que la jeune perſonne commençait la répétition. Elle jouait toujours les amoureuſes & moi, par conſéquent, les amoureux. Ces rôles ſont favorables pour l’amour, diſpoſent à la tendreſſe, ſecondent à merveille les plaiſirs par les faveurs qu’ils exigent qu’on accorde, & préparent ſouvent à des plus grandes. Il n’y manque que l’occaſion. Peres & meres, maris & amans je vous le recommande ! Ne laiſſez jamais ni vos filles, ni vos femmes, ni vos maîtreſſes ſeules répéter un rôle de comédie. Obſervez-les même, & ſoigneuſement, lorſque toute la troupe répete enſemble, ſinon… Eh bien ! il en arrivera ce qui eſt arrivé à mon éleve, & à beaucoup d’autres experto crede Roberto.

Un jour qu’on nous laiſſa ſeuls, la Demoiſelle me propoſa de jouer Zaïre. J’applaudis à ſon choix. Ma bouche ouvre la ſcene, & en joue une des plus agréables. L’actrice me remontre que je ne ſuis pas dans mon rôle, qu’Oroſmane… Sa remarque eſt juſte… Auſſitôt ma tendreſſe ſe change en fureur : je me précipite vers mon amante : le poignard brille à ſes yeux pour diſparaître dans ſon ſein : elle s’écrie, je me meurs : je deviens furieux… Je m’agite… Je verſe un torrent de larmes amoureuſes… & je meurs à mon tour.

À peine la toile était-elle baiſſée que la mere parut, en me demandant ſi j’étais content de ſa fille… Oh ! qu’elle a les geſtes beaux ! m’écriai-je, qu’elle ſent bien le rôle qu’elle joue !… Qu’elle ſait bien donner de l’ame à la paſſion !… Voyez, Madame, elle eſt encore toute agitée du dernier coup de théâtre… Je ne mentais pas, Zaïre était comme éperdue égarée des plaiſirs qu’elle avait éprouvée. En effet, dit la bonne femme, je trouve ma fille comme hors d’elle-même : mais que je regrette de n’avoir pas vu le dernier coup de théâtre, cela doit être ſublime… Oh ! c’eſt un ſuperbe moment, répondis-je ; n’êtes-vous pas de mon avis Mademoiſelle ? Oui, Monſieur.



LETTRE XVII.

Qu’on peut paſſer ſi l’on veut.


LE printemps étant revenu, je fus parcourir les provinces voiſines de celle où j’étais. Marſeille fut ma premiere ſtation. Je ne te décrirai ni la richeſſe, ni la magnificence de la ville, encore moins la beauté du climat ; cela ſerait hors de mon projet, je n’ai que celui ide te raconter toutes les actions de ma vie, & mes aventures. Il ne m’en arriva aucune dans ce pays, où elles ſont cependant moins rares que partout ailleurs, vu le penchant des Provençales pour les amoureux plaiſirs. Soit que cette diſpoſition ait ſon origine dans l’exemple que la mere donne à ſes enfans, & qu’elle ſe perpétue ainſi dans chaque famille, ſoit par les propos libres que les hommes ſe permettent dans la ſociété, ſoit que le climat des provinces méridionales faſſe plus vite éclore le germe de la tendreſſe que la nature a mis dans le cœur de toutes les femmes.

Je voyageai en curieux, fus voir tout ce que je trouvai d’intéreſſant, viſitai tous les beaux monumens, toutes les Égliſes, ſans avoir eu le deſir d’entrer un inſtant dans le temple de la volupté.

Je parcourus avec les mêmes diſpoſitions, & la même exactitude, tout le Languedoc. J’avouerai que l’acqueduc qu’on a conſtruit à Montpellier pour amener l’eau qui ſe diſtribue dans tout les quartiers de la ville, retrace la magnificence & la ſplendeur des monumens que les Romains ſavaient donner à l’ornement & à l’utilité publique. La place du Pérou d’où l’on découvre les Alpes, les Pirenées, & la mer, offre un tableau ſi beau, ſi grand qu’on n’eſt jamais raſſaſſié de l’admirer.

Je retrouvai à Montpellier le Comte de .... qui y était marié & qui l’habitait depuis qu’il avait quitté Paris où je l’avais connu, & avec lequel je m’étais amuſé pluſieurs fois à paſſer pour Anglais, en imitant ceux de cette nation, qui ne ſachant pas bien la langue Françaiſe, en font un baragouin très-plaiſant à entendre. Le Comte me propoſa de jouer ce rôle, & de nous divertir en allant chez trois jeunes perſonnes qui étaient ſœurs, toutes les trois mariées, leur donner des nouvelles de Mylord Gordon qu’elles avaient connu à Montpellier lorſqu’il y était venu changer d’air pour diſſiper ſon ſpleen, & que ce Seigneur, réellement aimable, avait courtiſé. Je l’avais également connu lors de mon ſéjour à Londres.


LETTRE XVIII.

Singulier genre d’amuſement.


J’Acceptai la propoſition du Comte : je fus chez l’aînée de ces Dames qui ſe nommait Madame d’Orfoy, m’y préſenter de la part de Mylord Gordon. On me fait entrer. Elle était à ſa toilette occupée à placer quelques fleurs dans ſes cheveux, & à écouter les fleurettes d’un Abbé bien poudré, bien muſqué, qui ne manqua pas de me lorgner de la tête au pied, & de rire, lorſque je dis, en faiſant une révérence tout d’une piece, que je venais de la part de Mylord Gordon, porter ſes reſpects & donner de ſes nouvelles à Madame, & qu’il aurait déſiré fort de venir lui-même, mais qu’il n’avait pas pu, n’étant pas encore totalement rétabli. — Eſt-ce qu’il a été malade, me demanda Madame d’Orfoy. — Oh ! beaucoup malade : étant à la chaſſe, ſon fuſil crêva, & lui emporta ſon poignet. — Ô ciel ! quel funeſte accident ! — Ce n’eſt plus rien, Madame, voyez-vous ; dans un mois, il ſera bien totalement guéri, & alors il retourne à Londres. — Et vous, Monſieur, comptez-vous y aller bientôt, ou ſi vous retournerez à Paris ? — Madame, je crois partir demain de cette ville, aller à Toulouſe, de là à Bordeaux, d’où je repaſſe en Angleterre. — Vous avez ſans doute beaucoup voyagé, Monſieur, me demanda l’Abbé ? — Oui, Monſieur, j’ai vu toute l’Europe, j’ai paſſé par la Ruſſie, par la mer Baltique qui eſt une mer diabolique. — Je ſuis fâchée que vous ne faſſiez pas un ſéjour plus long dans notre ville, me dit Madame d’Orfoy. Lorſque vous reverrez M. Gordon, dites-lui, je vous prie, combien j’ai été flattée de ſon ſouvenir, & ſenſible à ſon malheur. Je lui ſais bon gré de m’avoir procuré le plaiſir de vous voir, & je regrette que ce ne ſoit pas pour plus long-temps. Ah ! Madame, vous me faites plus que beaucoup d’honneur.

Après quelques autres propos vagues, je fis deux ou trois révérences, & je ſortis. Je fus chez la ſeconde ſœur, en m’y préſentant auſſi de la part de Mylord, mais je changeai de langage ; au lieu de continuer à parler comme Mylord Houzei, dans la comédie du Français à Londres, je contrefis l’italien, me dis Mouſicien dou Grand-Douc de Toſcane, arrivant de Paris, & chargé, par il Signor Gordon, de lui préſenter ſes très-houmbles reſpects & de le rappeller à ſon ſouvenir. — Comment ſe porte-t-il à préſent, me demanda-t-elle ? Du temps qu’il était ici, il était tout malade… Non ſe porta trop ben, depouis ſon choute. — Comment depuis ſa chute ; eh ! mon Dieu, que lui eſt-il arrivé ? — E ché Madame ne ſait pas queſto malhourous accident. — Vous me faites trembler. — Effendo ſtato allé védéré ouna courſa àlla plaina des ſablons, era montato ſour oun cavalo ſouperbo, ma oun poco rétif. Il cavalo prit pour ſe cabra, & ſe renverſa ſour Mylord, é li caſſa la couiſſe. — Ciel ! quelle malheureuſe chûte ! Elle me fait doutant plus de peine qu’elle aura ſans doute augmenté la mélancolie qui le dévore. — E véro, è per ché io ſono ſouvent allé al ſouo hôtel, faré de la mouſique per diſſipar ſon chagrin. — Rien, en effet, n’eſt plus propre que la muſique pour diſtraire & chaſſer les idées noires. Il me ſouvient que Mylord l’aime beaucoup, je l’aime auſſi infiniment ; j’eſpere que Vous donnerez dans cette ville concert, & que j’aurai le plaiſir de vous entendre. — Cela m’eſt impoſſible, Madame, per ché io parto queſto note, per ritournar auprès del ſoua Alteza, mon maeſtro, lou Grand-Douc. Io ſono ſolamenté venouto ici per vous donar des nouvelles del Signor Gordon qui m’en a expreſſément chargé ; car il vous è béné attaché. — Je l’eſtime auſſi beaucoup, il le mérite à tous égards.

Je pris congé, & allai chez la troiſieme ſœur ; c’était la cadette, & la plus jolie, & par conſéquent celle à qui Mylord Gordon avait donné la pomme. Elle me reçut ſur le champ, dès qu’on lui eut dit que je venais de la part de cet Anglais : mais je changeai encore la ſcene, & au lieu de mettre dans mon accent & dans mes manieres le ton étranger, je conſervai celui de ma nation, & dis à la Dame,

Qu’ayant été aſſez heureux de remporter le prix à l’Académie de peinture de Paris, & allant à Marſeille m’embarquer pour Rome où le gouvernement m’envoyait à l’école qu’il y entretient pour me perfectionner par l’étude des ouvrages de ces grands maîtres qui avaient la nature pour guide, & la gloire pour objet, Mylord Gordon m’avait expreſſement chargé de paſſer par Montpellier, pour le rappeller au ſouvenir d’une femme charmante, & à laquelle il était particuliérement attaché. Il m’entretenait ſouvent de vous, Madame, lui dis-je, de vos charmes, & de ceux de votre eſprit, & je vois que, malgré ſon accident, il a conſervé, à cet égard, ſa mémoire dans toute ſa fraîcheur. — Malgré ſon accident, dites-vous Monſieur, eſt-ce qu’il lui eſt arrivé quelque choſe de fâcheux. — Hélas, oui : il y a près de deux mois que faiſant des armes avec un de ſes amis, il reçut un coup de fleuret qui lui a crêvé l’œil. — À ſon âge, auſſi aller tirer des armes, cette manie n’eſt bonne qu’aux jeunes gens, & quand l’on a 40 ans, comme Mylord, on doit abandonner cet exercice. — J’en conviens ; mais, comme l’on dit, à quelque choſe malheur eſt bon. Mylord qui auparavant était ſujet à de vigoureux maux de tête, en eſt délivré depuis qu’il eſt borgne. — C’eſt une recette que je ne voudrais pas employer pour ma migraine. — Vous n’y gagnerez pas aſſez, & la ſociété y perdrait trop. — Il vaudrait mieux, dit ſa femme de chambre qui était une petite brune piquante à l’œil mutin, & au ton eſpiégle, que les Dames la conſeillaſſent à leurs maris, car il en eſt beaucoup qui ont beſoin d’en avoir qui n’y voient que d’un œil, & encore eſt-ce quelquefois trop. — Nous ſommes ici dans le ſiege de la médecine, repartis-je, j’ai envie de propoſer cette recette à la grave Faculté, & je ne doute pas qu’elle ne trouve de partiſans. Point de folie ni de ſottiſes qui aujourd’hui n’aie les ſiens. D’ailleurs, ſuivant la judicieuſe remarque de Mademoiſelle, celle-ci eſt aſſurée d’avoir la protection d’une grande partie de votre ſexe, & c’eſt lui qui accrédite & donne la vogue aux nouveaux uſages. — Cette idée, digne en effet d’être perfectionnée, me répondit ironiquement la Dame, ne ſaurait tomber, à ce qu’il me paraît, en des meilleures mains, je vous invite à vous en occuper pendant votre ſéjour en cette ville. — Mon ſéjour ſera de peu de durée, comptant partir demain, ſi j’avais du temps dont je puſſe diſpoſer, je l’employrais infiniment mieux, je m’occuperais à peindre les graces, & vous m’auriez fourni tous les modeles.

La converſation dura encore quelques inſtans, enſuite je ſortis & fus retrouver le Comte à qui je racontai comment tout s’était paſſé.


LETTRE XIX.

Coup de théatre.


LE Comte avait prévenu ſa femme du tour que je venais de faire par ſon conſeil, à ces trois Dames, & de ſon projet à les faire trouver enſemble, pour jouir de leur ſurpriſe lorſqu’elles ſe donneraient réciproquement des nouvelles de Mylord ; car c’était là le plus joli de l’aventure. La Comteſſe qui était liée de ſociété avec ces Dames, conſentit à ſe prêter à notre plaiſanterie ; elle les fit inviter à ſouper toutes les trois, & toutes les trois promirent

Je me tins caché pendant toutes les ſcenes, derriere une porte vitrée, d’où je pouvais, ſans qu’on m’apperçût, tout voir & tout entendre.

Madame d’Orfoy fut la premiere à arriver. Elle ne manqua pas de raconter d’abord l’accident fâcheux arrivé au pauvre Gordon, & à me dépeindre, en contrefaiſant mes révérences, & répétant quelques-unes de mes phraſes. La Comteſſe & ſon mari éclataient de rire ; & Madame d’Orfoi n’ayant garde d’en ſoupçonner le motif, l’attribuait au ridicule qu’elle copiait, lorſque ſa ſœur entra.

Elle lui fit part ſur le Champ du motif de leurs éclats de rire, plaignant cependant Mylord de ſon accident. — Il m’a également fait beaucoup de peine, dit-celle-ci ; mais je n’ai pu m’empêcher de rire du baragouin & du maintien de ſon ambaſſadeur, & j’ai été preſque obligée de deviner, parmi tout ce qu’il m’a dit, que Gordon avait eu la cuiſſe caſſée. Eh bien, tu as fort mal deviné, car ſon accident n’eſt point à la cuiſſe, mais au poignet. — Je vous demande pardon, ma ſœur, il a eu la cuiſſe fracaſſée dans une chûte de cheval. — Il n’eſt nullement queſtion de chûte de cheval, interrompit Madame d’Orfoi. Son malheur lui eſt arrivé à la chaſſe par un fuſil qui a crêvé entre ſes mains. L’Abbé de Morangeu, qui était chez moi, l’a entendu de même ; d’ailleurs je n’ai pas beſoin de témoin, je ſais ce que je dis ; — & moi auſſi je ſais ce que je dis, repartit d’un air piquée la ſœur, & je ſuis certaine que Mylord eſt boîteux d’une chûte de cheval, faite à la plaine des ſablons, un jour de courſe. Je le tiens d’un Muſicien Italien qui a paſſé à Montpellier exprès, & de la part de M. Gordon pour me donner de ſes nouvelles, & qui eſt venu chez moi ce matin. — Eh ! bien ma ſœur, vous vous trompez encore. La perſonne qui a été chez vous, & qui certainement eſt la même que j’ai vu, n’eſt point Italien, mais Anglais, & très-Anglais. Allons donc, il n’y avait qu’à le voir & l’entendre !

Le Comte & la Comteſſe craignant que cette diſpute ne devint ſérieuſe, étaient ſur le point de tout avouer à ces Dames, lorſqu’on annonça la cadette. Ses ſœurs lui raconterent d’abord ce qui faiſait l’objet de leur diſpute, & la prierent d’être leur juge, parce que ſans doute elle avait eu auſſi, la viſite de l’ambaſſadeur de Mylord.

Vous extravaguez toutes les deux, ou vous voulez vous faire rire, dit-elle, M. Gordon n’eſt ni boîteux, ni manchot, mais borgne d’un coup de fleuret ; c’eſt ainſi que me l’a dit, & que vous l’aura dit de même la perſonne qui nous a donné de ſes nouvelles. — N’eſt-ce pas un grand homme, brun, un peu maigre, vêtu de bleu, d’une aſſez jolie figure. — Juſtement c’eſt là, l’Anglais qui m’a appris l’accident de Mylord. — C’eſt auſſi là l’Italien qui m’a donné de ſes nouvelles. — Anglais, Italien, vous plaiſantez je penſe ; il eſt Français, Peintre, ne manquant pas d’eſprit, mais un peu bavard… Comme je ſortis alors de l’endroit où j’étais caché, elles s’écrierent toutes les trois à la fois, ah ! le voilà, qu’il diſe la vérité, & qu’il nous juſtifie. N’eſt-ce pas que vous m’avez dit que Mylord avait eu le poignet emporté. — Il eſt vrai. — Ne m’avez-vous pas dit qu’il avait eu la cuiſſe caſſée ; — pardonnez-moi. — Et pourquoi m’avez-vous dit que Mylord avait perdu un œil ; vous avez donc voulu nous jouer ? — Mesdames, daignez m’entendre. M. le Comte, dont je ſuis l’ami, & qui ſait que quelquefois je m’amuſe à contrefaire l’Anglais ou l’Italien, m’a propoſé d’aller, ſous ce déguiſement, vous donner des nouvelles de Mylord Gordon, auquel il ſait que vous vous intéreſſez ; & il a cru que cette plaiſanterie vous amuſerait, lorſque vous la découvririez ; pardon ſi j’ai fait ou dit quelque choſe qui ait pu ne pas vous être agréable.

Vous vous en êtes acquitté, avec tant de vraiſemblance, me dit Madame d’Orfoy, que j’en ai été dupe ; & je vous pardonne de m’avoir ſi bien trompée, & allarmée ſur le compte de Mylord Gordon. — Vous avez trop bien réuſſi pour que je puiſſe vous en ſavoir mauvais gré, me dit la ſeconde ſœur. — Quant à moi, me dit la cadette, je n’oublirai pas aiſément l’excellente recette pour la migraine.

Ne ſongeons qu’à nous réjouir, dit le Comte, l’eſſaim des plaiſirs voltige partout où ſe trouvent les graces ; allons mes Dames, allons nous mettre à table.


LETTRE XX.

La femme fouettée & vengée[6].


EN quittant Montpellier, je vins à Niſmes, grande & ancienne ville, & contenant plus d’antiquités que preſque tout le reſte de la France. Delà je fus voir les beaux reſtes du pont du gard. Je parcourus tout le Vivarais, je traverſai le rhône, & vins prendre la route du Dauphiné, en remontant ce fleuve du côté où l’on voit encore le château qui ſervit de retraité à Pilate, lors de ſon exil dans les Gaules. Je donnai tous mes ſoins à viſiter le Lionnais, & je m’en fus dans la Franche-Comté voir mon frere qui était en garniſon à Beſançon depuis près d’un an. Je le trouvai, par haſard, l’amant, & l’amant heureux d’une jolie femme, qui avait une ſœur encore plus jolie, que j’avais connu & courtiſée autrefois au couvent : elle avait épouſée, depuis quatre ans, un Robin qui meſuſait de la permiſſion. que ſon âge lui donnait d’être jaloux & par conſéquent déplaiſant.

Je cherchai, comme tu te l’imagines bien, à obtenir ce qu’elle n’avait jamais voulu m’accorder au couvent ; mais elle ne voulait point ſe départir de ſes principes, & je crois qu’elle ne s’en ſerait jamais écartée, malgré mes ſollicitations, & même celles de ſa ſœur que mon frere comme de raiſon, avait engagée de parler en ma faveur, ſi ſon vieux jaloux n’eût travaillé pour mes plaiſirs, en voulant trop contrarier ceux de ſa femme, en lui faiſant la cruauté de s’oppoſer à ce qu’elle fût chez une de ſes parentes & de ſes amies, à une aſſemblée qu’elle avait accepté, ne prévoyant pas que ſon tyran dût la refuſer, & cela d’une façon ſi impérieuſe, que toute jolie femme qu’elle était, elle n’eut rien à répondre. Elle renferma ſon chagrin avec tout le ſoin poſſible, & en apparence ſoupa de fort bon appétit vis-à-vis de ſon loup garou. Il n’avait pas coutume de mettre beaucoup d’intervalle entre le repas et le coucher. Sa frugalité obviait à ſes indigeſtions ; & ſon eſtomac eût pu cuire toute ſa nourriture dans le peu de temps qu’il faut pour ſe déshabiller. Il fallut donc paſſer de la table au lit, & la Dame ne fut pas trop fâchée de cette conjoncture, parce que la coutume de Monſieur était de s’endormir ſans délai, & de ne ſe réveiller qu’à ſix heures du matin. Sa femme feignit vîte de s’endormir pour mieux veiller, & ſitôt qu’elle eût entendu les ſignaux du ſommeil de ſon époux, elle ſe leva le plus, doucement qu’elle put, & hâtant ſa toilette, elle ſe rendit à l’aſſemblée, où elle danſa & reſta juſques à quatre heures du matin qu’elle s’éclipſa, afin d’être déshabillée, couchée, & endormie avant que ſon mari pût s’aviſer de ſe réveiller. Par malheur cela lui était arrivé au milieu de la nuit, & ayant cherché ſa femme, dans le lit ſans la trouver, il s’était douté du tour, & en avait prémédité un autre.

Dès qu’il eut les yeux ouverts, à l’heure de ſon lever, il s’aſſura qu’elle était revenue, & tout préoccupé de ſon deſſein, il s’habilla, & paſſant deſſous ſa robe de palais une groſſe poignée de verges, il revint au lit, & fit ſubir, à ſon aimable moitié, le honteux châtiment de l’enfance révoltée ; enſuite il la laiſſa réfléchir ſur cet acte cruel du mépris le plus offenſant.

Elle ne s’abandonna point à une inutile & lâche triſteſſe, & ſongea à ſe venger. Pour cela elle m’écrivit un petit billet. Auſſi ſurpris que flatté, je vole chez elle. Elle me conta toute ſon hiſtoire avec une grande ſincérité, & m’engagea à l’aider à punir cet époux criminel. Je n’ai jamais eu l’ame noire, ainſi il ne fut queſtion de ma part ni de fer, ni de priſon. Je lui conſeillai ſeulement de lui faire les cornes. Cette idée fut de ſon goût, & je lui montrai pluſieurs fois comment il fallait s’y prendre.

Le Robin revient du palais, & ſa femme le reçoit le plus gayement du monde. Comment, Madame, lui dit ce vieux bouru, vous voilà bien joyeuſe pour une femme fouettée ? Et vous, vous voilà bien fier, répartit-elle, pour un homme… Et en même-temps elle lui fit les cornes. Le mari ſoupçonnant ce qui en pouvait être, & ayant appris que j’avais été quelque temps ſeul avec elle, prit la choſe fort mal, & voulut ſe jeter ſur elle. Mais avec un piſtolet de poche, elle aſſura ſa retraite juſques chez ſon pere, où elle diſcontinua de me voir ; & ſon mari ne peut rien lui reprocher que de lui avoir fait une fois les cornes ; ce qui ne ſerait pas arrivé ſans ſa ridicule jalouſie, & s’il avait conſenti que ſa femme fût participer à des plaiſirs décents.


LETTRE XXI.

Concluſion.


JE partis de Beſançon, & pris ma route par la Champagne. Enſuite je parcourus toute la Flandre, l’Artois, & toutes nos côtes maritimes, juſques à Oſtende où je m’embarquai pour l’Angleterre. Et ayant voyagé dans les trois Royaumes je revins à Paris où je reſtai quelque temps encore. Mais contrarié derechef par quelques créanciers opiniâtres qui n’avaient pas voulu entrer dans les arrangemens que j’avais pris avec les autres ; & brouillé pour ainſi dire avec ma famille qui s’était refroidi ſur mon compte depuis mes folles & exceſſives dépenſes, & qui ne voulait ni ne pouvait plus me fournir ſelon mes deſirs quoique bornés. D’ailleurs n’ayant plus ni le goût ni le moyen de paraître dans le monde, comme j’y avais toujours été, je me vis forcé de m’éloigner. Je choiſis la ville de B *** pour ſéjour. Et depuis lors j’y ſuis, comme tu le ſais, fixé ; partageant mon temps entre les occupations que mon état exige, & des méditations ſur les viciſſitudes de ce monde qui eſt un théâtre où chacun joue un rôle, mais peu d’acteurs ont des maſques qui emboitent bien. D’ailleurs preſque tous le portent avec tant de négligence qu’avec un peu d’attention on peut remarquer leurs traits naturels.

Je regrette peu, & je ne cherche plus ces liaiſons paſſageres, brillantes ſans devenir flatteuſes, & ſi voiſines du ridicule. Si l’amour-propre en eſt ſatisfait, ſi les ſens y trouvent une ſorte de variété piquante, l’eſprit ne ſaiſit rien qui l’attache, le cœur n’y rencontre rien qui ſoit capable de le fixer. Le mien s’eſt ouvert à la mélancolie, dès le moment où j’ai été éloigné de Cécile, de cette femme charmante qui me faiſait oublier dans le ſein de l’amitié, la mort de Mademoiſelle d’Herbeville qui eſt la ſeule perſonne pour laquelle j’ai réellement éprouvé ces élans de l’ame & ces ſentimens tendres & délicats inſpirés par le vrai amour. Je ne puis pas, en conſcience donner ce nom là, pris dans toute ſa valeur, à l’inclination que j’ai eu pour toutes les autres femmes, ſoit Madame De Larba, ſoit Cécile, deux perſonnes dont le ſouvenir m’eſt cependant encore bien cher, & que je n’oublierai jamais.


F I N.

POSTFACE

de l’Éditeur.


MAlgré ce que notre héros dit dans ſa derniere lettre, je ne crois pas qu’il perſévere à renoncer aux agrémens que le monde procure ; je m’attends à le voir ſe replier ſur lui-même, & s’élancer derechef dans la ſociété. Alors il ne manquera pas de m’inſtruire de tout ce qui s’y paſſera ; & moi je vous promets, cher lecteur, de vous en faire confidence. En attendant occupez-vous à lire deux de ſes pièces de vers, car vous avez vu[7] qu’il s’amuſait quelquefois à ce genre de plaiſir.

Madame de ... ayant oublié à ... des ceintures à la levite, elle le chargea de les lui envoyer. Il y joignit ces vers.


Je voudrais… quoi… je voudrais être
Où ces rubans vont ſe placer ;
Avec orgueil on m’y verrait paraître,
Rien ne ſaurait m’en détacher ;
Je jouirais des biens dont je ſerais le maître,
Sans ceſſe autour de vous, j’apprendrais à penſer.

Eſt-ce donc là tout l’avantage
Qui flatterait & mes yeux & mon goût ?
Non !… Je voudrais encore davantage,
Je ſerais près du cœur, & le cœur mene à tout.


Une femme charmante, avec laquelle il était à la campagne, lui ayant demandé ſon portrait en vers.


Voici comme il le fit.


Amour, ſois mon Apelle,
Viens guider mon pinceau,
D’Iris dont tu fis le modele
Je dois crayonner le tableau.

Des cheveux cueillis ſur ſa tête
Les graces font des bracelets,
Pour mieux aſſurer ta conquête
Amour treſſes en des filets !

Peins ſa bouche divine,
Son teint de lys, ſon ſourire enchanteur,
Peins ſa taille élégante & fine
Sa voix qui frappe, & l’oreille & le cœur.

Ses yeux où l’eſprit étincelle,
Son front où regne la pudeur,
Et ſa gorge dont la fraîcheur
Égale la roſe nouvelle.

Sur ſes levres eſt la décence,
La modeſtie eſt dans ſon cœur,
Dans ſon ame eſt la bienfaiſance,
L’affabilité, la candeur.


De ce qui ſuit ſes traces
Peins le cortege ſémillant.
Peins les jeux, les ris & les graces,
La fidélité, l’enjouement.

En aſſignant la place
À chaque groupe varié,
Amour ! je t’implore, de grace.
Que la mienne ſoit à ſes pieds.



  1. L’on nomme ainſi les jeunes Gentilhommes deſtinés par la Cour pour être reçus Officiers dans le Génie ou dans l’Artillerie, & qui ſont à une école pour étudier les Mathématiques.
  2. Illa eſt caſin quam nemo rogavit.
  3. Voyez l’almanach de nuit, année 1776. Cet almanach eſt de l’Auteur de ces lettres.
  4. Voyez l’Amant gros lot, & l’Amour par loterie.
  5. Mademoiſelle Du Thé eſt une de ces femmes charmantes que leur penchant dévoue au ſervice de la patrie ſous les étendarts de la volupté. Elle a eu en France autant de célébrité & d’adorateurs, que Laïs en eût parmi les amateurs de Corinthe.
  6. Si le lecteur s’eſt apperçu qu’il y a dans les lettres que je publie deux ou trois aventures qui ont quelques reſſemblance avec des anecdotes déjà connues, à plus forte raiſon trouvera-t-il, en liſant celle-ci, une grande ſimilitude avec celle de M. de F. **, & par là ſera-t-il en droit de blâmer l’éditeur de lui répéter des choſes qui ne ſont pas neuves. Car c’eſt du neuf qu’il veut. Pour ma juſtification je répondrai que des gens digne de foi, & dont je ne puis révoquer le témoignage en doute, m’ayant aſſuré que le fait était arrivé tel qu’il eſt ici rapporté à l’Auteur de ces lettres ; je n’ai pas cru devoir le ſupprimer vu que ce n’eſt pas la premiere fois que deux perſonnes employent les mêmes moyens. D’ailleurs le parti que l’on prend dans les différentes circonſtances de la vie, eſt ſouvent le produit de la premiere idée qui s’offre à l’eſprit, & il eſt poſſible que l’héroïne de cette aventure connut celle de Madame de F. **, & que ſe trouvant dans le même cas, elle ait voulu l’imiter dans ſes moyens de vengeance. Que n’ai-je eu le bonheur d’être ſon Chevalier. J’aime, à la folie de faire des cornes.
    (Note de l’éditeur.)
  7. Voyez pag. 67 de cette ſeconde partie.