L’Étourdi, 1784/Seconde partie/4

, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 18-26).

LETTRE IV.

Tôt ou tard l’on eſt démaſqué.


Le contentement qui regne en nous ſe peint ſur le viſage. En ſortant de chez Madame de Nephes, je fus au Vaux-hall. J’y rencontrai un de mes camarades ; il me trouva un air heureux. Je lui avouai qu’il n’en impoſait point, & lui racontai mon aventure. Il me demanda le nom de l’héroïne J’avais le cœur trop plein de ma félicité pour que la diſcrétion pût y trouver place. Eh ! le moyen de cacher quelque choſe à un ami. Je lui nommai donc le reſpectable objet de ma tendreſſe.

Madame de Nephes, dit mon camarade ; je la connais mon ami, c’eſt une petite hypocrite qui ſous le maintien le plus honnête, ſous le plus grand air de candeur & de naïveté, & ſous l’apparence du plus grand détachement du plaiſir phyſique, cache l’ame la plus profondément fauſſe & le goût le plus décidé pour les plaiſirs. Cette aſſertion t’étonne, ajouta-t-il, plaçons-nous à ce coin, & je t’en prouverai la vérité ; il me ſuffira de te raconter le tour que lui joua ſon mari le premier ſoir de ſes noces. Nous nous aſſeyons, mon camarade me parle ainſi.

„ Madame de Nephes a toujours eu la manie de paſſer pour Métaphyſicienne ; car étant encore, fille, elle diſait que ſi elle, ſe mariait elle voudrait vivre en bonne amie, & en ſœur avec un mari à qui elle ne demanderait qu’un commerce de ſentimens, & qu’une amitié parfaite. Elle le prononçait d’un ton de voix ſi timide & accompagné de regards ſi modeſtes, enfin d’un air ſi pur, qu’il n’y avait pas moyen de ſe méfier que cela ne fût pas ſincere. Ce n’était preſque que de vieux militaires qui fréquentaient chez ſa mere, & qui, chacun en particulier, aurait été fort aiſe de recrépir ſa fortune avec la ſienne. Elle était une aſſez riche héritiere ; & ſe confiant qu’elle était réellement fille à n’épouſer que la bonne amitié, ils la demanderent au pere qui lui laiſſait la liberté du choix. Elle ne fut pas ſi ſotte que de ſe déterminer pour des pareils demandeurs qui auraient dû plutôt poſtuler les invalides que de rechercher une jeune perſonne en mariage. Sans démentir jamais ſon affectation, ce n’était ni l’âge, ni les infirmités qu’elle alléguait, elle trouvait aiſément d’autres motifs d’excluſion. Elle ſe réſervait à M. de Nephes qui avait tout l’air de lui donner plus qu’elle ne feignait vouloir. Elle attendait impatiemment qu’il ſe déclarât, il le fit, & fut accepté.

„ La fête fut ſplendide, & ſe paſſa au contentement de tout le monde, juſques au moment où l’on perdit les époux de vue, & qu’ils paſſerent dans la chambre nuptiale. La jeune mariée, laſſe du tumulte du repas, & toute étourdie de danſes & de ſimphonies ne demandait qu’à ſe coucher. Monſieur parut bien moins preſſant. Elle le ſollicitait de ſi bonne grace qu’il fallait être le moins courtois des hommes pour délibérer… Un air ſoucieux lui vint tout-à-coup maſquer le viſage, enfin fort embarraſſé de ſa contenance, il commença à parler ainſi d’une voix mal aſſurée.

„ Avant de nous coucher, Madame, il faut que je vous faſſe une confidence qui me fait plus de honte, qu’elle ne vous fera de peine ſans doute, vu les diſpoſitions que je vous connais, & que je vous ai entendu dire cent fois que vous ne vouliez d’un mari que comme d’un frere ; je ne puis effectivement faire d’autre perſonnage auprès de vous. Je n’ai malheureuſement que des ſentimens à vous donner. La plus parfaite tendreſſe enflamme pour vous mon cœur. Je vous aime auſſi ſincérement qu’on puiſſe aimer ; mais la guerre a de bien étranges accidens. La carabine d’un maudit huſſard armée contre moi, ou plutôt contre vous Madame, m’avait défendu de ſonger au mariage, ſi je n’euſſe trouvé en vous une ame debarraſſée des ſens, qui préfére un commerce délicat… La ſurpriſe où ce compliment inattendu jeta Madame de Nephes, l’empêcha d’interrompre plutôt ſon mari. Enfin elle éclata & vola dans la chambre de ſes parens, pour ſe plaindre d’un pareil monſtre ; c’eſt ainſi qu’elle le traita. La mere voulait l’aller inſulter, le pere, plus modéré & plus compatiſſant aux afflictions humaines, remit la partie au jour, & fit reſter la fille dans leur chambre.

„ Le lendemain il alla philoſophiquement ſe plaindre à M. de Nephes de ſon procédé. Celui-ci, après s’être excuſé de ſon mieux, conſentit que le ſoir même on rompit ce qui avait été fait la veille, & cela ſans bruit. Les mêmes parens qui avaient honorés la noce de leur préſence furent invités. Ils vinrent. On leur conta la choſe ; & ſelon les diſpoſitions de chacun, les hommes plaignent l’homme, & conſolent la femme par l’eſpoir d’un plus heureux avenir. Les femmes plaignent la femme, & maudiſſent le mari. M. de Nephes ne manqua pas de repréſenter pour ſa juſtification ce que la Demoiſelle avait dit ſi ſouvent. Enfin parurent les Conſeillers du Roi, Gardenotes, & pendant qu’ils taillaient leurs plumes, M. de Nephes qu’on allait travailler à démarier, demanda qu’il lui fut permis de paſſer dans une autre chambre, avec celle qui était encore ſon épouſe, & à laquelle, malgré ce qu’on préparait, il voulait communiquer un ſecret important ; on trouva ſa demande juſte. Madame de Nephes ne le ſuivit néanmoins qu’avec peine, parce qu’elle l’avait pris en averſion.

„ Quelques momens après, elle vint avec vivacité ôter la plume des Notaires, & dire à l’aſſemblée, que ce que ſon mari vient de lui communiquer, l’engage à laiſſer ſubſiſter les choſes, & qu’elle ne veut pas ſe ſéparer de lui. Chacun devina quel pouvait être le genre du ſecret dont il lui avait fait part. M. de Nephes, qui n’avait fait cette feinte que pour acquérir la connaiſſance des femmes, généralement peu ſinceres ſur ce point, fut fort content d’avoir appris qu’elles ſe parent d’un déſintéreſſement dont elles ne ſont pas capables. “

Il faut en convenir, Deſpras, que notre ſexe change promptement de diſpoſitions. Ce que mon camarade m’apprit me détacha ſur le champ de Madame de Nephes, & même la rendit ſi indifférente à mes yeux, que je n’eus pas ſeulement la fantaiſie de me venger hautement d’elle, en rendant publique l’aventure de la premiere nuit de ſon mariage. Je réſolus ſeulement de lui faire dire de ne pas ſe rendre dans ma petite maiſon, & de lui marquer que j’étais inſtruit de cette anecdote.

Tu n’y penſes pas, me dit mon camarade, lorſque je lui fis part de mon projet ; il faut, mon ami, en faire un exemple pour les autres femmes qui voudraient faire les bégueules. Ce n’eſt pas ton amour-propre qu’il faut ſacrifier, c’eſt le ſien que tu dois immoler. Laiſſe la venir au rendez-vous ; comporte-toi avec elle, comme ſi tu euſſes ignoré ce que je viens de t’apprendre, & je me charge du reſte, ce ſera une fort bonne ſcene.

Je n’ai jamais eu le cœur méchant, & ſurtout pour les femmes. J’ai toujours préféré de montrer des torts, même envers celles qui en avaient de réels avec moi, & cette façon d’agir m’a toujours bien réuſſi. Humiliez une femme dans le tête à tête, elle vous pardonnera ; mais elle eſt votre ennemie irréconciliable, dès que vous avez mis le public dans la confidence. Je me permis ſeulement la petite malice de la faire attendre long-temps au rendez-vous, & de lui écrire à minuit qu’une affaire imprévue s’était oppoſée à mes plaiſirs, & que je ne prévoyais pas le moment où je pourais être plus heureux.

La ſéchereſſe de mon billet déſola Madame de Nephes, à ce que me rapporta celui de mes gens deſtiné au ſervice de mes plaiſirs ſecrets. Elle pleura amérement, & long-temps ſans préférer un ſeul mot. Puis elle partit comme un éclair.