L’Étourdi, 1784/Seconde partie/2

, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 7-13).

LETTRE II.

Qui poura plaire ?


LA raiſon reprend ſon empire où les réflexions naiſſent. Celles que je fis, & qu’on me fit faire, m’engagerent à diſſiper mon chagrin. Ce n’eſt pas la ſolitude qui convient à un cœur agité ! Quiconque a été obligé de fuir l’idée de l’objet qui l’intéreſſe vivement, doit encore plus ſe fuir lui-même. C’eſt dans le tumulte du monde qu’il trouve à ſe diſtraire. Je courus donc derechef les ſpectacles, les femmes, les ſoupés ; & je me livrai à cela d’abord d’un air ſi triſte, que mes amis m’en plaiſantaient. Les femmes ſachant par Serfet le motif de ma mélancolie, voulurent avoir, chacune en particulier, la gloire de me faire oublier mon amour, en prévenant, le plus décemment qu’il fut poſſible, des deſirs auxquels elles ſuppoſaient qu’il ne manquait qu’un peu d’encouragement.

Madame de Marſanges qui avait déjà eu pluſieurs aventures connues avec des gens qui l’étaient peu, commençant d’atteindre ſon ſixieme luſtre, croyant apparemment que ma conquette lui donnerait une certaine célébrité, me fit entendre que ſa défaite dépendait entiérement de moi. L’air tendre qui régnait dans ſes yeux, m’eut peut-être précipité dans ſes bras, ſi le ſouvenir cruel, que quelques automates n’avaient converti en opprobre le plaiſir de la poſſéder, ne m’en eût éloigné.

Une femme intéreſſe autant par les événemens de ſa vie que par les charmes de ſa figure. Et lorſqu’elle a vécu ſans éclat, ou qu’elle s’eſt avilie en ſe prodiguant à des hommes qui n’en avaient pas, autant vaudrait-il qu’elle fût ſans beauté. Il n’eſt pas poſſible à un petit-maître de la prendre. Cet engagement ſe perdrait de réputation.

Madame de Marſanges, qui avait vu l’inſtant de ma conquête, ſe garda bien de croire qu’elle fût manquée pour avoir été différée. Elle ne put ni ne dut ſoupçonner la réflexion cruelle qui en était la cauſe. Elle s’imagina, comme font la plupart des femmes, que la crainte de déplaire enchaînait ma tendreſſe ; mais que, quand je croirais avoir fait une aſſez vive impreſſion, je la ſerais connaître. Dans cette idée, elle me procurait ſouvent les occaſions, & m’encourageait de rompre un ſilence qu’elle ſuppoſait peſer à mon cœur. Sa bonne foi la rendait intéreſſante ; mais ſa honteuſe facilité était une éponge qui effaçait à mes yeux tout ce qu’elle pouvait avoir d’aimable. Un peu d’obſtacle eſt néceſſaire aux deſirs ; Ils n’ont jamais été pour moi qu’un encouragement de plus ; quelquefois même pour me faire une paſſion d’un mouvement qui, s’il n’eût pas été contrarié, aurait été auſſi paſſager qu’il était faible dans ſa naiſſance ; il a ſuffi qu’on m’en ſuſcitât.

Enfin appercevant que je ne devenais jamais plus entreprenant, & ne voulant ou ne pouvant plus ſe contraindre, Madame de Marſanges m’écrivit une belle lettre pleine de tendreſſe, & du tableau des plaiſirs que procure l’amour.

Cette démarche de ſa part acheva de me révolter contre elle, en me montrant toute la baſſeſſe de ſes ſentimens. Je lui répondis „ que la différence que j’avais toujours mis entre un engagement où la volupté couronnait l’amour de l’amant délicat, & ce vil commerce qui ne fait que répéter la ſcene des plaiſirs ſans offrir jamais le ſpectacle de la volupté & de l’amour, m’empêchait de voler dans ſes bras. “

Tout ſe ſait dans le monde ſans qu’on ſoit indiſcret. Il y a des curieux, des oiſifs, des bavards, des méchans ; tous ces gens là devinent, ſuppoſent, affirment, exagerent. À les entendre, on les croirait confidens de la ville & de la Cour. Rien ne ſe fait pour eux derriere la toile.

Une façon, de penſer ſi peu analogue aux mœurs des jeunes gens qui n’ont la plupart aucune idée de cette volupté pure qu’éprouvent deux ames ſensibles qu’un même penchant réunit, & qui ne connoiſſent que ce feu brûlant qui naît & s’éteint avec les deſirs, fit du bruit dans le monde. Une jeune femme en fit hautement l’éloge, & témoigna quelque envie de me connaître. Je lui fus préſenté ; on la regardait comme une des plus grandes métaphyſiciennes du royaume.

Elle loua d’abord ma conduite envers Madame de Marſanges, enſuite elle épuiſa tous les rebus des Platoniciens pour vanter un attachement fondé ſur l’enthouſiaſme de la vertu ; & elle finit par me laiſſer entrevoir qu’elle récompenſerait ma délicateſſe, ſi le goût d’une liaiſon dépouillée de tous les plaiſirs que les ſens procurent, pouvait être un ſupplément aux deſirs brutaux de la paſſion.

Une femme âgée de 23 ans, métaphyſicienne ! Cela me parut nouveau. Une façon de penſer auſſi ſinguliere m’engagea à connaître juſqu’où il ſerait poſſible qu’une femme pût pouſſer la réſiſtance, & être maîtreſſe d’elle-même. Je fis ma cour fort aſſidument, & tout en promettant de n’avoir qu’une paſſion très ſubordonnée à la pureté de nos maximes, je tâchais de les lui faire violer. Ne pouvant m’imaginer qu’un ſexe qui ne paraît occupé ſérieuſement qu’à ce qui peut le conduire à plaire, puiſſe jamais ſe bleſſer d’apprendre qu’il y eſt parvenu ; & que s’il arrive qu’on lui montre plus de deſirs que de ſentiment, plus d’eſpérance que de crainte, il ne nous ſache pas intérieurement plus de gré de l’hommage que nous rendons à leurs charmes, qu’elles ne nous veulent mal de l’inſulte que nous paraiſſons faire à leur vertu.

Mais ſoit que Madame de Nephes empruntât du préjugé ou de l’orgueil, une force factice, ſoit que je n’eus pas encore ſaiſi le moment de la ſéduction, d’abord rien ne fut capable de l’éloigner des principes qu’elle affichait dans le monde.

Comme les deſirs s’accroiſſent à proportion de la gêne qu’ils éprouvent, cette réſiſtance enflamma mon imagination, en me perſuadant que ſi je pouvais vaincre Madame de Nephes, je goûterais des plaiſirs bien au deſſus de tout ce que j’avais juſques ici éprouvé.