L’Étourdi, 1784/Première partie/fragments

, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 131-155).

L’on n’a laiſſé des lettres de Mademoiſelle d’Herbeville que ce qui eſt néceſſaire pour l’intelligence du lecteur, & ces fragmens ſuffiſent pour donner une idée du caractere de cette jeune perſonne.


Mademoiſelle d’Herbeville à Lucie


SI j’oſais, ma chere Lucie ;… oui je l’oſerai ; n’êtes-vous pas ma meilleure amie ; eh bien, écoutez donc.

Il nous a été préſenté, depuis quelques jours, un jeune Officier, âgé de 18 ou 20 ans, plein de graces, & dont la figure me fit une impreſſion auſſi vive que celle que certainement je lui cauſai. Car s’il eſt vrai que les yeux ſoient le thermometre de l’ame, & qu’ils en marquent, tous les mouvemens & toutes les viciſſitudes, ceux du Chevalier *** me dirent que la ſienne venait d’en éprouver une qui la ſortait de ſon aſſiette ordinaire. Mais la vanité, ce ſentiment qui a dit-on, autant d’empire chez les hommes que dans notre ſexe, l’engagea de s’approcher d’une table de jeu, pour me dérober ſon trouble ; ce qui me donna le temps de me remettre ; j’étais moi-même fort embarraſſée. Il ne fut pas long-temps à me rejoindre ; il me dit tout ce que les hommes ſe croient authoriſés de débiter aux femmes lorſqu’ils ſont avec elles. Hommages dont je n’ai jamais fait de cas, par la raiſon que la bouche les rend preſque toujours ſans que le cœur y participe. Je le laiſſai donc au milieu de ſes belles phraſes, & je fus me placer auprès de maman qui jouait ; cette démarche le ſurprit, à ce qu’il me parut, autant qu’elle me coûta. Il n’oſa me ſuivre ; mais je crois qu’il me regarda toujours ; pour moi je n’oſais lever les yeux, quoique j’en euſſe grande envie.

Au ſoupé il chercha à ſe placer à côté de moi ; il couvrait des yeux la chaiſe qui devait le rendre mon voiſin, mais il ne put l’obtenir ; M. de Serfet l’obligea d’être à côté de Madame d’Herbeville, ce qui fit qu’il ſe trouva vis-à-vis de votre amie.

Je ne le regardais point. Les plaiſanteries qu’on lui fit, m’apprirent qu’il ne ceſſait de m’admirer. Il parla peu ; mais dans tout ce qu’il dit, il y mêla tant de graces & d’eſprit, que toute la ſociété convint qu’il était charmant. Ma mere même qui trouve des défauts dans tout ce qui n’eſt pas M. de Serfet, ne fut cette fois point injuſte. Elle le trouva très-aimable ; & moi, ma chere Lucie, comment l’ai-je trouvé ? Hélas ! ce que vous venez de lire vous l’a déjà appris. Les ſecours d’une raiſon exercée, n’ont pu m’en diſtraire ; ſans ceſſe je penſe à lui ; que tout ce que j’ai vu juſques ici, & ce que l’on dit être de plus aimable, m’a paru différent ! perſonne ne lui reſſemble ; & rien auſſi ne reſſemble à ce que je ſens pour lui… Mais que penſez-vous de l’aveu que je vous fais ? Pour moi, j’en ai honte ! Et plus je veux gronder mon cœur, plus il me démontre que des ſentimens tels que les miens ſont trop naturels & trop légitimes, pour n’être pas en quelque ſorte reſpectables.

Ce n’eſt pas tout encore, ma Lucie ; ce qui me reſte à vous apprendre dégagera davantage mon cœur, de cette enveloppe qui le voile, & vous le montrera dans tout ſon jour. C’eſt à votre amitié à en parcourir juſques au moindre repli, & à m’aider de ſes conſeils.

Après le ſoupé, il y eut bal. Ma mere qui m’engagea de danſer avec M. le Chevalier ***, me mit dans le plus grand embarras. J’eus toutes les peines du monde de finir un menuet. Mes jambes ſe dérobaient ſous moi, & les émotions dont mon cœur était agité, étaient ſi vives que je me crus cent fois prête à expirer.

Lorſque je fus au lit, un trouble auſſi agréable qu’il m’était nouveau me tint lieu de ſommeil. La figure du Chevalier ***, m’étoit ſans ceſſe préſente : je me plaiſais à me rappeler ce qu’il m’avait dit. La nuit ſe paſſa preſque toute entiere de cette ſorte ; & ſi[illisible] le jour, en paraiſſant, m’a cauſé quelque regret, c’eſt moins de n’avoir pas dormi, que crainte que la veillée n’eût altéré mes traits.

Jamais ma toilette ne m’a tant occupée que ce jour là. Je ſonnai de grand matin ma femme de chambre, & je me fis apporter tous mes ajuſtemens. Je paſſai pluſieurs heures à me décider ſur le choix. Enfin la couleur gris-de-lin me fixa. L’on m’a dit pluſieurs fois que c’eſt celle qui fait le mieux reſſortir les charmes que je dois à la nature. Charmes dont je ne me plaignis jamais tant que ce même jour. À tout inſtant je conſultais mon miroir ; pour la premiere fois, j’eus de l’humeur contre ſa fidélité. Je ne me trouvais point aſſez jolie. Le ſentiment qui me faiſait agir m’était inconnu.

Je ſortis de bonne heure avec ma mere pour faire des viſites. Jamais elles ne m’avaient paru auſſi ennuyeuſes. Nous arrêtames chez Madame de Becni. Jugez de ma ſurpriſe lorſqu’on annonça celui pour qui je m’étais parée. À ſa vue, mon cœur me battit bien fort.

Il me ſemblait que la bienſéance exigeait qu’il nous parla. Il ne daigna pas nous dire un ſeul mot. Sa façon d’agir me chagrina ; & cette inquiétude me rendit d’abord ſérieuſe & rêveuſe. L’orgueil, ſans que nous nous en appercevions, ſe mêle avec nos affections les plus tendres, & augmente ou diminue le ſentiment de douleur à proportion de ce que nous nous croyons humiliées par les circonſtances qui l’accompagnent. Je fus donc piquée de la conduite du Chevalier, & je n’eus garde de m’avouer la cauſe de mon dépit. Je le mis ſur le compte de l’impoliteſſe que je trouvai à ne pas venir voir ma mere. Il me parut que c’était la traiter bien cavaliérement. Auſſi une révérence ſeche fut tout ce que je crus à propos de rendre au ſalut galant qu’il nous fit lorſque nous ſortimes ma mere & moi.

À peine l’eus-je perdu de vue, que je me trouvai éclairée ſur mon cœur, par ce qui venait de ſe paſſer avec M. le Chevalier, & par la violence extrême que je m’étais faite pour le traiter froidement.........

. . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . .

Oui, ma Lucie, j’aime les différentes ſucceſſions de différens ſentimens que j’éprouve, me le font connaître, & je ſens le beſoin que j’ai de me munir de principes inébranlables qui puiſſent répondre de toute ma conduite. Je ſuis réſolue de tout ſouffrir plutôt que de démentir, mon caractere ; je le connais, il eſt brûlant & ſenſible, & ſi je ſuis aſſez malheureuſe pour ne pas inſpirer au Chevalier le même penchant que je reſſens pour lui, & pour ne pas le trouver digne de ma tendreſſe, je n’ai d’autre avenir que la douleur. Mon ame n’eſt point de la trempe ordinaire, ſi elle aime c’eſt pour la vie.

. . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . .

Combien de choſes ai-je à vous dire, mon aimable Lucie ! Que mon cœur eſt devenu tendre & enflammé pour l’objet qu’il fuyait & qu’il redoutait tant ! Le Chevalier, eſt à la campagne avec nous. Quelle différence de lui à tout ce que j’ai vu ! Je ne parle point de ſa figure, ni des graces de ſa perſonne. Je me flatte que vous me connoiſſez aſſez pour croire que ſi elles avaient été ſeules, elles ne m’auraient fait qu’une légere impreſſion. Mais ſon eſprit, mais ſon caractere ; mais ſa façon de penſer, & ce reſpect avec lequel il me parle depuis qu’il eſt ici. Voilà ce qui me touche, & ce qui achevera de me ſéduire........

. . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . .

… Je ſuis encore toute effrayée. N’eſt-il pas venu dans ma chambre, ſous le prétexte de m’apporter un bouquet. J’ai voulu le renvoyer, j’ai refuſé avec dédain ſes fleurs, je lui ai reproché ſa hardieſſe… Ô ma Lucie ! il s’eſt jeté à mes pieds, s’eſt excuſé ſur la force de ſon amour, ſur la légitimité & la délicateſſe de ſes ſentimens, & ſur d’autres raiſons que le trouble où ſa préſence m’avait mis, m’a empêché d’entendre. Revenue à moi, j’ai voulu retirer ma main dont il s’était ſaiſi, & qu’il tenait étroitement ſerrée dans les ſiennes, en l’appuyant contre ſon cœur ; il n’a jamais voulu la quitter malgré mes menaces & mes efforts. Il l’arroſait de baiſers & de larmes, & il m’a juré, avec tant d’ardeur & de vérité, que ſon reſpect & ſa ſoumiſſion ſeraient toujours le principal motif qui le dévouaient à moi pour toute ſa vie, que je l’ai cru parce que j’avais fort envie de le croire. Je n’ai pu y réſiſter, ma chere amie, ſes ſoupirs & ſa candeur m’ont arraché l’aveu de mes ſentimens pour lui ; je lui ai ouvert mon cœur ; Dieu ! avec quelle éloquence l’amour plaidait en ſa faveur.

L’on m’avertit que toutes ces Dames ſont raſſemblées dans la ſalle pour déjeuner ; j’y cours. Adieu ma Lucie, ma plume vous quitte, mais je ne vous quitte point.

J’arrive de la ſalle, le Chevalier y était. La joie brillait ſur ſon viſage ; ſes yeux auparavant remplis de langueur, ont repris leur premiere vivacité. J’ai été moi-même, je ne ſais pourquoi, plus gaie qu’à l’ordinaire ; & mon cœur me ſemble débarraſſé d’un furieux fardeau… Ce n’eſt qu’à titre de ſouverain bien que les objets ont droit de nous paſſionner. Ils ne s’emparent de notre ame qu’en s’offrant à nous ſous cet aſpect. Je crois l’avoir trouvé ce bien par excellence, que nos deſirs pourſuivent ſans ceſſe, & n’atteignent jamais. Je penſe que s’il exiſte dans le monde, il doit réſider dans une union conſtante & bien aſſortie. Séduite par cette illuſion, je me livre à une paſſion auſſi vive que celle que j’ai inſpiré. À préſent je ne mets plus d’obſtacle à ſes progrès ; loin de m’en allarmer, j’en fais la meſure du bonheur que je me promets..........

. . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . .

… Oui, je vivrai pour l’aimer ; ah ! ç’eſt trop peu, mes jours, doivent être conſacrés à l’adorer. Le Chevalier eſt encore venu dans ma chambre. La joie de le voir a fait diſparaître les ſages réflexions qui m’interdiſent des entrevues ſi périlleuſes. Il m’a parlé avec tant de graces, tant d’amour, tant de ſentiment, que jamais je n’ai été plus contente de lui, & plus conſolée du pouvoir qu’il a pris ſur mon cœur. Il eſt tel en effet qu’il ſemble que ſon ame régit la mienne. Il n’eſt affecté d’aucun ſentiment, qu’il ne s’en trouve en moi un tout pareil. Sa gaîté, ſa triſteſſe, ſa tranquillité, ſon inquiétude, toutes ſes différentes diſpoſitions deviennent les miennes, Non par aucun ſoin que j’aie de m’y conformer, mais par un reſſort ſecret qui les rend ſemblables… Que je ſerais heureuſe ſi je pouvais ; aſſocier ma vie avec la ſienne !… J’avoue que vos ſoupçons m’humilieraient, s’ils étaient réels. Ma délicateſſe & ma tendreſſe feraient peu ſatisfaites, ſi je ne pouvais me glorifier d’une préférence dans ſon cœur qui ne me laiſſat aucun lieu de douter que ma fortune n’y a point de part. Idée accablante, ceſſe de t’offrir à moi ! Tu m’avilis à mes propres yeux, tu fais plus de mal encore, tu outrages mon amant.

Adieu, chere & charmante Lucie, dans votre ſein ſeul j’épanche le mien.



Ô ma Lucie ! que l’habitude de voir ce que l’on aime ſe contracte aiſément ; & que cette habitude devient douloureuſe lorſqu’elle trouve ſon terme. Nous ſommes de retour depuis deux jours qui m’ont paru deux ſiecles. J’erre d’appartement en appartement ; je cherche partout mon amant, & je ne le trouve que dans mon cœur. Ma mere n’a encore reçu perſonne, & ſa maiſon ne ſera ouverte que ce ſoir. Que les heures me paraiſſent longues & ne coulent rapidement que lorſque je m’entretiens avec le Chevalier, ou avec vous aimable Lucie ! Approche donc moment délicieux où je verrai l’objet de ma tendreſſe. Viens heureux inſtant hâte toi ! Qu’il eſt encore loin !… Midi ſonne ſeulement. & ce n’eſt que ce ſoir que le Chevalier viendra… Que ne puis-je donner des aîles au temps, & faire ſeconder ſa vîteſſe ; à mon ardeur ! Mais qu’entends-je ! quelqu’un vient… Si c’était lui… Adieu ma Lucie, je cours où l’amour m’appelle.

Me voici rendue dans ma chambre. Je reprens la plume, & je ne puis écrire. Mes larmes coulent, & ſe précipitent ſur mon papier. Maudit ſoit des ſots perſonnages. C’eſt le Comte de ... fils du Marquis du même nom, qui eſt venu, voir ma mere… Que je crains d’approfondir mes ſoupçons. Pourquoi ces conférences ſecretes avec elle ? Pourquoi n’eſt-il pas compris dans l’ordre donné au portier ? Pourquoi ma mere me vante-t-elle ſi ſouvent & ſon rang & ſa naiſſance ?… Que je le déteſte !… On vient vers moi ; ce n’eſt pas le Chevalier ; hélas ! chaque fois que je reconnais mon erreur, il m’en coûte un ſoupir. C’eſt une des femmes de ma mere qui m’annonce qu’elle m’attend. Qu’aura-t-elle à me dire ? Je ne ſais quel preſſentiment me dit tout bas que je vais commencer à eſſuyer les traverſes qui ſuivent les paſſions & qui en rendent l’exercice ſi pénible. Mon cœur palpite ſans pouvoir s’en expliquer la cauſe à lui-même.


Continuation.


Ah, mon amie ! Mes ſoupçons n’étaient que trop bien fondés, ils ſont éclaircis ! M. le Comte de ... me recherche en mariage. Madame d’Herbeville vient de me l’apprendre, en me faisant un étalage fort long des avantages qu’il me procurerait. Elle m’a dit que je ſerais à la Cour ; & comme c’eſt à ſes yeux le plus haut point de félicité, elle a donné ſa parole. Je lui ai marqué toute ma répugnance pour un pareil hymen, & je l’ai aſſurée que je ne me ſouciais point du tout d’être à la Cour. Si vous ne vous en ſouciez pas , moi, je m’en ſoucie m’a-t-elle répondu d’un ton aigre, & prétends être obéie. La deſſus, elle eſt ſortie. Je ſuis rentré dans mon appartement pour me livrer aux plus cruelles réflexions, aux larmes & aux ſoupirs.

J’aime ma mere autant que je la reſpecte ; mais je penſe qu’il eſt des devoirs pour nos parens auprès de nous, comme il en eſt pour nous auprès d’eux ; & je ne les crois pas en droit de nous gêner dans le choix d’un état d’où dépend le bonheur de toute la vie. L’autorité paternelle ne fut donnée que pour protéger, & non pour perdre. Ce n’eſt pas pour eux que le pere & la mere ont ce dépôt ſi cher, c’eſt pour leurs enfans, pour l’intérêt de l’enfant ſeul, qu’il lui commande ; & la ſupériorité du pere & de la mere n’eſt que le droit même du fils ou de la fille d’avoir un guide dans ſon enfance, un conſeil dans ſa jeuneſſe, un conſolateur dans ſes maux, un appui, un protecteur, un ami toute ſa vie, & non un tyran. Voilà certainement quel eſt le véritable eſprit de cette autorité ſacrée qui ne reſſemble à nulle autre, qui n’eſt forte que par l’amour, & qui diſparaît quand l’amour ceſſe. Et n’eſt-ce rien pour une mere que le bonheur de ſa fille ? N’eſt-ce rien aux yeux même du public que la tendreſſe maternelle ? qu’un orgueil & qu’une ambition mal placés s’efforcent d’énerver cette obligation ſacrée. Il s’éleve un cri plus puiſſant que tous les ſophiſmes qui condamnent la dureté au moment même où l’on tente de la juſtifier. Ne point rendre malheureux ſon enfant, celui qui tient de nous la vie ; il n’eſt aucune circonſtance qui jamais puiſſe diſpenſer d’un tel devoir. Il n’eſt point de préjugé qui jamais doive étouffer un ſentiment ſi fort empreint par la nature elle-même. J’aime mieux vivre dans quelque coin inhabité de la terre, que d’épouſer un homme que je hais. qui ne veut de moi que mon bien, qui croit m’honorer, & qui finira par me mépriſer dès que je ferai ſa femme. Je ne ſuis touchée ni de la condition, ni du rang. Que me ſervirait tout cela avec un mari qui me donnerait mille dégoûts, mille mortifications ; eſt-il d’autres richeſſes que le bonheur ! d’autre vertu que ſon penchant lorſqu’il eſt légitime. J’aime un homme aimable, qui m’aime, dont le rang, la naiſſance, & les qualités n’ont rien que de diſtingué ; & ſi le ſort ne l’a pas placé dans la claſſe des grands Seigneurs, eſt-ce un défaut, une excluſion au mariage ? Non ma Lucie, ma raiſon me dit que le préjugé ſeul eſt un vice.......

. . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . .

Que vais-je vous apprendre, ma chere & tendre amie, que vais-je vous apprendre ? Depuis trois jours je n’ai plus d’expreſſions que mes ſanglots ; mes yeux me refuſent juſques à la triſte conſolation de verſer des larmes ; la ſource en eſt tarie, & mon cœur deſſéché manque lui-même de ſoupirs.

La rapidité des paſſions nous emporte dès que nous leur avons cédé le moins du monde ; le Chevalier m’a preſſé de lui accorder une entrevue. J’ai cru pouvoir me permettre de le recevoir en particulier. À la faveur des ténebres, il était parvenu dans ma chambre, il m’a parlé de mon mariage avec le Comte de ... & m’a demandé s’il était vrai, comme il le publiait, que je me deſtinaſſe à lui, & que les paroles fuſſent données. Il baiſſait les yeux en me diſant cela ; ſon air était tendre & embarraſſé. Je vous entends lui ai-je dit, entendez-moi auſſi. Aurais-je ſouffert que vous me rendiſſiez des ſoins, vous aurais-je fait l’aveu de ma tendreſſe, vous… la joie du Chevalier ne m’a pas permis de pourſuivre. Il eſt tombé à mes genoux. Quels raviſſemens ! quels tranſports ! De combien de façon il m’exprimait ſa reconnaiſſance, ſon amour ; nous jouiſſions des douceurs que goûtent deux cœurs unis par le ſentiment & la délicateſſe, nous étions dans cette douce ivreſſe du ſentiment, lorſque ma mere a parue, les yeux étincelans de colere. Revenue de cette eſpece d’engourdiſſement où l’avait jettée la ſurpriſe & la fureur, elle a adreſſé la parole à M. P. *** qui était interdit & confus. Quels ſont vos deſſeins, lui a-t-elle dit, ſéduire ma fille, empoiſonner ſes jours & les miens ? Le Chevalier s’eſt jeté à ſes pieds, a atteſté le ciel & l’amour de la pureté de ſes intentions. J’expire à vos genoux, Madame, ſi vous ne daignez… L’amour a ranimé mes forces ; je me ſuis auſſi proſternée toute en larmes devant Madame d’Herbeville. Ô ma mere ! me ſuis-je écriée, ſoyez touchée de mes pleurs. Mon âge, l’amour du Chevalier, ſes graces, ſon mérite perſonnel, tout m’excuſe, daignez vous y arrêter un moment. Votre bonté, vos entrailles maternelles… — Comment fille rebelle, tu oſes réclamer les droits de la nature ; ils ſont éteints ſi tu ne changes de façon de penſer. Voilà donc le motif de tes refus ? — J’ai voulu répliquer ; M. P. *** s’eſt efforcé de me juſtifier. Mais elle a été inexorable ; nos larmes n’ont rien pu ſur ſon cœur ; elle m’a dit d’une voix auſſi terrible que menaçante : renonce à ta mere ou à ton amant ; décide-toi, réponds ? — Ma mere, qu’oſez-vous exiger ! Vous m’accablez, vous me percez le cœur. — Obéis, te dis-je, ou crains… M. P. *** & ſorti dans ce moment, ce qui a empêché Madame d’Herbeville de pourſuivre. Il avait les yeux en pleurs. Que ſes regards étaient tendres & touchans ! Le plus profond ſoupir a été ſa derniere expreſſion.

Imaginez-vous dans quel état était mon ame ; cent fois elle a paru ſur le bord de mes levres prête à s’enfuir. Ma mere qui était ſortie auſſitôt que le Chevalier, eſt rentrée un inſtant après. Elle m’a trouvé ſans ſentiment. Je ne ſuis revenue à moi qu’avec une fievre brûlante… Je ſuis dans les plus grandes ſouffrances : il faudrait aimer comme moi, une mere & un amant pour ſentir tous les combats qui s’élevent dans mon cœur, entre l’amour & la nature.

Oui, mon amie, je préfere de renoncer au monde, d’être renfermée dans un cloître plutôt que d’épouſer le Comte de ... Je ne prononcerai jamais ce oui qui peut me ſéparer pour toujours de ce que j’aime. Ne ſerait-ce pas tromper le mari que ma mere me deſtine que de l’épouſer le cœur rempli de paſſion pour un autre ? Je n’ai ni aſſez de force, ni aſſez d’analogie avec le crime pour ſouiller d’un parjure le lit de l’hymen. Mais j’ai aſſez de courage pour ne pas prononcer un ſerment qui ſoit démenti par mon cœur. Enfin, ma bonne amie Lucie, je ne trahirai point le Chevalier en paſſant entre les bras d’un autre, lui ſeul peut me rendre heureuſe. Être unie à ce qui n’eſt point lui, ſerait pour moi le ſupplice de ce tyran qui fit lier un de ſes ſujets avec un cadavre. Ce ſerait jeter ſur chaque moment d’une exiſtance meurtriere, la douleur des regrets, & l’horreur du déſeſpoir. Soutenez-moi dans mon accablement, aidez-moi de vos conſeils, j’en ai plus beſoin que jamais. Que dois-je faire ; je ſuis tentée d’écrire au Comte de ... & de l’engager, par l’aveu de l’amour que j’ai pour M. P. ***, de ſe déſiſter du projet de m’épouſer, n’ayant d’autres droits ſur moi que le conſentement, ou plutôt que la vanité de Madame d’Herbeville. Encore une fois, que dois-je faire ? Conſeillez-moi, vous, la dépoſitaire de mes peines & de ma tendreſſe.




… Cruelle Lucie ! que m’apprenez-vous ? Quelle triſte lumiere venez-vous porter dans mon cœur ? Vous deviez eſſuyer mes pleurs, vous les faites couler de nouveau ; pourquoi me faire enviſager toutes les peines que ma tendreſſe pour le Chevalier me prépare ; je trouve cependant une douceur infinie à m’y livrer ; & je ne ſais pas ſi j’ai gagné à ſoulever le bandeau de l’amour, & s’il ne vaut pas mieux tenir à une illuſion qu’on chérit, que de toucher à une réalité déſagréable.

Ah ! qu’il eſt cruel pour une ame ſenſible d’avoir intéreſſé une autre ame délicate & auſſi tendre qu’elle même ? d’avoir reçu le ſerment de ſon affection, d’avoir tranſporté tous les vœux, tous ſes deſirs, tout ſon bonheur vers la gloire de lui plaire, d’en être chérie, & de ſe voir forcée de briſer les nœuds qui nous attachent à elle… Moi écrire au Chevalier pour lui dire… Je n’en aurai jamais la force… Comment lui annoncer ce que je ne penſe point, ce que je ne deſire nullement, & ce qu’on, veut cependant que je faſſe… Comment lui apprendre ?… Ma Lucie !… ma Lucie !… je me repoſe ſur votre amitié, ménagez ſon cœur, ſa ſenſibilité… Je ſuc… com… be… Dieu ! quel état que le mien !




… Le devoir a enfin triomphé !… Je ne le verrai donc plus !… Voilà qui eſt fait, le bonheur n’eſt plus qu’un ſonge pour moi ;… dans trois jours je ſerai liée à jamais au Comte de ... Comment me préſenter à l’autel… Quoi ! je pourais !… mais il le faut… Quel trouble égare ma raiſon !… Il eſt donc parti l’ingrat ! Il ne m’a jamais aimé… Si je lui euſſe été chere, ſe fut-il éloigné ? L’eſpoir ne l’eût-il pas ?… Ah ! c’eſt moi ſeul qui ſuis coupable. J’ai trahi l’amour, ſi j’avais bien aimé le Chevalier, aurais-je conſenti à ſon départ, & à être l’épouſe du Comte de ... Ma mere a abuſé de ma faibleſſe, de ſon autorité ;… cruelle obéiſſance !… Mes idées ſont totalement bouleverſées. Je ne ſuis plus à moi, je ne ſais ce que je veux. Suſpendue entre deux mouvemens contraires, je me ſens à la fois capable de tout & de rien. Je forme mille projets que je renverſe à l’inſtant ; ma ſituation eſt auſſi triſte que déſeſpérante. Ô Dieu !… ô amour !… ô Lucie !…




Fragment d’une Lettre de Lucie.

Il n’eſt que trop vrai, ma chere amie, que la pauvre d’Herbeville n’eſt plus, & qu’elle s’eſt empoiſonnée volontairement pour n’être pas obligée de coucher avec un homme qu’elle n’aimait pas. Elle eſt rendue la victime de l’obéiſſance & de la ſotte vanité de ſa mere. Voici comme la choſe s’eſt paſſée.

Au moment où on la conduiſit dans la chambre nuptiale, & que chacun la quitta en lui faiſant quelques plaiſanteries d’uſage, elle s’approcha de moi, les larmes aux yeux, me ſauta au cou, & elle me tint étroitement embraſſée pendant un eſpace de temps aſſez long. Je partageai ſes ſoupirs ; ſes pleurs ne me ſurprirent point s’ils m’affligerent ! Je connoiſſais les intérêts de ſon cœur. Enfin elle s’arracha de mes bras pour ſe jeter dans ceux de ſa mere. Madame d’Herbeville la repouſſa durement, en lui reprochant de faire la petite ſotte ; ce ſont ſes paroles. À ce reproche déplacé, cette fille charmante redoubla de ſanglots & de larmes, colla ſes levres ſur celles de ſa mere, & ſe retira dans un cabinet voiſin. Alors nous ſortimes tous, & ne laiſſames que ſon mari dans ſa chambre.

Le Comte, impatient de jouir des droits de l’hymenée, fut chercher ſa femme. Il la trouva étendue ſur le parquet, & évanouie. Ses cris nous firent voler dans l’appartement nuptial ; elle était ſans ſentiment, & prête à rendre le dernier ſoupir. Chacun de nous attribua cette révolution à la violence qu’elle s’était faite ; nous nous empreſſames de la rendre à la vie. Quelle fut notre ſurpriſe & notre douleur lorsqu’elle ouvrit la paupiere, regarda d’un œil mourant ſa mere, & lui dit : „ vos ſoins ſont inutiles, je me ſuis empoiſonnée. J’eſpere que Dieu me fera gra… ce… C’eſt moins… mon… crime… que le vôtre… J’ai… o… b… é… i… “ elle expira.


Fin de la première Partie.