L’Étourdi, 1784/Première partie/21

, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 108-113).

LETTRE XXI.

De pis en pis.


JE vois avec douleur que tout ce que je t’ai dit, lors de tes amours avec Madame de Larba, n’a pas eu le ſuccès que je m’en promettais, qu’il ne t’a fait qu’une légere impreſſion, & que l’expérience ne t’a pas encore convaincu, que les plaiſirs, la gaîté, l’enjouement, ſont les compagnes inſéparables de la frivolité ; & que celui d’entre nous qui a le plus trompé de femmes, qui a le plus fait enrager de peres, d’amans, d’époux, mérite la palme triomphante, & eſt proclamé l’homme par excellence.

„ Il faut donc ſans ceſſe te redire que nous ne devons conſidérer le beau ſexe que relativement à nos beſoins, & que l’on peut en amour ſe permettre toutes les fourberies imaginables. Il faut te rappeller encore que ce manege eſt réciproque, & que les femmes l’emploient auſſi ſouvent que nous. Toutes font profeſſion de n’en vouloir qu’au cœur ; mais intérêt ou plaiſir, voilà leur but. “ Ton ſort eſt à plaindre, & c’eſt à moi d’achever la guériſon… Mais… je fais réflexion que je ne pourais que te répéter mille fois ce que je t’ai déjà dit une, & qu’il vaudra mieux que je te mette entre les mains d’une petite femme toute adorable ; la jeune Madame d’Arbal eſt préciſément ce qui te convient. Je lui avais promis, il y a deux jours, de lui donner la main pour aller à la comédie ; mais une affaire que je finis ce jour là même avec une jeune perſonne, m’a empêché de tenir ma parole. Madame d’Arbal me boudera, je déteſte les brouilleries, viens, tu ſeras notre mediateur… Tout en diſant cela, Serfet m’entraînait, & moi charmé de lui donner le change ſur le ſentiment qui m’occupait, je le ſuivis dans un ſilence qui tenait preſque de la ſtupidité. Sa voiture avance, il donne ſes ordres, le cocher fouette, & nous arrivons.

Vous êtes Chevalier, lui dit Madame d’Arbal, d’une élégance ſans égale, toujours plus magnifique, auſſi beau, mais auſſi volage que l’amour. — Si je n’avais pas le bonheur de vous connaître, je répondrais de ma liberté. — Ah ! vous plaiſantez ! — Peut-on plaiſanter ce que l’on aime, & quel cœur ſerait aſſez courageux pour oſer lutter contre vos charmes. — Vous les appréciez bien peu, Chevalier, puiſqu’ils n’ont pas été aſſez puiſſans pour vous faire tenir votre promeſſe. — Ne m’en parlez pas interrompit-il, je ſuis aſſez puni de m’être dérobé au plaiſir de vous voir. — Vous voulez rire ſans doute ? La Comteſſe de ... ſait à quoi s’en tenir. — Que voulez-vous dire avec la Comteſſe, je vois que vous ignorez ce qui en eſt ; le voici. Ayant pitié de la gaucherie d’un de mes parens, je l’ai mené à la Comteſſe qui a bien voulu, en faveur de ſes belles dents, de ſon teint vermeil, ſe charger de lui apprendre certaines petites choſes néceſſaires aux jeunes gens qui ſe deſtinent au monde. J’ai été forcé d’y paſſer la ſoirée ; j’étais excédé, j’y mourais d’ennui ; mais il eſt des occaſions où il faut ſavoir faire des ſacrifices. — Voilà un trait de généroſité peu ordinaire, & qui a dû vous attirer des remercimens de part & d’autre, — ſurtout de la Comteſſe qui était en extaſe du plaiſir de m’avoir. J’ai cédé tous mes droits à mon couſin, je compte même qu’ils ſont déjà arrangés : elle lui aura fait grace de bien de choſes. — Il faut encourager la timidité. — Savez-vous que Madame de ... fut hier chez Madame d’Orval, & que le vieux Néril la reconduiſit. — Cela vous ſurprend-il ? — Eh pardieu oui ! Car l’on connaît ſon goût, & elle n’eſt pas femme à… — Finiſſez vos folies… Comme Serfet allait continuer ſa litanie ſatyrique, on vint avertir qu’on avait ſervi.

Le Chevalier ne ceſſa de médire tout le temps du ſoupé. Il n’y avait pas une élégante, un élégant qu’il ne connût par nom, ſurnom, & dont il ne ſût toutes les intrigues. Il n’oublia pas de dire qu’il m’avait enlevé à la conſtance, & de faire valoir ce ſacrifice eſſentiel. Il déclama contre elle, & il allait faire l’apologie de la légéreté, lorſqu’on ſe leva de table.

Une jeune femme qui avait tout écouté ſans rien dire, s’aviſa, quand nous fumes repaſſés dans le ſallon, de reprendre la converſation, & de lui demander, avec un ſouris ironique, quel pouvait être le principe de cette légéreté dont il ne ceſſait de tant vanter les charmes.

Cette queſtion parut l’embarraſſer ; la compagnie s’en apperçut, & en voilà aſſez pour qu’on l’agaçât plus vivement. Le Chevalier ſe ſentant preſſé, & voyant ſon amour-propre compromis, prit du tabac, tira un mouchoir parfumé, regarda ſa manchette, joua de la main pour étaler un diamant, ſe leva, pirouetta ſur le talon, ſe rejetta dans un fauteuil, où après s’être tendrement careſſé le menton & avoir badiné avec ſon jabot, il dit.