L’Étonnante Aventure de la mission Barsac/Première partie/Chapitre 9

IX

un ordre du gouverneur général


(Carnet de notes d’Amédée Florence.)

Même jour. — Tout à l’heure, j’ai dû m’interrompre, le capitaine Marcenay m’ayant appelé pour me montrer la traduction du lambeau de document arraché à l’appétit de Moriliré. Je reprends le récit chronologique des événements.

Donc, nous trouvons la tente vide. Plus de Moriliré. Rien que ses liens sur le sol. Très irrité, le capitaine Marcenay interpelle les hommes de garde. Mais les pauvres diables sont aussi étonnés que lui. Ils affirment n’avoir pas quitté leur poste et n’avoir entendu aucun bruit suspect. C’est à n’y rien comprendre.

Nous rentrons dans la tente, et alors seulement nous remarquons qu’elle est percée, à son sommet, d’un trou assez large pour laisser passer un homme, et au-dessus duquel on aperçoit une grosse branche de bombax. Dès lors, tout s’explique. Moriliré, mal attaché, s’est débarrassé de ses liens et, grimpant le long du piquet central, il a repris sa liberté par le chemin des airs.

Faut-il courir après lui ? À quoi bon ? Le fugitif a près d’une heure d’avance et, d’ailleurs, comment trouver un homme au milieu des hautes graminées de la brousse ? Il faudrait avoir des chiens.

D’accord sur ce point, nous nous résignons à l’inévitable. Le capitaine fait abattre la tente qui a si mal gardé Moriliré, renvoie les quatre tirailleurs, en leur ordonnant, sous peine d’un châtiment sévère, le plus profond silence sur ce qu’ils ont vu, et disparaît chez lui, où il va s’attaquer au mystérieux document. Moi, je m’attelle à la rédaction de mes notes. Pendant ce temps, Saint-Bérain mettra nos compagnons au courant des événements, s’il ne l’oublie pas, toutefois.

Une heure plus tard, le capitaine Marcenay m’envoie chercher, comme je l’ai dit. Je le trouve dans la tente de M. Barsac, où tous les Européens sont réunis. Les visages expriment un étonnement des plus naturels. À quoi rime, en effet, la trahison de Moriliré ? Agirait-il pour le compte d’un tiers, dont, pour ma part, j’ai soupçonné l’intervention il y a déjà longtemps ? Dans quelques minutes, nous le saurons peut-être.

— L’écriture arabe, nous explique le capitaine Marcenay, va de droite à gauche, mais il n’y a qu’à la lire par transparence, en tournant vers soi le verso du papier, pour la rétablir dans le sens qui nous est habituel. On obtient alors ceci.

Il nous remet un papier, calqué sur celui dont nous nous sommes emparés, et par conséquent irrégulièrement déchiré, sur lequel je lis les mots suivants, que je transcris en caractères latins :

Mansa a man grigni toubaboul

Mémou nimbé mando kafa batak manaéta sofa

A okata. Batou i a kafolo. Mansa a bé

S’il n’y a que moi pour déchiffrer ce grimoire !…

Le papier passe de main en main. Mlle Mornas et Saint-Bérain paraissent y comprendre quelque chose. J’admire l’étendue de leurs connaissances. Quant à MM. Barsac et Poncin, ils en savent juste autant que moi.

— Les derniers mots de la première et de la deuxième ligne sont incomplets, nous expose le capitaine Marcenay. L’un doit être lu toubaboulengo, qui veut dire « Européens », littéralement « Européens rouges », et l’autre Kafama, qui signifie « encore ». Voici maintenant la traduction du document ainsi complété : « Le maître (ou le roi) ne veut pas que les Européens… Puisqu’ils avancent encore… lettre amènera soldats… Il commandera. Obéis… tu as commencé. La maître (ou le roi) est… »

Nous faisons la grimace. Ce n’est pas beaucoup plus clair.

Cependant, le capitaine Marcenay continue sa démonstration.

— Le premier fragment de phrase se comprend aisément. Il y a quelque part un maître ou un roi qui ne veut pas que nous fassions telle ou telle chose. Quoi ? Le second fragment nous le dit. Il ne veut pas que nous avancions dans le pays noir. Pour une raison quelconque, nous le gênons, probablement. Ce second fragment commençait sans doute l’énoncé d’un plan que nous ne connaîtrons pas. Les deux lignes suivantes sont moins limpides. « Une lettre qui amènera des soldats », cela ne veut pas dire grand-chose ; la quatrième n’est qu’un ordre adressé à Moriliré, et nous ignorons qui est cet « il », qui commandera. Quant aux derniers mots, ils n’ont aucun sens, pour nous tout au moins.

On se regarde avec désappointement. Nous voici bien avancés ! M. Barsac prend la parole et résume la situation.

— De ce que nous avons observé jusqu’ici, y compris les événements d’aujourd’hui, on peut conclure : Primo, que notre guide nous trahissait pour le compte d’un tiers, lequel, pour des raisons inconnues, cherche à s’opposer à notre passage. Secundo, que cet inconnu dispose d’un certain pouvoir, puisqu’il a réussi à nous donner, à Conakry, un guide de son choix. Tertio, que ce pouvoir n’est pas très grand, néanmoins, puisqu’il n’a trouvé, jusqu’ici, que des moyens enfantins pour parvenir à ses fins.

J’objecte :

— Pardon ! Le mystérieux inconnu a fait, dans le même sens, des tentatives d’un autre ordre.

Et je communique à l’honorable auditoire mes réflexions touchant l’empoisonnement au doung-kono et les prédictions du kéniélala. Je suis loué pour ma perspicacité.

— Les ingénieuses déductions de M. Florence, ajoute M. Barsac, ne font en somme que confirmer les miennes. Je persiste donc à croire que notre adversaire, quel qu’il soit, n’est pas très à craindre, sans quoi il aurait employé contre nous des moyens plus efficaces et plus sérieux.

M. Barsac a raison. C’est la sagesse, Sophie, la grande Sophie des Grecs, qui parle par sa bouche. Il continue :

— Mon opinion est que, tout en ayant cette affaire en sérieuse considération, il convient de ne pas l’exagérer. Ce qui revient à dire : soyons prudents, mais ne nous laissons pas émouvoir.

Tout le monde approuve, ce qui ne m’étonne pas, car je connais les mobiles secrets de chacun. Ce qui m’étonne, par exemple, c’est l’obstination de M. Barsac. Pourquoi ne saisit-il pas cette occasion d’interrompre un voyage dont l’inutilité n’est pas discutable ?

Quoi qu’il en soit, nous sommes dans la nécessité de nous procurer de nouveaux guides. Mlle Mornas propose les siens, qui connaissent, ou tout au moins, doivent connaître le pays, puisque c’est pour cette raison qu’ils ont été engagés. Afin de trancher la question, on fait comparaître Tchoumouki et Tongané.

L’attitude du premier ne me plaît pas. Il répond qu’on peut compter sur lui, mais il semble gêné, embarrassé, et, pendant qu’il parle, je n’arrive pas à saisir son regard fuyant. Pour moi, le particulier sue le mensonge. M’est avis qu’il ne vaut pas mieux que Moriliré.

Tongané est, au contraire, très carré. Il affirme qu’il connaît parfaitement le pays et qu’il nous conduira où il nous plaira d’aller. Il assure également qu’il saura mettre à la raison porteurs et âniers. Ce garçon me fait bonne impression. Sa voix est franche, son regard droit.

Je décide qu’à partir de ce moment j’aurai confiance en Tongané et me méfierai de Tchoumouki.

Les deux nouveaux guides vont palabrer avec le personnel noir. Selon la version officielle, ils lui apprennent que Moriliré a été dévoré par un caïman, et qu’ils commanderont désormais en son lieu et place. Personne ne dit mot. Après la sieste, nous partirons.

9 février. — Moriliré n’est plus là, mais c’est exactement la même chose. Avec Tchoumouki et Tongané, nous n’avançons guère plus vite qu’avec leur prédécesseur.

Ce sont, entre les deux guides, des disputes continuelles à propos de la direction à prendre. Ils ne sont jamais d’accord, et leurs querelles sont interminables. Moi, j’opine systématiquement dans le sens de Tongané, bien que ce soit lui qui crie le plus fort, et l’expérience prouve que je vois juste. S’il arriva, en effet, par hasard, que la majorité décide en faveur de Tchoumouki, les renseignements que nous recueillons au premier village rencontré nous montrent invariablement notre erreur. Il faut alors biaiser, parfois à travers des terrains quasi impraticables, pour retrouver le bon chemin que nous avons quitté.

D’autres fois, la discussion des deux Noirs se prolonge tellement, que la grande chaleur arrive et qu’il faut s’arrêter où l’on est.

Dans ces conditions, on n’avance pas vite. Aussi, en deux jours et demi, avons-nous fait à peine une trentaine de kilomètres. C’est maigre.

Nous suivons toujours la vallée dans laquelle nous sommes entrés à Kokoro. Elle s’est élargie encore, et nous n’avons plus de hauteurs que sur notre droite, dans le Sud, par conséquent.

Le chemin est, en somme, des plus faciles, et n’étaient les éternels passages de rivières, rarement sur des ponts de bois aux trois quarts rompus, plus souvent au moyen de gués qui ne sont pas toujours très guéables et où les caïmans sont loin d’être rares, nous n’aurions à lutter contre aucune difficulté matérielle.

11 février. — De bonne heure ce matin, nous sommes au milieu de champs cultivés, ce qui indique la proximité d’un village. Ces champs seraient assez bien entretenus, si une grande partie d’entre eux n’étaient pas dévastés par les termites qui sont de terribles destructeurs.

Ces insectes bâtissent des termitières en forme de champignons, parfois de la hauteur d’un homme, qu’ils évacuent, au commencement de l’hiver, sous forme de fourmis ailées. Les villages en sont alors infestés. Mais l’homme ne perd aucune occasion de se distraire un peu. L’apparition de ces fourmis ailées est le signal de fêtes et d’orgies sans nom. On allume partout des feux, où les fourmis viennent se brûler les ailes. Les femmes et les enfants les ramassent et les font frire au beurre de cé. Or, ce n’est pas tout de manger, il faut boire. C’est pourquoi, le soir venu, tout le village est ivre.

Vers huit heures, nous apercevons celui que nous annonçaient les cultures. Il s’appelle Bama. Au moment où nous en approchons, nous rencontrons une procession de dou, en train de parcourir les lougans pour en chasser les mauvais esprits et demander la pluie. Ces dou sont des individus vêtus de blouses sur lesquelles on a cousu des brins de chanvre et des fibres de palmier. Leur tête est entièrement recouverte d’un bonnet de chanvre avec deux trous pour les yeux et surmontée d’un cimier en bois rouge ou d’un bec d’oiseau de proie.

Ils marchent en dansant, suivis de badauds et de gamins qu’ils ne se gênent pas pour frapper de leurs bâtons « sacrés ». Lorsqu’ils passent devant une case, on les gorge de dolo (bière de mil) et de vin de palme. C’est assez dire qu’après une heure de promenade, ils sont ivres morts.

Une demi-heure plus tard, nous arrivons à Bama. D’un air hypocrite, Tchoumouki expose alors au capitaine Marcenay que les nègres sont trop fatigués, qu’ils se refusent à faire une autre étape et qu’ils demandent à rester à Bama toute la journée. Le capitaine ne bronche pas, et, malgré les signes de réprobation que Tongané multiplie derrière le dos de son camarade, il prend un air étonné et répond que la demande est inutile, puisqu’il était déjà décidé qu’on ferait une longue halte ce jour-là. Tchoumouki se retire interloqué, tandis que Tongané lève les bras au ciel et exprime à Malik son indignation.

Nous profitons de cet arrêt imprévu pour aller visiter le village, et bien nous en prend, car il est différent de ceux que nous avons déjà vus jusqu’ici.

Pour y entrer, on nous fait d’abord monter sur le toit d’une case, et on nous conduit ainsi de toit en toit, jusqu’à celle du dougoutigui.

Ce dougoutigui est un vieux nègre à fortes moustaches, et ressemble à un ancien sous-officier de tirailleurs. Il fume une longue pipe de cuivre, dont le feu est entretenu par un affreux petit négrillon.

Il nous reçoit avec beaucoup de cordialité, et nous offre du dolo. Pour ne pas être en reste de politesse, nous lui faisons quelques menus présents qui le comblent de joie, puis, ces rites accomplis, nous nous promenons en touristes.

Sur la place, un barbier ambulant opère en plein air. Près de lui, des gamins, pédicures et manucures, rognent à l’aide de vieux ciseaux, les ongles des pieds et des mains. Quatre cauries par tête, tel est le prix de leurs services, mais ils doivent rendre aux clients les rognures d’ongles, que ceux-ci s’empressent d’aller enterrer pieusement dans de petits trous. J’ai beau m’enquérir, par le canal de Saint-Bérain qui se fait à peu près comprendre, impossible de connaître les raisons de cette étrange coutume.

À quelques pas, un « médecin » traitait un malade suivant les prescriptions du Codex nègre. Nous assistons de loin à la « consultation ».

Le malade est un homme émacié, aux yeux caves, tout tremblant de fièvre. Le médecin le fait coucher sur le sol, au milieu d’un cercle de curieux, puis, s’étant blanchi la figure avec de la cendre délayée, car, ici, le blanc est « fétiche », il place auprès de lui une petite statuette en bois grossièrement sculptée, image d’un dieu favorable. Il exécute ensuite autour du patient une danse échevelée, en poussant des cris sauvages. Enfin, il se fait indiquer la partie malade, la masse doucement, et soudain, avec un hurlement de joie, feint d’en retirer un fragment d’os dissimulé au préalable dans sa main. Le malade se lève aussitôt et s’en va, en se déclarant guéri, nouvelle preuve de la vérité de cet apophtegme : il n’y a que la foi qui sauve.

Celle de notre malade n’était-elle pas suffisante ? Il y a lieu de le supposer, car l’amélioration par lui accusée n’a été que de courte durée. Le soir même, notre campement recevait sa visite. Ayant appris, de l’un ou l’autre de nos nègres, qu’un médecin toubab était parmi nous, il venait implorer le secours du sorcier blanc, puisque le sorcier noir n’avait pas réussi à le soulager.

Après un examen sommaire, le docteur Châtonnay lui administra tout simplement une dose de quinine. Le « client » ne fut pas avare de barka (merci), mais, tout en s’éloignant, il secouait la tête d’un ait sceptique, en homme qui ne compte guère sur un remède dont aucune incantation ni sortilège ne renforcent l’efficacité.

12 février. — Aujourd’hui, c’est « même chose » qu’hier comme disent nos hommes d’escorte. C’est même pis. Nous ne ferons encore qu’une seule étape, et nous n’en ferons pas demain.

Ce matin, le départ s’est accompli en bon ordre.

Au moment où notre colonne s’ébranlait, nous avons vu accourir le malade d’hier soir. Il allait tellement mieux qu’il voulait remercier son sauveur une fois de plus. Le docteur lui remit quelques paquets de quinine, avec la manière de s’en servir.

Tout va bien jusqu’à l’étape. Le train est vif. Pas une anicroche, pas une plainte parmi les nègres. C’est trop beau.

À l’heure de la halte, en effet, pendant qu’on s’installe, Tchoumouki aborde le capitaine Marcenay et lui tient un discours analogue à celui de la veille. Le capitaine répond que Tchoumouki a pleinement raison, qu’on ne repartira pas, ni ce soir, ni de toute la journée de demain, mais qu’ensuite, après ce grand repos, on ne s’arrêtera plus, le soir, avant d’avoir franchi un minimum de vingt kilomètres.

Le capitaine a prononcé ces mots à haute voix, de façon que nul n’en ignore. Les nègres savent donc qu’on va désormais inaugurer la manière forte. Mais le ton ferme du capitaine les a probablement impressionnés. Ils ne disent rien et font le gros dos, en échangeant des regards en dessous.

Même jour, onze heures du soir. — Cette histoire-là commence à m’agacer.

Ce soir, un peu avant six heures, en plein jour, par conséquent, nous entendons tout à coup le même bruit de ronflement, ou de bourdonnement, qui a, une première fois, frappé nos oreilles près de Kankan, et ensuite mon tympan personnel, le soir de l’incident Moriliré.

Aujourd’hui encore, ce bruit singulier nous arrive de l’est. Il est très faible, suffisamment fort, cependant, pour qu’une erreur ne soit pas admissible. Aussi bien, je ne suis pas seul à l’avoir entendu. Le camp entier lève la tête vers le ciel, et les Noirs donnent déjà des signes de terreur.

Il fait jour, ai-je dit, et pourtant nous n’apercevons rien. Où qu’on regarde, le ciel est désert. Il est vrai qu’une colline assez haute limite la vue, du côté de l’est précisément. Je me hâte vers son sommet.

Pendant que je la gravis de toute la vitesse de mes jambes, l’étrange bruit grandit peu à peu, puis cesse brusquement, et, quand j’atteins le point culminant, rien ne trouble le silence.

Mais, si je n’entends plus, je peux voir maintenant. Devant moi, c’est la plaine, c’est, à perte de vue, cette forêt de graminées démesurées qui constitue la brousse. Cette étendue est déserte.

J’écarquille en vain les yeux, en vain j’inspecte l’horizon. Je ne vois rien.

Je reste en sentinelle jusqu’au moment où la nuit tombe. Peu à peu, de profondes ténèbres recouvrent la campagne, car la lune va entrer dans son dernier quartier et se lève tard, par conséquent. Il est inutile de m’entêter davantage. Je redescends.

Or, je ne suis pas à moitié de la côte que le bruit reprend. C’est à devenir fou, ma parole. Il reprend de la même manière qu’il a cessé, brusquement, puis décroît peu à peu, comme s’il s’éloignait dans l’Est. En quelques minutes, c’est de nouveau le silence.

J’achève ma descente, tout pensif, et je rentre dans ma tente, où j’écris brièvement ces quelques notes.

13 février. — Aujourd’hui, repos. Chacun s’occupe de ses affaires.

M. Barsac se promène de long en large. Il paraît soucieux.

M. Poncin prend, sur un calepin de grand format, des notes sans doute relatives à ses fonctions. À en juger par les mouvements de son crayon, il semblerait qu’il se livre à des calculs. Quels calculs ? Je le lui demanderais bien, mais me répondrait-il ? Entre nous, je crains qu’il ne soit muet.

Saint-Bérain… Bon ! où est-il, Saint-Bérain ?… Je présume qu’il taquine le goujon quelque part.

Le capitaine Marcenay cause avec Mlle Mornas. Ne les troublons pas.

À l’autre extrémité du camp, Tongané tient compagnie à Malik. Ils n’ont pas l’air de trouver le temps long, eux non plus.

Le personnel nègre dort çà et là, et l’escorte, à l’exception des sentinelles, fait de même.

Moi, je passe une bonne partie de la journée à terminer un article, à l’aide des notes des jours précédents.

L’article fini et signé, j’appelle Tchoumouki, préposé au service de la poste. Tchoumouki ne répond pas. Je prie un tirailleur d’aller à sa recherche. Une demi-heure plus tard, le tirailleur revient et me dit qu’il n’a pu le découvrir. Je le cherche à mon tour sans plus de succès. Tchoumouki est devenu invisible, et je dois renoncer à expédier mon article.

14 février. — Ce matin, coup de théâtre.

Vers huit heures, car nous avons passé une partie de la matinée à chercher inutilement Tchoumouki, nous nous disposons à partir, de guerre lasse, quand, dans l’ouest, et, par conséquent, du côté de Bama que nous avons quitté il y a deux jours, nous voyons apparaître au loin une troupe nombreuse.

Le capitaine Marcenay l’a vue avant moi, et il a donné ses ordres en conséquence. En un clin d’oeil, notre escorte a pris ses positions de combat.

Ces précautions sont inutiles. Nous ne tardons pas à reconnaître des uniformes français, ou du moins ce qui en tient lieu dans ce pays, et, quand la troupe inconnue est plus près, nous constatons qu’elle se compose de vingt soldats réguliers de race noire, tous montés et armés du fusil réglementaire, et de trois Européens, également à cheval, deux sous-officiers et un lieutenant, qui porte la tenue de l’infanterie coloniale.

Un de nos sergents est envoyé à la rencontre des nouveaux venus, qui, eux-mêmes, détachent en avant un des leurs. Les deux parlementaires échangent quelques mots, puis la troupe, qui a fait halte pendant ces pourparlers, reprend sa marche dans notre direction.

Elle pénètre dans notre campement, les fusils en bandoulière, et le lieutenant qui la commande aborde le capitaine Marcenay. Le dialogue suivant parvient à nos oreilles :

— Le capitaine Marcenay ?

— C’est moi, lieutenant…

— Lieutenant Lacour, du 72e d’infanterie coloniale, commandant actuellement un détachement monté de volontaires soudanais. J’arrive de Bamako, mon capitaine, et, depuis Sikasso, où je vous ai manqués de quelques jours, je suis à votre poursuite.

— Dans quel but ?

— Ce pli vous l’apprendra, mon capitaine.

Le capitaine Marcenay prend la lettre qui lui est offerte. Pendant qu’il la lit, je constate que son visage exprime autant de surprise que de désappointement.

— C’est bien, lieutenant, dit-il. Permettez-moi de mettre M. Barsac et ses compagnons au courant. Je suis ensuite à vous.

Le lieutenant s’incline. Le capitaine donne un ordre à ses hommes, puis s’approche de notre groupe.

— J’ai à vous apprendre une nouvelle étonnante, monsieur le député, dit-il à M. Barsac. Il faut que je vous quitte.

— Nous quitter !…

Cette exclamation, je dois à la vérité de dire que c’est Mlle Mornas qui l’a poussée. Je la regarde. Elle est toute pâle et se mord les lèvres. Je ne connaîtrais pas son énergie, je jurerais qu’elle va pleurer.

Nous, nous sommes surtout ahuris, sauf M. Barsac, chez qui la colère domine.

— Qu’est-ce à dire, capitaine ? demande-t-il.

— C’est-à-dire, monsieur le député, que je reçois l’ordre formel de me rendre à Tombouctou.

— C’est inimaginable ! s’écrie M. Barsac, qui semble très blessé.

— Mais cela est, réplique le capitaine. Lisez plutôt.

Il tend à M. Barsac la lettre que le lieutenant lui a remise. Le chef de la mission la parcourt des yeux en donnant de multiples signes d’indignation, après quoi il nous la montre et nous prend à témoin du sans-gêne avec lequel on le traite.

Je m’arrange pour avoir la lettre le dernier, afin de pouvoir en prendre rapidement copie. Voici cette lettre :

République Française

Gouvernement général du Sénégal

Cercle de Bamako

Le colonel

Ordre au capitaine Pierre Marcenay et à son détachement de se rendre à marches forcées à Ségou-Sikoro et, de là, par la voie du Niger, à Tombouctou, où il se mettra à la disposition du colonel commandant la place. Les chevaux du détachement du capitaine Marcenay seront laissés en subsistance à Ségou-Sikoro.

Le lieutenant Lacour, du 72e régiment d’infanterie coloniale, commandant un détachement monté de vingt volontaires soudanais, portera le présent ordre au capitaine Marcenay, à Sikasso, et se mettra à la disposition de M. le député Barsac, chef de la mission extraparlementaire de la boucle du Niger (première section), qu’il escortera jusqu’à son point d’arrivée.

Le colonel commandant le cercle de Bamako.

Saint-Auban.

Pendant que je prends fébrilement copie, M. Barsac continue à exhaler sa mauvaise humeur.

— C’est inqualifiable ! dit-il. Nous donner vingt hommes d’escorte !… Et précisément au moment où nous nous heurtons aux pires difficultés !… Ah ! mais cela ne se passera pas ainsi !… Dès mon retour à Paris, nous verrons si la Chambre approuve qu’on traite un de ses membres avec une pareille désinvolture.

— En attendant, il faut obéir, dit le capitaine Marcenay, qui n’essaie même pas de cacher sa tristesse.

M. Barsac attire le capitaine à l’écart, mais j’ai une oreille de reporter et j’entends fort bien.

— Pourtant, capitaine, si l’ordre n’était pas authentique !… suggère M. Barsac à mi-voix.

Le capitaine a un haut-le-corps.

— Pas authentique !… répète-t-il. Vous n’y pensez pas, monsieur le député. Il n’y a malheureusement aucun doute. La lettre est munie de tous les cachets officiels. D’ailleurs, j’ai été sous les ordres du colonel Saint-Auban, et je connais parfaitement sa signature.

La mauvaise humeur excuse bien des choses. Je trouve cependant que M. Barsac va trop loin.

Heureusement que le lieutenant Lacour n’a pas entendu. Il ne serait pas flatté.

M. Barsac n’a rien trouvé à répondre et garde le silence.

— Voudriez-vous me permettre, monsieur le député, de vous présenter le lieutenant Lacour, dit le capitaine et de prendre ensuite congé de vous ?

M. Barsac ayant acquiescé, les présentations sont faites.

— Connaissez-vous, lieutenant, interroge alors M. Barsac, les raisons qui ont motivé l’ordre dont vous êtes porteur ?

— Certainement, monsieur le député, répond le lieutenant. Les Touaregs Aouelimmiden sont en effervescence et menacent nos lignes. D’où nécessité de renforcer la garnison de Tombouctou. Le colonel a pris ce qu’il avait sous la main.

— Et nous ?… objecte le chef de la mission. Est-il prudent de réduire notre escorte à vingt hommes ?

Le lieutenant Lacour sourit.

— Cela ne peut offrir aucun inconvénient, assure-t-il. Cette région est absolument tranquille.

— Ne disait-on pas, cependant, objecte M. Barsac — le ministre des Colonies lui-même a porté ces faits à la tribune de la Chambre, et le président de Conakry nous les a confirmés — que les abords du Niger étaient le théâtre d’événements des plus inquiétants ?

— Cela a été vrai autrefois, répond le lieutenant Lacour, qui sourit toujours, mais il n’en est plus question. C’est de l’histoire ancienne.

— Pourtant, nous avons pu constater nous-mêmes… insiste M. Barsac, qui met le lieutenant au courant de nos aventures.

Celui-ci n’en paraît pas troublé.

— Vous voyez bien, dit-il, que l’inconnu qui semble vous préoccuper plus que de raison est en somme un bien petit personnage. Comment ! il a, d’après vous, la prétention de vous barrer la route, et il n’a pas imaginé autre chose pour vous arrêter ?… Ce n’est pas sérieux, monsieur le député.

Comme ce sont là ses propres conclusions, M. Barsac ne trouve rien à répliquer.

Le capitaine Marcenay s’approche.

— Permettez-moi, monsieur le député, de prendre congé de vous, dit-il.

— Eh quoi ! si vite ! s’écrie M. Barsac.

— Il le faut bien, répond le capitaine, mes ordres sont formels. Je dois gagner Ségou-Sikoro et Tombouctou sans perdre une heure.

— Faites donc, capitaine, concède, en lui tendant la main, M. Barsac, dont l’émotion apaise la colère, et soyez sûr que vous emportez avec vous tous nos vœux. Personne de nous n’oubliera ces quelques jours passés en commun, et je suis l’interprète de tous, j’en suis certain, en vous exprimant notre reconnaissance pour votre protection vigilante et votre dévouement sans défaillance.

Merci, monsieur le député, dit le capitaine, sincèrement ému lui aussi.

Il nous fait ses adieux à chacun à tour de rôle, en finissant cela va de soi, par Mlle Mornas. Je les guigne de l’œil, on le pense bien.

Mais j’en suis pour ma curiosité. Tout se passe le plus simplement du monde.

— Au revoir, mademoiselle, dit le capitaine.

— Au revoir, capitaine, répond Mlle Mornas.

Rien de plus. Toutefois pour nous qui sommes dans la confidence, ces pauvres mots ont une valeur qu’on ne leur accorde pas d’ordinaire. Nous comprenons tous qu’ils équivalent à une double et formelle promesse.

C’est bien ainsi que le comprend le capitaine, car son visage s’est rasséréné. Il prend la main que lui tend Mlle Mornas, y dépose respectueusement un baiser, s’éloigne, saute à cheval et se place à la tête de son détachement, qui s’est groupé pendant ce temps.

Un dernier salut à notre adresse, puis il lève son sabre. Les cent hommes s’ébranlent et partent au grand trot. Non sans un certain trouble, nous les suivons des yeux. En quelques minutes, ils sont hors de vue.

Nous voici seuls avec le lieutenant Lacour, ses deux sous-officiers et ses vingt hommes, dont nous ne soupçonnions pas l’existence il y a une heure. L’aventure s’est déroulée si rapidement que nous en sommes tout étourdis. Il s’agit, maintenant, de reprendre son calme.

Je reprends le mien assez vite, et je regarde nos nouveaux gardes du corps, afin de faire connaissance avec eux. Il se passe alors quelque chose de curieux. Au premier regard que je jette sur eux, j’ai un petit frisson — pas désagréable, ma foi ! — car j’ai tout à coup l’impression très nette qu’ils ressemblent tout à fait à des gens avec lesquels je n’aimerais pas me trouver au coin d’un bois.