L’Étonnante Aventure de la mission Barsac/Deuxième partie/Chapitre 8

un appel dans l’espaceVIII


C’est fort tristement que le capitaine Pierre Marcenay avait quitté la mission Barsac, et plus particulièrement celle qu’il ne connaissait que sous le nom de Jane Mornas. Il s’était mis en route, pourtant, sans l’ombre d’une hésitation, et jusqu’à Ségou-Sikoro il avait doublé les étapes, comme il lui était prescrit. Avant tout, le capitaine Marcenay était un soldat, en effet, et c’est peut-être la plus grande beauté du métier militaire que cette abnégation complète de soi et cette obéissance passive qu’il impose, en vue d’un but dont, parfois, on n’a pas une claire conscience, mais au-dessus duquel on sait que plane toujours l’idée de patrie.

Quelle que fût sa hâte, cependant, il lui fallut neuf jours pour abattre les quatre cent cinquante kilomètres qui le séparaient de Ségou-Sikoro, où il n’arriva que le 22 février, à une heure fort avancée de la soirée. Ce fut donc seulement le lendemain matin qu’il put se présenter devant le colonel Sergines, commandant la place, et lui remettre l’ordre du colonel Saint-Auban.

Le colonel Sergines lut cet ordre trois fois de suite avec un étonnement croissant. Il paraissait n’y rien comprendre.

— Quelle drôle de combinaison !… dit-il enfin. Aller chercher des hommes à Sikasso pour les envoyer à Tombouctou !… C’est inimaginable !…

— Vous n’étiez donc pas avisé de notre passage, mon colonel ? demanda le capitaine Marcenay.

— Nullement.

— Le lieutenant qui m’a remis cet ordre, expliqua le capitaine, m’a dit que des troubles avaient éclaté à Tombouctou, et que les Touaregs Aouelimmiden s’agitaient d’une manière menaçante.

— C’est la première nouvelle, déclara le colonel. Hier encore, le capitaine Peyrolles… Vous le connaissez peut-être ?

— Oui, mon colonel. Nous avons servi dans le même régiment, il y a deux ans.

— Eh bien ! il est passé ici, Peyrolles, en allant de Tombouctou à Dakar. Il n’est parti qu’hier, et ne nous a rien dit de tout cela.

Le capitaine Marcenay ne put que décliner, du geste, toute responsabilité.

— Vous avez raison, capitaine, dit le colonel Sergines. Nous n’avons pas à discuter. L’ordre est là, il n’y a qu’à s’y conformer. Mais, du diable si je sais quand vous pourrez partir, par exemple !

On eut beaucoup de peine, en effet à préparer cette expédition imprévue. Plus de huit jours furent employés à loger les chevaux, qu’on avait ordre de laisser à Ségou-Sikoro, et à réunir le matériel nécessaire au transport, et des vivres en quantité suffisante. Ce fut seulement le 2 mars que le capitaine Marcenay put s’embarquer et commencer à descendre le Niger.

Le voyage, souvent contrarié par les basses eaux dans ces derniers mois de la saison sèche, exigea à son tour deux longues semaines, et l’ancienne escorte de la mission Barsac ne débarqua finalement que le 17 mars à Kabara, port de Tombouctou, dont le séparent une quinzaine de kilomètres.

Lorsque le capitaine Marcenay se présenta au colonel Allègre qui commandait la place, cet officier supérieur fit montre de la même surprise que son collègue de Ségou-Sikoro. Il lui affirma qu’aucun trouble n’avait été constaté dans la région, qu’il n’avait jamais demandé de renfort, et il déclara ne pas s’expliquer pourquoi le colonel Saint-Auban lui envoyait, sans le prévenir, cent hommes dont il n’avait aucun besoin.

Cela commençait à devenir singulier, et le capitaine Marcenay en arrivait à se demander s’il n’avait pas été joué par un habile faussaire. Mais pourquoi ? Dans quel but ? La réponse s’imposait. Si inexplicable que parût un tel projet, le faussaire, s’il existait, ne pouvait en avoir eu d’autre que la destruction de la mission Barsac désarmée. Logiquement amené à cette conclusion, le capitaine Marcenay éprouvait de cruelles angoisses, en pensant à la grave responsabilité qu’il encourrait dans ce cas, et aux dangers qui eussent alors menacé Mlle Mornas, dont le souvenir emplissait son esprit et son coeur.

Ses craintes étaient d’autant plus vives que, pas plus à Tombouctou qu’à Ségou-Sikoro, il n’avait pu recueillir le moindre renseignement sur le lieutenant Lacour. Personne ne le connaissait. Bien plus ! personne n’avait jamais entendu parler d’un corps de volontaires soudanais, bien que cette expression fût employée par le colonel Saint-Auban lui-même.

Toutefois, l’ordre du colonel ayant, après vérification minutieuse, tous les caractères matériels de l’authenticité, cet ordre devait être tenu pour bon et valable, jusqu’à preuve du contraire. Un logement fut donc assuré au capitaine Marcenay et à ses hommes, et, dès que l’occasion s’en présenta, l’ordre du colonel Saint-Auban fut envoyé à son auteur, qui, seul, pouvait dire s’il était ou non apocryphe.

Mais, de Tombouctou à Bamako, il faut compter mille kilomètres, tant à la montée qu’à la descente. Il s’écoulerait donc beaucoup de temps avant qu’on reçût la réponse du colonel.

Ce temps, le capitaine Marcenay, désoeuvré, sans fonctions précises, et surtout dévoré d’inquiétudes, allait le trouver bien long. Fort heureusement, dans les derniers jours de mars, une distraction lui arriva dans la personne du capitaine Perrigny, un de ses camarades de Saint-Cyr, avec lequel il n’avait jamais cessé d’entretenir d’intimes relations. Les deux amis furent très heureux de se revoir, et le temps, depuis ce moment, passa plus rapidement pour le capitaine Marcenay.

Mis au courant des soucis de son camarade, Perrigny rassura celui-ci. La fabrication d’un ordre faux, assez bien imité pour que tout le monde s’y fût trompé, lui parut tenir du roman. À son avis, il était plus raisonnable d’admettre que le lieutenant Lacour, mal renseigné sur les véritables mobiles de la décision du colonel, en avait donné une raison inexacte. Quant à la surprise du colonel Allègre, elle pouvait s’expliquer très simplement. Dans cette région à peine organisée, il n’y avait rien d’étonnant à ce que l’ordre le concernant se fût égaré.

Le capitaine Perrigny, qui devait séjourner deux ans à Tombouctou, amenait avec lui d’assez nombreux colis, que son ami l’aida à déballer. Plusieurs d’entre eux étaient plutôt des instruments de laboratoire que des bagages proprement dits. S’il n’eût porté l’uniforme, Perrigny eût été classé, en effet, parmi les savants. Passionné de science, il se tenait au courant de toutes les questions à l’ordre du jour, et particulièrement de celles se rattachant, de près ou de loin, à l’électricité. Dans leur association, Perrigny représentait l’étude, et Marcenay l’action. Cette différence de leurs penchants était même pour eux le fréquent prétexte de disputes amicales. Couramment, ils se traitaient en riant, l’un, de « vieux rat de bibliothèque », l’autre, de « vil traîneur de sabre », bien certains, au fond, que l’activité de Marcenay ne l’empêchait pas d’être un homme cultivé et instruit, et que la science de Perrigny n’empêchait pas davantage ce dernier d’être un excellent et brave officier.

Quelques jours après l’arrivée de son ami, le capitaine Marcenay trouva celui-ci en train d’achever de monter, à la suite de plusieurs autres, un nouvel appareil dans la cour de la maison où il avait fixé ses pénates.

— Tu tombes à pic, lui cria Perrigny, dès qu’il l’aperçut. Je vais te montrer quelque chose d’intéressant.

— Cela ? demanda Marcenay, en indiquant l’appareil, composé de deux piles électriques, d’électroaimants, d’un petit tube de verre contenant de la grenaille métallique, et surmonté d’une tige de cuivre haute de plusieurs mètres.

— Cela même, répondit Perrigny. Ce bibelot, tel que tu le vois, est une vraie trouvaille de sorcellerie. C’est tout simplement un poste récepteur de télégraphie, mais, tu m’entends bien, de télégraphie sans fil.

— Il y a quelques années qu’on en parle, dit Marcenay intéressé. Le problème serait-il donc résolu ?

— Et comment ! s’écria Perrigny. Oui, deux hommes se sont rencontrés sur notre boule terraquée, au même instant de son histoire. L’un, un Italien, du nom de Marconi, a trouvé le moyen d’émettre dans l’espace les ondes dites hertziennes… Connaîtrais-tu ça, par hasard, soldateste effrénée ?

— Oui, oui, fit Marcenay. Je l’ai appris au collège. D’ailleurs, on parlait déjà de Marconi quand j’étais en France. Mais l’autre inventeur à qui tu faisais allusion ?

— C’est un Français, le physicien Branly. Lui, il a trouvé le récepteur, une petite merveille d’ingénieuse simplicité.

— Et l’appareil que je vois là ?

— Est précisément le récepteur, dont tu vas comprendre le principe en un clin d’œil. M. Branly a observé que, si la limaille de fer était naturellement mauvaise conductrice de l’électricité, elle devenait bonne conductrice quand elle était influencée par une onde hertzienne, l’effet de cette onde étant de douer les grains de la limaille d’une attraction réciproque et d’augmenter leur cohésion. Ceci posé, tu vois ce petit tube ?

— Je le vois.

— C’est un cohéreur, ou détecteur d’ondes, comme tu voudras. Ce tube contenant de la limaille de fer est intercalé dans le circuit d’une pile ordinaire que j’ai l’honneur de te présenter. Le tube, étant mauvais conducteur, interrompt, par conséquent, le circuit, et le courant de la pile ne passe pas. C’est compris ?

— Oui, après.

— Or, vienne une onde hertzienne, elle sera captée par cette tige de cuivre, qui s’appelle une antenne. Aussitôt, le tube, qui est en connexion avec elle, deviendra conducteur, le circuit de la pile sera fermé et le courant passera. Tu comprends toujours, buveur de sang ?

— Oui, vieux savant à lunettes. Continue.

— Alors intervient le narrateur ici présent. Grâce à un dispositif de mon invention personnelle, combiné avec la découverte de Branly, ce courant mettra en action un récepteur Morse, dont la bande en papier se déroulera imprimée à la manière ordinaire. Mais, simultanément, ce petit marteau que tu vois heurtera le cohéreur, dont les grains seront séparés par le choc, et qui reprendra, par conséquent, sa résistance habituelle. Le courant de la pile ne passera plus, et le récepteur Morse cessera d’imprimer. On aura donc ainsi obtenu un unique point sur la bande de papier, me diras-tu ? En effet, mais la même succession de phénomènes se reproduira immédiatement, tant que l’antenne continuera à recueillir des ondes. Quand celles-ci viendront à cesser, rien ne s’imprimera plus sur la bande de papier du Morse, jusqu’au passage des ondes suivantes. On obtiendra finalement, par ce procédé, une série de points réunis par groupes inégaux, représentant les longues et les brèves de l’alphabet Morse, qu’un télégraphiste lit aussi aisément que l’écriture ordinaire.

— Toi, par exemple ?

— Moi, par exemple.

— Et pourquoi as-tu apporté cet instrument, extraordinaire je le reconnais, dans ces contrées barbares ?

— Lui et son frère, le producteur d’ondes, c’est-à-dire le transmetteur, dont je commencerai dès demain le montage. Parce que cette question de la télégraphie sans fil me passionne. Je veux être le premier à l’installer au Soudan. C’est pourquoi j’ai apporté ici ces deux appareils, dont les semblables, encore fort rares, du reste, de par le monde, n’existent pas en Afrique, je te le garantis. Songe donc ! Si l’on pouvait communiquer directement avec Bamako !… Avec Saint-Louis, peut-être !…

— Oh ! avec Saint-Louis !… C’est un peu loin.

— Pas du tout, protesta Perrigny. On a déjà correspondu à de très grandes distances.

— Pas possible !

— Très possible, soudard, et, moi, je compte faire mieux encore. Incessamment, je commencerai, le long du Niger, une série d’expériences…

Le capitaine Perrigny s’arrêta tout à coup. Ses yeux écarquillés, sa bouche entrouverte exprimaient une stupéfaction profonde. Du côté de l’appareil Branly, un petit bruit sec venait de se faire entendre, que son oreille exercée avait bien reconnu.

— Qu’est-ce que tu as ? demanda Marcenay étonné.

Son ami dut faire un effort pour lui répondre. La surprise l’étranglait littéralement.

— Il marche ! balbutia-t-il enfin en désignant l’appareil.

— Comment ! il marche, se récria ironiquement le capitaine Marcenay. Tu rêves, futur membre de l’Institut. Puisque ton appareil est le seul qui existe en Afrique, il ne peut pas marcher, ainsi que tu t’exprimes avec tant d’élégance. Il se sera détraqué, voilà tout.

Sans répondre, le capitaine Perrigny courut au récepteur.

— Détraqué !… protesta-t-il en proie à une violente surexcitation. Il est si peu détraqué que je lis clairement sur la bande : capi… taine… capitaine Mar… capitaine Marcenay !

— Mon nom ! railla celui-ci. Je crains fort, mon vieux, que tu ne te paies ma tête, comme on dit.

— Ton nom ! affirma Perrigny, avec une émotion si évidemment sincère que son camarade en fut frappé.

L’appareil s’était arrêté, et demeurait maintenant muet sous les yeux des deux officiers qui ne le quittaient pas du regard. Mais bientôt le tic-tac significatif se fit de nouveau entendre.

— Le voilà qui repart !… s’exclama Perrigny, en se penchant sur la bande. Bon ! ton adresse, maintenant : Tombouctou.

— Tombouctou !… répéta machinalement Marcenay, tremblant à son tour d’une sorte d’émotion mystérieuse.

L’appareil s’était arrêté une seconde fois, puis, après une courte interruption, la bande imprimée recommença à se dérouler, pour s’immobiliser encore au bout de quelques instants.

— Jane Buxton, lut Perrigny.

— Connais pas, déclara Marcenay, qui poussa, sans trop savoir pourquoi, un soupir de soulagement. C’est une farce que quelqu’un nous fait.

— Une farce ? répéta Perrigny, songeur. Comment cela se pourrait-il ?… Ah ! voilà que ça recommence !…

Et, penché sur la bande, il lut, épelant les mots, à mesure qu’ils se révélaient à lui :

— Venez… au… se… cours… de… Jane… Mor… nas…

— Jane Mornas ! s’écria le capitaine Marcenay, qui, suffoquant tout à coup, dut dégrafer le col de sa vareuse.

— Tais-toi, commanda Perrigny. Pri… son… nière… à Black… land…

Pour la quatrième fois, le tic-tac s’interrompit. Perrigny se redressa et regarda son camarade. Celui-ci était livide.

— Qu’as-tu ? demanda-t-il affectueusement.

— Je t’expliquerai… répondit péniblement Marcenay. Mais Blackland, où prends-tu Blackland ?

Perrigny n’eut pas le temps de répondre. L’appareil fonctionnait de nouveau. Il lut :

— La… ti… tude… Quinze… de… grés… Cin… quante… mi… nutes… nord… Lon… gi… tude…

Penchés sur l’instrument devenu soudain silencieux, les deux officiers attendirent en vain pendant quelques minutes. Cette fois, l’arrêt était définitif, et le récepteur Morse demeura muet.

Le capitaine Perrigny murmura, tout songeur :

— Voilà qui est un peu fort de café, comme dit l’autre !… Il y aurait donc un second amateur de télégraphie sans fil dans ce pays perdu ?… Et quelqu’un qui te connaît, mon cher, ajouta-t-il, en se tournant vers son ami.

Il remarqua aussitôt l’altération de son visage.

— Qu’est-ce que tu as ? lui demanda-t-il. Tu es tout pâle.

En quelques mots rapides, le capitaine Marcenay expliqua à son camarade la cause de son trouble. S’il avait été surpris, quand il avait su que son propre nom figurait sur la bande télégraphique, sa surprise était devenue de l’émotion, et une émotion profonde, quand Perrigny avait prononcé celui de Jane Mornas. Il connaissait Jane Mornas, il l’aimait, et, bien qu’aucune parole n’eût été prononcée entre eux, il espérait fermement qu’elle serait un jour sa femme.

Marcenay rappela les craintes qui le tenaillaient depuis qu’il avait tant de raisons de croire faux l’ordre du colonel Saint-Auban. Le mystérieux message qui lui arrivait aujourd’hui de l’espace ne les confirmait que trop. Jane Mornas était en danger.

— Et c’est à moi qu’elle demande du secours ! conclut-il, avec une angoisse où se mêlait quand même un peu de joie.

— Eh bien ! c’est très simple, répondit Perrigny. Il faut le lui donner, ce secours qu’elle te demande.

— Cela va de soi ! s’écria Marcenay, que la perspective de l’action faisait renaître, mais comment ?

— Nous allons examiner cela, dit Perrigny. Tirons d’abord des faits que nous connaissons leurs conclusions logiques. Elles sont, d’après moi, rassurantes.

— Tu trouves ?… répliqua amèrement Marcenay.

— Je trouve. Primo, Mlle Mornas n’est pas toute seule, car elle ne possède pas, que tu saches, d’appareil de télégraphie sans fil. Sans parler des compagnons avec lesquels tu l’as laissée, elle a donc au moins un protecteur, celui qui possède cet appareil. Et celui-là est un lapin, tu peux m’en croire.

Marcenay ayant approuvé de la tête, Perrigny continua :

— Secundo, Mlle Mornas n’est pas exposée à un péril pressant. Elle te télégraphie à Tombouctou. C’est qu’elle présume que tu y es, c’est-à-dire qu’elle sait très bien que tu n’es pas de l’autre côté de la porte et qu’il te faudra un certain temps pour te rendre à son appel. Puisque, cependant, elle te télégraphie quand même, c’est qu’elle estime que ce n’est pas inutile. Donc, si un danger la menace, ce danger n’a rien d’imminent.

— Où veux-tu en venir ? demanda nerveusement Marcenay.

— À ceci, qu’il y a lieu de te calmer, d’avoir bon espoir dans la fin de cette aventure… et d’aller de ce pas trouver le colonel, pour lui demander d’organiser une expédition qui délivrera M. le député Barsac et Mlle Mornas par-dessus le marché.

Les deux capitaines se rendirent sur-le-champ près du colonel Allègre, auquel ils exposèrent l’événement prodigieux dont ils venaient d’être les témoins. Ils mirent sous ses yeux la bande imprimée par le récepteur Morse, que Perrigny traduisit en langage clair.

— Il n’est pas question de M. Barsac là-dedans, fit observer le colonel.

— Non, répondit Perrigny, mais comme Mlle Mornas était avec lui…

— Qui vous dit qu’elle ne l’a pas quitté ? objecta le colonel. Je connais parfaitement l’itinéraire de la mission Barsac, et je peux vous garantir qu’il ne s’élève pas si haut, en latitude. Cette mission doit passer par Ouagadougou, qui est sensiblement sur le douzième degré, et aboutir à Saye, qui est au treizième. Cette dépêche mystérieuse parle de quinze degrés cinquante, de seize degrés, autant dire.

Cette remarque réveilla les souvenirs de Marcenay.

— Vous avez raison, mon colonel, dit-il. Il peut se faire, en effet, que Mlle Mornas ait quitté la mission Barsac. Je me souviens qu’elle devait s’en séparer, deux ou trois cents kilomètres après Sikasso, pour remonter seule dans le Nord, avec l’intention d’atteindre le Niger à Gao.

— Ceci change la face des choses, dit le colonel, soucieux. Pour dégager M. Barsac, député, délégué officiel de la France, une expédition se comprendrait, tandis que pour Mlle Mornas, simple particulière…

— Cependant, fit observer vivement Marcenay, si l’ordre dont j’étais porteur est faux, comme tout nous incite à le croire, M. Barsac a nécessairement été victime du gredin qui s’est substitué à moi.

— Peut-être… peut-être, concéda dubitativement le colonel. En tout cas, pour avoir une opinion sur ce point, il faut attendre la réponse de Bamako.

— C’est désespérant, s’écria Marcenay accablé. Nous ne pouvons cependant laisser périr cette pauvre enfant, qui m’appelle à son secours.

— Il n’est pas question de périr, objecta le colonel qui, lui du moins, avait tout son calme. Cette demoiselle dit seulement qu’elle est prisonnière, rien de plus… Et, d’ailleurs, où iriez-vous à son secours ? Quel est ce Blackland dont elle parle ?

— Elle en donne la latitude.

— Mais pas la longitude. Or vous avez quitté Mlle Mornas après Sikasso. Elle n’est pas revenue dans l’Ouest, je suppose. Le seizième degré traverse d’abord le Macina, puis franchit le Niger, et s’enfonce dans une région désertique absolument inconnue. Blackland ne pouvait être dans le Macina, sans quoi nous connaîtrions cette ville, c’est donc en plein désert qu’il conviendrait de la chercher.

— Eh bien ! mon colonel ?… balbutia Marcenay.

— Eh bien ! capitaine, je ne vois guère la possibilité d’envoyer une colonne dans cette direction, ce qui reviendrait à risquer la vie de cent ou deux cents hommes pour sauver la vie d’une seule personne.

— Pourquoi deux cents hommes ? demanda Marcenay, qui sentait s’évanouir son espoir. Peut-être suffirait-il de beaucoup moins.

— Je ne le pense pas, capitaine. Vous n’ignorez pas plus que moi les bruits qui courent le long du Niger. Les Noirs prétendent qu’il s’est fondé quelque part, sans que personne puisse dire exactement où, un empire indigène dont la réputation ne serait pas des meilleures. Ce nom de Blackland étant tout à fait inconnu, il n’y aurait rien d’impossible à ce qu’il fût celui de la capitale ou d’une des villes de l’empire en question, et la latitude donnée rend encore l’hypothèse plus plausible, puisqu’elle correspond à la seule région où une puissance aurait pu se fonder sans être aussitôt connue de tout le monde. Enfin, n’êtes-vous pas frappé par la consonance anglaise de ce mot : Blackland ?… Le Sokoto, colonie anglaise, n’est pas si éloigné de son emplacement supposé… Il peut y avoir là une autre difficulté, non des moins épineuses… Bref ! dans ces conditions, je pense qu’il serait imprudent de s’aventurer dans une région totalement inexplorée, sans disposer de forces suffisantes pour faire face à toutes les éventualités.

— Alors, mon colonel, vous refusez ? insista Marcenay.

— Avec regret, mais je refuse, répondit le colonel Allègre.

Le capitaine Marcenay insista encore. Il raconta à son chef, comme il l’avait raconté à son camarade, quels liens l’unissaient à Mlle Mornas. Ce fut en vain. Il fit aussi vainement valoir qu’il avait amené avec lui cent hommes dont on pouvait se priver, puisqu’on ne comptait pas sur eux. Le colonel Allègre ne se laissa pas ébranler.

— Je suis désolé, profondément désolé, capitaine, mais j’ai le devoir de vous répondre négativement. Que vos hommes ne me soient pas nécessaires, c’est possible, mais ce sont des hommes, et je n’ai pas le droit de risquer leur existence à la légère. Au surplus, rien ne presse. Attendons une nouvelle communication de Mlle Mornas. Puisqu’elle a télégraphié une première fois, il est probable qu’elle télégraphiera encore.

— Et si elle ne le peut pas, s’écria Marcenay avec désespoir, comme tendrait à le faire croire la brusque interruption de sa dépêche ?

Le colonel fit comprendre du geste que cette éventualité serait infiniment regrettable, mais qu’elle ne saurait modifier sa décision.

— Alors, j’irai seul, déclara fermement Marcenay.

— Seul ?… répéta le colonel.

— Oui, mon colonel. Je vous demanderai un congé que vous ne me refuserez pas…

— Que je vous refuserai, au contraire, répliqua le colonel. Croyez-vous que je vous donnerai les moyens d’aller vous jeter dans une aventure d’où vous ne reviendriez pas ?

— Dans ce cas, mon colonel, je vous prierai d’avoir la bonté d’accepter ma démission.

— Votre démission !…

— Oui, mon colonel, dit Marcenay avec calme.

Le colonel Allègre ne répondit pas tout de suite. Il regarda son subordonné, et comprit que celui-ci n’était pas dans son état normal.

— Vous savez bien, capitaine, lui dit-il paternellement, que votre démission devrait suivre la voie hiérarchique, et je n’ai pas qualité pour l’accepter. En tout cas, c’est une chose qui demande réflexion. Laissez passer la nuit là-dessus, et revenez me trouver demain. Nous en causerons.

Exécutant correctement le salut militaire, les deux officiers se retirèrent. Perrigny accompagna son camarade en lui prodiguant tous les réconforts qu’il put imaginer. Mais le malheureux ne l’entendait même pas.

Quand le capitaine Marcenay fut arrivé devant sa porte, il prit congé de son ami et se verrouilla chez lui. Seul enfin, il se jeta sur son lit et, à bout de courage, n’en pouvant plus, il éclata en sanglots.