L’Étonnante Aventure de la mission Barsac/Deuxième partie/Chapitre 4

IV

du 26 mars au 8 avril

Ainsi que le dit Amédée Florence dans ses notes, les six prisonniers sortirent bouleversés de leur entrevue avec Harry Killer. La mort des deux malheureux nègres, et surtout l’effroyable fin du second, les avait profondément émus. Se pouvait-il qu’il existât des êtres assez féroces pour causer de pareilles souffrances, sans raison, par caprice, dans le seul but de prouver un détestable pouvoir ?

Une surprise, d’ailleurs agréable, les attendait au sortir de cette entrevue mouvementée. Sans doute, Harry Killer, qui venait de leur accorder un mois de réflexion, voulait-il essayer de les gagner par de bons procédés. Quoi qu’il en fût, les portes de leurs cellules respectives ne furent plus verrouillées comme elles l’avaient été jusqu’alors, et ils purent, à partir de cet instant, circuler librement dans la galerie, qui devint une pièce commune, où il leur fut loisible de se réunir autant qu’il leur plaisait.

À l’une des extrémités de cette galerie s’amorçait un escalier débouchant, à l’étage immédiatement supérieur, sur le sommet du bastion d’angle dans lequel leurs cellules étaient situées. La jouissance de cette plate-forme leur fut également laissée. Si, pendant les heures de soleil, ils ne pouvaient guère profiter de cet avantage, ils apprécièrent au contraire très vivement le plaisir de passer en plein air leurs soirées, qu’ils prolongeaient à leur gré, sans que personne leur fît la moindre observation.

Dans ces conditions, la vie n’avait, en somme, rien de très pénible, et ils se trouvaient aussi heureux que le permettaient la privation de leur liberté et l’inquiétude légitime qu’ils concevaient de l’avenir. L’ensemble des cellules, de la galerie et de la terrasse constituait un véritable appartement autonome, où rien ne rappelait la prison, si ce n’est la porte fermée à l’autre extrémité de la galerie faisant face à l’escalier dont l’accès leur était permis. C’est derrière cette porte close que se tenaient leurs gardiens. Les voix de ceux-ci, le cliquetis de leurs armes rappelaient constamment aux prisonniers que cette limite était infranchissable.

Le service domestique était assuré par Tchoumouki, qui faisait preuve d’un grand zèle. On ne le voyait, d’ailleurs, que pendant le temps du service. Hors les heures consacrées au nettoyage des cellules et aux repas, il n’était jamais là, et l’on n’avait pas à subir la présence de ce coquin, auquel, pour une part tout au moins, les prisonniers devaient leurs malheurs présents.

Pendant le jour, ceux-ci voisinaient ou faisaient les cent pas dans la galerie, puis, au coucher du soleil, ils montaient sur la plate-forme, où, parfois, Tchoumouki servait même le dîner.

Le bastion, de forme carrée, dans lequel ils étaient incarcérés, occupait l’angle occidental du Palais, et dominait de deux côtés la grande terrasse, dont une série de cours intérieures le séparait, qu’ils avaient traversée pour gagner la tour centrale où ils avaient vu le cycloscope. De ses deux autres façades, l’une s’élevait de l’esplanade ménagée entre le Palais et l’Usine, esplanade qu’une énorme muraille limitait du côté de la Red River, l’autre prolongerait cette dernière muraille et tombait à pic dans la rivière d’une hauteur de trente mètres environ.

Toute évasion devait donc être considérée comme impossible. Sans parler de la difficulté d’échapper à la surveillance, dont Harry Killer avait si cruellement prouvé l’efficacité, on ne pouvait même pas songer à sortir du Palais. Passer du bastion sur la terrasse, que sillonnaient incessamment les conseillers, les Merry Fellows de service et des nègres appartenant à la domesticité ou à la Garde noire, n’eût servi de rien, en admettant que ce tour de force fût réalisable. On n’eût pas gagné davantage en s’échappant sur l’esplanade, ceinturée de tous les côtés par des murailles infranchissables. Seule la Red River eût peut-être offert une issue, mais les prisonniers ne possédaient ni bateau, ni même aucun moyen de descendre les trente mètres qui les en séparaient verticalement.

Du haut de la plate-forme, ils pouvaient suivre du regard le cours de cette rivière, qui, vers l’amont et vers l’aval, disparaissait entre deux rangées d’arbres dont la taille commençait à être respectable, bien qu’ils ne fussent plantés que depuis dix ans. À l’exception du jardin public, que leur masquait le reste du Palais, la ville de Blackland se déployait également sous leurs yeux. Ils en voyaient les trois sections séparées par de hautes murailles, les rues semi-circulaires et concentriques, les quartiers de l’Ouest et de l’Est, avec leur population blanche assez clairsemée, et le centre où grouillait, à l’aube, une nombreuse foule de Noirs, avant qu’elle ne s’éparpillât dans la campagne environnante.

Leurs regards plongeaient aussi partiellement dans l’Usine, mais ce qu’ils en apercevaient ne leur donnait que peu d’éclaircissements sur cette seconde ville incluse dans la première, avec laquelle elle semblait n’avoir aucune communication. Quel était l’usage de ces constructions diverses, que surmontait une cheminée d’où ne s’échappait jamais aucun panache de fumée, et une tour identique à celle du Palais, mais surélevée, jusqu’à plus de cent mètres de hauteur par ce pylône inexplicable qu’Amédée Florence avait remarqué au moment de son arrivée ? Que signifiaient ces vastes bâtiments, élevés dans la partie de l’enclos en bordure de la Red River, dont plusieurs étaient recouverts d’une épaisse couche de terre gazonnée ? À quels besoins répondait cette autre partie, la plus grande, qui contenait des jardins maraîchers et fruitiers ? Pourquoi ce revêtement métallique au faîte de la haute muraille formant l’enceinte particulière de cet enclos ? Pourquoi, à sa base, ce large et profond fossé ? Pourquoi même cette muraille, puisque sur les deux côtés que ne bordaient ni la rivière, ni l’esplanade, il en existait une seconde, après laquelle commençait la campagne ? Il semblait qu’on avait voulu à la fois, et doter cette petite cité particulière d’une défense supplémentaire, et la mettre dans l’impossibilité de communiquer directement avec l’extérieur. Tout cela était inexplicable.

Questionné à ce sujet, Tchoumouki n’avait pu qu’indiquer le nom de cette ville intérieure. Work House, avait-il dit seulement, avec une espèce de crainte superstitieuse, en écorchant terriblement ce nom, qu’on a traduit dans ce récit par le mot français d’usine. D’ailleurs, Tchoumouki, nouvelle recrue d’Harry Killer, ne devait pas en savoir davantage, et lui-même sans doute aurait été bien incapable de donner les raisons de la crainte qu’il manifestait, et qui n’était vraisemblablement que le reflet du sentiment général de la ville. Une force était donc cachée derrière cette muraille sans ouverture qui faisait face au Palais. Quelle était la nature de cette force ? Parviendrait-on jamais à la connaître, et serait-il possible de se la rendre favorable ?

Si la liberté de tous avait été notablement accrue, ainsi qu’il vient d’être dit, celle de Jane Buxton l’avait été beaucoup plus encore. Sur l’ordre d’Harry Killer, Tchoumouki lui avait notifié qu’elle pouvait aller et venir sans restriction et sans avoir rien à craindre pour sa personne, tant dans le Palais que sur la surface de l’esplanade. Il lui était simplement interdit de franchir la Red River, ce qu’elle n’aurait pu faire, au surplus, un poste de Merry Fellows étant perpétuellement de garde sur le Castle’s Bridge.

Il est inutile de dire que la jeune fille n’avait aucunement profité de la permission ainsi donnée. Quoi qu’il arrivât, son sort serait pareil à celui de ses compagnons d’infortune. Elle restait donc, comme eux, prisonnière, au grand étonnement de Tchoumouki, qui estimait, pour sa part, tout à fait magnifiques les propositions dont son ex-maîtresse était l’objet.

— Toi y a pas bon rester prison, lui disait-il. Quand toi mariée maître, y en a bon. Toi y en a délivrer toubabs.

Mais Jane Buxton ne prêtait qu’une oreille indifférente à ce plaidoyer en style nègre, et Tchoumouki en était pour ses frais d’éloquence.

Quand ils n’étaient pas réunis dans la galerie ou sur la plateforme du bastion, les prisonniers occupaient leurs loisirs, chacun suivant ses goûts particuliers.

Barsac avait la faiblesse de s’enorgueillir outre mesure de sa ferme attitude au cours de l’entrevue avec Harry Killer. Les compliments mérités qu’elle lui avait valus le gonflaient de vanité, et il eût marché sans sourciller au supplice pour en récolter de nouveaux. Tous les sentiments prenant chez lui une forme oratoire, il ne cessait de travailler, depuis lors, le discours qu’il servirait au tyran à la première occasion, et il polissait et repolissait l’apostrophe vengeresse qu’il « improviserait » et qu’il lui jetterait à la face, si celui-ci osait rééditer ses propositions déshonorantes.

Le docteur Châtonnay et Saint-Bérain, complètement guéri de son lumbago, tous deux un peu désœuvrés, l’un faute de malades, l’autre, en raison des circonstances qui rendaient impossible l’exercice de son sport favori, tenaient le plus généralement compagnie à Jane Buxton et s’efforçaient de la consoler. Le souvenir de son père abandonné dans la solitude du château de Glenor accablait d’autant plus la jeune fille, qu’elle se croyait capable maintenant d’adoucir l’incurable désespoir du vieillard. Pourrait-elle jamais lui apporter les preuves, incomplètes encore, mais déjà troublante, de l’innocence de

George Buxton ?

Amédée Florence occupait une bonne partie de son temps à la rédaction de ses notes quotidiennes. Pas un seul jour, il ne manqua à ce devoir professionnel. Si on avait la chance de revoir l’Europe, les aventures de la mission Barsac seraient du moins connues dans leurs plus infimes détails.

Quant à M. Poncin, il ne disait et ne faisait rien, si ce n’est de porter de temps en temps sur son volumineux carnet une de ces annotations cabalistiques par lesquelles Amédée Florence continuait à être fort intrigué.

— Serait-il indiscret, monsieur Poncin, osa-t-il, un beau jour, dire à son silencieux compagnon, de vous demander ce que vous notez avec tant de soin ?

Le visage de M. Poncin s’illumina. Oh ! non, ce n’était pas indiscret. M. Poncin était, au contraire, infiniment flatté que quelqu’un fît attention à ses travaux et en appréciât l’intérêt.

— Pour l’instant, je fais des problèmes, dit-il d’un air important.

— Bah ! fit le reporter.

— Oui, monsieur. Ainsi je viens de résoudre celui-ci : « A a deux fois l’âge que B avait quand A avait l’âge que B a. Quand B aura l’âge que A a, la somme de leurs âges fera N années. Quel est l’âge de A et de B ? » En représentant par x l’âge de A…

— Mais ce n’est pas un problème, votre petite machine, monsieur Poncin ! s’écria Florence. C’est un simple casse-tête de fabrication chinoise ! Et ça vous amuse, cet exercice ?

— Dites que c’est passionnant ! Ce problème-là est même tout particulièrement élégant. Je le résous depuis mon enfance, sans m’en lasser.

— Depuis votre enfance ?… répéta Florence abasourdi.

— Oui, monsieur ! affirma M. Poncin non sans vanité. J’en suis aujourd’hui à ma onze cent quatre-vingt-dix-septième solution, qui me donne, pour A, quatre mille sept cent quatre-vingt-huit ans, et trois mille cinq cent quatre— vingt-onze ans pour B.

— Ce ne sont pas des jeunes gens, fit observer Amédée Florence sans broncher. Mais les onze cent quatre-vingt-seize autres solutions…

— N’étaient pas moins justes. Tous les multiples de 9 satisfaisant à l’équation, le nombre des solutions exactes est infini. Quand je vivrais dix mille ans, je n’en verrai pas le bout. Si, en effet, nous représentons l’âge de A par x, et l’âge de B par y…

— Ah ! non, monsieur Poncin, interrompit Florence épouvanté. Mieux vaut que je vous propose un autre problème qui aura, du moins, pour vous, le mérite de la nouveauté.

— Avec plaisir, répondit M. Poncin, qui, la main armée du crayon, se tint prêt à écrire l’énoncé.

— Trois personnes, dicta Amédée Florence, grandes, l’une de un mètre quatre-vingt-dix, la deuxième, de un mètre soixante-huit, la dernière de vingt-sept centimètres, ont parcouru trois cent trente-deux kilomètres en vingt-huit jours.

Combien de kilomètres parcourront en une seconde huit personnes, dont deux culs-de-jatte, sachant que leur âge moyen est de quarante-cinq ans !

— C’est une règle de trois, dit M. Poncin, dont le front profondément plissé indiquait la réflexion.

— Vous étudierez ça à tête reposée, se hâta de conseiller Amédée Florence. Alors, tout le long du voyage, ce sont des calculs de ce genre que vous avez notés sur ce calepin ?

— Que non pas, monsieur Florence ! protesta M. Poncin d’un air important. Les problèmes ne sont, pour moi, qu’une distraction, un délassement, un jeu de l’esprit. D’ordinaire, je m’occupe de questions plus hautes et plus sérieuses, je vous prie de le croire.

— Oserais-je… ?

— Je suis statisticien, confessa M. Poncin avec une feinte modestie.

— C’est donc de la statistique que contient ceci, demanda Florence en montrant le fameux carnet.

— Oui, monsieur, répondit M. Poncin, positivement ivre d’enthousiasme. Ces notes sont une mine de renseignements inépuisable ! J’ai trouvé des choses étonnantes, monsieur !

M. Poncin avait ouvert le carnet, dont il feuilletait rapidement les pages.

— Tenez, monsieur, ceci, s’écria-t-il en montrant une des mentions datée du 16 février. En soixante-dix jours, nous avons vu neuf troupeaux d’antilopes comptant en tout trois mille neuf cent sept têtes, je les ai comptées, ce qui fait une moyenne de quatre cent trente-quatre antilopes et onze centièmes par troupeau. En un an, nous aurions donc rencontré, c’est mathématique, quarante-six troupeaux et quatre-vingt-treize centièmes de troupeau, soit vingt mille trois cent soixante-douze antilopes et soixante-dix-huit centièmes. Il en résulte ma-thé-ma-ti-que-ment que les cinquante-quatre mille six cents kilomètres carrés auxquels j’évalue la superficie de la boucle du Niger contiennent cinq cent cinquante-six mille cent soixante-treize antilopes et huit cent quatre-vingt-quatorze millièmes d’antilope. Voilà un renseignement qui a son prix au point de vue zoologique, j’imagine !

— En effet… en effet, balbutia Amédée Florence ahuri.

— Des choses étonnantes, je vous dis ! continuait cependant M. Poncin avec volubilité. Je sais, par exemple, que dans la boucle du Niger il y a une moyenne de neuf millièmes de caïman et de vingt-sept dix millièmes d’hippopotame par mètre courant de rivière ! Qu’elle a produit, cette année, six cent quatre-vingt-deux trilliards trois cent vingt et un billiards deux cent trente-trois milliards cent sept millions quatre cent quatre-vingt-cinq mille un grains de mil ! Qu’il y naît chaque jour, en moyenne, vingt-huit millièmes d’enfant par village et que ces vingt-huit millièmes contiennent deux cent soixante dix-sept millièmes de fille et cent quatre-vingt-dix-neuf dix-sept millièmes de garçon ! Que les tatouages des nègres de cette région, mis bout à bout, feraient les cent trois mille cinq cent vingt-huitièmes du tour de la terre ! Que…

— Assez !… assez !… monsieur Poncin, interrompit Florence, en se bouchant les oreilles. C’est admirable, en effet, mais trop fort pour moi, je l’avoue. Une dernière question. Ces hiéroglyphes, que j’ai pris la liberté de relever un jour, auraient donc un sens analogue.

— Parfaitement, déclara M. Poncin. 5 D et 16 F représentant la date et signifient tout bonnement 5 décembre et 16 février. V. t. veut dire villages traversés, H. hommes, M. moyenne, F. femmes, P. v. par village, K. c. kilomètres carrés, etc., etc. Tout cela est très simple. Ce qu’il y a de plus intéressant, c’est la conclusion, c’est-à-dire la population totale de la boucle du Niger. Vous voyez, au 5 décembre, P. t., c’est-à-dire population totale : 1 479 114.

— Oui, je vois, dit Florence, mais je vois aussi, à la date du 16 février : P. t. 470 652. Lequel de ces nombres est le bon ?

— Tous les deux, affirma M. Poncin. Le premier était vrai le 5 décembre, et le second le 16 février.

— Il y avait donc eu, sans que je m’en doute, une effroyable épidémie dans l’intervalle ?

— Je l’ignore et veux l’ignorer, déclara superbement M. Poncin. Un statisticien digne de ce nom doit s’interdire de raisonner, monsieur. Il regarde, il observe, il compte surtout, il compte, tout est là, et, de son examen, de ses observations, de ses dénombrements, les résultats découlent d’eux-mêmes. Qu’importe qu’ils changent ! Cela est ma-thé-ma-ti-que-ment inévitable, si leurs facteurs ont changé. Ce détail ne saurait empêcher une addition d’être une addition, une soustraction d’être une soustraction, une multiplication…

— D’être une multiplication, et cætera.

— Et cætera, répéta machinalement M. Poncin. La statistique est une science immuable, mais elle évolue sans cesse, monsieur.

Sa curiosité satisfaite mieux qu’il ne l’espérait, Amédée Florence, se hâte de clore l’entretien sur cette admirable maxime.

Quand les prisonniers étaient réunis, le sujet de leurs conversations était plus sérieux. Ainsi qu’on peut le penser, ils parlaient, le plus ordinairement, de leur situation et de celui dont elle dépendait, c’est-à-dire d’Harry Killer, qui leur avait fait une impression que le temps n’atténuait pas.

— Qui peut bien être cet individu ? demandait un jour Barsac.

— Un Anglais, répondit Jane Buxton. Son accent ne permet pas l’hésitation.

— Anglais, soit, répliqua Barsac, mais cela ne nous apprend pas grand-chose. En tout cas, ce n’est pas un homme ordinaire. Avoir, en dix ans, créé cette ville, transformé le désert comme il l’a fait, amené l’eau là où elle était inconnue depuis des siècles, une pareille œuvre suppose un véritable génie servi par des connaissances scientifiques étendues. Il est inconcevable que cet aventurier possède des dons aussi merveilleux.

— C’est d’autant plus incompréhensible pour moi, dit Amédée Florence, que je tiens Harry Killer pour un fou.

— Un demi-fou, tout au moins, rectifia le docteur Châtonnay, mais un demi-fou alcoolique, ce qui est terrible.

— La réunion de ces deux qualités, dit Amédée Florence, fait de lui le type classique du despote, c’est-à-dire d’un impulsif que la fatalité a doué du pouvoir, et qui en dispose à la manière d’un enfant gâté. Incapable de supporter la moindre résistance, il passe sans transition de la fureur au calme, et réciproquement, et professe un profond mépris pour la vie humaine, celle des autres s’entend.

— Un pareil type n’est pas rare en Afrique, expliqua le docteur Châtonnay. L’habitude de vivre perpétuellement en compagnie d’hommes, en somme inférieurs, qu’ils commandent sans contrôle, transforme trop souvent en satrapes cruels les Européens qu’un caractère ferme et une âme élevée ne défendent pas contre cet entraînement. Le despotisme est une maladie endémique aux colonies. Harry Killer le pousse un peu loin, voilà tout.

— Pour moi, il est fou, je le répète, conclut Amédée Florence, et on ne peut pas compter sur un fou. Je suis sûr qu’il nous a oubliés, et rien ne dit que, dans cinq minutes, il ne va pas commander notre exécution sans phrases.

Pendant une huitaine, les conjectures pessimistes d’Amédée Florence ne se réalisèrent pas, et la vie se déroula jusqu’au 3 avril sans qu’il survînt rien de nouveau. Ce jour-là fut, en revanche, marqué par deux événements de nature différente. Vers trois heures de l’après-midi, les prisonniers furent agréablement surpris en voyant arriver Malik. Dès qu’elle aperçut Jane Buxton, Malik se précipita à ses pieds, et baisa, avec une ardeur touchante, les mains de sa bonne maîtresse également fort émue.

On apprit de la petite négresse qu’au lieu d’être transportée par les planeurs comme les autres prisonniers, elle était revenue avec quatorze hommes et les deux sergents de l’ancienne escorte, par étapes, aux cours desquelles les mauvais traitements ne lui avaient pas été épargnés. On évita d’interroger la jeune fille au sujet de Tongané, dont, à en juger par sa tristesse, elle était certainement sans nouvelles.

Deux heures après l’arrivée de Malik surgit un second incident d’une tout autre nature. Il était environ cinq heures, quand Tchoumouki accourut dans la galerie. En donnant les signes d’une vive agitation, il informa les prisonniers qu’il était dépêché par Harry Killer, avec ordre d’amener au maître Mlle  Mornas, que celui-ci s’entêtait à considérer comme sa future femme.

Les prisonniers furent unanimes à répondre par un refus formel à la communication de Tchoumouki, qui dut se retirer, malgré son insistance. Dès qu’il fut parti, on commenta avec vivacité l’étrange invitation d’Harry Killer. Tous étaient d’accord sur ce point, que leur compagne ne devait sous aucun prétexte se séparer d’eux.

— Je vous remercie, mes amis, leur dit Jane Buxton, de la protection courageuse dont vous m’entourez, mais ne croyez pas que je serais sans défense, quand bien même je me trouverais seule en présence de cette brute, qui n’est pas invulnérable, après tout. Si l’on vous a fouillés, on n’a pas jugé utile de prendre une pareille précaution avec une femme, et on m’a laissé cette arme.

Jane Buxton, tout en parlant, montra le poignard trouvé dans la tombe de son frère, et qu’elle portait depuis à la ceinture.

— Soyez sûrs, conclut-elle, que je saurais m’en servir, le cas échéant.

À peine avait-elle remis à sa place le poignard que dissimulaient les basques de son corsage, que Tchoumouki revenait tout à fait affolé. Harry Killer était entré dans une colère furieuse en entendant la réponse de Mlle  Mornas, et il mettait celle-ci en demeure de se rendre auprès de lui sur l’heure. Si elle persistait à s’y refuser, les six prisonniers seraient immédiatement pendus.

L’hésitation n’était plus de mise, et Jane Buxton, dans l’impossibilité de faire courir un pareil danger à ceux qu’elle avait entraînés dans cette aventure, se résolut à céder, malgré les objurgations de ses compagnons. Ceux-ci essayèrent vainement de s’opposer par la force à son départ. À l’appel de Tchoumouki, une douzaine de nègres firent irruption dans la galerie et réduisirent les cinq hommes à l’impuissance, jusqu’au moment où Jane Buxton eut disparu.

Elle ne revint que vers huit heures du soir, après une absence de trois longues heures, pendant lesquelles ses compagnons, et surtout le malheureux Saint-Bérain, qui pleurait à chaudes larmes, éprouvèrent à son sujet les pires inquiétudes.

— Eh bien ?… demandèrent-ils d’une seule voix, en l’apercevant.

— Eh bien ! ça c’est très bien passé, répondit la jeune fille encore toute frémissante.

— Que vous voulait-il enfin ?

— Rien du tout, ou plutôt, il voulait me voir, pas davantage. Quand je suis arrivée, il avait déjà commencé à boire, comme il en a l’habitude, paraît-il, et il était à moitié ivre. Il m’a fait asseoir et s’est mis à m’adresser des compliments à sa manière. Il m’a dit que j’étais à son goût, qu’il lui serait agréable d’avoir une petite ménagère dans mon genre, et il a vanté sa puissance et ses richesses, qui sont immenses à l’entendre, et dont je jouirai comme lui quand je serai sa femme. Je l’ai écouté tranquillement, et me suis bornée à lui répondre qu’il nous avait accordé un mois de réflexion, dont une semaine seulement était écoulée. Si étrange que cela vous paraisse, il ne s’est pas révolté. Il m’a confirmé qu’il laisserait s’écouler un mois avant de prendre une décision, mais à la condition que je lui consacre toutes mes après-midi…

— Il faudra donc que tu y retournes, ma pauvre petite ! s’écria Saint-Bérain désolé.

— C’est indispensable, répondit Jane Buxton, mais je n’imagine pas que je courrai grand risque, à en juger par cette première journée. Avant sept heures, son ivresse était complète, et mon rôle n’a plus consisté qu’à bourrer ses pipes et à remplir son verre, jusqu’au moment où cette brute s’est mise à ronfler, ce dont j’ai profité pour venir vous rejoindre.

À partir de ce jour, Jane Buxton dut, en effet, aller retrouver quotidiennement, vers trois heures, Harry Killer, auprès duquel elle demeurait jusqu’à huit heures. D’après le récit qu’elle faisait chaque soir, le traité continuait à recevoir une exécution pacifique. Toutes les après-midi se passaient de la même manière. Quand elle arrivait, elle trouvait le despote en compagnie de ses conseillers, auxquels il distribuait ses ordres, qui témoignaient, d’ailleurs, d’une intelligence lumineuse. Rien de particulier dans ces instructions, qui avaient trait à l’administration de la ville ou aux travaux agricoles, et le gouvernement de Blackland n’aurait été nullement mystérieux, si Harry Killer ne s’était, de temps à autre, penché à l’oreille de l’un de ses conseillers, pour lui faire une confidence secrète, dont Jane ignorait la nature.

Le Conseil durait régulièrement jusqu’à quatre heures, puis tout le monde se retirait, tandis que Jane Buxton demeurait avec Harry Killer. Mais celui-ci ne tardait pas à la laisser seule. Tous les jours, en effet, à quatre heures et demie précises, il disparaissait par une petite porte dont la clé ne le quittait pas. Où allait-il ainsi ? Jane n’en savait absolument rien.

Les trois premiers jours, elle avait attendu le retour d’Harry Killer, et, quelques instants après le départ de celui-ci, son oreille avait été frappée par des bruits singuliers ressemblant à des plaintes lointaines, telles qu’en pousserait un homme soumis à la torture. Ces gémissements duraient un quart d’heure environ, puis ils cessaient, et, au bout d’une demi-heure d’absence, Harry Killer, ouvrant la petite porte par laquelle il était parti, revenait d’excellente humeur. Jane lui bourrant ses pipes et lui remplissant son verre, il se mettait alors à boire jusqu’à complète ivresse.

Pendant trois jours, Jane Buxton avait donc attendu le retour d’Harry Killer dans la pièce où celui-ci la laissait, mais bientôt ces plaintes lointaines, qui recelaient une souffrance qu’il n’était pas en son pouvoir de soulager, lui étaient devenues intolérables, et elle avait pris l’habitude de circuler, pendant sa demi-heure de solitude, dans le Palais, dont le personnel, conseillers, domestiques noirs et Merry Fellows de service, commençait à la connaître et lui témoigner même une certaine déférence.

Chaque soir, un moment arrivait où l’ivresse laissait Harry Killer à sa merci. Il eût été alors bien facile à la jeune fille de supprimer ce tyran alcoolique, en le frappant avec le poignard qui constituait tout l’héritage de son malheureux frère. Elle n’en avait rien fait, cependant. Outre la répugnance naturelle qu’elle éprouvait à frapper un homme sans défense, si abominable fût-il, à quoi ce meurtre eût-il servi ? Harry Killer mort, il n’en serait pas moins resté cette bande de brigands qu’il appelait ses conseillers, les nègres aux mufles de fauves de sa Garde noire, et toute cette tourbe interlope qui formait la population de Blackland. La situation des prisonniers eût été, non pas améliorée, mais, au contraire, rendue pire par la mort du seul homme, peut-être, de cette ville, qui, dans ses heures de lucidité, fit preuve d’une réelle intelligence et fût capable de comprendre les avantages d’une clémence relative. Consultés à ce sujet, les compagnons de Jane Buxton étaient tombés d’accord avec elle. Non, il ne fallait, à aucun prix, frapper Harry Killer.

Mais un autre projet était meilleur peut-être. Puisque Jane jouissait de la confiance du despote, était-il impossible d’en profiter pour s’emparer de sa personne ? Dès lors, les otages en auraient un, à leur tour, et ils pourraient traiter de puissance à puissance.

Malheureusement, ce projet se heurtait à de grandes difficultés. Comment s’emparer d’Harry Killer, malgré le personnel qui circulait dans le Palais et malgré les hommes qui montaient la garde à la porte des prisonniers ? Cette première difficulté vaincue, ne pourrait-il pas arriver que la population de Blackland fût, en fait, heureuse d’être débarrassée de lui, et ne se prêtât à aucune négociation dont la liberté du despote fût l’enjeu ? Enfin, quand bien même cette hypothèse ne se réaliserait pas, et si un traité de paix était finalement conclu, par quel moyen en assurerait-on l’exécution, autant de problèmes dont la solution était malaisée.

Outre ce projet d’enlèvement, Jane Buxton en caressait personnellement un autre, dont elle n’avait pas fait confidence à ses compagnons. Sa curiosité et sa pitié étaient fort éveillées, celle-là par les absences régulières d’Harry Killer, celle-ci par les plaintes lointaines qui ne manquaient jamais de se faire entendre à cet instant de la journée. Quand, le soir, Harry Killer, complètement ivre, s’abandonnait, elle avait eu, plus d’une fois, le désir de lui dérober la clé de la porte par laquelle il disparaissait chaque après-midi, et d’aller voir ce qu’il y avait derrière cette porte. Jusque-là, cependant, le courage lui avait manqué, et elle avait résisté à ce désir, dont la satisfaction pouvait avoir de graves conséquences.

Cinq jours se passèrent de cette façon, et on parvint au 8 avril.

Ce jour-là, un peu après neuf heures du soir, les prisonniers, y compris Malik, réunis sur la plate-forme du bastion, s’enquéraient auprès de Jane Buxton des péripéties de la journée, qui s’était, d’ailleurs, déroulée comme les précédentes. À l’étage en dessous, Tchoumouki achevait son service, avant de s’en aller jusqu’au lendemain.

De lourds nuages, qui ne tarderaient pas, selon toute vraisemblance, à se résoudre en pluie, rendaient la nuit fort obscure, bien que la lune ne fût pas encore dans son dernier quartier. Sur la plate-forme, où n’atteignaient pas les lumières de l’autre rive de la Red River, régnaient de profondes ténèbres.

Tout à coup, quelque chose tomba sur les dalles et fit un bruit sec en les heurtant. Les prisonniers surpris interrompirent aussitôt leur conversation. D’où leur arrivait et quel pouvait être cet objet que leurs yeux ne distinguaient même pas ?

Amédée Florence fut le premier à reprendre son sang-froid. En quelques instants, il découvrit le mystérieux projectile. C’était un caillou de forte taille, auquel était attachée une ficelle, dont l’autre extrémité, passant par-dessus le parapet, devait plonger dans la Red River.

Que signifiait cet incident ? Ne cachait-il pas quelque piège, ou bien les prisonniers auraient-ils, dans Blackland, un ami inconnu qui leur faisait tenir un message ? Pour le savoir, il n’y avait qu’à remonter la ficelle, à l’extrémité de laquelle un billet serait, dans ce cas, attaché. Amédée Florence se mit sans plus attendre en devoir de haler cette ficelle, mais il dut se faire aider par le docteur Châtonnay. Trop fine, elle lui glissait entre les doigts, en raison du poids qu’elle supportait. Il ne pouvait donc être question d’un simple billet.

On en eut bientôt le bout, auquel était attachée une corde beaucoup plus grosse. Ainsi qu’on l’avait fait pour la ficelle, on hala sur cette corde. Quand on en eut remonté trente ou trente-cinq mètres sans difficulté, on éprouva une résistance, non pas ferme, comme cela se fût produit si la corde eût été amarrée à un objet fixe, mais élastique, telle qu’en aurait pu produire un homme tirant sur son extrémité inférieure. Pendant quelques instants, on se trouva fort embarrassé. Que fallait-il faire ?

— Attachons la corde, proposa Amédée Florence. Nous verrons bien si c’est cela que désire celui qui nous l’envoie.

Ainsi fut-il fait.

Aussitôt la corde se tendit. Quelqu’un y grimpait certainement, que les prisonniers, penchés sur le parapet, s’efforçaient d’apercevoir. Bientôt, ils distinguèrent en effet une forme humaine qui s’élevait rapidement le long de la muraille.

Le visiteur inconnu acheva son ascension. Un instant plus tard, il escaladait le parapet et retombait au milieu des prisonniers stupéfaits.

— Tongané !… s’exclamèrent-ils en étouffant leurs voix.