L’Étonnante Aventure de la mission Barsac/Deuxième partie/Chapitre 2

L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914 (p. 134-142).

II

à tire-d’aile

(Carnet de notes d’Amédée Florence.)

25 mars. — Voilà près de vingt-quatre heures que nous sommes à… Au fait, où sommes-nous ? On me dirait que c’est dans la lune, je n’en serais pas autrement surpris, étant donné le mode de locomotion dont nous venons de goûter les charmes. La vérité est que je n’en ai aucune idée. Quoi qu’il en soit, je peux, sans crainte de me tromper, m’exprimer ainsi qu’il suit : Voilà près de vingt-quatre heures que nous sommes prisonniers, et c’est ce matin seulement, après une nuit d’ailleurs excellente, que je me sens la force d’ajouter ces notes à mon carnet, qui commence à en contenir de raides, j’ose le dire.

En dépit d’une leçon de voltige équestre qu’il nous a fallu prendre bon gré, mal gré, la santé générale serait satisfaisante, et nous serions tous à peu près en forme, si Saint-Bérain n’était cloué au lit par un féroce lumbago, mieux que par la meilleure chaîne d’acier. Le pauvre homme, aussi raide qu’un pieu, est incapable du moindre mouvement, et nous devons le faire manger comme un enfant. À cela, rien d’étonnant. L’étonnant, au contraire, c’est que nous puissions remuer encore, après la petite chevauchée d’hier matin.

En ce qui me concerne, j’ai été, toute la journée d’hier, brisé, moulu, hors d’état de rassembler deux idées. Aujourd’hui, ça va mieux, bien que pas très fort encore. Essayons, cependant, de retrouver nos esprits, comme dit le camarade, qui, à en juger par ce pluriel, en avait sans doute plusieurs, le veinard, et de récapituler les événements extraordinaires dont mes compagnons et moi avons été les déplorables héros.

Donc, avant-hier, nous nous étions couchés, rompus de fatigue, et nous dormions du sommeil du juste, quand, un peu avant l’aube, nous sommes réveillés par un bruit infernal. C’est ce même ronflement qui m’a déjà intrigué trois fois, mais aujourd’hui il est beaucoup plus intense. Nous n’ouvrons les yeux que pour les refermer aussitôt, car nous sommes éblouis par des lumières fulgurantes qui semblent projetées sur nous d’une certaine hauteur.

Nous ne sommes pas revenus de ce vacarme et de cette illumination également inexplicables, quand des hommes tombent sur nous à l’improviste. Nous sommes bousculés, renversés, ligotés, bâillonnés et aveuglés par une espèce de sac, dans lequel on nous introduit jusqu’à la taille. Tout cela en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire. Il n’y a pas à dire, c’est de l’ouvrage bien faite.

En un tour de main, je suis ficelé comme un saucisson. À mes chevilles, à mes genoux, à mes poignets, qu’on a soigneusement croisés derrière le dos, des liens qui m’entrent dans la chair. C’est délicieux !

Tandis que je commence à apprécier cette agréable sensation, j’entends une voix, dans laquelle je reconnais immédiatement l’organe enchanteur du lieutenant Lacour, prononcer ces mots d’un ton rude :

— Y êtes-vous, les garçons ?

Puis, presque aussitôt, sans laisser auxdits garçons — de charmants garçons, sans aucun doute — le temps de répondre, la même voix reprend, d’un ton plus rude encore :

— Le premier qui bouge, une balle dans la tête… Allons, en route, nous autres !

Nul besoin d’être licencié es lettres pour comprendre que la seconde phrase est pour nous. Il en a de bonnes, l’ex-commandant de notre escorte ! Bouger ?… Il en parle à son aise. Non, je ne bougerai pas, et pour cause. Mais j’écoute.

Précisément, quelqu’un répond au sémillant lieutenant :

— Wir können nicht hier heruntersteigen. Es sind zu viel Baume.

Bien que je n’entende goutte à ce jargon, je parie tout de suite avec moi-même que c’est de l’allemand. M. Barsac, très ferré sur cet idiome rocailleux, m’a dit depuis que j’avais gagné, et que cela signifie : « Nous ne pouvons pas descendre ici, il y a trop d’arbres. » C’est bien possible.

En tout cas, sur le moment, je n’y ai rien compris. Mais, ce qui m’a frappé, c’est que la phrase tudesque était criée de loin, je dirai même « d’en haut », au milieu du vacarme qui continuait à sévir. À peine était-elle terminée qu’une troisième voix ajoute de la même manière, c’est-à-dire en hurlant :

— It’s necessary to take away your prisoners until the end of the trees.

Bon ! de l’anglais, maintenant. Versé dans la langue de Shakespeare, je traduis sur-le-champ : « Il faut emmener vos prisonniers jusqu’à la fin des arbres », tandis que le présumé lieutenant Lacour interroge :

— Dans quelle direction ?

— Towards Kourkoussou (vers Kourkoussou), crie le fils de la perfide Albion.

— À quelle distance ? demande encore le lieutenant.

— Circa venti chilometri, vocifère une quatrième voix.

Un latiniste de ma force n’a pas grand mal à deviner que ces trois mots sont italiens et signifient : « Environ vingt kilomètres ». Suis-je donc au pays des polyglottes ? Dans la Tour, ou, du moins, dans la brousse de Babel ?

Quoi qu’il en soit, le lieutenant Lacour a répondu : « C’est bon, je partirai au jour », et on ne s’est plus occupé de moi. Je reste où je suis, à plat sur le dos, ficelé, ne voyant rien, respirant à peine, dans la cagoule très peu confortable dont on m’a affublé.

Sur la réponse du lieutenant, le bourdonnement a d’abord redoublé d’intensité, pour diminuer ensuite et s’éteindre graduellement. En quelques minutes, il a cessé d’être perceptible.

Quelle peut être la cause de ce bruit étrange ?

Bien entendu, mon bâillon m’interdisant toute communication avec le reste du monde, c’est à moi seul que je pose cette question, et, naturellement, je n’y réponds pas.

Le temps s’écoule. Une heure passe, davantage peut-être, puis deux hommes me saisissent, l’un par les pieds, l’autre par les épaules, m’enlèvent, me balancent un instant, et me jettent comme un sac de son en travers d’une selle dont le troussequin me meurtrit le dos, sur un cheval qui s’élance dans un galop furieux.

Je n’avais jamais pensé, au sein de mes rêves les plus fantasques, que je jouerais un jour les Mazeppa dans le centre de l’Afrique, et je vous prie de croire que la gloire de ce Cosaque ne m’avait jamais empêché de dormir.

Je me demandais si j’arriverais à m’en tirer comme lui, et si ma destinée était de devenir hetman des Bambaras, quand une voix avinée, sortant d’une gorge qu’on devait rincer au pétrole, me dit d’un ton à faire frémir :

— Take care, old bloody toad ! If you budge, this revolver shall hinder you to begin again.

Traduction :

— Prenez garde, vieux sanglant crapaud ! Si vous bougez, ce revolver vous empêchera de recommencer.

Voilà deux fois qu’on me fait la même recommandation, toujours, d’ailleurs, avec une aussi exquise politesse. C’est du luxe.

Autour de moi, c’est un bruit de galops furieux, et j’entends parfois de sourds gémissements : mes compagnons, sans doute, qui doivent être aussi mal en point que je le suis moi-même. Car je suis fort mal, en vérité ! J’étouffe, et je suis terriblement congestionné. C’est à croire que ma tête va éclater, ma pauvre tête qui pend lamentablement sur le flanc droit du cheval, tandis que mes pieds battent la mesure sur son flanc gauche à chaque foulée.

Après une heure environ de course folle, la cavalcade s’arrête brusquement. On me descend de cheval, ou plutôt on me jette à terre comme un paquet de linge. Quelques instants se passent, puis assez vaguement, car je suis mort aux trois quarts, je perçois des exclamations qui se croisent :

— She is dead ! (Elle est morte).

— No. Ell’è solamente svenuta. (Non. Elle est seulement évanouie.)

— Détachez-la, commande en français la voix que j’attribue au lieutenant Lacour, et détachez aussi le médecin.

Ce féminin… Miss Buxton serait-elle en danger ?

Je sens qu’on me débarrasse du sac et du bâillon qui m’empêche de voir et de respirer. Mes bourreaux s’imagineraient-ils, par hasard, que, sous ces peu recommandables articles de toilette, ils vont trouver le brave docteur Châtonnay ? Oui, c’est bien pour cette raison qu’on s’occupe de ma modeste personne, car, dès que l’erreur est reconnue :

— Ce n’est pas celui-ci. À un autre, dit le chef, qui est bien le lieutenant Lacour, comme je le supposais.

Je le regarde, et je m’octroie intérieurement les plus virulentes injures. Quand je pense que j’ai pu prendre ça pour un officier français !… Certes, j’ai le droit de le dire à mon honneur, j’ai tout de suite soupçonné le subterfuge, mais soupçonné seulement, et je n’ai pas, sous son déguisement d’emprunt, démasqué le bandit, qui s’est ainsi payé, comme on dit, notre tête, ce dont j’enrage. Ah ! la canaille !… Si je le tenais !…

À ce moment, un homme s’approche de lui et l’interpelle. J’entends son véritable nom : capitaine Edward Rufus. Va pour capitaine. Il pourrait bien être général qu’il n’en vaudrait pas plus cher.

Pendant qu’on lui parle, le capitaine Rufus a cessé de faire attention à moi. J’en profite pour respirer à pleins poumons. Il était temps. Encore un peu et j’allais périr asphyxié. Cela doit se voir et il est probable que je suis violet, car le capitaine, ayant jeté un coup d’oeil de mon côté, a donné un ordre que je n’ai pas entendu. Aussitôt, on me fouille. On me prend mes armes, mon argent, mais on me laisse ce carnet. Les brutes ne se rendent pas compte de la valeur d’une copie signée Amédée Florence. À quels stupides voleurs ai-je affaire, juste ciel !

Ces ânes bâtés me délient cependant bras et jambes, et je peux remuer. J’en profite sans tarder, tout en examinant les alentours.

Ce qui attire tout d’abord mes regards, ce sont dix… quoi ?… dix… machines, dix… hum ! choses… systèmes… dix objets, enfin, car le diable m’emporte si je me doute de leur usage, qui ne ressemblent à rien que j’aie jamais vu. Figurez-vous une assez vaste plate-forme reposant sur deux larges patins recourbés à l’une de leurs extrémités. De la plate-forme s’élève un pylône en treillis métallique haut de quatre à cinq mètres, qui porte, en son milieu, une grande hélice à deux branches, et, à son sommet, deux… (Allons ! voilà que ça recommence. Impossible de trouver les mots convenables) deux… bras, deux… plans… non, je tiens le mot, car l’objet en question ressemble beaucoup à un héron colossal perché sur une patte, deux ailes, c’est bien cela, deux ailes en métal brillant, d’une envergure totale de six mètres environ. Vérification faite, il y a dix mécaniques conformes à cette description rangées en bataille l’une à côté de l’autre. À quoi cela peut-il bien servir ?

Quand je suis rassasié de ce spectacle incompréhensible, je m’aperçois que la société qui m’entoure est assez nombreuse.

Il y a, d’abord, l’ex-lieutenant Lacour, récemment promu au grade de capitaine Rufus, les deux anciens sergents de notre seconde escorte, dont j’ignore la véritable dignité, leurs vingt tirailleurs noirs, dont je reconnais parfaitement la plupart, et enfin dix Blancs que je n’ai jamais vus, à figures plutôt patibulaires. Si la société est nombreuse, elle ne me paraît pas très choisie.

Au milieu de ces gens-là sont mes compagnons. Je les compte des yeux. Ils y sont tous. Miss Buxton est étendue sur le sol. Elle est livide. Le docteur Châtonnay et Malik, qui pleure à chaudes larmes, lui prodiguent leurs soins. Près d’elle, j’aperçois Saint-Bérain, assis par terre, qui reprend péniblement sa respiration. Il est dans un état pitoyable. Son crâne dénudé est d’un rouge brique, et ses gros yeux semblent près de jaillir de leurs orbites. Pauvre Saint-Bérain !

M. Barsac et M. Poncin me paraissent en meilleure condition. Ils sont debout et font jouer leurs articulations. Pourquoi ne ferais-je pas comme eux ?

Mais je ne vois nulle part Tongané. Où peut-il être ? Aurait-il été tué au cours de l’attaque que nous avons subie ? Ce n’est que trop probable, et c’est peut-être pour cela que Malik sanglote si fort. J’éprouve un chagrin réel à cette pensée, et je donne un souvenir attendri au brave et fidèle Tongané.

Je me lève, et me dirige vers miss Buxton, sans que personne me dise rien. Mes jambes sont raides et je n’avance pas vite. Le capitaine Rufus me devance.

— Comment va Mlle  Mornas ? demande-t-il au docteur Châtonnay.

Au fait ! c’est vrai, l’ex-lieutenant Lacour ne connaît notre compagne que sous son nom d’emprunt.

— Mieux, dit le docteur. La voici qui rouvre les yeux.

— Pouvons-nous partir ? interroge le soi-disant capitaine.

— Pas avant une heure, déclare d’un ton ferme le docteur Châtonnay, et encore, si vous ne voulez pas nous tuer tous, je vous conseille d’adopter des moyens moins barbares que ceux employés jusqu’ici.

Le capitaine Rufus ne répond pas et s’éloigne. Je m’approche à mon tour, et constate que miss Buxton revient à elle, en effet. Bientôt, elle peut se redresser, et le docteur Châtonnay, qui était agenouillé auprès d’elle, se relève. À ce moment, M. Barsac et M. Poncin viennent nous rejoindre. Nous sommes au complet.

— Mes amis, pardonnez-moi ! nous dit tout à coup miss Buxton, tandis que de grosses larmes s’échappent de ses yeux. C’est moi qui vous ai entraînés dans cette effroyable aventure. Sans moi, vous seriez en sûreté maintenant…

Nous protestons, comme bien on pense, mais miss Buxton continue à s’accuser et à nous demander pardon. Moi, qui n’ai pas la fibre de l’attendrissement très développée, j’estime que ce sont là des paroles inutiles, et je crois opportun de faire dévier la conversation.

Puisque miss Buxton n’est connue que sous le nom de Mornas, je suggère qu’il serait meilleur de lui laisser son pseudonyme. Est-il impossible, en effet, qu’il y ait des anciens subordonnés de son frère parmi les gredins qui nous entourent ? À quoi bon, dans ce cas, risquer de courir un danger supplémentaire, quel qu’il soit ? On approuve à l’unanimité. Il est convenu que miss Buxton redevient Mlle  Mornas, comme devant.

Il était temps d’arriver à cette conclusion, car notre conversation est brusquement interrompue. Sur un ordre bref du capitaine Rufus, on s’empare brutalement de nous. Trois hommes s’occupent spécialement de ma modeste personne. Je suis ficelé de neuf et l’abominable sac me sépare de nouveau du monde extérieur. Avant d’être tout à fait aveugle, je constate que mes compagnons, y compris miss Buxton — pardon ! Mlle  Mornas — subissent le même traitement. Puis, comme tout à l’heure, on m’emporte… Vais-je donc recommencer la petite partie d’équitation à la manière de Mazeppa ?

Non. On me dépose à plat ventre sur une surface dure, mais plane, qui ne rappelle en rien l’échine d’un cheval. Quelques minutes s’écoulent, et j’entends comme un violent battement d’ailes, tandis que la surface qui me porte se met à osciller faiblement dans tous les sens. Cela dure un instant, puis, tout à coup, c’est assourdissant, le fameux bourdonnement, mais quintuplé, décuplé, centuplé, et voici que le vent me frappe avec une violence extraordinaire qui s’accroît de seconde en seconde. En même temps, j’éprouve une impression… comment dirai-je ?… une impression d’ascenseur, ou, plus exactement, de montagnes russes, quand le chariot monte et descend leurs collines artificielles, quand on a la respiration coupée, le coeur étreint d’une angoisse invincible… Oui, c’est bien cela, c’est quelque chose de ce genre que j’éprouve.

Cette sensation persiste cinq minutes peut-être, puis mon organisme retrouve peu à peu son équilibre habituel. Alors, l’avouerai-je, la tête enfouie dans ce maudit sac, privé d’air et de lumière, bercé par ce ronronnement devenu régulier, je crois que je glisse sur la pente du sommeil…

Une surprise me réveille brusquement. Une de mes mains a bougé. Oui, mes liens mal rattachés se sont desserrés, et, dans un effort inconscient, mes mains ont pu s’écarter l’une de l’autre.

D’abord, je me contrains à l’immobilité, car je ne suis pas seul, ainsi que me l’apprennent des voix qui hurlent dans le bruit auprès de moi. Il y a deux personnes qui parlent. L’une s’exprime en anglais, d’une voix éraillée telle qu’en peut émettre un gosier brûlé par l’alcool. L’autre répond dans la même langue, mais avec une grammaire de haute fantaisie, et mélangée de mots incompréhensibles pour moi, que je devine appartenir au bambara, pour en avoir souvent entendu les consonances depuis quatre mois que je suis dans ce joyeux pays. L’un des deux interlocuteurs est un véritable Anglais, l’autre un nègre. Je comprends de moins en moins. Peu importe, d’ailleurs. Que mes gardiens soient noirs ou blancs, il ne faut pas que le moindre mouvement du sac indique que j’ai reconquis partiellement ma liberté.

Lentement, prudemment, je tire sur mes liens qui glissent peu à peu autour de mes poignets. Lentement, prudemment, je parviens à ramener le long de mon corps mes deux mains enfin libérées.

Voilà qui est fait. Maintenant, il s’agit de voir.

Le moyen de voir, je le possède. Dans ma poche, j’ai un couteau… non, pas un couteau, un canif, qui a échappé à mes voleurs, tellement il est petit, un minuscule canif, que je ne saurais transformer en arme défensive, mais très suffisant pour ouvrir une petite fenêtre dans ce sac qui m’aveugle, qui m’étouffe. Reste à m’emparer de ce canif sans attirer l’attention.

J’y réussis, au prix d’un quart d’heure de patients efforts.

Ainsi armée, ma dextre remonte jusqu’à la hauteur de mon visage, et transperce le sac…

Juste ciel !… Qu’ai-je vu ?… C’est tout juste si j’ai pu arrêter à temps un cri de surprise. Mes yeux, dirigés vers le sol, aperçoivent celui-ci à une distance énorme, plus de cinq cents mètres à mon estime. La vérité se révèle à moi. Je suis sur une machine volante, qui m’emporte à travers les airs avec la vitesse d’un express, plus vite encore peut-être.

À peine ouverts, mes yeux se sont refermés. Un frisson m’a parcouru des pieds à la tête. Sous le coup de la surprise, j’ai eu peur, je l’avoue.

Quand mon cœur a repris son rythme régulier, je regarde avec plus de calme. Sous mes yeux, le sol continue à fuir d’une manière vertigineuse. À quelle vitesse allons-nous ? Cent, deux cents kilomètres à l’heure ?… Davantage ?… Quoi qu’il en soit, ce sol est celui du désert, c’est du sable, mêlé de cailloux, et parsemé de touffes assez nombreuses de palmiers nains. Triste pays.

Et pourtant je me l’imaginais plus triste encore. Ces palmiers nains sont d’un vert intense, et, entre les cailloux, l’herbe est abondante. Contrairement à la légende, pleuvrait-il donc parfois dans le désert ?

Par moments, je distingue, quand leur altitude est moindre que la mienne, des appareils semblables à celui qui me porte. Mon oreille me dit que d’autres sont à une hauteur plus grande. C’est une escadrille d’oiseaux mécaniques qui vogue à travers l’espace. Quelque grave que soit ma situation personnelle, je suis enthousiasmé. Après tout, le spectacle est admirable, et nos ennemis, quels qu’ils soient, ne sont pas des gens ordinaires, eux qui ont réalisé l’antique légende d’Icare avec une pareille maestria.

Mon champ visuel n’est pas très grand, car ainsi que j’arrive à le constater, grâce à un petit mouvement qui reste inaperçu de mes gardiens, mon regard passe entre les lames d’une plateforme métallique, qui l’arrêtent de tous les côtés. En raison de la hauteur d’où il tombe, il embrasse cependant une certaine étendue.

Or, voici que le pays change. Après une heure de vol environ, voici que j’aperçois tout à coup des palmiers, des prairies, quelques jardins. C’est une oasis, mais une oasis de proportions restreintes, car son diamètre atteint au maximum cent cinquante mètres, elle disparaît aussitôt apparue. Mais, à peine l’avons-nous laissée en arrière, qu’une autre surgit de l’horizon devant nous, puis, après cette deuxième, c’en est une troisième, au-dessus de laquelle nous passons en trombe.

Chacune de ces oasis ne contient qu’une maisonnette. Un homme en sort, attiré par le bruit de notre appareil aérien. Je n’en aperçois pas d’autre. Ces îlots n’auraient-ils donc qu’un seul habitant ?

Mais un nouveau problème se pose, encore plus insoluble. Depuis la première oasis, notre machine volante domine une ligne de poteaux si régulièrement espacés que je les imagine reliés par un fil métallique. Je crois rêver. Le télégraphe — à moins que ce ne soit le téléphone — en plein désert ?

Après que nous avons dépassé la troisième oasis, une quatrième, beaucoup plus importante, surgit devant nous. J’aperçois des arbres, non seulement des palmiers, mais des essences variées, qui semblent être des karités, des bombax, des baobabs, des acacias. Je vois aussi des champs cultivés, merveilleusement cultivés même, où de nombreux nègres travaillent. Puis des murailles se lèvent à l’horizon, vers lesquelles nous nous précipitons.

C’est à cette cité inconnue que nous allons, car voici que notre oiseau féerique commence à descendre. Nous sommes bientôt au-dessus d’elle. C’est une ville de médiocre grandeur, mais combien singulière ! Je distingue nettement ses rues demi-circulaires et concentriques, tracées suivant un plan rigoureux. La partie centrale est à peu près déserte, et ne contient à cette heure de la journée qu’un petit nombre de nègres qui se cachent dans leurs cases en entendant le ronronnement des machines volantes. Par contre, dans la périphérie, les habitants ne manquent pas. Ce sont des Blancs, qui nous regardent, et, Dieu me pardonne, paraissent nous montrer le poing. Je me demande en vain ce que nous leur avons fait.

Mais la machine qui me porte accentue sa descente. Nous franchissons une rivière étroite, puis, aussitôt, j’ai l’impression que nous tombons comme une pierre. En réalité, nous décrivons une spirale qui me donne la nausée. Le coeur me monte aux lèvres. Vais-je donc… ?

Non, le bourdonnement de l’hélice a cessé et notre machine a touché terre. Elle glisse sur le sol pendant quelques mètres avec une vitesse décroissante, et s’arrête.

Une main tire le sac qui entoure ma tête et l’enlève. Je n’ai que le temps de rouler mes liens autour de mes mains, que je replace dans leur position primitive.

Le sac enlevé, on libère mes membres. Mais celui qui me délivre s’aperçoit de la fraude.

— Who is the damned dog’s son that has made this knot ? (Quel est le damné fils de chien qui a fait ce noeud ?) interroge une voix avinée.

Comme bien on pense, je n’ai garde de répondre. Après mes mains, on délie mes jambes. Je les agite avec un certain plaisir.

— Get up ! (Debout !) commande avec autorité quelqu’un que je ne vois pas.

Je ne demande pas mieux, mais obéir n’est pas très aisé. Depuis le temps que la circulation du sang est arrêtée dans mes membres, ceux-ci me refusent leur service. Après quelques tentatives infructueuses, je parviens cependant à me lever et à jeter un premier coup d’oeil sur ce qui m’entoure.

Pas gai, le paysage. Devant moi, c’est une haute muraille sans la moindre ouverture, et, dans la direction opposée, le spectacle est rigoureusement identique. À ma gauche, c’est encore la même chose. La perspective n’est pas variée, décidément ! Toutefois, au-dessus de ce troisième mur, qui règne à ma gauche, j’aperçois une espèce de tour et une haute cheminée. Serait-ce une usine ? C’est possible, tout me paraît possible, excepté de concevoir l’usage de cet interminable pylône qui s’élève, s’élève, à cent mètres peut-être au-dessus de la tour.

À ma droite, le point de vue est différent, sans être pour cela plus enchanteur. Je compte deux vastes bâtiments et, en avant, une construction énorme, une espèce de forteresse avec redans et mâchicoulis.

Mes compagnons de captivité sont au complet, sauf Tongané, malheureusement, et sauf aussi Malik qui était cependant présente à l’étape de ce matin. Qu’en a-t-on fait ?

N’ayant pas eu, comme moi, l’avantage de jouir d’une fenêtre ouvrant sur la campagne, mes amis semblent très incommodés par la lumière du jour. Ils ne doivent pas voir grand-chose, car leurs yeux papillotent, et ils les frottent énergiquement.

Ils les frottent encore, quand une main s’abat sur l’épaule de chacun de nous. On nous entraîne, on nous pousse, ahuris, désemparés…

Que nous veut-on enfin, et où diable pouvons-nous être ?…

Hélas ! Une minute plus tard, nous étions en prison.