L’Étonnante Aventure de la mission Barsac/Deuxième partie/Chapitre 14

XIV

la fin de blackland


Lorsque la porte eut été solidement refermée, il fallut tout d’abord s’occuper des blessés, qui étaient assez nombreux. Aidée d’Amédée Florence atteint lui-même d’une blessure, d’ailleurs très légère, et entraîné, avec Barsac, parmi ceux qu’un sort ironique obligeait à chercher refuge précisément chez leur plus implacable ennemi, Jane Buxton leur prodigua ses soins.

Les pansements terminés, un autre souci s’imposa à la jeune fille, celui de nourrir ces malheureux qui, depuis plusieurs jours déjà, souffraient cruellement de la faim. Mais pourrait-elle y réussir, et le Palais contiendrait-il assez de provisions pour tant de bouches ?

La quantité de vivres qu’elle y découvrit, après en avoir soigneusement visité tous les étages, assura tout au plus un médiocre repas. La situation restait donc des plus gra- ves, et il semblait bien qu’on eût simplement reculé de quelques heures l’inévitable solution.

Il était onze heures du matin, quand on en eut terminé avec ces diverses occupations. Pendant ce temps, les explosions se succédaient toujours au-dehors, on continuait à entendre, sur l’Esplanade, la rumeur des Merry Fellows qui, à intervalles irréguliers, faisaient contre la porte une nouvelle tentative aussi vaine que les précédentes, et, sur la terrasse, les vociférations de William Ferney et de ses compagnons. L’accoutumance aidant, on finissait par ne plus faire attention à ce vacarme, et, sachant la forteresse à peu près inexpugnable, on s’inquiétait de moins en moins de la colère des assiégeants.

Dès qu’elle en eut le loisir, Jane Buxton demanda à Amédée Florence pourquoi on avait quitté l’abri de l’Usine pour s’aventurer sur l’Esplanade dans de telles conditions d’infériorité. Le reporter lui fit alors connaître les événements qui s’étaient déroulés depuis qu’elle-même était partie.

Il lui dit comment Tongané ayant donné, un peu après huit heures et demie, le signal qu’on attendait, Marcel Camaret avait envoyé jusqu’au quartier central quelques cartouches de dynamite et une grande quantité d’armes, à l’insu des autres habitants de Blackland. Cette première opération terminée vers onze heures du soir, les assiégés s’étaient réunis, prêts à intervenir dans la bataille qui allait s’engager. C’est alors qu’on s’était aperçu de l’absence de Jane Buxton.

Amédée Florence dépeignit à la jeune fille le désespoir de Saint-Bérain, qui devait être encore dévoré d’inquiétude à l’heure actuelle, s’il avait survécu au dernier combat.

Quoi qu’il en soit, une demi-heure après l’envoi des armes, une forte explosion avait retenti. Tongané venait de faire sauter une des portes du quartier noir, dont toutes les cases commençaient à brûler à la fois, tandis que les esclaves se répandaient dans le Civil Body et y faisaient un terrible massacre, à en juger par les cris qu’on avait alors entendus.

Le reste, Jane le connaissait. Elle savait que les nègres, après avoir envahi l’Esplanade, avaient été refoulés si rapidement qu’on n’avait pas eu le temps de courir à leur aide. On était sorti de l’Usine, toutefois, mais on avait dû battre précipitamment en retraite, la plupart des Noirs ayant déjà évacué l’Esplanade quand on y était arrivé.

Obligés de réintégrer l’Usine, les assiégés y avaient passé une nuit d’angoisse. L’échec de la révolte des esclaves ne leur permettait plus, en effet, d’espérer qu’ils viendraient jamais à bout d’Harry Killer. En outre, ils assistaient, comme Jane elle-même, à la destruction méthodique de la ville par ces explosions successives que celle-ci ne pouvait s’expliquer.

Amédée Florence lui apprit qu’elles étaient l’œuvre de Marcel Camaret devenu complètement fou.

De tout temps, Camaret, inventeur assurément génial, n’en avait pas moins côtoyé les limites de la folie, ainsi le prouvaient nombre de ses anomalies incompatibles avec une intelligence saine et bien équilibrée. Les incidents qui s’étaient multipliés depuis près d’un mois avaient achevé de lui troubler la cervelle.

Les révélations faites par les prisonniers d’Harry Killer, lorsqu’ils s’étaient réfugiés à l’Usine après leur évasion, avaient donné le premier choc. Le second, infiniment plus violent, lui avait été porté par ce Daniel Frasne, recueilli blessé après la destruction du planeur. Depuis qu’il connaissait la vérité tout entière, Marcel Camaret avait glissé de jour en jour à la démence. Jane Buxton devait se rappeler combien fréquemment depuis lors il s’était cloîtré dans son domicile personnel et de quel air triste et sombre il parcourait les ateliers, quand il s’y montrait par hasard.

L’envoi des armes à Tongané avait été son dernier acte lucide. Lorsque la détonation avait éclaté, quand, surtout, les premières flammes avaient jailli du quartier des esclaves et du Civil Body, ceux qui se trouvaient près de lui à ce moment l’avaient vu pâlir tout à coup, en portant la main à sa gorge à la manière de quelqu’un qui étouffe. En même temps, il murmurait très vite des mots à peine articulés et, par suite, difficiles à saisir. On avait cru comprendre, cependant, cette exclamation : « La mort de mon œuvre !… La mort de mon œuvre !… » répétée sans relâche à voix basse.

Pendant longtemps, un quart d’heure peut-être, Marcel Camaret, affectueusement surveillé par ceux qui l’entouraient, avait prononcé ces mots en agitant la tête sans arrêt, puis, tout à coup, il s’était redressé et s’était frappé la poitrine, en criant :

— Dieu a condamné Blackland !…

Dans son esprit, Dieu, c’était lui-même, évidemment, à en juger par le geste dont il accompagnait la sentence de condamnation.

Sans qu’on eût le temps de le retenir, il avait alors pris la fuite, en répétant, toujours d’une voix forte qu’on ne lui connaissait pas.

— Dieu a condamné Blackland !… Dieu a condamné Blackland !…

Il s’était réfugié dans la tour, dont il avait gravi les étages, en fermant toutes les portes derrière lui. Le système défensif de la tour étant identique à celui du Palais, on s’était heurté, pour le rejoindre, à la même impossibilité qui empêchait Harry Killer de quitter la terrasse sur laquelle il était bloqué. Tandis que Camaret s’élevait vers le sommet, on entendait sa voix décroissante répéter toujours :

— Dieu a condamné Blackland !… Dieu a condamné Blackland !…

Presque aussitôt, la première explosion avait retenti.

Sous la conduite de Rigaud, désespéré de voir dans un tel état l’homme génial qu’il adorait, plusieurs ouvriers s’étaient alors, malgré leur faiblesse, élancés dans l’Usine, et avaient essayé d’isoler la tour, en coupant le courant électrique. Mais celle-ci, possédant une réserve d’énergie, et même quelques machines génératrices actionnées par l’air liquide, pouvait se suffire à elle-même pendant plusieurs jours. Les explosions ne s’étaient donc pas interrompues. En revanche, les guêpes, cessant leur ronde protectrice, étaient immédiatement tombées dans le fossé de l’Usine. Force avait donc été de rendre le courant à Camaret, qui, comprenant, malgré sa folie, le marché qu’on lui proposait, avait aussitôt remis en action ces engins défensifs.

La nuit s’était ainsi écoulée, dans un perpétuel énervement, quand, à l’aube, Camaret était apparu sur la plate-forme de la tour. De ce point élevé, il avait prononcé un long discours, dont on n’avait compris que peu de mots isolés. Certains d’entre eux, tels que « colère divine », « feu du ciel », « destruction totale », prouvaient du moins que sa démence n’avait aucune tendance à s’apaiser. Comme conclusion à son discours, Camaret avait crié : « Fuyez !… fuyez tous !… » d’une voix si forte qu’on l’avait entendu de toutes les parties de l’Usine. Puis il était rentré dans la tour, dont il n’était plus sorti.

C’est peu après que s’était produite la première explosion sur la rive gauche. Cette explosion, survenue dans l’Usine même, en avait terrorisé les habitants. Au risque d’être massacrés, ceux-ci s’étaient alors résolus à tenter une sortie, puisqu’ils n’avaient plus de choix qu’entre deux façons de mourir.

Malheureusement, en arrivant sur l’Esplanade, ils s’étaient heurtés aux Merry Fellows, que la muraille leur avait cachés jusque-là, une bataille qui avait fait de nombreuses victimes s’était engagée, et, séparés en deux tronçons, les uns avaient dû se réfugier chez Harry Killer lui-même, tandis que les autres étaient contraints de regagner le quai, non sans parvenir toutefois à fermer la porte de communication de l’Esplanade.

Du Palais, on apercevait ces derniers, en effet. N’osant plus ni se risquer à une nouvelle tentative dont l’inutilité leur était démontrée, ni rentrer dans l’Usine, qui était à la merci du geste d’un fou, mourants de faim, sans force, ils restaient en plein air, étendus sur le sol, exposés aux attaques de leurs ennemis, qui pouvaient à leur gré, soit les fusiller sans risque de l’autre rive de la Red River ou de la terrasse du Palais, soit les prendre à revers par le chemin de ronde.

Parmi eux, Jane Buxton eut la joie d’apercevoir Saint-Bérain et le docteur Châtonnay. Aucun de ses amis, et notamment celui qui, de tous, était le plus cher à son cœur, n’avait donc jusqu’ici perdu la vie dans cette aventure.

Elle venait à peine d’éprouver cette satisfaction relative, quand des coups sourds retentirent aux étages supérieurs du Palais. On reconnut aisément que ces coups provenaient de la terrasse, dont ceux qui y étaient prisonniers s’efforçaient de desceller les dalles. Mais la construction était solide et résistait vaillamment.

Si William Ferney et ses compagnons, qui devaient manquer de vivres eux aussi, n’étaient pas réduits à l’impuissance par leur faiblesse, nul doute, cependant, qu’ils ne dussent finalement réussir dans leur tentative. En effet, un peu après six heures du soir, le plancher de la terrasse était traversé, et on devait évacuer le troisième étage.

On se réfugia au deuxième, sans oublier de fermer derrière soi les portes blindées, puis on attendit.

Jane Buxton profita de ce répit pour mettre Barsac et Amédée Florence au courant de ses aventures personnelles depuis qu’elle avait quitté l’Usine. Elle leur expliqua la constitution de sa famille, et, invoquant le témoignage de son frère Lewis, dont elle raconta l’audacieux enlèvement et le long martyre, elle leur dit quelle douloureuse découverte elle avait faite en reconnaissant, dans Harry Killer, son autre frère, William Ferney, depuis longtemps disparu. Si donc le sort voulait qu’elle ne revît pas l’Angleterre, Amédée Florence et Barsac pourraient ainsi être garants de George et de Lewis Buxton, accusés tous deux de crimes qu’ils n’avaient pas commis.

Vers sept heures du soir, le plafond du deuxième étage commença à être ébranlé par des coups sourds, comme l’avait été précédemment celui du troisième. William Ferney et sa bande, après un repos nécessité par leur fatigue, s’étaient remis au travail. Il fallut descendre encore.

Le percement du second plafond exigea les mêmes efforts que celui du premier. Jusqu’à deux heures du matin, les coups résonnèrent sans interruption à travers le Palais. Il y eut alors un silence de deux heures, que William Ferney employa à passer du troisième étage au deuxième et à prendre un nouveau repos, de plus en plus nécessaire.

Les coups ne recommencèrent à retentir, au plafond du premier étage cette fois, que vers quatre heures du matin. Sans attendre que ce plafond fût traversé, tout le monde se réfugia au rez-de-chaussée, non sans barrer le chemin, comme on l’avait fait jusqu’ici, au moyen des portes blindées que personne n’essayait même plus, d’ailleurs, de forcer.

C’était la dernière retraite qui fût permise aux assiégés. Quand William Ferney serait venu à bout des deux plafonds qui les séparaient encore de lui, quand les canons des fusils apparaîtraient au-dessus de leurs têtes, il leur faudrait, soit se réfugier dans les cachots du sous-sol, soit reculer, reculer toujours jusqu’au moment où ils seraient arrêtés par la muraille extérieure du Palais. Il ne leur resterait plus alors qu’à mourir.

Pendant que William Ferney s’efforçait de supprimer l’avant-dernier des obstacles qui barraient sa route, le soleil se leva dans un ciel sans nuages. On put alors se rendre compte de l’étendue du désastre. Quoi qu’il fît, le despote de Blackland ne régnerait plus désormais que sur des ruines.

La ville était entièrement détruite. Deux uniques maisons étaient encore debout, au centre du quartier des Merry Fellows, juste en face du Palais. Quelques minutes après le lever du soleil, elles s’effondraient à leur tour, achevant ainsi la complète dévastation de la rive droite.

Non seulement les explosions n’en furent pas interrompues, mais elles se précipitèrent de plus en plus, au contraire. Après la rive droite, Marcel Camaret s’attaquait à la rive gauche, et c’était au tour de l’Usine de tomber progressivement en ruines. Il dirigeait, d’ailleurs, avec une prudente habileté l’œuvre de destruction. S’il abattait les maisons ouvrières, les ateliers, les magasins de réserve, petit à petit, par morceaux, comme s’il eût voulu prolonger son plaisir, il n’avait garde de toucher aux parties essentielles, c’est-à-dire aux machines produisant l’énergie dont il faisait un si terrible usage.

À la première explosion qui retentit sur la rive gauche, les Merry Fellows de l’Esplanade, qui pendant les dernières heures de la nuit étaient restés assez tranquilles et paraissaient avoir renoncé à leurs infructueuses tentatives contre la porte, répondirent par de violentes clameurs et se ruèrent de nouveau contre le Palais.

Leur acharnement avait vraiment de quoi surprendre les assiégés. Pourquoi s’obstinaient-ils ainsi ? Maintenant que Blackland n’existait plus, que pouvaient-ils espérer ? N’eussent-ils pas mieux fait d’abandonner cette ville morte et de chercher à gagner le Niger ?

Quelques mots prononcés sur l’Esplanade, et qu’on surprit à travers la porte, expliquèrent la conduite des Merry Fellows. Ceux-ci ne songeaient guère à délivrer leur chef, qu’ils accusaient, d’ailleurs, de trahison, et ne pensaient, en effet, qu’à s’éloigner de ces lieux désolés, mais, auparavant, ils entendaient s’emparer des trésors, que, d’après la légende ayant cours parmi eux, celui qu’ils appelaient Harry Killer devait avoir ramassés dans son Palais. Quand ils se les seraient partagés, ils s’empresseraient de déguerpir et d’aller chercher fortune sous d’autres cieux.

Les assiégés leur eussent bien volontiers donné cette satisfaction. Malheureusement, leur ignorance de l’endroit où se trouvait la cachette, si elle existait toutefois, de l’ex-despote de Blackland, ne leur permettait pas de se débarrasser ainsi de leurs ennemis.

Jusqu’à neuf heures du matin, sauf les explosions de plus en plus précipitées qu’on entendait du côté de l’Usine, la situation demeura stationnaire. William Ferney travaillait toujours à percer le plafond du premier étage, dans lequel il n’avait pas encore pénétré, tandis que les Merry Fellows continuaient à s’acharner contre la porte, qui ne semblait pas s’en porter plus mal.

Mais, à ce moment, ces derniers modifièrent leur tactique. Cessant de s’épuiser en vain contre la porte elle-même, ils s’attaquèrent à la maçonnerie qui l’entourait. Pendant une heure, on entendit le bruit de leurs outils effritant la pierre, puis, cette heure écoulée, une forte explosion fit voler en éclats la partie inférieure d’un pied-droit. Les Merry Fellows s’étaient enfin avisés de forer un trou de mine, et, avec la poudre de plusieurs cartouches, ils avaient fait sauter l’obstacle qu’ils ne pouvaient forcer.

La porte tenait bon, cependant, mais elle était ébranlée, et une seconde charge d’explosif la ferait irrémédiablement tomber. Déjà, par le trou pratiqué dans la maçonnerie, des gueules de fusils apparaissaient, menaçantes.

Les assiégés durent quitter le vestibule et se réfugier dans une partie plus reculée du Palais, tandis que les Merry Fellows commençaient le second trou de mine.

Presque au même instant, un bruit d’éboulement démontra que le troisième plafond attaqué venait de céder à son tour. Quelques minutes plus tard, les assiégés entendaient marcher au premier étage, et les coups reprenaient directement au-dessus de leur tête.

La situation commençait à devenir réellement désespérée. Au-dehors, trois ou quatre cents Merry Fellows, qui seraient dans la place avant une demi-heure. Au-dessus d’eux, une vingtaine de bandits déterminés, qui, dans le même laps de temps peut-être, fusilleraient librement le rez-de-chaussée à travers le plafond. Les malheureux n’essayaient même plus de lutter contre le sort. Jane et Lewis Buxton, Amédée Florence et Barsac, s’efforçaient en vain de les réconforter. Étendus sur le sol, ils attendaient, résignés, le coup qui allait les frapper.

Mais la face des choses fut soudain changée du tout au tout. Simultanément, les Merry Fellows et William Ferney interrompirent leur travail. Une détonation, qu’on ne pouvait confondre avec les explosions qui continuaient à se produire dans le voisinage, venait de retentir et s’était répercutée dans tout le Palais. Cette détonation, provenant d’un coup de canon, selon toute apparence, fut suivie de plusieurs autres, et il ne s’était pas écoulé cinq minutes, que la muraille séparant, dans le Sud-Est, l’Esplanade de la campagne s’écroulait tout à coup sur une assez grande longueur.

Un concert d’horribles imprécations partit alors du groupe des Merry Fellows, dont quelques-uns allèrent jeter par la brèche un coup d’oeil au-dehors. Il est à supposer que ce qu’ils aperçurent ne fut pas de leur goût, car ils se mirent aussitôt à gesticuler comme des gens affolés, et coururent retrouver leurs compagnons, avec lesquels ils tinrent un rapide conciliabule. Bientôt après, tandis que William Ferney, renonçant à atteindre le rez-de-chaussée, remontait dans la tour en toute hâte, ils se précipitaient en désordre vers l’autre rive. Se pressant, se bousculant dans une inexplicable panique, ils s’efforçaient d’y arriver, quand une nouvelle explosion, qui coûta la vie à une cinquantaine des leurs, détruisit à la fois le Castle’s Bridge et le Garden’s Bridge. Toute communication étant ainsi coupée avec la rive droite, ceux des Merry Fellows qui n’étaient pas encore engagés sur le pont, au moment où celui-ci avait sauté, n’hésitèrent pas à se jeter dans la rivière, qu’ils franchirent à la nage.

En un instant, l’Esplanade fut déserte, et, sauf les explosions qui continuaient à éclater à intervalles réguliers, un grand silence succéda brusquement à tout ce vacarme. Les assiégés, étonnés, ne savaient que faire, lorsqu’un angle du palais même s’écroula tout à coup. Marcel Camaret, parachevant son œuvre de destruction, commençait à rendre la place intenable. Il fallait fuir.

Ils s’élancèrent donc sur l’Esplanade, et, curieux de connaître les causes de la panique des Merry Fellows, ils coururent, à leur tour, vers la brèche de l’enceinte. Ils ne l’avaient pas atteinte, qu’une sonnerie de clairon retentissait au-dehors, de l’autre côté de la muraille encore partiellement debout.

Ne pouvant croire à la délivrance que cette sonnerie leur annonçait, ils s’arrêtèrent interdits, de même que s’arrêtaient ceux de leurs compagnons qui s’étaient réfugiés sur le quai, et qui en arrivaient au même moment.

C’est donc groupés au milieu de l’Esplanade que le capitaine Marcenay, car c’était lui, ainsi qu’on l’a aisément deviné, dont les coups de canon et les sonneries de clairon annonçaient l’intervention, aperçut tout d’abord ces malheureux, hâves, amaigris, défaits, tremblants de fatigue et d’inanition.

Ceux-ci, quand les tirailleurs apparurent sur la brèche, voulurent aller à leur rencontre, mais si grandes étaient la faiblesse et l’émotion de ces pauvres gens qu’ils purent seulement tendre les bras à leurs sauveurs, tandis que plusieurs d’entre eux tombaient sur le sol et y restaient inanimés.

Tel est le spectacle lamentable que le capitaine Marcenay eut sous les yeux, quand, à la tête de ses hommes, il arriva sur l’Esplanade. Au-delà de la rivière, une énorme étendue de ruines, d’où s’échappaient des tourbillons de fumée ; à droite et à gauche, deux imposantes constructions, en partie écroulées, dominées l’une et l’autre par une tour élevée encore intacte ; devant lui, une vaste place jonchée de corps au nombre de plusieurs centaines, les uns à jamais immobiles rejetés sur le pourtour, les autres, au milieu de cette place, réunis en un groupe compact, d’où s’élevaient des gémissements et des plaintes.

C’est vers ce groupe que le capitaine Marcenay se dirigea, puisque c’est là seulement qu’il y avait des vivants. Aurait-il du moins le bonheur d’y trouver celle qu’il cherchait, celle qu’il voulait sauver avant tous les autres ?

Il fut bientôt rassuré. En apercevant le capitaine Marcenay, Jane Buxton, dans un sursaut d’énergie, s’était redressée et s’avançait au-devant de lui ! Le capitaine eut peine à reconnaître dans cette pauvre créature au teint livide, aux joues creuses, aux yeux brillants de fièvre, celle qu’il avait quittée, moins de trois mois auparavant, si resplendissante de force et de santé. Il s’élança vers elle, juste à temps pour la recevoir évanouie dans ses bras.

Pendant qu’il s’empressait à la secourir, deux terribles explosions firent trembler le sol de chaque côté de l’Esplanade. L’Usine et le Palais s’étaient écroulés à la fois. Au-dessus de leurs ruines, seules, les deux tours s’élevaient, hautes, solides, intactes.

Au sommet de celle du Palais, on apercevait

William Ferney, les huit conseillers, les neuf domestiques nègres et cinq hommes de la Garde noire, soit, en tout, vingt-trois personnes, qui, penchées sur le parapet, semblaient appeler à leur secours.

Sur le sommet de l’autre, il n’y avait qu’un homme. Trois fois de suite, cet homme fit le tour de la plate-forme, en adressant à l’horizon un incompréhensible discours accompagné de grands gestes. Il devait le hurler cependant, ce discours, puisque, malgré la distance, on entendit, à deux reprises, ces mots distinctement prononcés :

— Malheur !… Malheur à Blackland !

Ces mots, William Ferney dut les entendre, lui aussi, car on le vit faire tout à coup un mouvement de fureur, saisir un fusil, et tirer sans viser dans la direction de la tour de l’Usine, dont près de quatre cents mètres le séparaient.

Bien qu’envoyée au jugé, la balle dut, pourtant, arriver à son adresse. Marcel Camaret porta, en effet, la main à sa poitrine, et disparut en chancelant dans la tour.

Presque aussitôt retentit une double explosion, plus violente qu’aucune de celles qui l’avaient précédée, et, simultanément, les deux tours, écrasant sous leurs ruines, l’une William Ferney et ses compagnons, l’autre Marcel Camaret lui-même, s’abîmèrent dans un formidable fracas.

À ce bruit assourdissant, succéda un profond silence. Terrifiés, les spectateurs de la catastrophe regardaient encore quand il n’y avait plus rien à voir, et ils écoutaient quand il n’y avait plus rien à entendre.

Tout était terminé maintenant. Blackland, détruite de fond en comble par celui-là même qui l’avait créée, n’était plus que ruines et décombres. De l’œuvre admirable mais néfaste de Marcel Camaret, il ne subsistait rien.