Hetzel (p. 91-103).

X


JOHN WATKINS RÉFLÉCHIT.

En quittant la ferme, Cyprien, le cœur brisé, mais résolu à faire ce qu’il considérait comme un devoir professionnel, se rendit de nouveau chez Jacobus Vandergaart. Il le trouva seul. Le courtier Nathan avait eu hâte de le quitter pour être le premier à répandre dans le camp une nouvelle qui intéressait si directement les mineurs.

Cette nouvelle n’y causait pas une médiocre rumeur, quoiqu’on ignorât encore que l’énorme diamant du « Monsieur, » comme on appelait Cyprien, fût un diamant artificiel. Mais le « Monsieur » s’inquiétait bien des commérages du Kopje ! Il avait hâte de vérifier, avec le vieux Vandergaart, la qualité et la couleur de cette pierre, avant de rédiger un rapport à son sujet, et c’est pourquoi il revenait chez lui.

« Mon cher Jacobus, dit-il en prenant place auprès de lui, ayez donc l’obligeance de me tailler une facette sur cette bosse-là, afin que nous puissions voir un peu ce qui se cache sous la gangue.

— Rien de plus aisé, dit le vieux lapidaire, en prenant le caillou des mains de son jeune ami. Vous avez, ma foi, fort bien choisi l’endroit ! ajouta-t-il en constatant la présence d’un léger renflement sur l’un des côtés de la gemme, qui, à part ce défaut, était d’un ovale presque parfait. Nous ne risquons pas, en taillant de ce côté, d’engager l’avenir ! »

Sans plus tarder, Jacobus Vandergaart se mit à l’ouvrage, et, après avoir choisi dans sa sébile une pierre brute de quatre à cinq carats, qu’il fixa fortement au bout d’une sorte de manette, il se mit à user l’une contre l’autre les deux pellicules extérieures.

« Ce serait plus tôt en clivant, dit-il, mais qui oserait s’amuser à donner un coup de marteau sur une pierre de ce prix ! »

Ce travail, très long et très monotone, ne prit pas moins de deux heures. Lorsque la facette fut assez large pour permettre de juger quelle était la nature de la pierre, il fallut la polir sur la meule, et cela prit beaucoup de temps.

Cependant, il faisait encore grand jour, lorsque ces préliminaires furent achevés. Cyprien et Jacobus Vandergaart, cédant enfin à leur curiosité, se rapprochèrent pour vérifier le résultat de l’opération.

Une belle facette couleur de jais, mais d’une limpidité et d’un éclat incomparables, s’offrit à leurs regards.

Le diamant était noir ! Singularité presque unique, en tout cas très exceptionnelle, qui ajoutait encore, s’il est possible, à sa valeur.

Les mains de Jacobus Vandergaart tremblaient d’émotion en le faisant miroiter au soleil couchant.

« C’est la gemme la plus extraordinaire et la plus belle qui ait jamais réfléchi les rayons du jour ! disait-il avec une sorte de respect religieux. Que sera-ce donc, lorsqu’elle pourra les réfracter, après avoir été taillée sur toutes ses faces !

— Vous chargeriez-vous d’entreprendre ce travail ? demanda vivement Cyprien.

— Oui, certes, mon cher enfant ! Ce serait l’honneur et le couronnement de ma longue carrière !… Mais peut-être feriez-vous mieux de choisir une main plus jeune et plus ferme que la mienne ?

— Non ! répondit affectueusement Cyprien. Personne, j’en suis sûr, ne mettra à l’œuvre plus de soin et plus d’habileté que vous ! Gardez ce diamant, mon cher Jacobus, et taillez-le à votre loisir. Vous en ferez un chef-d’œuvre ! C’est une affaire entendue. »

Le vieillard tournait et retournait la pierre dans ses doigts et semblait hésiter à formuler sa pensée.

« Une chose m’inquiète, finit-il par dire. Savez-vous que je ne me fais pas beaucoup à cette pensée d’avoir chez moi un joyau de pareille valeur ! C’est cinquante millions de francs au bas mot, et peut-être plus, que je tiens là dans la paume de la main ! Il n’est pas très prudent de se charger d’une responsabilité pareille !

— Personne n’en saura rien, si vous ne le dites pas, monsieur Vandergaart, et, pour mon compte, je vous garantis le secret !

— Hum ! on s’en doutera ! Vous pouvez avoir été suivi, lorsque vous veniez ici !… On supposera ce qu’on ne saura pas avec certitude !… Le pays est si étrangement peuplé !… Non ! Je ne dormirai pas tranquille !

— Peut-être avez-vous raison ? répondit Cyprien, comprenant bien l’hésitation du vieillard. Mais que faire !

— C’est à quoi je songe ! » reprit Jacobus Vandergaart, qui resta silencieux pendant quelques moments.

Puis reprenant :

« Écoutez, mon cher enfant, dit-il. Ce que je vais vous proposer est délicat et suppose que vous ayez en moi une confiance absolue ! Mais vous me connaissez assez pour ne pas trouver étrange que la pensée me vienne de prendre tant de précautions !… Il faut que je parte à l’instant même avec mes outils et cette pierre, pour aller me réfugier en quelque coin où je ne serai pas connu, — à Bloëmfontein ou à Hope-Town, par exemple. J’y prendrai une chambre modeste, je m’enfermerai pour travailler dans le plus grand secret, et je ne reviendrai qu’après avoir fini mon œuvre. Peut-être arriverai-je à dépister ainsi les malfaiteurs !… Mais, je le répète, je suis presque honteux de suggérer un pareil plan…

— Que je trouve fort sage, répondit Cyprien, et je ne saurais trop vous engager à le réaliser !

— Comptez que ce sera long, qu’il me faudra un mois au moins, et qu’il peut m’arriver bien des accidents en route !

— N’importe, monsieur Vandergaart, si vous croyez que c’est le meilleur parti à prendre ! Et après tout, si le diamant s’égare, le mal ne sera pas grand ! »

Jacobus Vandergaart regarda son jeune ami avec une sorte d’épouvante.

« Un tel coup de fortune lui aurait-il fait perdre la raison ? » se demandait-il.

Cyprien comprit sa pensée et se mit à sourire. Il lui expliqua donc d’où provenait le diamant et comment il pouvait désormais en fabriquer d’autres autant qu’il le voudrait. Mais, soit que le vieux lapidaire n’ajoutât qu’une foi médiocre à ce récit, soit qu’il eût un motif personnel de ne pas vouloir rester seul dans cette case isolée, en tête-à-tête avec une pierre de cinquante millions, il insista pour partir sur l’heure.

C’est pourquoi, après avoir rassemblé, dans un vieux sac de cuir, ses outils et ses hardes, Jacobus Vandergaart attacha à sa porte une ardoise sur laquelle il écrivit : Absent pour affaires, fourra la clef dans sa poche, mit le diamant dans son gilet et partit.

Cyprien l’accompagna pendant deux ou trois milles sur la route de Bloëmfontein, et ne le quitta que sur ses instances réitérées.

Il était nuit close, lorsque le jeune ingénieur rentra chez lui, pensant peut-être plus à Miss Watkins qu’à sa fameuse découverte.

Cependant, sans prendre le temps de faire honneur au dîner préparé par Matakit, il s’établit à sa table de travail et se mit à rédiger la note qu’il comptait adresser par le prochain courrier au secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences. C’était une description minutieuse et complète de son expérience, suivie d’une théorie fort ingénieuse de la réaction qui avait dû donner naissance à ce magnifique cristal de carbone.

« Le caractère le plus remarquable de ce produit, disait-il entre autres choses, est dans son identité complète avec le diamant naturel, et surtout dans la présence d’une gangue extérieure. »

En effet, Cyprien n’hésitait pas à attribuer cet effet si curieux au soin qu’il avait pris de tapisser son récipient d’un enduit de terre, choisi avec soin dans le Vandergaart-Kopje. La façon, dont une partie de cette terre s’était détachée de la paroi pour former autour du cristal une véritable coque, n’était pas aisée à expliquer, et c’est un point que les expériences ultérieures élucideraient sans doute. On pouvait peut-être imaginer qu’il y avait eu là un phénomène entièrement nouveau d’affinité chimique, et l’auteur se proposait d’en faire l’objet d’une étude approfondie. Il n’avait pas la prétention de donner du premier coup la théorie complète et définitive de sa découverte. Ce qu’il voulait, c’était tout d’abord la communiquer sans retard au monde savant, prendre date pour la France, appeler enfin la discussion et la lumière sur des faits encore inexpliqués et obscurs pour lui-même.

Ce mémoire commencé, sa comptabilité scientifique ainsi mise à jour, en attendant qu’il pût la compléter par de nouvelles observations, avant de l’adresser à qui de droit, le jeune ingénieur soupa quelque peu et alla se coucher.

Le lendemain matin, Cyprien quittait sa demeure et se promenait, tout pensif, sur les divers terrains de mines. Certains regards, rien moins que sympathiques, l’accueillaient visiblement à son passage. S’il ne s’en apercevait pas, c’est qu’il avait oublié toutes les conséquences de sa grande découverte, si durement établies la veille par John Watkins, c’est-à-dire la ruine, en un délai plus ou moins long, des concessionnaires et des concessions du Griqualand. Cela, cependant, était bien fait pour inquiéter au milieu d’un pays à demi sauvage, où l’on n’hésite pas à se faire justice de ses propres mains, où la garantie du travail, et par conséquent du commerce qui en découle, est la loi suprême. Que la fabrication du diamant artificiel devînt une industrie pratique, et tous les millions enfouis dans les mines du Brésil comme dans celles de l’Afrique australe, sans parler des milliers d’existences déjà sacrifiées, étaient irrémédiablement perdus. Sans doute, le jeune ingénieur pouvait garder le secret de son expérience ; mais, à ce sujet, sa déclaration avait été très nette : il était décidé à ne pas le faire.

D’autre part, pendant la nuit, — une nuit de torpeur durant laquelle John Watkins ne rêva que de diamants invraisemblables, d’une valeur de plusieurs milliards, — le père d’Alice avait pu méditer et réfléchir à ceci. Qu’Annibal Pantalacci et autres mineurs vissent avec inquiétude et colère la révolution que la découverte de Cyprien allait apporter dans l’exploitation des terrains diamantifères, rien de plus naturel, puisqu’ils les exploitaient pour leur propre compte. Mais lui, simple propriétaire de la ferme Watkins, sa situation n’était pas la même. Sans doute, si les claims étaient abandonnés par suite de la baisse des gemmes, si toute cette population de mineurs finissait par abandonner les champs du Griqualand, la valeur de sa ferme s’amoindrirait dans une proportion notable, ses produits n’auraient plus un écoulement facile, ses maisons ou ses cases ne se loueraient plus, faute de locataires, et peut-être serait-il un jour dans l’obligation d’abandonner un pays devenu improductif.

« Bon ! se disait John Watkins, avant d’en venir là, plusieurs années se passeront encore ! La fabrication des diamants artificiels n’en est point arrivée à l’état pratique, même avec les procédés de monsieur Méré ! Peut-être y a-t-il eu beaucoup de hasard dans son affaire ! Mais en attendant, hasard ou non, il n’en a pas moins fait une pierre d’une valeur énorme, et si, dans les conditions d’un diamant naturel, elle vaut une cinquantaine de millions, elle
« C’est le plus gros diamant… » (Page 85.)

en vaudra plusieurs encore, bien qu’ayant été produite artificiellement ! Oui ! il faut retenir ce jeune homme, à tout prix ! Il faut, au moins pendant quelque temps, l’empêcher d’aller crier sur les toits son immense découverte ! Il faut que cette pierre entre définitivement dans la famille Watkins et n’en sorte plus que contre un nombre respectable de millions ! Quant à retenir celui qui l’a fabriquée, cela n’est vraiment que trop facile, — même sans s’engager d’une façon définitive ! Alice est là, et, avec Alice, je saurai bien retarder son départ pour l’Europe !… Oui !… dussé-je la lui promettre en mariage !… dussé-je même la lui donner ! »

Le diamant était noir. (Page 92.)

À coup sûr, John Watkins, sous la pression d’une cupidité dévorante, aurait été jusque-là ! Dans toute cette affaire, il ne voyait que lui, il ne songeait qu’à lui ! Et bientôt, si le vieil égoïste pensa à sa fille, ce fut uniquement pour se dire :

« Mais après tout, Alice n’aura point à se plaindre ! Ce jeune fou de savant est fort bien ! Il l’aime, et j’imagine qu’elle n’est point restée insensible à son amour ! Or, qu’y a-t-il de mieux que d’unir deux cœurs faits l’un pour l’autre… ou tout au moins, de leur faire espérer cette union, jusqu’au moment où toute cette affaire sera bien éclaircie !… Ah ! par saint John, mon patron, au diable Annibal Pantalacci et ses camarades, et chacun pour soi, même au pays du Griqualand ! »

Ainsi raisonnait John Watkins, en manœuvrant cette balance idéale, dans laquelle il venait de faire équilibre à l’avenir de sa fille avec un simple morceau de carbone cristallisé, et il était tout heureux de penser que les plateaux se tenaient sur la même ligne horizontale.

Aussi, le lendemain, sa résolution était-elle prise : il ne brusquerait rien, il laisserait venir les choses, se doutant bien du chemin qu’elles prendraient pour arriver.

Tout d’abord, il lui importait de revoir son locataire, — ce qui était facile, puisque le jeune ingénieur venait chaque jour à la ferme, — mais aussi, il voulait revoir le fameux diamant qui avait pris dans son rêve des proportions fabuleuses.

Mr. Watkins se rendit donc à la case de Cyprien, qui, vu l’heure matinale, s’y trouvait encore.

« Eh bien, mon jeune ami, lui dit-il d’un ton de belle humeur, comment avez-vous passé cette nuit… cette première nuit qui a suivi votre grande découverte ?

— Mais, très bien, monsieur Watkins, très bien ! répondit froidement le jeune homme.

— Quoi ? vous avez pu dormir !

— Comme à l’ordinaire !

— Tous ces millions, qui sont sortis de ce fourneau, reprit Mr. Watkins, n’ont pas troublé votre sommeil ?

— En aucune façon, répondit Cyprien. Comprenez donc bien ceci, monsieur Watkins, ce diamant ne vaudrait des millions qu’à la condition d’être l’œuvre de la nature et non celle d’un chimiste…

— Oui !… oui !… monsieur Cyprien ! Mais êtes vous certain de pouvoir en faire un autre… ou d’autres ?… En répondriez-vous ? »

Cyprien hésita, sachant combien, dans une expérience de ce genre, il pouvait y avoir des déconvenues.

« Vous le voyez ! reprit John Watkins. Vous n’en répondriez pas !… Donc, jusqu’à nouvel essai et succès, votre diamant conservera une valeur énorme !… Dès lors, pourquoi aller dire, au moins maintenant, que c’est une pierre artificielle ?

— Je vous répète, répondit Cyprien, que je ne puis cacher un secret scientifique de cette importance !

— Oui… oui !… Je sais ! reprit John Watkins, en faisant signe au jeune homme de se taire, comme s’il eût pu être entendu du dehors. Oui !… oui !… Nous recauserons de cela !… Mais ne vous préoccupez pas de Pantalacci et des autres !… Ils ne diront rien de votre découverte, puisque leur intérêt est de ne rien dire !… Croyez moi… attendez !… et surtout pensez que ma fille et moi, nous sommes bien heureux de votre succès !… Oui !… bien heureux !… Mais, ne pourrais-je revoir ce fameux diamant ?… C’est à peine si, hier, j’ai eu le temps de l’examiner !… Voudriez-vous me permettre…

— C’est que je ne l’ai plus ! répondit Cyprien.

— Vous l’avez expédié en France ! s’écria Mr. Watkins, anéanti à cette pensée.

— Non… pas encore !… À l’état brut, on ne pourrait juger de sa beauté ! Rassurez-vous !

À qui l’avez-vous donc remis ? De par tous les saints d’Angleterre, à qui ?

— Je l’ai donné à tailler à Jacobus Vandergaart, et j’ignore où il l’a emporté.

— Vous avez confié un pareil diamant à ce vieux fou ? s’écria John Watkins, véritablement furieux. Mais c’est de la démence, monsieur ! C’est de la démence !

— Bah ! répondit Cyprien, que voulez-vous que Jacobus ou n’importe qui fasse d’un diamant dont la valeur, pour ceux à qui son origine est inconnue, est au moins de cinquante millions ? Pensez-vous qu’il soit aisé de le vendre secrètement ? »

Mr. Watkins parut frappé de cet argument. Un diamant d’un tel prix, bien évidemment, il ne devait pas être facile de s’en défaire. Néanmoins, le fermier n’était pas tranquille, et il eût donné beaucoup, oui… beaucoup !… pour que l’imprudent Cyprien ne l’eût pas confié au vieux lapidaire… ou tout au moins, pour que le vieux lapidaire fût déjà revenu au Griqualand avec sa précieuse gemme !

Mais Jacobus Vandergaart avait demandé un mois, et, si impatient que fût Watkins, il lui fallait bien attendre.

Il va sans dire que, les jours suivants, ses commensaux habituels, Annibal Pantalacci, herr Friedel, le juif Nathan, ne se firent point faute de dauber l’honnête lapidaire. Souvent ils en parlaient en l’absence de Cyprien, et toujours pour faire observer à John Watkins que le temps s’écoulait et que Jacobus Vandergaart ne reparaissait pas.

« Et pourquoi reviendrait-il en Griqualand, disait Friedel, puisqu’il lui est si facile de garder ce diamant, d’une si énorme valeur, dont rien encore ne trahit l’origine artificielle ?

— Parce qu’il ne trouverait pas à le vendre ! répondait Mr. Watkins, en reproduisant l’argument du jeune ingénieur, qui ne suffisait plus maintenant à le rassurer.

— Belle raison ! répondait Nathan.

— Oui ! belle raison ! ajoutait Annibal Pantalacci, et, croyez-moi, le vieux crocodile est déjà loin à cette heure ! Rien de plus aisé, pour lui surtout, que de dénaturer la pierre et de la rendre méconnaissable ! Vous ne savez même pas quelle en est la couleur ! Qui l’empêche de la couper en quatre ou six, et d’en faire par le clivage plusieurs diamants de dimensions encore fort respectables ? »

Ces discussions portaient le trouble dans l’âme de Mr. Watkins, qui commençait à penser que Jacobus Vandergaart ne reparaîtrait pas.

Seul, Cyprien croyait fermement à la probité du vieux lapidaire, et affirmait hautement qu’il reviendrait au jour dit. Il avait raison.

Jacobus Vandergaart revint quarante-huit heures plus tôt. Telle avait été sa diligence et son ardeur à l’ouvrage, qu’en vingt-sept jours, il avait fini de tailler le diamant. Il rentra, pendant la nuit, pour le passer à la meule et achever de le polir, et, le matin du vingt-neuvième jour, Cyprien vit le vieillard se présenter chez lui.

« Voilà le caillou, » dit-il simplement en déposant sur la table une petite boîte de bois.

Cyprien ouvrit la boîte et resta ébloui.

Sur un lit de coton blanc, un énorme cristal noir, en forme de rhomboïde dodécaèdre, jetait des feux prismatiques d’un éclat tel que le laboratoire en semblait illuminé. Cette combinaison, d’une couleur d’encre, d’une transparence adamantine absolument parfaite, d’un pouvoir réfringent sans égal, produisait l’effet le plus merveilleux et le plus troublant. On se sentait en présence d’un phénomène vraiment unique, d’un jeu de la nature probablement sans précédent. Toute idée de valeur mise à part, la splendeur du joyau éclatait par elle-même.

« Ce n’est pas seulement le plus gros diamant, c’est le plus beau qu’il y ait au monde ! dit gravement Jacobus Vandergaart, avec une pointe d’orgueil paternel. Il pèse quatre cent trente-deux carats ! Vous pouvez vous flatter d’avoir fait un chef-d’œuvre, mon cher enfant, et votre coup d’essai a été un coup de maître ! »

Cyprien n’avait rien répondu aux compliments du vieux lapidaire. Pour lui, il n’était que l’auteur d’une découverte curieuse, — rien de plus. Beaucoup d’autres s’y étaient acharnés sans réussir, là où il venait de vaincre, sans doute, sur ce terrain de la chimie inorganique. Mais quelles conséquences utiles pour l’humanité aurait cette fabrication du diamant artificiel ? Inévitablement, elle ruinerait, dans un temps donné, tous ceux qui vivaient du commerce des pierres précieuses, et, en somme, elle n’enrichirait personne.

Aussi, en y réfléchissant, le jeune ingénieur revenait-il de l’enivrement auquel il s’était abandonné pendant les premières heures qui avaient suivi sa découverte. Oui ! maintenant, ce diamant, si admirable qu’il fût au sortir des mains de Jacobus Vandergaart, ne lui apparaissait plus que comme une pierre sans valeur, et à laquelle devait manquer bientôt le prestige même de la rareté.

Cyprien avait repris l’écrin, sur lequel scintillait l’incomparable gemme, et après avoir serré la main du vieillard, il s’était dirigé vers la ferme de Mr. Watkins.

Le fermier était dans sa chambre basse, toujours inquiet, toujours troublé, en attendant le retour, qui lui paraissait si improbable, de Jacobus Vandergaart. Sa fille était près de lui, le calmant du mieux qu’elle le pouvait.

Cyprien poussa la porte et resta un instant sur le seuil.

« Eh bien ?… demanda vivement John Watkins, en se levant d’un mouvement rapide.

— Eh bien, l’honnête Jacobus Vandergaart est arrivé ce matin même ! répondit Cyprien.

— Avec le diamant ?

— Avec le diamant, admirablement taillé, et qui pèse encore quatre cent trente-deux carats !

— Quatre cent trente-deux carats ! s’écria John Watkins. Et vous l’avez apporté ?

— Le voici. »

Le fermier avait pris l’écrin, il l’avait ouvert, et ses deux gros yeux scintillaient presque autant que ce diamant qu’il regardait avec l’hébétement admiratif d’un extatique ! Puis, quand il lui fut donné de tenir dans ses doigts, sous cette forme légère et portative, matérielle et éclatante à la fois, la valeur colossale que représentait la gemme, son ravissement pris des accents si emphatiques qu’ils en étaient risibles.

Mr. Watkins avait des larmes dans la voix et parlait au diamant comme à un être animé :

« Oh ! la belle, la superbe, la splendide pierre !… disait-il. Te voilà donc revenue, mignonne !… Que tu es brillante !… Que tu es lourde !… Combien tu dois valoir de bonnes guinées sonnantes !… Que va-t-on faire de toi, ma toute belle ?… T’envoyer au Cap et de là à Londres pour te faire voir et admirer ?… Mais qui sera assez riche pour t’acheter ? La reine elle-même ne pourrait se permettre un pareil luxe !… Son revenu de deux ou trois ans y passerait !… Il faudra un vote du Parlement, une souscription nationale !… On la fera, va, sois tranquille !… Et tu iras, toi aussi, dormir à la Tour de Londres, à côté du Koh-i-noor, qui ne sera plus qu’un petit garçon à ton côté !… Qu’est-ce que tu peux bien valoir, ma belle ? »

Et, après s’être livré à un calcul mental :

« Le diamant du czar a été payé par Catherine II un million de roubles comptant et quatre-vingt-seize mille francs de rente viagère ! Il n’y aura sûrement rien d’exagéré à demander pour celui-ci un million sterling et cinq cent mille francs de rente perpétuelle ! »

Puis, frappé d’une idée subite :

« Monsieur Méré, ne pensez-vous pas qu’on devrait élever à la pairie le propriétaire d’une pierre pareille ? Tous les genres de mérite ont droit à être représentés à la Chambre Haute, et posséder un diamant de cette taille n’est certes pas un mérite vulgaire !… Vois donc, ma fille, vois !… Ce n’est pas assez de deux yeux pour admirer une pareille pierre ! »

Miss Watkins, pour la première fois de sa vie, regarda un diamant avec quelque intérêt.

« Il est vraiment très beau !… Il brille comme un morceau de charbon qu’il est, mais comme un charbon incandescent ! » dit-elle en le prenant délicatement sur son lit de coton.

Puis, d’un mouvement instinctif que toute jeune fille aurait eu à sa place, elle s’approcha de la glace, placée au-dessus de la cheminée, et posa le merveilleux joyau sur son front, au milieu de ses blonds cheveux.

« Une étoile sertie en or ! dit galamment Cyprien, en se laissant aller, contre son habitude, à faire un madrigal.

— C’est vrai !… On dirait une étoile ! s’écria Alice en battant joyeusement des mains. Eh bien, il faut lui laisser ce nom ! Baptisons-la l’Étoile du Sud !… Le voulez-vous, monsieur Cyprien ? N’est-elle pas noire comme les beautés indigènes de ce pays et brillante comme les constellations de notre ciel austral ?

— Va pour l’Étoile du Sud ! dit John Watkins, qui n’attachait au nom qu’une importance médiocre. Mais, prends garde de la laisser tomber ! reprit-il avec épouvante, sur un brusque mouvement de la jeune fille. Elle se briserait comme verre !

— Vraiment ?… C’est si fragile que cela ? répondit Alice en remettant assez dédaigneusement la gemme dans son écrin. Pauvre étoile, tu n’es donc qu’un astre pour rire, un vulgaire bouchon de carafe !

— Un bouchon de carafe !… s’écria Mr. Watkins suffoqué. Les enfants ne respectent rien !…

— Mademoiselle Alice, dit alors le jeune ingénieur, c’est vous qui m’avez encouragé à chercher la fabrication artificielle du diamant ! C’est donc à vous que cette pierre doit d’exister aujourd’hui !… Mais, à mes yeux, c’est un joyau qui n’aura plus aucune valeur marchande, lorsqu’on connaîtra sa provenance !… Votre père me permettra, sans doute, de vous l’offrir en souvenir de votre heureuse influence sur mes travaux !

— Hein ! fit Mr. Watkins, ne pouvant dissimuler ce qu’il éprouvait à cette proposition… inattendue.

— Mademoiselle Alice, reprit Cyprien, ce diamant est à vous !… Je vous l’offre… Je vous le donne ! »

Et miss Watkins, pour toute réponse, tendait au jeune homme une main que celui-ci pressait tendrement dans les siennes.