La Renaissance du livre (p. 195-207).


CHAPITRE XIV



Bien que l’aide américaine commençât de se faire sentir et que la dernière offensive de l’ennemi se fût transformée en retraite, Buellings ne partageait pas l’allégresse générale et, plus bilieux que jamais, ne cessait de maugréer contre la lenteur des opérations militaires. Sous prétexte qu’il avait soumissionné jadis à des adjudications de l’armée, il prétendait s’entendre mieux que personne à la tactique et prouvait sur la carte toutes les fausses manœuvres des alliés : de ce train-là on n’en aurait jamais fini ; aussi, l’optimisme des habitués du « Château d’Or » lui faisait-il pitié.

Ce n’est pas que le fielleux jeûneur ne crût à une paix prochaine ; il était à bout de mortifications et aspirait à rompre le rude carême que lui imposait sa honteuse avarice. Mais le plaisir de souffler froid sur les gens et de décourager les espérances lui était comme un incoercible besoin.

Seul, Vergust tenait bon contre ses prophéties affligeantes et plaisantait avec cette jovialité turbulente que rien n’avait encore pu entamer. Il l’appelait « mon général » et lui demandait souvent pourquoi il s’obstinait à demeurer à Bruxelles sans rien faire quand ses conseils eussent si admirablement avancé les choses de l’autre côté de la frontière.

— Moquez-vous seulement, répondait le sellier. Au fond, vous ne demandez pas mieux que la guerre continue : elle vous enrichit !

— Mais non, répliquait le tripier, je suis maintenant assez à mon aise pour désirer qu’elle finisse tout de suite.

Non content d’exciter l’envie de Buellings, il raillait sa fausse misère :

— Je vous connais ; vous êtes bien trop malin pour n’avoir pas caché votre cuir. Et ça vaut aujourd’hui encore plus d’argent que ma viande !

— Vous vous trompez, grognait le sellier en tremblant, je n’ai rien mis de côté…

— Allons donc !

— Je vous le garantis…

Alors Vergust, qui savait à quoi s’en tenir sur cette affirmation, feignait d’être persuadé :

— Tant pis pour vous ! Car vous auriez gagné quelque chose avec vos anciens stocks !

La valeur du cuir avait plus que décuplé. Est-ce qu’une simple paire de bottines ne coûtait pas maintenant les yeux de la tête ?

— Regardez une fois mes souliers : Schoonjan me les a fait payer plus de deux cents francs. C’est du vol !

— Mais non, faisait le sellier dont l’œil flamboyait ; c’est encore très bon marché…

— Ah, vous trouvez ! Et bien, moi, je vais vous dire… À présent le cuir est hors prix, ça se comprend, et c’est ! e bon moment de le vendre. Car à la fin de la guerre, l’Amérique enverra tant de peaux à Anvers qu’on les aura pour rien !

— De ça, je n’ai pas peur !…

— Vous verrez, déclarait Vergust, avec aplomb ; je le sais du secrétaire de Brand Witlock lui-même.

Buellings haussait les épaules. N’empêche que sa confiance était ébranlée. Ce satané tripier pouvait avoir raison. En effet, la prudence commandait peut-être d’écouler une partie de ses réserves. D’ailleurs, au prix actuel, le bénéfice du marché avait de quoi satisfaire l’âme la plus cupide. Mais comment déterrer la marchandise ? Elle était si profondément cachée qu’une véritable démolition s’imposait pour la remettre au jour. Or, le sellier se sentait incapable d’entreprendre tout seul ce travail d’Hercule pour lequel il n’entendait recourir à l’aide de personne, pas même à celle de sa femme dont il redoutait la maladresse et le bavardage. Au surplus, le vacarme d’une telle besogne n’éveillerait-il pas la curiosité des voisins ?

Il enrageait à présent d’avoir si hermétiquement enfermé son trésor et s’affolait à la pensée que toute sa prévoyance ne tournât en définitive contre lui.

Cependant, Vergust, voyant sa perplexité redoublait de précisions alléchantes ; il connaissait justement quelqu’un qui aurait acheté tout le cuir disponible à n’importe quel prix. Ah ! quel dommage que le sellier n’en eût pas gardé une bonne provision en lieu sûr ! c’était la fortune ou tout au moins une jolie dot pour Mlle Hortense…

Buellings n’avait peut-être jamais autant haï ce chanceux et insolent marchand de tripaille dont les avis, sous couleur d’amitié, torturaient son âme tendue vers le gain. Il vouait le gros homme aux pires malheurs, rêvant qu’un subit désastre le ruinait sans lui laisser aucun espoir de se refaire…

Comme s’il eût deviné les bons souhaits de son compère, le tripier lui dit un soir, en le reconduisant jusqu’à sa porte, qu’il était très fatigué et se proposait de remettre ses affaires au plus offrant. En prévision de sa retraite, il venait d’acquérir à bon compte une grande maison où il lui tardait de s’installer avec sa femme et sa fille qui, elles aussi, avaient assez travaillé pour se donner maintenant un peu d’aise et vivre comme des dames…

— Et où est-ce qu’elle est située, votre maison ? demanda Buellings tandis qu’un frisson d’envie faisait le tour de son être. Dans quel faubourg ?

— Non, non, dans un quartier d’avenir, repartit le tripier, dans le grand Bruxelles, comme ils disent.

Et profitant de la clarté d’un réverbère pour jouir de la figure médusée de son compagnon :

— Mon hôtel est situé Avenue de Tervueren.

Son hôtel ? Buellings avait mal entendu sans doute. Son visage passait alternativement du jaune au vert. Il eut un sourire convulsif :

— Un hôtel, vous dites ? Allons, vous voulez me faire poser !

— Mais non, pas le moins du monde. Je dis un hôtel comme c’est imprimé sur l’affiche du notaire, et un hôtel tout meublé encore, rempli de tableaux, et avec un jardin derrière, grand comme le Parc !

— Et Avenue de Tervueren, grinça le sellier. Mais ça doit coûter quelque chose !

— Pas du tout… Je l’ai eu à très bon marché au contraire, une véritable occasion…

— Combien donc ?

— Bé, cinq cent mille francs, c’est pour rien. Même que je peux tout de suite le revendre six cent mille si je veux. Mais pas si bête !

Buellings n’avait peut-être jamais autant souffert. Sa bile entrait en éruption.

— Vous ne saurez pas quoi faire là-dedans, dit-il méprisant, et vous vous embêterez à mille francs l’heure !

— Je ne crois pas, fit Vergust. Et puis, si ça m’embête, je revends le tout pour un million ! Mais non, ça sera pour ma fille qui va se marier après la guerre… Car elle est fiancée pour de bon maintenant…

— Et avec qui donc ?

— Mais avec le fils Lavaert qui est au front et se conduit comme un brave. Même qu’il est déjà décoré !

— Ah ! vous avez de ses nouvelles ?

— Mais régulièrement, répondit imprudemment le tripier. Emma est une fine mouche, qui sait s’arranger pour recevoir et envoyer des lettres autant qu’elle veut…

— Et alors, il a fait sa demande ?

— Oui, officielle, il y a huit jours. Emma a répondu oui et le père Lavaert aussi. On est d’accord.

C’en était trop. Le sellier eut comme un éblouissement ; il ne pouvait en écouter davantage. Ainsi tout s’arrangeait aux souhaits de ce grotesque bonhomme, qui se retirait des affaires pour vivre en grand seigneur dans un hôtel somptueux et trouvait l’occasion de marier avantageusement sa fille, alors que lui, avec ses richesses cachées et improductives, il se privait du nécessaire, végétait comme un pauvre diable sans réussir à caser son Hortense… Non, cela ne pouvait durer davantage : la chance doit avoir des bornes.

Il était arrivé devant sa porte :

— Bonsoir ! dit-il d’une voix sinistre.

Et il rentra brusquement, tandis que Vergust, enchanté de l’effet produit, criait par le trou de la serrure :

— La bonne nuit ! Pensez à la crémaillière !



Or, à quelque temps de là, Emma Vergust était arrêtée et conduite rue de la Loi dans une geôle de la Kommandantur.

Cette nouvelle fit grand tapage dans le quartier où la jeune fille, surtout depuis la guerre, comptait de nombreuses sympathies. On se doutait de ses intelligences avec certains messagers ; beaucoup de parents de soldats lui devaient d’avoir été rassurés sur le sort de leurs fils et de pouvoir correspondre avec eux. Au reste, c’est elle qui avait eu l’idée d’adopter des prisonniers enfermés dans les camps d’Outre-Rhin et de leur faire passer des colis de vivres, geste tout généreux de sa part mais que son père avait fait servir de réclame à son commerce en exposant dans un grand cadre, au milieu de la triperie, les portraits hâves quoique souriants des pauvres internés.

On savait que, grâce à ses accointances mystérieuses, elle aidait les jeunes gens à passer la frontière. Cela ne faisait mystère pour personne que le fils Lavaert, dont on connaissait le tendre sentiment à son égard, n’était parti que pour lui complaire et tâcher de l’obtenir un jour. On plaignait donc la jeune fille, mais avec prudence.

En attendant, telle était la crainte d’être compromis — car tout le monde était verrouillable — qu’un grand nombre de clients, quoique dévorés du désir d’avoir des détails, s’abstenaient de paraître à la triperie, dont le chiffre d’affaires baissa tout à coup dans une proportion désastreuse.

Il était au moins étrange que Vergust n’eût pas été arrêté en même temps que sa fille. Mais cela tenait sans doute aux relations plus ou moins aimables qu’il entretenait depuis longtemps avec les limiers de la Kommandantur.

Quant à sa femme, elle était atterrée. Afin de donner le change, elle se peignait à présent comme Jézabel pour trôner au comptoir, tant son visage, reluisant et vermeil, pâlissait sous les inquiétudes ; sans doute était-elle mieux au courant que son mari des faits que l’on pouvait imputer à sa fille.

Une minutieuse perquisition dans les appartements de la triperie n’avait amené la découverte d’aucun papier si peu compromettant que ce fût. Aussi Vergust se rassurait-il, plein de confiance du reste dans l’adresse de la prisonnière pour recouvrer bientôt sa liberté. Le ralentissement de ses affaires ne le préoccupait donc nullement.

— Ça ne fait rien, disait-il. Quand Emma sera relâchée, vous verrez quelque chose ici ! On se battra pour entrer.

Toutefois, cet événement si soudain le plongeait parfois en de profondes réflexions. Sur quels indices, les policiers étaient-ils partis en campagne ? Il accordait tant de prudence à sa fille qu’il cherchait en vain ce qui avait pu attirer les soupçons sur elle. Car la simple rumeur publique n’était pas une preuve suffisante, irréfutable.

Enfin, l’officieux Mosheim, qui de temps à autre revenait le voir dans le but d’obtenir de la saucisse à des prix défaveur, lui révéla qu’Emma avait été arrêtée sur la dénonciation d’une lettre anonyme où on l’accusait d’entretenir une active correspondance avec le front.

Le tripier était si candide qu’il se demanda tout d’abord qui pouvait en vouloir si mortellement à sa fille dont la charité et la bonne grâce étaient universellement connues.

Il lui fallut quelques réflexions de plus pour soupçonner que c’était lui plutôt, et son commerce, que le dénonciateur avait peut-être eu l’intention d’atteindre et de compromettre. Toutefois, il ne se figurait pas que personne pût le détester à ce point, et cherchait en vain dans son entourage l’être envieux et bas qui avait commis pareille infamie.

Quoique la crainte d’être soi-même impliqué dans l’affaire en s’y intéressant trop ouvertement empêchât les amis de Vergust de tenter la moindre démarche en faveur de la prisonnière, il y avait pourtant des gens de cœur qui s’intéressaient à la jeune fille et cherchaient le moyen de lui venir en aide. Tel était le cas de Lust et de Martha qui, entretenaient, eux aussi, des intelligences avec des intermédiaires dont personne n’eût deviné les véritables fonctions.

Un mois s’était déjà écoulé depuis l’arrestation d’Emma et rien ne transpirait de l’instruction de l’affaire, lorsqu’un après-midi, comme le tripier entrait à la quincaillerie pour la partie de carte hebdomadaire avec les vieux Claes, Lust l’arrêta dans le magasin :

— Et vous ne vous doutez toujours pas de celui qui a dénoncé votre demoiselle ?

— Mais non, répondit le gros homme dont l’insouciance diminuait à mesure que se prolongeait la détention de sa fille.

— Et bien, moi je le sais, repartit le contremaître. C’est Buellings.

— Allons donc ! protesta Vergust. Je le rencontre tous les jours… Tenez, je l’ai encore vu ce matin et il n’avait l’air de rien. Non, c’est tout ce qu’on veut, un avare, un jaloux, un crève-cœur, mais il n’est pas capable de ça…

— C’est ce qui vous trompe. Voyons, vous savez bien qu’il ne vous aime pas : vous gagnez tant d’argent !

— Mais ce n’est pas ma faute !

— Cherchez bien… Est-ce que vous ne lui avez pas fait quelque chose dernièrement qu’il ne vous pardonne pas ?

— Mais non, au contraire ! Je lui ai même dit que j’en avais assez et que j’allais remettre mes affaires… Ça devait lui faire plaisir puisque comme ça il ne me reprochera plus de faire fortune sur le dos des autres… Et d’ailleurs, depuis ce jour-là il est bien plus gentil avec moi, même que sa femme et sa fille sont revenues à la triperie…

— Justement, fit le contremaître, cette amabilité aurait dû vous surprendre ; sûrement, elle cachait quelque chose…

— Croyez-vous ? repartit le poussah incrédule.

— Mais oui, il voulait écarter vos soupçons. Et puis, vous oubliez quelque chose : est-ce que vous ne lui avez pas dit que vous veniez d’acheter un hôtel à l’Avenue de Tervueren…

— Ça, c’est vrai ! répondit le tripier, mais c’était pour la farce ! Ah ! ça, comment est-ce que vous le savez ?

— C’est mon affaire, répliqua Lust en souriant. Quelqu’un vous suivait peut-être se soir là… Entre nous, vous parlez trop haut. Oui, oui, vous lui avez dit que ça vous coûtait très bon marché, rien que cinq cent mille francs ! Et, pour comble, vous l’avez invité à la crémaillère ! Hein, suis-je bien renseigné ?

Vergust était abasourdi.

— Et puis, continua le contremaître, n’avez-vous pas parlé de la demande en mariage du fils Lavaert et des lettres qu’il adressait à Mlle Emma ?

— Sacrebleu ! s’écria le tripier dont la mémoire s’éclaircissait. Oui, je me souviens à présent, je lui ai dit que ma fille était fiancée avec Louis et qu’ils s’écrivaient…

Maintenant, il comprenait tout et ne doutait plus. Il fit mouliner sa canne au risque de casser quelque chose :

— Tonnerre, s’écria-t-il, ça ne va pas se passer comme ça !

— Du calme, du calme ! dit doucement le contremaître. Laissez-nous faire. Soyez tranquille, il sera puni comme il le mérite.

Vergust était hors de lui, et la face toute bleue d’indignation :

— Non, non, je veux me venger moi-même et ça ne sera pas long.

Déjà il regagnait la porte pour courir chez Buellings ; mais Lust parvint à l’apaiser en lui montrant qu’il n’avait aucune preuve.

— Dissimulez au contraire, conseillait-il, faites semblant de rien, et je vous garantis qu’on l’aura.

— Mais qu’est-ce que vous comptez faire ?

— Moi ? Rien du tout. Mais vous verrez. Allez seulement jouer votre partie là-haut. En rentrant à la maison vous apprendrez peut-être du nouveau…



Et Lust avait été bon sorcier. Car, quelle ne fût la surprise de Vergust en retournant chez lui de voir une grosse file à la porte de son magasin, ce qui ne s’était plus produit depuis tantôt un mois. Il se mit à courir, bouscula tout le monde pour pénétrer dans la triperie et faillit s’affaisser d’émotion en apercevant Emma qui trônait au comptoir à côté de sa mère dépeinte et rayonnante.

Une heure à peine, lui dit-on, quelle avait été ramenée en automobile par un officier plein d’égards, qui s’était même excusé de la méprise des policiers.

Et voilà que dans le même moment, Vergust apprenait que cet officier se trouvait chez Buellings.

Ce fut plus fort que lui. Remettant les épanchements à plus tard, le pansu petit homme joua des coudes et du ventre à travers la foule qui encombrait la boutique et s’élança au dehors. Il arriva juste à temps pour voir un feldgrau, à la tête bandée, sortir de la maison du sellier, remonter dans sa longue voiture grise et disparaître au milieu de l’émotion silencieuse du populaire.

En ce moment, une main appuya sur son épaule :

— Eh bien, qu’est-ce que vous en dites ?

Il se retourna : c’était Lust qui le regardait avec un sourire énigmatique.

— Non, non, ne me demandez pas d’explications ! fit le contremaître en prévenant les questions qu’il lisait sur le visage stupéfait du tripier. Un jour, vous saurez le fin mot. Pour le moment, on doit retenir sa langue… Sachez seulement que Buellings est maté pour longtemps à moins qu’il ne crève de peur ou de rage, ce que je souhaite à tous les bougres de son espèce !