La Renaissance du livre (p. 75-96).


CHAPITRE VI



Cependant, le mois de juin était venu, débutant par une série de journées magnifiques, dont les ciels d’azur réveillaient l’espoir dans l’âme la plus morne. Mais la chaleur montait jusqu’à, devenir intolérable, surtout dans la ville basse que n’éventait aucune brise bienfaisante et où l’ombre des petites rues semblait elle-même embrasée.

Dans cette atmosphère torridienne, le grand magasin de la rue de Flandre, grâce à la hauteur du plafond autant qu’aux épaisses jalousies qui offusquaient les fenêtres exposées au midi, formait comme une oasis de fraîcheur ; aux heures brûlantes de l’après-midi, les hôtes de la maison occupaient d’ordinaire cette pièce privilégiée dont les marchandises d’acier et de fer, à l’aspect frigide, et le murmure d’eau de la fontaine qu’on laissait couler dans son bassin de marbre, abaissaient encore la température par illusion…

C’était dimanche, aujourd’hui, et la vieille cloche du beffroi Sainte-Catherine, sonnait justement les vêpres par dessus la rumeur du quartier. Descendus dans le magasin après le déjeûner, les vieux Claes écoutaient cette musique aérienne avec un hochement de tête d’impatience contre cet appel à l’adoration d’un Dieu qui permettait tant de massacres inutiles :

— C’est plutôt le Diable qu’il faut prier, murmura le quincaillier ; le Diable ne peut pas être aussi méchant que ce bon Dieu-là !…

La mort de Prosper plongeait le brave homme dans un désespoir d’autant plus profond et inquiétant qu’il n’avait ni cris, ni larmes. Le mois dernier, son état de consomption s’était à tel point aggravé que Mme Claes en avait été distraite de sa propre douleur ; pourtant, à la faveur du radieux été, le malade commençait à se remettre et, depuis quelques jours, il sortait parfois de son mutisme obstiné.

Occupée à un petit tricot de laine, Mme Claes remonta ses lunettes en poussant un soupir :

— Et dire qu’il y a des gens qui continuent à avoir la foi !…

— Tant mieux pour eux… En attendant, les cloches peuvent sonner, elles ne feront pas taire le canon…

Mais la cloche ralentissait ses volées ; soudain, au milieu de son dernier branle, un léger cri se fit entendre.

— Est-ce qu’il se réveille ? dit la bonne quincaillière. Ce n’est pourtant pas encore son heure…

Brusquement, elle avait déposé son ouvrage pour se rendre près d’une voiture d’enfant placée dans la pénombre, un peu en deçà de la cabine du téléphone :

— Mais non, dit-elle d’un ton rassuré, il continue à dormir. C’est un rêve qu’il fait, sans doute…

Le vieux s’était redressé et son regard, subitement animé et plus clair, s’efforçait de percer les demi-ténèbres de la salle :

— Il fait si sombre de ce côté, dit-il à voix basse ; est-ce qu’il n’y a pas moyen de l’amener ici ? Ça m’amuserait de voir dormir ce petit gaillard…

— Attendez, Père…

Et, avec grande précaution, la vieille dame poussa la voiture jusqu’au fauteuil du paralytique.

L’enfant reposait presque nu, tout rose au milieu des blancs coussins de son berceau roulant. Penchés sur son sommeil heureux, les bonnes gens contemplaient ce petit masque volontaire que plissait parfois une grimace furtive, et les merveilleuses miniatures de ses mains qui remuaient, ouvrant et refermant leurs doigts comme pour saisir quelque joujou invisible. Déjà, un soyeux duvet blondissait son crâne, tandis que certains fils plus longs et plus dorés s’en échappaient, qu’une moiteur collait à son large front.

Sa figure n’avait plus rien de strapassé et commençait à prendre de la physionomie. C’était un marmot de bonne charpente, sans tare, dodu, bien parti pour la vie.

— Qu’il est heureux d’être si petit ! dit la bonne dame. Il ne sait pas comme il fait triste maintenant…

— Est-ce une idée, soupira le paralytique, mais il me semble par moment que je revois notre Prosper dans son équipage…

Et c’était effectivement la même voiture qui avait servi il y a vingt-cinq ans aux promenades de leur fils d’adoption, cette berlinette que la jeune Adélaïde poussait alors avec tant d’orgueil au milieu des passants attendris et charmés. Elle luisait toujours sous son laqué blanc et ne montrait aucun signe de dislocation, encore bien assise sur ses flexibles ressorts et ses roues fines comme au temps de son acquisition. Il est vrai qu’elle était de bonne marque et qu’après son service, on l’avait soigneusement recouverte d’une housse pour la remiser en bonne place, dans la chambre aux reliques. Elle était pour ainsi dire intacte, nullement démodée même, et prête à fournir une autre carrière.

De ce qu’un nouvel enfant reposait sur ses moelleux coussins, les vieux se rappelaient peut-être avec moins d’amertume les doux moments qu’elle évoquait dans leur cœur. Du reste, le voisinage d’un enfant est presque toujours salutaire au chagrin, qu’il apaise du moins s’il ne l’écarte tout à fait…

Ce petit paquet de chair rose, si tendre, si joyeux à l’œil et qui dégageait une sorte de lueur dans le sombre hall, telle la crèche du Nazaréen au fond de l’étable, leur donnait parfois l’hallucination de revivre les anciens jours. L’enfant trouvé était revenu sous sa première forme, aussi doux, et sage, et facile qu’autrefois. L’adolescence, la jeunesse de leur Prosper, ils les avaient peut-être rêvées : voilà seulement que le marmot venait de leur être apporté et qu’il commençait à vivre pour la joie de leur vieillesse.

Inclinés sur le poupon, ils échangeaient presque un sourire dans l’oubli momentané du drame affreux qui les avait terrassés ; car ils n’étaient pas de cette sorte de vieilles gens qui se déshumanisent avec l’âge et reprennent leur égoïsme d’enfant à la fin d’une longue vie…

Mais le bébé venait d’étendre ses petits bras dont les menottes s’agitaient hors de la voiture. Une amusante grimace sillonna sa figure et, soudain, il ouvrit les yeux.

— Bonjour le nouseke, s’exclama doucement la bonne dame d’une jolie voix de grand’mère, et comment ça va ? Vous avez bien dormi ?

L’enfant la regarda fixement, puis sa frimousse s’épanouit tout à coup dans une ineffable expression de plaisir.

— Je suis sûr qu’il a faim, dit le quincaillier en lui chatouillant le menton. Un peu de patience, mon gaillard. La maman va venir… Et tenez, la voilà !

Et c’était Adélaïde oui entrait avec impétuosité en secouant un biberon dans sa main :

— Il a été sage ? interrogea-t-elle. Vous n’avez pas eu trop d’embarras avec lui ?

Elle s’excusa d’être un peu en retard, mais ce n’était pas sa faute : le soleil donnait encore une fois sur la cheminée et le poêle ne tirait pas : impossible de faire chauffer le lait au bain-marie…

Jamais son rustique visage n’avait relui d’un tel éclat de santé. De fait, elle se portait à merveille malgré les fatigues que lui imposaient la maternité et ses fonctions de cuisinière, lesquelles, sous aucun prétexte, elle ne prétendait abandonner à personne.

— Ah ! grosse comme je suis, dit-elle en soupirant, c’est qu’à même bisquant que je ne sais pas le nourrir moi-même ! Alors, ça serait si facile…

Mais l’enfant, qui avait entendu sa voix, se démenait à présent, gigotait sur les coussins, imprimant à la caisse de la voiture bien suspendue de brusques mouvements de roulis et de tangage. En même temps, il poussait de petits grognements joyeux :

— Oui, oui, mon ancheke ! Je viens, je viens !

En l’apercevant, il tendit ses jolis bras à fossettes ce qui provoqua chez la bonne âme une crise d’adoration pleine de risettes et de ces mots baroques dont seuls les bébés peut-être saisissent le sens hermétique et profond.

Elle l’enleva, le couvrit de baisers et disparut un moment avec lui dans le fond du magasin pour des précautions point inutiles, tandis que, d’une main preste, la quincaillière rajustait la couchette demeurée sans aucune souillure.

— Non, non, dit la bonne dame, il a été bien sage. Vous pouvez seulement le remettre Adélaïde…

Le vieux Claes hochait la tête :

— C’est comme notre Prosper, dit-il rêveusement. Lui aussi était un si propre petit bonhomme… Cependant le bambin avait été replacé dans sa voiture et, tétait maintenant avec une voracité comique, pianotant le ventre du biberon ; ouvrant et fermant les yeux, ballonnant et creusant ses joues tour à tour sans le moindre souci d’être regardé comme une merveille de gourmandise par ces trois personnages extasiés, non plus que par Miaoutte qui, d’un bond subreptice venait de se percher sur le toit de la cabine téléphonique et, pelotonnée sur ses pattes, semblait, elle aussi, prodigieusement intéressée par l’appétit magnifique de ce nourrisson, plus rose encore que son museau…



L’heure violente étant passée, on se disposait à habiller le petit pour sa promenade habituelle sous les ombrages du Nouveau Marché aux Grains, quand le timbre de la maison résonna coup sur coup. C’étaient des visites. Charlotte De Bouck et Emma Vergust entrèrent ensemble, apportant aux quincailliers les amitiés de leurs parents. Elles venaient ainsi presque tous les dimanches s’informer de la santé des vieilles gens, avec un empressement d’autant plus vif que le plaisir de voir le nouveau petit Prosper y entrait pour une grande part. Leurs exclamations ravies retentissaient dans le magasin en duo harmonieux, où Charlotte faisait la partie haute et la charcutière le contralto. Car celle-ci, malgré l’opulence de sa ferme poitrine, indice presque infaillible d’une voix grêle, perchée au bout du flageolet ou du fifre, avait, par hasard, un organe bien approprié à ses charmes rubéniens, c’est-à-dire grave et barytonnant, comme il convient à une vraie fille de Bruxelles.

— Mon Dieu, clama-t-elle d’une voix qui faisait vibrer l’acier des grandes scies suspendues au plafond, comme il a encore profité depuis la dernière fois !… Mais c’est un Manneken maintenant !

Elle l’enlevait dans ses fortes mains habituées au coutelas et au hachoir, le baisait de ses lèvres de pourpre, tandis que le nourrisson séduit par les gras colliers de son cou et la chair reluisante que découvrait son corsage largement échancré, fourrageait des menottes, du nez et de la bouche dans ces roseurs appétissantes, à la recherche instinctive des sources de la vie…

— Oh ! oh ! ça est déjà un petit coquin, savez vous !

Car elle était bonne fille, point prude ni bégueule, d’autant plus à l’aise avec les hommes qu’elle était sûre de pouvoir leur résister avec toute la vigueur de sa vertu d’abord et puis de ses muscles, s’il fallait.

À côté d’elle, la fille des charbonniers, à qui le chagrin avait fait perdre ses rondeurs de « boulotte » sans pourtant l’amincir outre mesure, semblait bien menue. Ce qui n’empêche que l’enfant l’appréciait aussi, souriant à ses gentilles caresses, charmé par sa petite voix douce comme celle d’un oiseau :

— À mon tour de l’avoir, Mademoiselle Emma, disait-elle suppliante, moi aussi je dois l’embrasser…

Et, la tête inclinée sur le poupon, elle le berçait dans ses bras avec une tendresse infinie, pensant au petit que son cher Ernest lui aurait donné…

On bavardait. Mme Claes et Adélaïde ne perdaient pas leur temps et profitaient de l’occasion pour consulter la charcutière sur les approvisionnements de la semaine et les morceaux avantageux, tandis que le quincaillier interrogeait Charlotte :

— Eh bien, fille, on a toujours des bonnes nouvelles de Victor ? Est-ce qu’il est encore en Angleterre ?

Oui, il était pour ainsi dire tout à fait rétabli maintenant et reviendrait bientôt en France ou en Belgique pour occuper un poste d’ambulancier. Cette fois, on était tranquille : il ne serait plus exposé.

— Oh ! M. James a été si gentil pour lui, continua-t-elle tout en faisant sauter le bébé sur ses genoux : il l’a soigné avec un dévouement, n’est-ce pas ? Comme si c’était son propre frère. C’est grâce à lui que Victor a pu se remettre si vite… Mais à présent, il est de nouveau au front, lui… Il est déjà sergent vous savez… Ah ! pourvu qu’il revienne seulement !

— Oh ! oui, soupira le paralytique, qu’ils reviennent tous, les chers amis de notre enfant, et que je vive assez pour leur entendre raconter les grandes choses qu’il a faites…

La blessure de son cœur s’était rouverte et il courbait la tête, lorsqu’un coup de timbre résonna qui le sortit d’un accablement douloureux.

Adélaïde s’était précipitée à la vitrine pour tâcher d’apercevoir sous le volet à demi baissé, les personnes qui stationnaient devant l’entrée particulière :

— Bon Dieu, dit-elle d’un ton de mauvaise humeur, c’est encore une fois Mme Buellings et sa demoiselle… Qu’est-ce qu’elles ont maintenant à venir comme ça tous les dimanches ? Est-ce qu’il faut les faire entrer ?

— Mais oui, fit Mme Claes, après avoir échangé un regard avec son mari ; ça n’est pas une raison parce que Buellings ne vient plus ici qu’on doit leur en vouloir…

Tant de condescendance n’était pas du goût d’Adelaïde : mais elle se résigna et s’en fut ouvrir. Un moment après, la femme du sellier et sa fille, en toilettes voyantes et jupes courtes, entrèrent avec une mine toute confite de mielleuse amabilité, encore que la présence d’Emma Vergust, qu’elles détestaient, leur causât une impression plutôt désagréable.

Furieux d’avoir été mis à la porte du magasin, le sellier avait ruminé d’abord de sinistres projets de vengeance. Mais, les menaces d’Adelaïde lui donnant à réfléchir, son ressentiment s’était calmé peu à peu sous la crainte qu’on ne découvrît un jour les cachettes où il croyait ses richesses introuvables. Enfin, la mort de Prosper avait éteint sa rancune contre le jeune homme et ses parents adoptifs, pour lesquels il affichait à présent une commisération d’autant plus sincère en apparence que leur malheur, au fond, ne lui déplaisait pas. C’est alors qu’il avait engagé sa femme et sa fille à retourner chez les quincailliers sous prétexte de compatir à leur chagrin, mais en réalité pour les amadouer et préparer sa réconciliation avec eux. Toutefois les Claes, qui recevaient poliment la mère et la fille, n’avaient fait jusqu’à présent aucune espèce d’allusion au bourrelier dont le caractère envieux encore plus que le pessimisme décourageant, n’était pas fait pour les engager à renouer de sitôt avec lui. Néanmoins, les deux femmes ne se décourageaient pas, revenant presque toutes les semaines prendre des nouvelles des malheureux parents, mais sans parvenir à leurs fins.

Cependant Mlle Vergust, qui rendait à Hortense Buellings toute l’antipathie que celle-ci lui témoignait à cause de son opulente santé et de l’attrait qu’elle exerçait sur les galants du voisinage — notamment sur le fils du pâtissier Lavaert, élève au Conservatoire — s’était levée pour prendre congé. Elle serra la main des vieux Claes et, reprenant le bébé des bras de Charlotte, elle l’éleva dans les airs pour le contempler un instant avec admiration et le baiser ensuite délicatement de sa bouche vermeille :

— Och arm ! dit-elle en le rendant à Adélaïde, c’est un amour ! Il rit toujours et ne pleure jamais. Ah ! ça sera un jour un brave petit homme !

— Oh, oui ! s’écria la bonne Charlotte. Voyez comme il est bien bâti ! Ce sera un solide garçon et très intelligent, pour sûr !

Alors Hortense Buellings, qui ne voulait pas être en reste d’amabilité, approcha de l’enfant sa longue et méchante figure de carême en essayant une risette qui ne ressemblait tout de même qu’à une grimace. Cette fois, le bambin, épouvanté, rejeta sa tête dans le cou d’Adelaïde et se mit à pousser des cris aigus.

— Est-ce qu’on ne dirait pas que je lui fais peur, grinça la demoiselle très vexée. Et pourquoi donc ? Oh, ce sera un poltron !

Après les souhaits des bonnes fées, c’était la prédiction de la Carabosse.

— Mais non, qu’il n’a pas peur, se récria Adélaïde avec impatience et réfrénant une réponse agressive qui démangeait ses lèvres, seulement il veut aller se promener maintenant, n’est-ce pas mon ancheke ?

— Oui, partez vite, dit Mlle Vergust, ou il va gagner quelque chose à crier comme ça… On l’embête, ce petit…

Et pleine de désinvolture, elle se retira lançant à Mme Claes pour exaspérer les nouvelles venues :

— Soyez tranquille, chère Madame, vous n’aurez pas à vous plaindre… Je soignerai moi-même pour vos commandes…

Car les Buellings n’allaient plus à la charcuterie Vergust sous prétexte que, malgré leur qualité de vieux clients, on ne les servait pas mieux ou moins mal que le premier venu. Aussi, dès que le petit garçon, calmé à présent et remis en nature, s’en fut allé dans son blanc équipage, Mme Buellings aborda-t-elle avec la quincaillière la question de la nourriture, geignant sur le prix des denrées alimentaires, principalement de la viande de boucherie et de charcuterie. Ce Vergust était tout de même un exploiteur éhonté et qui s’enrichissait d’une façon scandaleuse. Tandis que son pauvre mari maigrissait à vue d’œil et perdait chaque jour de son poids déjà si insuffisant, le tripier-charcutier, au contraire, avait gagné un nouveau bourrelet de graisse à son cou ; quant à son ventre, il ne faisait que s’arrondir au point qu’on serait bientôt obligé, disait Buellings, de le cercler comme une futaille. Et sa femme et sa fille donc ! Celles-là non plus ne se privaient de rien. Elles se bourraient de bonnes choses quand les pauvres gens mouraient de faim. Vraiment, elles enlaidissaient à force de manger…

Mais la bonne madame Claes n’était pas de cet avis :

— Bien sûr que Vergust ne maigrit pas, dit-elle tranquillement ; mais il faut avouer qu’il se donne beaucoup de mal pour son commerce malgré les difficultés du moment. Et sa femme et sa fille aussi travaillent encore plus que dans le temps. Du reste, c’est leur nature d’être gras et bien portants tous les trois. Ne croyez pas qu’ils vendent plus cher que les autres, et c’est au moins de la bonne marchandise qu’on achète chez eux, hein Isidore ? Et puis, on dira ce qu’on veut, Vergust n’est pas un avare, il donne beaucoup aux cantines populaires, et alors on peut bien lui pardonner que ses affaires ne marchent pas mal…

— Oh ! repartit aigrement Hortense, c’est facile de donner quand on est si riche…

— Hé ! fit le vieux Claes, il y en a d’autres qui sont encore plus riches et qui jouent la comédie de la gêne pour ne donner rien ou presque rien… Sans compter qu’ils se privent bêtement de tout jusqu’à se rendre malades… Tant pis pour eux, ils n’ont que ce qu’ils méritent !

Mme Buellings, qui n’était pas assez maligne pour saisir dans ce propos aucune allusion directe à la ladrerie de son époux, continuait à geindre sur la situation de son ménage et la méchanceté de sa servante qui menaçait de la planter là, si elle n’était pas mieux nourrie. Ah ! ces filles ne doutaient de rien. Elles voulaient manger à leur faim alors que tout le monde se restreignait par suite des prix exorbitants. Elles seules ne se ressentaient pas de la guerre ; on continuait à les payer « recta » comme avant et, malgré ça, elles se montraient d’une exigence !

Tandis qu’elle se lamentait de la sorte, se plaignant en outre de devoir tout faire soi-même, de n’être aidée ni par son mari ni même par sa fille tout occupée à ses vocalises, celle-ci, adossée au comptoir, causait avec Charlotte d’un air de hautaine condescendance, et comme si elle se fût adressée à une ouvrière. Cette grande fille, ossue et sèche, n’était susceptible d’aimer personne. Mais elle en voulait particulièrement aux demoiselles de son âge pourvues d’un fiancé ; il semblait toujours qu’elles le lui eussent volé par des intrigues malhonnêtes. C’est ainsi qu’en apprenant les fiançailles de Charlotte avec le fils Spreutels, elle s’était reconnue comme un droit de priorité aux hommages de ce jeune homme et n’avait plus tari de méchants propos à l’égard de son peu de goût et du sot mariage qu’il faisait. La mort du brave garçon n’avait pas éteint sa rancune contre Charlotte ; le sort s’était chargé d’anéantir les espérances de la pauvre enfant, mais elle restait la sœur de Victor De Bouck, cet empoté et bonasse interne qui, en dépit des avances du sellier, n’avait pas jugé à propos de demander la main de sa fille dont la dot, les grâces et le talent l’eussent pourtant poussé dans sa carrière plus qu’il n’en était capable par lui-même.

Elle reniflait en parlant :

— Alors, vous continuez toujours à servir la soupe dans les cantines ? Eh bien je préfère que ce soit vous que moi, vous savez !

— Oh ! j’aime beaucoup les petits enfants, répondait Charlotte ; ceux de mon quartier sont si gentils… Vous devriez les voir ! Ils ont l’air si contents de manger à leur faim… Je crois qu’ils m’aiment bien aussi. Tenez, il y en a un surtout qui…

— Les mioches sont malpropres et mangent comme des petits porcs. Pour rien au monde je n’irais regarder ça !

— Mais non, ils ont au contraire de très bonnes manières. D’ailleurs, à ceux qui sont encore trop petits, j’apprends comment ils doivent tenir leur cuiller et leur fourchette… Ainsi, il y en a un qui…

— Il ne faut pas être dégoûtée pour faire ce métier-là ! Moi, ça me tournerait le cœur. Et puis pour la reconnaissance qu’on en a…

— Mais ça m’est égal qu’ils ne me remercient pas avec des mots, repartit naïvement la jeune fille. Ils ne savent pas, vous comprenez, ils me remercient en montrant leur bon appétit. Quelques-uns pourtant sont déjà très bien élevés. Ainsi, il y en a un qui n’oublie jamais d’ôter sa casquette en disant : « Merci, ma bonne Moiselle ». C’est le petit Jocske… Oh ! celui-là je l’embrasse encore plus fort que les autres…

— Comment, vous les embrassez ! Hé, vous en avez du courage. Merci bien de salir ma figure à tous ces marmots-là !

Et son long et dur visage de pimbêche, enfariné de poudre, faisait une grimace de suprême dégoût qui en accentuait encore la méchanceté.

Charlotte la regardait avec stupéfaction, commençant à se sentir assez mal à l’aise :

— Vous vous trompez, Mademoiselle, dit-elle après un instant ; ces petits sont tous très bien frottés… Enfin, moi je les aime comme ça, et je les soigne avec plaisir… Et puis, on est si content et le temps passe si vite quand on fait quelque chose d’utile…

— Oh ! utile, c’est beaucoup dire ! Vous encouragez seulement les parents à ne pas travailler. Quant à moi, je me garderais bien de m’occuper de ça. D’ailleurs, je n’ai pas le temps.

— Ah ! fit Charlotte naïvement, vous cousez sans doute pour les orphelinats ?

— Oh ! mais non… J’ai mon piano et mon chant… Je travaille des huit heures par jour, vous savez !

Elle ne mentait pas trop et c’est même ses roulades de klacson en délire qui exaspéraient leur cuisinière encore plus que ne faisait l’avarice de ses maîtres.

La cantatrice renifla un grand coup et, se rengorgeant :

— Vous connaissez l’air des Clochettes de Lakmé, n’est-ce pas ? C’est très difficile… Et bien, mon ancien professeur dit que je le chante maintenant encore mieux qu’au théâtre. Car j’y mets du sentiment, moi ! Le sentiment, c’est la chose principale… On en a ou on n’en a pas… Il y a des chanteuses qui ne savent pas même ce que c’est. Ainsi, par exemple…

Elle était lancée et jacassait sans même s’apercevoir de l’ahurissement de Charlotte, quand une rumeur lointaine, bientôt grossissante, domina les conversations et finit par éclater en terribles coups de gueule. C’était toute une bande de crieurs de journaux qui couraient à travers la rue, et, d’un gosier éraillé, clamaient une nouvelle à sensation.

— Eh bien, qu’est-ce que c’est maintenant ? s’écria Mme Buellings saisie de peur.

Mme Claes elle-même semblait très émue, car elle pensait au petit d’Adelaïde : cette trombe, en passant, ne pouvait-elle pas renverser la voiture de l’enfant ?

— J’espère, dit-elle, que Prosper n’est pas au milieu de ce vacarme ! Quoique les aboyeurs missent, eux aussi et à leur manière, beaucoup de sentiment dans leurs vociférations, on n’en comprenait pas encore très bien le sens.

— Oh ! déclara le quincaillier sans s’émouvoir, c’est presque tous les jours la même histoire. Ces abominables journaux payés par les Allemands ne savent quoi inventer pour qu’on les achète. Quant à moi, je ne les lis et ne les lirai jamais. Je suis sûr que tous les vrais Belges font comme moi…

Soudain, en passant devant le magasin, un marchand doué d’un organe plus clair, articula nettement :

— Terrible accident du tramway vicinal de Liège !

— Allons bon, gémit le vieillard, il n’y a pas encore assez de tués comme ça !

Mais la sellière ne tenait plus en place :

— Vite, Hortense, on part !

Et, frémissantes toutes deux du besoin de lire les détails de la catastrophe, elles se sauvèrent en toute hâte pour acheter l’affreuse gazette.



Cependant cinq heures venaient de sonner au cartel du magasin. Charlotte s’excusa de n’être pas encore partie. On voulait la retenir :

— Non, restez seulement Fille, vous nous faites tant de bien !

Mais elle avait promis d’aller chercher M. Spreutels pour se promener avec lui avant de le ramener souper au Marché-aux-Porcs.

— Vous êtes une bonne petite, dit le paralytique. Oui, il faut le distraire car ça doit être dur pour ce pauvre ami de rester maintenant tout seul à la maison avec sa vieille Catherine…

Le boisselier avait enfin promis de venir les voir cette semaine :

— Vous comprenez qu’on parlera des braves enfants, continua le vieillard en retenant la main de la jeune fille dans les siennes. Et puis, on va essayer de reprendre nos parties de cartes avec lui et votre papa… Ça nous fera peut-être oublier pour un moment notre chagrin. Allons, chère petite, bien des compliments n’est-ce pas et revenez le plus souvent possible.

La jeune fille venait à peine de se retirer que Lust apparut, guêtre jusqu’aux genoux, un panier en bandoulière, une canne de jonc sous le bras gauche et un journal déplié dans la main droite. Il rentrait d’une partie de pêche le long du canal. Son air d’extrême agitation, vraiment inusité chez un pêcheur à la ligne, inquiéta tout de suite les quincailliers.

— Eh bien mon ami, dit le père Claes avec reproche, vous avez eu le courage d’acheter ce sale papier ? Ça m’étonne de votre part…

— Excusez patron, mais j’ai cru bien faire…

— Ah ! et pourquoi donc ?

— Je vais vous dire ? C’est parce que…

Il hésitait à poursuivre.

— Allons, insistèrent les deux vieux, qu’est-ce qu’il y a ?

— Eh bien, j’ai rencontré Bernard à la porte de Ninove. Il m’a dit que le journal annonçait un terrible accident et que…

Il s’interrompit de nouveau :

— Oui, oui, nous savons. Les crieurs sont passés dans la rue. Il s’agit d’un déraillement du tramway vicinal…

— Oui, c’est ça…

— Alors ?

— Eh bien ! il y a au moins cinquante morts et une foule de blessés.

— Mais c’est affreux ! soupira la quincaillière. Ah ! nous ne sommes donc pas encore assez malheureux…

— Vous avez bien raison de le dire, Madame, repartit l’employé. Le pis c’est qu’il y avait des gens que vous connaissez parmi les voyageurs…

— Des gens que nous connaissons ? interrogea le paralytique en fixant le contremaître. Dans ce vicinal de Liège ? Cela nous étonnerait, hein femme ?

— Eh bien ! c’est pour ça que j’ai acheté la feuille vous comprenez. J’ai voulu voir si des fois Bernard ne se serait pas trompé.

— Mais quelles sont ces personnes que nous connaissons ? Quant à moi je ne vois pas bien…

Alors Lust avec une timide précision :

— C’est peut-être des gens de… des gens de la famille…

Le quincaillier réfléchissait :

— Voyons, fit-il après un instant, il ne s’agit pas des L’Hœst, n’est-ce pas ?

Cette fois, le contremaître garda le silence et pour toute réponse remit le journal à Mme Claes qui, raffermissant ses lunettes, parcourut hâtivement la relation du dramatique fait divers.

— Mon Dieu, est-ce possible ! s’écria-t-elle tout à coup les larmes aux yeux. Mais c’est terrible !

— Allons, femme, fit le quincaillier, n’ayez pas peur de me dire… Après ce que nous avons passé…

Et il eut un geste las qui traduisait son indifférence pour des maux accessoires.

— Écoutez…

Et d’une voix tremblante, la vieille dame lut ce fragment d’article : « Parmi les morts, il faut citer M. Antoine L’Hœst, le grand brasseur de Tirlemont et sa femme qui se rendaient aux environs de Jodoigne pour voir leur fille chez les Visitandines ».

Le vieillard resta d’abord muet de pénible surprise. Mais la mort de Prosper l’avait peut-être rendu insensible à toutes catastrophes contingentes. Aussi bien, il s’était détaché de ses parents dont la cupidité intransigeante, l’inflexible rigueur envers leur fille et Prosper l’avaient profondément révolté.

— C’est peut-être leur Dieu qui les punit, murmura-t-il. Que faire à présent ?

Lust s’était approché :

— Vous savez, Patron, que vous pouvez compter sur moi, dit-il, d’un ton décidé. Il y a un convoi à 7 heures à la place Dailly. Je partirai dès qu’Adelaïde sera rentrée. Ne vous inquiétez pas, je me charge de tout…

— Merci, mon brave, répondit le vieillard en sortant de son accablement. Oui, nous avons confiance en vous. Vous allez faire le nécessaire et nous représenterez là-bas…

Soudain, il se redressa sur son fauteuil et avec presque un éclair de joie dans les yeux :

— Mais alors Camille est libre ! s’écria-t-il d’une voix raffermie et sonore. Hein, femme, si elle y consent, est-ce qu’on veut la prendre chez nous ?

De grosses larmes ruisselaient sur les joues de la bonne dame :

— Oh ! oui, dit-elle du plus profond de son âme. Oh oui !, qu’elle vienne la pauvre enfant ! Elle remplacera notre cher garçon !…