La Renaissance du livre (p. 21-39).


CHAPITRE III



Ce matin-là, levé de très bonne heure en l’absence d’Adelaïde repartie pour son village depuis la veille, Lust allait entre les stands, mettant de l’ordre sur les rayons, fourgonnant le calorifère dont Tom et Miaoutte assis l’un près de l’autre écoutaient le ronflement avec un air de profonde jouissance. Tout cela n’était que pour tromper son impatience de voir arriver Bernard qui, ponctuel comme d’habitude, entra dans le magasin à sept heures précises.

Après que les deux employés eurent échangé quelques impressions sur cet affreux mois de mars :

— Je sors, dit Lust en endossant son vieil imperméable de contrôleur. Entre nous, je vais à la recherche de mon homme que j’attends depuis deux jours. Qu’est-ce qui peut donc lui être arrivé ? Je ne fais plus de bien. Il faut que j’aille aux nouvelles.

— Le mauvais temps l’aura retardé, repartit le jeune homme en essayant de rassurer le contremaître. Avec ces pluies continuelles, les routes sont mauvaises ; on doit être arrêté à chaque instant, lui surtout, avec sa mauvaise jambe…

— C’est ce que je me dis également… En tout cas, ne vous inquiétez pas, si je reste parti…

— Entendu, monsieur Lust ! Faites à votre aise : on n’aura tout de même personne aujourd’hui…

En effet, c’était vendredi, un jour généralement assez calme, même en période normale.

— Allons, à tantôt !

Et, relevant son collet, Lust s’élança dans la rue suivi de Tom qui, peu douillet de nature, préférait encore le grand air à l’assoupissante chaleur du magasin.

Cependant, installé au bureau, Bernard commençait de feuilleter le grand livre, collationnant chaque page avec les notes cursives de son agenda. Parfois il levait la tête, distrait de sa besogne par les rafales de neige fondue qui tourbillonnaient au dehors. À ce spectacle, une rêverie l’engourdissait, mais qu’il secouait aussitôt pour se remettre à ses vérifications.

Son épaule droite contrefaite, remontée au niveau de l’oreille, lui donnait une contenance pénible dont sa figure fine, éclairée par de beaux yeux mélancoliques, atténuait la disgrâce.

Il était doux, mais avec un cœur énergique dans un corps débile. Fils d’un ancien ouvrier de la maison, orphelin de père et de mère dès l’âge le plus tendre, le petit garçon mal venu avait été placé par les Claes dans un hôpital situé au bord de la mer où sa santé s’était lentement rétablie au milieu des effluves salubres du large. Puis, à dix ans, on l’avait mis en pension dans un institut voisin de la capitale, afin qu’il reçût au moins une instruction primaire. Mais l’enfant, bien doué, trouvait tant de charme à s’instruire qu’il en sut bientôt aussi long que ses modestes professeurs. Plus tard, quand il eut appris la comptabilité, les bons quincailliers l’installèrent à Molenbeek, chez des artisans de leur connaissance et le prirent comme secrétaire pour tenir les livres et faire la correspondance ; l’infirme avait alors seize ans à peine, quoiqu’il en parût davantage à cause de cet air de gravité, de résignation triste qui empreignait son visage.

Prosper, qui ne l’avait que rarement rencontré au cours de son enfance, s’était pris tout de suite pour l’adolescent d’un vif intérêt, lequel ne fit que grandir lorsque les circonstances l’eurent déterminé à prendre la direction des affaires Bernard était un aide intelligent qui savait le comprendre et auquel il témoignait la plus affectueuse bienveillance. Aussi est-ce avec un profond chagrin que le commis avait vu partir son jeune patron pour la guerre, sans compter qu’il éprouvait un sentiment de honte de n’avoir pu l’accompagner. Patriote ardent, comme il l’aurait suivi avec joie ! Et c’était une souffrance de plus chez le pauvre garçon que de devoir étouffer ses élans civiques, car il sentait tout le ridicule, l’inconvenance des déclamations chauvines chez un invalide, incapable de rendre aucun service à la guerre.

De nouveau, le jeune homme avait interrompu sa tâche monotone et, accoudé sur le pupitre, songeait au malheur de ne pouvoir servir quand son attention fut attirée par un soldat qui venait de sortir du petit bouillon d’en face et demeurait planté sur le trottoir dans la contemplation de la quincaillerie sans que la pluie parût l’incommoder le moins du monde.

Le commis s’étonna d’abord, observant l’homme avec une curiosité inquiète. Soudain celui-ci traversa la rue et d’un pas délibéré entra dans le magasin.

Bernard ne put retenir un frémissement et se leva, très pâle, car rien ne lui était si pénible que d’avoir affaire avec un ennemi. Mais son malaise devint encore plus aigu lorsque, dévisageant l’intrus, il reconnut Mosheim, le commis-voyageur.

— Vous ne me remettez pas, dit celui-ci d’un ton doucereux et avec son affreux accent tudesque. Ce n’est pas étonnant. Hein, je suis drôle dans cette vilaine capote ?

Bernard ne répondit pas et froidement :

— Que désirez-vous, Monsieur ?

— Je ne voulais pas la mettre, continua le teuton sans paraître avoir entendu, mais la commandantur, elle m’a obligé. C’est ridicule…

En effet, sous l’uniforme trop large, sale et mouillé, ce « landsturm » à grandes lunettes rondes était assez grotesque, répugnant même avec ses fortes moustaches et sa barbe encore poissées de sauce suspecte.

— Que désirez-vous ? répéta le jeune homme en retenant un haut le cœur.

— Bé, rien du tout ou du moins pas de marchandises. Je suis entré en passant pour une fois prendre des nouvelles de mossieu Prosper.

Le quincaillier ne lui avait jamais rien commandé, c’est vrai, n’empêche qu’il lui était très sympathique. Ce n’est pas à cause de la guerre qu’on devait être fâché l’un contre l’autre entre vieilles connaissances. D’ailleurs, lui, on le savait bien dans le quartier, il avait toujours été pour la bonne entente.

— Et puis, dit-il en baissant la voix, je suis Alsacien… Alors vous comprenez… Très inquiet, bouleversé, le commis détournait la tête, affectant de ranger quelques outils à portée de sa main.

— Alors, ça va bien avec mossieu Prosper ? poursuivit le fâcheux. Vous avez de bonnes nouvelles ?

Mais Bernard se méfiait : on cherchait apparemment à lui faire avouer que les Claes recevaient des lettres du front.

— Oui, répondit-il, nous sommes rassurés pour le moment. Monsieur Prosper se porte bien. Il vient d’être nommé sous-lieutenant…

— Oh ! oh ! Eh bien ça me fait plaisir ! Alors, il vous a écrit ? Oh ! n’ayez pas peur. Vous pouvez me dire… Je suis un ami…

— Non, reprit Bernard avec plus de sang-froid, nous ne recevons jamais aucune lettre du soldat. Nous avons appris sa promotion par les journaux de Hollande.

— Ah oui ! fit le teuton désappointé, la Galette de Rotterdam. Et alors vous supposez que tout va bien avec lui ?

— Nous l’espérons, repartit le jeune homme, car, malheureusement, les nouvelles sont toujours en retard d’au moins quinze jours…

— Je comprends… Un malheur est si vite arrivé. Ah ! comme ça est triste et bête la guerre ! Tout quitter pour aller se faire tuer et pourquoi, je vous le demande !

Il regarda l’infirme qui, mal d’aplomb sur ses jambes, la tête versée sur l’épaule droite, s’appuyait au comptoir dans une pose douloureuse.

— Hein ! dit le cruel personnage avec une intention à la fois joviale et blessante, c’est une chance que vous n’avez pas dû marcher, vous ?

Bernard pâlit sous l’affront et se redressant tant qu’il pouvait :

— Vous vous trompez, dit-il dans une révolte de son âme fière et diffamée, jamais je n’ai senti plus profondément le malheur de n’être pas comme les autres… Ah ! sans ça, moi aussi, j’aurais fait mon devoir et crânement, je vous en réponds !

Une expression pleine de dédain crispait sa bouche et ses prunelles étincelaient.

Le réserviste eut un sourire incrédule :

— Oui, on dit ça, mais c’est tout de même bien plus agréable de rester dans ce beau magasin…

En même temps, il se retourna, soulevant ses lunettes de ses gros doigts poilus pour jeter sur le hall un regard circulaire :

— Fichtre, ça est magnifique ici ! Voulez-vous croire que c’est la première fois que je vois la nouvelle installation ?

Et il se mit à expliquer qu’une affaire de famille l’avait obligé de se rendre en Allemagne ou plutôt en Alsace au moment de l’ouverture et que, par suite des événements, on ne lui avait permis de revenir à Bruxelles que le mois dernier.

Il s’avança dans l’allée centrale :

— Hein, vous permettez que je jette un coup d’œil ? Bernard ne répondit pas. Accablé de douleur et de rage, cramponné au comptoir pour ne pas tomber, il ne savait quoi dire ni que faire pour empêcher l’intrus de poursuivre une inspection qui avait certainement un but. Cependant, Mosheim se promenait entre les stands, s’exclamant :

— C’est bien compris… Les marchandises sont joliment présentées…

Il remarqua que dans le compartiment des outils de mécanicien quelques rayons étaient assez dégarnis :

— Hé ! je Vois que la vente est bonne… Mais vous allez manquer de certains articles…

Et, revenu au milieu de la pièce :

— Si vous voulez je puis vous fournir les objets dont vous avez besoin et à bon compte. Nous en reparlerons un autre jour…

Le commis dut faire un effort pour parler :

— Ce ne sera pas nécessaire : le commerce est fort ralenti en ce moment, pour ne pas dire arrêté…

— Et puis, je suis sûr, vous avez des réserves ?

— Non, aucune.

— Comment ! Mais c’est de l’imprévoyance !

Il s’étonnait. Il n’aurait jamais cru cela. Et que ferait-on si la guerre se prolongeait outre mesure ? Il faudrait fermer. Avoir fait tant de frais pour rien, quel désastre !

Mais une autre pensée parut lui traverser l’esprit comme soudainement :

— Et si Monsieur Prosper était… empêché de revenir ?

Certes, il ne le souhaitait pas, mais cela était dans les choses possibles. Alors que deviendrait le magasin ? Car ce n’est pas le père Claes, vieux et paralysé, qui pouvait encore diriger les affaires. Au surplus, il n’avait aucun proche parent auquel il pût les céder. Une petite nièce qui habitait la province, n’était-ce pas sa seule et insuffisante descendance ?

Toutes ces réflexions cruelles autant qu’indiscrètes et qui témoignaient des enquêtes et bonnes informations du représentant de fabriques, accablaient le commis d’un malaise intolérable. Il se disait que pour n’avoir rien de menaçant ni de belliqueux, ce reitre n’en était peut-être que plus inquiétant. Le pauvre garçon restait abandonné à lui-même : personne qui vînt à son aide, pas même un client ou quelque acheteur de hasard, dont l’opportune visite lui aurait fourni l’occasion de se débarrasser poliment de ce redoutable visiteur.

Il ne savait à quoi se résoudre et caressait Miaoutte par contenance quand un aboiement se fit entendre. En même temps la porte de la rue s’ouvrit comme par enchantement et Tom se précipita dans le magasin.

Il était assez crotté, mais Bernard n’y prit pas garde, tant la subite présence de l’animal faisait diversion à son ennui.

Cependant, le chien qui avait aperçu Mosheim, se mit à gronder :

— Silence, commanda doucement le commis, couche-toi, mon ami !

Mais Tom, les yeux ardents et le poil hérissé, résistait, continuait de grogner au soudard, contractant et retroussant ses babines sur ses solides crocs immaculés.

— Hé ! attention, fit Mosheim avec inquiétude. Est-ce qu’il est méchant ?

— Il y a des figures qui ne lui plaisent pas, répondit hardiment Bernard ; mais soyez sans crainte, je le tiens par son collier…

Cette assurance ne parut pas tranquilliser le soldat auquel la vigueur du pauvre employé ne disait rien qui vaille. Aussi jugea-t-il prudent de ne pas flâner davantage dans un endroit qu’il avait du reste suffisamment examiné.

— Allons, je m’en vais ; je reviendrai un autre jour pour causer d’affaires. Bien des compliments à Monsieur Prosper à l’occasion. Bonne chance, mon ami !

Comme le chien continuait à l’observer, il prit soin de faire un détour pour éviter le risque d’un coup de dent et sortit du magasin bien plus lestement qu’on ne l’eût attendu de ses allures pataudes.

Un soupir de délivrance s’exhala de la poitrine du jeune homme, qui alla reprendre sa place au pupitre où, de sang-froid, il se mit à réfléchir à l’étoile de prosper claes cette fâcheuse visite et à ses conséquences. Pour n’avoir rien d’arrogant, ce Mosheim n’en était peut-être que plus dangereux ; Buellings n’avait pas menti : la quincaillerie était surveillée.

Bien entendu, et jusqu’à nouvel ordre, les vieux Claes devaient être laissés dans l’ignorance de ce qui venait de se passer. Mais Lust en serait informé, car c’était un homme de bon conseil. On aviserait ensemble. Au fait, pourquoi le contremaître ne rentrait-il pas ? Près de deux heures à présent qu’il était parti…

— Eh bien Tom, dit le commis, qu’as-tu fait de M. Lust ?

Car il causait volontiers avec le chien, comme faisait Prosper. En entendant prononcer son nom, Tom, qui se séchait devant le calorifère en compagnie de l’incombustible Miaoutte, quitta sa place et vint poser sa tête sur les genoux de Bernard.

— Tu l’as donc perdu en route ? Oh, voilà qui m’étonne de ta part !

Le barbet fixait sur le jeune homme ses beaux yeux intelligents et modulait de petits jappements comme s’il protestait contre une telle supposition.

— À moins qu’il ne t’ait renvoyé… Hein, c’est plutôt cela ?

Cette fois, Tom poussa un bref aboiement qui équivalait à un oui et, tout heureux de s’être justifié, disparut avec Miaoutte par la porte qui ouvrait sur l’escalier de la cuisine.


Le jeune homme s’était remis au travail et s’appliquait à ses additions, lorsqu’en se retournant pour prendre un catalogue dans la petite bibliothèque placée derrière lui, il aperçut la fille de Théodore qui venait de s’arrêter devant la quincaillerie. Elle parut manifester l’intention d’entrer mais, se ravisant, elle retira sa main déjà posée sur la crosse de la porte et s’éloigna rapidement.

Un éclair de joie avait passé dans les yeux de Bernard à la vue de la jeune fille ; puis son visage s’était rembruni en la voyant disparaître.

— Oh, pensait-il, pourquoi n’est-elle pas entrée ?

Comme sa présence l’eût réconforté en ce moment et consolé de la visite de l’odieux Mosheim ! Martha lui était si bonne ; elle semblait toujours si heureuse de causer avec lui ; sa gentillesse, un peu timide, était encore un hommage à son instruction, à ses bonnes manières. Jamais, il n’avait surpris dans ses yeux le moindre regard d’humiliante compassion ; bien sûr qu’elle ne remarquait nullement son infirmité ! Ses visites lui causaient tant de plaisir ! Elle entrait dans le magasin comme un rayon de soleil qui charmait son âme douloureuse. Il l’aimait depuis longtemps d’une tendresse secrète, pleine de mélancolie, plus profonde d’être désespérée…

Pourquoi s’était-elle enfuie si vite ? Et il s’inquiétait en se rappelant les traits et les allures de la jeune fille : son visage, aujourd’hui, n’avait pas cette teinte de chaud hâle qu’il avait rapporté de la campagne. Elle semblait agitée, indé

cise. Est-ce que ses longues courses à travers le quartier, et par cette humidité glaciale, ne finiraient pas par compromettre sa santé ? Très ému à cette idée, il se promettait de sermonner gentiment la petite abeille, quand le timbre électrique résonna au tympan de la porte de rue. Bernard leva la tête et ne put retenir un cri de joie :

— Vous, Mademoiselle Martha !

Il accourait en clopinant :

— Figurez-vous que je vous avais déjà aperçue tout à l’heure, mais…

Il s’interrompit brusquement en remarquant l’extrême pâleur de la jeune fille et le grelottement de fièvre qu’elle essayait en vain de surmonter :

— Mon Dieu, qu’avez-vous, mademoiselle ! Vous paraissez souffrante… C’est le froid sans doute ?

Il avança un siège :

— Je vous en prie, reposez-vous près du feu.

Elle fit un signe de refus et, rabattant son capuchon, resta debout appuyée sur le dossier de la chaise :

— Ce n’est rien, dit-elle d’une voix faible. Excusez-moi, j’ai…

Ses lèvres se mirent à trembler, mais elle se roidit et acheva sourdement :

— J’ai quelque chose de triste à vous annoncer…

Il la scruta d’un regard et avec hésitation :

— Votre frère… James est blessé ?

Elle secoua la tête :

— Non, mais on nous a apporté une lettre de lui ce matin… Il y a eu une grande bataille… Monsieur Prosper…

Elle s’affaissa sur la chaise et posa les mains sur sa poitrine oppressée tandis que le jeune homme pâlissait à son tour :

— Monsieur Prosper, dites-vous… J’espère que…

Elle courba la tête :

— Il serait tombé, dit-elle d’une voix étranglée… James ne l’annonce pas formellement mais…

À cette affreuse nouvelle, l’infirme, déjà ébranlé par les émotions de la matinée, ploya sur les genoux et se serait affaissé si la jeune fille ne se fût brusquement redressée pour le soutenir. Devant une autre douleur que la sienne, elle redevenait forte, pleine d’énergie et de sang-froid :

— Du courage, Monsieur Bernard !

En même temps, elle le forçait à s’asseoir, desserrait sa cravate d’une main douce et preste. Il la laissait faire sans aucune résistance, suffoqué, le regard fixe, comme en léthargie. À peine s’il respirait. Saisie d’inquiétude, Martha se reprochait à présent d’avoir parlé trop vite ; mais pouvait-elle s’attendre à ce que le pauvre garçon éprouvât une telle secousse en apprenant la perte d’un homme qui n’était pour lui qu’un patron sympathique…

— Remettez-vous, Monsieur Bernard… C’est moi qui m’affole peut-être à tort… James n’est pas catégorique…

— Mon Dieu, gémit-il enfin… Oh ! non, ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas possible !

De grosses larmes mouillèrent son visage :

— Les pauvres vieux ! Comment leur annoncer…

Il s’était emparé de la main de la jeune fille et, suppliant :

— Voyons, racontez-moi, Mademoiselle… Que dit votre frère ? Avez-vous sa lettre ?

— Non, répondit-elle tristement, mais elle est courte et j’en ai retenu les termes…

James leur apprenait que Prosper, à peine rentré de Gaillon était parti au secours d’un poste avancé sur l’Yser à la tête d’une autre compagnie que la sienne. L’ennemi, extrêmement renforcé et disposant d’une artillerie supérieure, avait décimé les bataillons belges ; une centaine d’hommes environ étaient parvenus à se replier sans même pouvoir ramener les blessés ensevelis dans la boue des fondrières. Hélas, leur chef n’était pas du nombre. Quelques soldats racontaient qu’ils l’avaient vu longtemps combattre au premier rang avant qu’il disparût dans la mêlée. D’autres prétendaient au contraire que le jeune officier était tombé tout de suite d’une balle dans la gorge. En ce moment, le champ de bataille ne formait plus qu’un marécage où il fallait perdre tout espoir de relever les mourants et les morts.

— Mais c’est horrible, s’écria le jeune homme en frissonnant. Oh ! je vois bien que tout est fini…

Il se releva péniblement :

— Et Monsieur De Bouck ? A-t-on de ses nouvelles ? Savez-vous s’il confirme le récit de votre frère ?

Oui, James racontait la douleur de l’interne, mais elle ne voulait pas le dire.

— M. De Bouck est parti tout de suite pour faire des recherches malgré le danger de s’aventurer dans ces terrains bourbeux et toujours exposés au feu de l’ennemi !

— Le brave garçon !

Elle frémissait, essayant de réprimer de nouvelles angoisses :

— Oh ! oui, fit-elle d’une voix sourde, c’est un grand cœur !

Elle s’absorba un instant dans sa pensée, puis, avec une feinte assurance :

— Oh ! il y a peut-être encore de l’espoir, sinon M. De Bouck ne serait pas parti… Sans doute qu’il est déjà de retour… Nous allons recevoir une autre lettre de James avec de meilleures nouvelles.

— Puissiez-vous dire vrai ! soupira-t-il. Car moi aussi, je serais inconsolable d’un tel malheur… Monsieur Prosper disparu, que ferais-je encore sur la terre ! Il est tout pour moi. Je l’aime comme un frère…

Elle le laissait s’épancher, émue de son triste sort et de son isolement.

— Oui, je suis tout seul dans la vie… Je n’ai que lui. Il m’a toujours montré tant d’affection… Sa bonté me consolait de bien des choses… S’il ne revenait pas, oh ! alors, je sais ce qui reste à faire…

Elle lui avait pris la main :

— Promettez-moi d’être raisonnable… Est-ce que moi aussi je ne suis pas votre amie ? Vous me feriez beaucoup de peine en ne comptant pas sur mon affection dans ces tristes moments…

Il la regardait avec une douceur éplorée, infinie :

— Que vous êtes bonne, Mademoiselle Martha ! Ah ! je me dis souvent que sans vous je n’aurais peut-être pas supporté l’absence de Monsieur Prosper avec autant de patience…

— Je ne vous abandonnerai pas ! s’écria-t-elle dans un élan de compassion. Ne suis-je pas devenue un peu comme votre grande sœur ?

Il abaissa lentement ses paupières tant les beaux yeux de la jeune fille avaient un éclat insoutenable à son humilité d’infirme :

— Oh ! je vous remercie, dit-il en détournant la tête. C’est encore trop pour un malheureux comme moi. Mademoiselle Martha, moi aussi je vous aime bien…

Mais il craignait de laisser déborder son cœur et détournant la conversation :

— Que faire maintenant lorsque M. et Mme Claes descendront tout à l’heure dans le magasin ? Dois-je leur dire que vous êtes venue ? Comment leur annoncer le fatal événement… Le vieux patron est déjà si affaibli, si mal portant…

Elle réfléchit un instant :

— Si l’on attendait le retour d’Adélaïde…

— Vous avez raison, dit-il légèrement soulagé. Oui, c’est elle qu’il faut prévenir d’abord, bien que la nouvelle doive la bouleverser autant que ses maîtres…

— Confiez-vous à M. Lust, reprit-elle. Il saura préparer sa femme à ce rude choc qui pourrait avoir des conséquences graves dans l’état où elle se trouve… Quand Adélaïde doit-elle revenir ?

— Après-demain soir, si je ne me trompe…

— Qui sait, peut-être recevrons-nous une autre lettre de James d’ici là ?

— Oh ! l’incertitude, quelle chose affreuse !

Rassurée maintenant sur l’état physique du pauvre garçon :

— Allons, Monsieur Bernard, dit-elle en se disposant à prendre congé, je reviendrai peut-être cet après-midi ou demain dans la matinée…

— Oh oui ! faites cela ! dit-il en retenant la main qu’elle lui avait tendue. J’ai si peur de rester seul avec mes pensées…

Elle avait ouvert la porte et se retournait pour adresser un dernier signe d’adieu au jeune homme quand Lust entra, bousculant presque la jeune fille que, dans son élan, il n’avait pas aperçue tout d’abord :

— Oh ! pardon… Comment, c’est vous Mademoiselle Martha !

Il n’était pas dans son humeur ordinaire et semblait farouche, préoccupé, sous son imperméable ruisselant.

— Écoutez, Monsieur Lust, dit le commis après un instant d’hésitation, Mademoiselle vient de recevoir une lettre de son frère. Il y a de mauvaises nouvelles…

— Eh bien, fit le contremaître d’un air bourru, qu’est-ce que vous avez appris ?

On le mit au fait sans qu’il interrompît d’un mot ou d’un geste.

— N’est-ce pas qu’il y a encore de l’espoir, conclut la jeune fille, et qu’il faut attendre le prochain courrier…

Alors, il les regarda tous deux d’un air sombre, découragé :

— Mes pauvres amis !

Puis, retirant des papiers de son veston :

— J’ai trouvé mon homme, dit-il d’une voix que l’émotion faisait trembler ; il est rentré cette nuit… Tenez, voilà ce qu’il m’a remis ! Ce sont les dernières lettres de Monsieur Prosper… Oui, les dernières lettres… À présent, les pauvres vieux n’en recevront plus jamais, ni personne. C’est fini… Il est tombé comme un brave.

Ils pleuraient, plongés dans un silence douloureux.

— Moi aussi, je suis bien triste, dit enfin le contremaître… Vous comprenez, je le connaissais depuis qu’on le promenait dans sa petite voiture… Quel bon gamin ! Il était si gentil avec moi, avec tout le monde… Ça va être un rude coup aussi pour ma pauvre Adélaïde… Elle l’aimait comme un fils… Ah ! je n’étais pas tranquille… Il y avait quelque chose… Ce n’est pas pour rien que Tom hurle toutes les nuits depuis huit jours…

Le cœur serré, ils se désolaient tous les trois quand on entendit le déclenchement de l’ascenseur :

— Les voilà ! Vite, sauvez-vous, Mademoiselle Martha ! Il reconduisit la jeune fille jusqu’à la porte ; puis revenant auprès du commis :

— Allons, Bernard, courage nous deux !… Faisons semblant de rien… Tenons ferme !