La Renaissance du livre (p. 1-9).


CHAPITRE PREMIER



La fatalité, qui préside aux événements de notre vie, paraît dormir dans les temps calmes ; que le vent se lève, elle s’éveille et nous balaie comme un fétu de paille…

Ainsi, petit peuple paisible et hospitalier, fûmes-nous emportés tout à coup dans l’effroyable tourmente de la guerre.

L’occupation durait depuis des mois. Chaque jour, l’ennemi parjure redoublait de rigueur dans la contrainte, faisant un odieux abus de sa force. Mais la Belgique opprimée ne désespérait pas ; armée d’une constance inébranlable, elle attendait l’heure qui la revancherait de tant d’humiliations et de maux.

Déjà les atroces vainqueurs, dessoûlés de leurs premiers et faciles avantages, redoutant l’avenir impénétrable aux rayons fulgurants de leurs projecteurs, offraient le désarmement général. Ils voulaient se reposer de leurs forfaits. Ô stupidité teutonne ! Nos canons, toujours tonnants, répondaient : « Non, jusqu’au bout ! »

Et l’angoisse étreignait le bas-ventre germain.

Jusqu’à présent la capitale, leur étape de repos et de plaisir, semblait échapper aux sévices trop militaires qui l’eussent d’ailleurs privée de ses agréments et faite plus morne encore qu’une forteresse d’outre-Rhin. Bruxelles regorgeait de monde sous l’afflux des hordes tudesques, des bandes de mouchards et de catins.

Les rues demeuraient donc animées, quelques-unes plus fourmillantes que jadis de l’affreuse marée étrangère. Les places, encombrées de guérites, de pavillons et de baraques, avaient pris un aspect repoussant ; car « ils » ne se contentaient pas de polluer la ville par leur présence, il fallait encore qu’elle subît l’infection de leur mauvais goût.

Les artères centrales, où grouillaient le troupeau gris et ses porchers, étaient désormais barrées aux vrais Belges par l’intolérable souffrance dont elles leur peignaient le cœur.

Là, le gain primait les sentiments ; là, c’était le lucre, qui mène aux basses compromissions, à la bienveillance envers l’ennemi.

Depuis longtemps, certains boutiquiers s’étaient fait une raison : la guerre les avait déjà enrichis ; ils ne la déploraient plus qu’en tartufes repus. Et le soir, cafés, restaurants, cinématographes entassaient dans leurs coffres les marks inodores.

Et les charcutiers ! Oh, ceux-là crevaient de pléthore ! Irrassasiables pourtant, ils ne cessaient d’abattre des cloisons, d’agrandir leurs palaces, d’ouvrir chaque jour des succursales. À peine si les porcs éventrés, restaient un instant suspendus, en grande toilette de boucherie, aux crocs nickelés du plafond et des étals ; tout de suite, ils retombaient sur le billot où, infatigable, la hache les débitait avec des sourires à la goinfrerie germaine — germaine de la leur !…

Dans ces affreux parages, ce n’est pas toujours l’abjecte pratique qui donnait les pires nausées.

Que faire pour dissiper son incurable tristesse ? Se réfugier dans la ville haute ? Elle n’était pas moins déprimante avec ses boulevards souillés de pancartes indicatrices du siège des « commandanturs » et des « centrales », la soldatesque bureaucratique qui courait, affairée, autour des ministères, le grotesque tintamarre des parades quotidiennes offertes à la curiosité complaisante des bourgeois sans révolte ni colère, parce que sans âme…

Il fallait s’enfuir jusqu’à la Chapelle en Marollie pour calmer les élancements de sa douleur ou descendre dans la ville basse qui, toute proche, mais séparée du vacarme des Bourses et de l’impétueux courant des chemins traversiers, gardait encore quelque chose de son honnête physionomie d’autrefois.

Certes, « ils » étaient partout : point de venelles ni d’impasses si pauvres, si nauséabondes et si noires où ne surgît tout à coup de l’ombre une capote grise. Mais « ils » ne pullulaient pas ici comme là-bas, et leur masque s’y montrait parfois moins farouche sinon plus aimable.

Dans ces vieux quartiers, échappés sains et saufs de tant de dominations étrangères, on respirait d’une haleine plus libre ; une détente s’opérait en vous. La soupape de l’ironie fonctionnait enfin, empêchant votre poitrine d’éclater. On souriait au passage des vainqueurs éphémères ; le Temps, le meilleur allié, se chargerait de rabaisser leur jactance : un jour, ils rentreraient, en fuyant, dans leurs bauges, combien misérables, combien moins nombreux qu’ils n’en étaient sortis !

Alors, dans les fanfares d’allégresse, la Liberté remonterait sur son trône !



Si la guerre n’avait pas encore altéré l’aspect vivant de la paroisse Sainte-Catherine, il ne s’ensuivait pas qu’elle n’eût déjà causé bien d’affreuses souffrances et d’irréparables deuils dans ces petites maisons, jadis si bruyantes d’activité et de joie ; elles semblaient aujourd’hui se serrer plus fort les unes contre les autres dans l’affliction grandissante, l’angoisse des malheurs futurs.

Les jeunes gens de la classe étaient partis ; les autres, cadets valeureux, disparaissaient chaque jour pour franchir le réseau de foudre des frontières et rejoindre leurs aînés. Bien peu qui ne trouvassent pas insupportable le reproche de lâcheté. Oh ! avoir vingt ans, être jeune et fort, capable de servir bien avant l’âge de la conscription, et s’acagnarder au logis, quelle honte !

Parmi les braves gens de la rue de Flandre, le pauvre Spreutels avait été éprouvé le premier. Ernest, ce bon enfant si éveillé, si dégourdi, était tombé à Boncelles sous les yeux de ses compagnons qui l’avaient rapporté tout sanglant dans nos lignes. Le garçon était mort crânement avec des mots de piété filiale et un souvenir attendri pour cette petite Charlotte qu’il devait épouser à la fin de septembre.

Le boisselier était inconsolable, car il avait l’orgueil de ce fils solidement bâti, dont le caractère décidé le consolait de sa propre mollesse, de son irrésolution en toute chose. Entêté dans le chagrin, il ne quittait plus guère la boutique que pour se traîner, tout courbé et bossu, chez Théodore où les vaines consolations de ses amis ne le sortaient pas de son hébétement taciturne.

Le coiffeur ne chômait pas ; sa clientèle s’était même considérablement développée depuis la guerre. Comme un hommage à la belle conduite de son fils — qui avait tout de suite échangé le rasoir contre un fusil — le quartier s’était engoué de Théodore dont le modeste salon ne désemplissait plus. Mais qu’importait au brave homme cette prospérité imprévue que son cœur paternel payait de tant de soucis et d’alarmes ! Aussi avait-il perdu beaucoup de sa loquacité d’autrefois ; très ému sans doute de l’intérêt qu’on témoignait à son James, il ne répondait que brièvement aux questions, comme s’il redoutait que le mauvais sort — et l’espion, toujours embusqué — ne le punissent de ses trop prolixes effusions au sujet de l’absent.

Le charbonnier De Bouck était peut-être le seul client qui le mît en confiance et avec lequel il abandonnât sa prudente réserve ; car le négociant souffrait autant que lui du départ de son cher fils.

Les deux pères ne manquaient pas de se communiquer les rares nouvelles que leur apportaient des lettres intermittentes, heureux que leurs enfants se trouvassent ensemble au 9e de ligne, et réconfortés surtout d’apprendre que Prosper Claes, tout de suite promu sergent, était leur chef de peloton.

À cause de ses études de médecine, le petit De Bouck avait été immédiatement désigné comme brancardier, ce qui ne le dispensait pas du reste de la tranchée.

Si brusque avait été le rappel sous les armes que le jeune homme s’était trouvé dans l’impossibilité d’aller faire ses adieux à Martha, qui n’avait quitté les « Peupliers » qu’en apprenant le départ de son frère. Mais, grâce aux lettres de ce dernier, l’interne laissait deviner à la jeune fille combien il l’aimait d’une tendresse encore plus vive après leurs rencontres à Watermael au cours du splendide été.

Et Martha chérissait à son tour l’excellent garçon d’une affection profonde, laquelle, en ces tristes conjonctures, augmentait les secrètes angoisses de son cœur, sans qu’elle perdît néanmoins cette force d’âme qu’il lui fallait pour réconforter son père et tenir la maison.

D’ailleurs, elle était plus libre ayant un souci de moins. En effet, Clairette, dont la santé n’inspirait plus d’inquiétudes, était restée auprès des Frémineurs, qui l’adoraient comme leur enfant et ne prétendaient pas s’en séparer avant qu’elle fût devenue une reluisante paysanne, ce qui n’apparaissait pas devoir être bien long ; et la fillette, encore que l’absence de sa sœur l’eût beaucoup attristée dans les premiers jours, avait bientôt repris toute la gentille insouciance de son âge au milieu des bonnes gens et des amusantes bêtes de la ferme.

Déchargée du rôle de gardienne maternelle, la grande sœur en avait tout de suite accepté un autre : elle ravitaillait les cantines d’enfants au moyen de la dîme aumônière prélevée sur les provisions de ménage. Donc, on la voyait se promener presque tous les jours avec sa corbeille de pourvoyeuse où chacun mettait son offrande, qui plus, qui moins, selon ses ressources ou la bonté de son cœur. Rien ne pouvait rebuter la jeune fille dans ce devoir de charité, ni le mauvais temps, ni les refus de certains êtres rébarbatifs, fermés à tout sentiment d’entr’aide. Elle gardait sa bonne mine des « Peupliers » et se sentait vaillante, pleine de force ; le séjour à la campagne l’avait débarrassée de sa pâleur maladive pour lui donner les bonnes couleurs, la ferme plastique de la santé. Elle n’en était que plus aimable avec son angélique sourire et l’harmonie de sa jolie voix. Aussi faisait-elle de fructueuses tournées dans le voisinage, plus vive et légère à mesure que la corbeille devenait plus lourde à son bras infatigable.

Personne qui n’attendît sa visite avec plaisir, à part quelques égoïstes, comme ces Buellings par exemple, toujours maugréant, d’autant plus insensibles aux malheurs présents qu’ils n’avaient pas de fils et ne redoutaient aucune gêne, vu les provisions entassées dans leurs caves et placards ; tristes riches, qui ne se décidaient à lâcher quelque chose que par crainte d’être vilipendés par l’opinion, de faire tort à leur boutique, surtout de nuire, par une ladrerie trop ostensiblement affichée, à l’établissement de leur sèche Hortense.

Certes, la gentille pourvoyeuse n’affrontait pas sans répugnance ces affreux grigous et il fallait toute la bravoure que lui inspirait la souffrance des pauvres pour solliciter leur mesquine aumône. Bien heureuse quand on ne se vengeait pas de son importune visite en lui débitant tout un lot d’alarmantes nouvelles.

Les braves gens, et les vaniteux aussi, la dédommageaient d’ailleurs de ce côté pénible de ses fonctions, les uns donnant de bon cœur, les autres par ostentation. Il est vrai que la charité de ceux-ci, qui était celle de Vergust et de ses pareils, s’étalait fort à propos en ce moment : il eût été maladroit d’en décourager personne.

Quoique le tripier ne fût pas mauvais homme au fond, il entrait du semblant dans sa bienfaisance, laquelle il pratiquait surtout pour se faire remarquer. Mais en dépit de son alliage douteux, sa générosité avait du moins le geste large. La vogue prodigieuse de ses affaires lui permettait du reste d’être libéral et il savait bien que sa philanthropie, habilement mise en scène et claironnée, était un autre ressort d’achalandage, sans compter qu’elle apaisait l’effervescence d’une clientèle justement affolée de la hausse quotidienne du boudin et des tripes.

Quel plaisir aussi de faire enrager son compère Buellings par l’étalage d’une munificence si intelligente puisqu’elle rapportait cent fois plus qu’elle ne coûtait ! Le sellier en devenait chaque jour plus sec et plus jaune, fulminant, dans ses éruptions de bile, contre ces marchands de vivres que la guerre enrichissait aux dépens des autres commerces. Mais ces exploiteurs n’auraient pas son argent, dût-il se serrer le ventre et crever de faim !

— Je ne vais plus chez vous, disait-il au charcutier épanoui ; voilà que votre tête pressée est à deux cinquante la demi-livre, maintenant ! C’est un scandale. Et Dieu sait ce que vous fourrez dans cette cochonnerie !

— Ce que je fourre-là dedans ? Mais tout ce qu’on sait trouver le jour d’aujourd’hui : de la souris, du rat, un peu de mina Puss et encore quelque chose pour donner le bon goût, vous comprenez… Mais ça je ne dis pas : c’est mon secret !…