Germer-Baillière (p. 46-72).

VII

ANALYSE ET SYNTHÈSE DE L’UNIVERS.


Ici, nous entrons de droit dans l’obscurité du langage, parce que voici s’ouvrir la question obscure. On ne pelote pas l’infini avec la parole. Il sera donc permis de se reprendre plusieurs fois à sa pensée. La nécessité est l’excuse des redites.

Le premier désagrément est de se trouver en tête-à-tête avec une arithmétique riche, très-riche en noms de nombre, richesse malheureusement assez ridicule dans ses formes. Les trillions, quatrillions, sextillions, etc., sont grotesques, et en outre, ils disent moins à la plupart des lecteurs qu’un mot vulgaire dont on a l’habitude, et qui est l’expression par excellence des grosses quantités : Milliard. En astronomie, il est cependant peu de chose, ce mot, et en fait d’infini il est zéro à peu près. Par malheur, c’est précisément à propos d’infini qu’il vient d’autorité sous la plume ; il ment alors au-delà du possible, il ment encore lorsqu’il s’agit simplement d’indéfini. Dans les pages suivantes, les chiffres, seul langage disponible, manquent tous de justesse, ou sont vides de sens. Ce n’est pas leur faute ni la mienne, c’est la faute du sujet. L’arithmétique ne lui va pas.

La nature a donc sous la main cent corps simples pour forger toutes ses œuvres et les couler dans un moule uniforme : « le système stello-planétaire ». Rien à construire que des systèmes stellaires, et cent corps simples pour tous matériaux, c’est beaucoup de besogne et peu d’outils. Certes, avec un plan si monotone et des éléments si peu variés, il n’est pas facile d’enfanter des combinaisons différentes, qui suffisent à peupler l’infini. Le recours aux répétitions devient indispensable.

On prétend que la nature ne se répète jamais, et qu’il n’existe pas deux hommes, ni deux feuilles semblables. Cela est possible à la rigueur chez les hommes de notre terre, dont le chiffre total, assez restreint, est réparti entre plusieurs races. Mais il est, par milliers, des feuilles de chêne exactement pareilles, et des grains de sable, par milliards.

À coup sûr, les cent corps simples peuvent fournir un nombre effrayant de combinaisons stello-planétaires différentes. Les X et les Y se tireraient avec peine de ce calcul. En somme, ce nombre n’est pas même indéfini, il est fini. Il a une limite fixe. Une fois atteinte, défense d’aller plus loin. Cette limite devient celle de l’univers, qui, dès lors, n’est pas infini. Les corps célestes, malgré leur inénarrable multitude, n’occuperaient qu’un point dans l’espace. Est-ce admissible ? la matière est éternelle. On ne peut concevoir un seul instant où elle n’ait pas été constituée en globes réguliers, soumis aux lois de la gravitation, et ce privilège serait l’attribut de quelques ébauches perdues au milieu du vide ! Une masure dans l’infini ! C’est absurde. Nous posons en principe l’infinité de l’univers, conséquence de l’infinité de l’espace.

Or, la nature n’est pas tenue à l’impossible. L’uniformité de sa méthode, partout visible, dément l’hypothèse de créations infinies, exclusivement originales. Le chiffre en est borné de droit par le nombre très-fini des corps simples. Ce sont en quelque sorte des combinaisons-types, dont les répétitions sans fin remplissent l’étendue. Différentes, différenciées, distinctes, primordiales, originales, spéciales, tous ces mots, exprimant la même idée, sont pour nous synonymes de combinaisons-types. La fixation de leur nombre appartiendrait à l’algèbre, si dans l’espèce le problème ne restait indéterminé, autrement dit insoluble, par défaut de données. Cette indétermination, d’ailleurs, ne saurait équivaloir, ni conclure à l’infini. Chacun des corps simples est sans doute une quantité infinie, puisqu’ils forment à eux seuls toute la matière. Mais ce qui ne l’est pas, infini, c’est la variété de ces éléments qui ne dépassent pas cent. Fussent-ils mille, et cela n’est pas, le nombre des combinaisons-types s’accroîtrait jusqu’au fabuleux, mais ne pouvant atteindre à l’infini, resterait insignifiant en sa présence. On peut donc tenir pour démontrée leur impuissance à peupler l’étendue de types originaux.

Reste ce point acquis : L’univers a pour unité organique le groupe stello-planétaire, ou simplement stellaire, ou planétaire, ou bien encore solaire, quatre noms également convenables et de même signification. Il est formé en entier d’une série infinie de ces systèmes, provenant tous d’une nébuleuse volatilisée, qui s’est condensée en soleil et en planètes. Ces derniers corps, successivement refroidis, circulent autour du foyer central, que l’énormité de son volume maintient en combustion. Ils doivent donc se mouvoir dans la limite d’attraction de leur soleil, et ne sauraient d’ailleurs dépasser la circonférence de la nébuleuse primitive qui les a engendrés. Leur nombre se trouve ainsi fort restreint. Il dépend de la grandeur originelle de la nébuleuse. Chez nous, on en compte neuf, Mercure, Vénus, la Terre, Mars, la planète (avortée) représentée par ses bribes, Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune. Allons jusqu’à la douzaine, par l’admission de trois inconnues. Leur écart s’accroît dans une telle progression qu’il devient difficile d’étendre plus loin les limites de notre groupe.

Les autres systèmes stellaires varient sans doute de grandeur, mais dans des proportions fort circonscrites par les lois de l’équilibre. On suppose Sirius cent cinquante fois plus gros que notre soleil. Qu’en sait-on ? il n’a jusqu’ici que des parallaxes problématiques, sans valeur. De plus, le télescope ne grossissant pas les étoiles, l’œil seul les apprécie, et ne peut estimer que des apparences dépendant de causes diverses. On ne voit donc pas à quel titre il serait permis de leur assigner des grandeurs variées et même des grandeurs quelconques. Ce sont des soleils, voilà tout. Si le nôtre gouverne douze astres au maximum, pourquoi ses confrères auraient-ils de beaucoup plus grands royaumes ? – « Pourquoi non » ? peut-on répondre. Et au fait, la réponse vaut la demande.

Accordons-les, soit. Les causes de diversité restent toujours assez faibles. En quoi consistent-elles ? La principale gît dans les inégalités de volume des nébuleuses, qui entraînent des inégalités correspondantes dans la grosseur et le nombre des planètes de leur fabrique. Viennent ensuite les inégalités de choc qui modifient les vitesses de rotation et de translation, l’aplatissement des pôles, les inclinaisons de l’axe sur l’écliptique, etc., etc.

Disons aussi les causes de similitude. Identité de formation et de mécanisme : une étoile, condensation d’une nébuleuse et centre de plusieurs orbites planétaires, échelonnées à certains intervalles, tel est le fond commun. En outre, l’analyse spectrale révèle l’unité de composition des corps célestes. Mêmes éléments intimes partout ; l’univers n’est qu’un ensemble de familles unies en quelque sorte par la chair et par le sang. Même matière, classée et organisée par la même méthode, dans le même ordre. Fond et gouvernement identiques. Voilà qui semble limiter singulièrement les dissemblances et ouvrir bien large la porte aux ménechmes. Néanmoins, répétons-le, de ces données il peut sortir, en nombres inimaginables, des combinaisons différentes de systèmes planétaires. Ces nombres vont-ils à l’infini ? Non, parce qu’ils sont tous formés avec cent corps simples, chiffre imperceptible.

L’infini relève de la géométrie et n’a rien à voir avec l’algèbre. L’algèbre est quelquefois un jeu, la géométrie jamais. L’algèbre fouille à l’aveuglette, comme la taupe. Elle ne trouve qu’au bout de cette course à tâtons un résultat qui est souvent une belle formule, parfois une mystification. La géométrie n’entre jamais dans l’ombre, elle tient nos yeux fixés sur les trois dimensions qui n’admettent pas les sophismes et les tours de passe-passe. Elle nous dit : Regardez ces milliers de globes, faible coin de l’univers, et rappelez-vous leur histoire. Une conflagration les a tirés du sein de la mort et les a lancés dans l’espace, nébuleuses immenses, origine d’une nouvelle voie lactée. Par une, nous saurons la destinée de toutes.

Le choc résurrecteur a confondu en les volatilisant tous les corps simples de la nébuleuse. La condensation les a séparés de nouveau, puis classés selon les lois de la pesanteur, et dans chaque planète et dans l’ensemble du groupe. Les parties légères prédominent chez les planètes excentriques, les parties denses chez les centrales. De là, pour la proportion des corps simples, et même pour le volume total des globes, tendance nécessaire à la similitude entre les planètes de même rang de tous les systèmes stellaires ; grandeur et légèreté progressives, de la capitale aux frontières ; petitesse et densité de plus en plus prononcées, des frontières à la capitale. La conclusion s’entrevoit. Déjà l’uniformité du mode de création des astres et la communauté de leurs éléments, impliquaient entre eux des ressemblances plus que fraternelles. Ces parités croissantes de constitution doivent évidemment aboutir à la fréquence de l’identité. Les ménechmes deviennent sosies.

Tel est notre point de départ pour affirmer la limitation des combinaisons différenciées de la matière et, par conséquent, leur insuffisance à semer de corps célestes les champs de l’étendue. Ces combinaisons, malgré leur multitude, ont un terme et, dès lors, doivent se répéter, pour atteindre à l’infini. La nature tire chacun de ses ouvrages à milliards d’exemplaires. Dans la texture des astres, la similitude et la répétition forment la règle, la dissemblance et la variété, l’exception.

Aux prises avec ces idées de nombre, comment les formuler sinon par des chiffres, leurs uniques interprètes ? Or, ces interprètes obligés sont ici infidèles ou impuissants ; infidèles, quand il s’agit des combinaisons-types de la matière dont le nombre est limité ; impuissants et vides, dès qu’on parle des répétitions infinies de ces combinaisons. Dans le premier cas, celui des combinaisons originales ou types, les chiffres seront arbitraires, vagues, pris au hasard, sans valeur même approximative. Mille, cent mille, un million, un trillion, etc., etc, erreur toujours, mais erreur en plus ou en moins, simplement. Dans le second cas au contraire, celui des répétitions infinies, tout chiffre devient un non-sens absolu, puisqu’il veut exprimer ce qui est inexprimable.

À vrai dire, il ne peut être question de chiffres réels : ils ne sont pour nous qu’une locution. Deux éléments seuls se trouvent en présence, le fini et l’infini. Notre thèse soutient que les cent corps simples ne sauraient se prêter à la formation de combinaisons originales infinies. Il n’y aura donc en lutte, au fond, que le fini représenté par des chiffres indéterminés, et l’infini par un chiffre conventionnel.

Les corps célestes sont ainsi classés par originaux et par copies. Les originaux, c’est l’ensemble des globes qui forment chacun un type spécial. Les copies, ce sont les répétitions, exemplaires ou épreuves de ce type. Le nombre des types originaux est borné, celui des copies ou répétitions, infini. C’est par lui que l’infini se constitue. Chaque type a derrière lui une armée de sosies dont le nombre est sans limites.

Pour la première classe ou catégorie, celle des types, les chiffres divers, pris à volonté, ne peuvent avoir et n’auront aucune exactitude ; ils signifient purement beaucoup. Pour la seconde classe, savoir, les copies, répétitions, exemplaires, épreuves (mots tous synonymes), le terme milliard sera seul mis en usage ; il voudra dire infini.

On conçoit que les astres pourraient être en nombre infini et reproduire tous un seul et même type. Admettons un instant que tous les systèmes stellaires, matériel et personnel, soient un calque absolu du nôtre, planète par planète, sans un iota de différence. Cette collection de copies formerait à elle seule l’infini. Il n’y aurait qu’un type pour l’univers entier. Il n’en est point ainsi, bien entendu. Le nombre des combinaisons-types est incalculable quoique fini.

Appuyée sur les faits et les raisonnements qui précédent, notre thèse affirme que la matière ne saurait atteindre à l’infini, dans la diversité des combinaisons sidérales. Oh ! si les éléments dont elle dispose étaient eux-mêmes d’une variété infinie, si l’on avait pu se convaincre que les astres lointains n’ont rien de commun avec notre terre dans leur composition, que partout la nature travaille avec de l’inconnu, on aurait pu lui concéder l’infini à discrétion. Encore, pensions-nous déjà, il y a trente ans, que par le fait de l’infinité des corps célestes, notre planète devait exister à milliers d’exemplaires. Seulement, cette opinion n’était qu’une affaire d’instinct et ne s’appuyait absolument que sur la donnée de l’infini. L’analyse spectrale a complètement changé la situation et ouvert les portes à la réalité qui s’y précipite.

L’illusion sur les structures fantastiques est tombée. Point d’autres matériaux nulle part que la centaine de corps simples, dont nous avons les deux tiers sous les yeux. C’est avec ce maigre assortiment qu’il faut faire et refaire sans trêve l’univers. M. Haussmann en avait autant pour rebâtir Paris. Il avait les mêmes. Ce n’est pas la variété qui brille dans ses bâtisses. La nature, qui démolit aussi pour reconstruire, réussit un peu mieux ses architectures. Elle sait tirer de son indigence un si riche parti, qu’on hésite avant d’assigner un terme à l’originalité de ses œuvres.

Serrons le problème. Supposant tous les systèmes stellaires d’égale durée, mille billions d’années, par exemple, imaginons aussi par hypothèse qu’ils commencent et finissent ensemble, à la même minute. On sait que tous ces groupes, en quelque sorte de même sang, de même chair, de même ossature, se développent aussi par la même méthode. Dans les divers systèmes, les planètes se rangent symétriquement, selon l’intimité de leur ressemblance, et ces similitudes les poussent de concert à l’identité. Cent corps simples, matériaux uniques et communs d’un ensemble foncièrement solidaire, seront-ils capables de fournir une combinaison différente et spéciale pour chaque globe, c’est-à-dire un nombre infini d’originaux distincts ? Non, certes, car les diversités de toute espèce qui font varier les combinaisons dépendent d’un nombre bien restreint, cent. Les astres différenciés ou types sont dès lors réduits à un chiffre limité, et l’infinité des globes ne peut surgir que de l’infinité des répétitions.

Ainsi, voilà les combinaisons originales épuisées sans avoir pu atteindre à l’infini. Des myriades de systèmes stello-planétaires différents circulent dans une province de l’étendue, car ils ne sauraient peupler qu’une province. La matière va-t-elle en rester là et faire figure d’un point dans le ciel ? ou se contenter de mille, dix mille, cent mille points qui élargiraient d’une insignifiance son maigre domaine ? Non, sa vocation, sa loi, c’est l’infini. Elle ne se laissera point déborder par le vide. L’espace ne deviendra pas son cachot. Elle saura l’envahir pour le vivifier. Pourquoi, d’ailleurs, l’infini ne serait-il pas l’universel apanage ? la propriété du brin et du ciron aussi bien que du grand Tout ?

Telle est en effet la vérité qui ressort de ces vastes problèmes. Écartons maintenant l’hypothèse qui a fait jaillir la démonstration. Les systèmes planétaires ne fournissent nullement, on le pense bien, une carrière contemporaine. Loin de là : leurs âges s’enchevêtrent et s’entrecroisent dans tous les sens et à tous les instants, depuis la naissance embrasée de la nébuleuse jusqu’au trépassement de l’étoile, jusqu’au choc qui la ressuscite.

Laissons un moment de côté les systèmes stellaires originaux, pour nous occuper plus spécialement de la terre. Nous la rattacherons tout à l’heure à l’un d’eux, à notre système solaire, dont elle fait partie et qui règle sa destinée. On comprend que, dans notre thèse, l’homme, pas plus que les animaux et les choses, n’a de titres personnels à l’infini. Par lui-même, il n’est qu’un éphémère. C’est le globe dont il est l’enfant qui le fait participer à son brevet d’infinité dans le temps et dans l’espace. Chacun de nos sosies est le fils d’une terre, sosie elle-même de la terre actuelle. Nous faisons partie du calque. La terre-sosie reproduit exactement tout ce qui se trouve sur la nôtre et, par suite, chaque individu, avec sa famille, sa maison, quand il en a, tous les événements de sa vie. C’est un duplicata de notre globe, contenant et contenu. Rien n’y manque.

Les systèmes stellaires échelonnent leurs planètes autour du soleil, dans un ordre réglé par les lois de la pesanteur, qui assignent ainsi, dans chaque groupe, une place symétrique aux créations analogues. La terre est la troisième planète à partir du soleil, et ce rang tient sans doute à des conditions particulières de grandeur, de densité, d’atmosphère, etc. Des millions de systèmes stellaires se rapprochent certainement du nôtre, pour le chiffre et la disposition de leurs astres. Car le cortège est strictement disposé selon les lois de la gravitation. Dans tous les groupes de huit à douze planètes, la troisième a de fortes chances pour ne pas différer beaucoup de la terre ; d’abord, la distance du soleil, condition essentielle qui donne identité de chaleur et de lumière. Le volume et la masse, l’inclinaison de l’axe sur l’écliptique peuvent varier. Encore, si la nébuleuse équivalait à peu près à la nôtre, il y a toute raison pour que le développement suive pas à pas la même marche.

Supposons néanmoins des diversités qui bornent le rapprochement à une simple analogie. On comptera par milliards des terres de cette espèce, avant de rencontrer une ressemblance entière. Tous ces globes auront, comme nous, des terrains étagés, une flore, une faune, des mers, une atmosphère, des hommes. Mais la durée des périodes géologiques, la répartition des eaux, des continents, des îles, des races animales et humaines, offriront des variétés innombrables. Passons.

Une terre naît enfin avec notre humanité, qui déroule ses races, ses migrations, ses luttes, ses empires, ses catastrophes. Toutes ces péripéties vont changer ses destinées, la lancer sur des voies qui ne sont point celles de notre globe. À toute minute, à toute seconde, les milliers de directions différentes s’offrent à ce genre humain. Il en choisit une, abandonne à jamais les autres. Que d’écarts à droite et à gauche modifient les individus, l’histoire ! Ce n’est point encore là notre passé. Mettons de côté ces épreuves confuses. Elles ne feront pas moins leur chemin et seront des mondes.

Nous arrivons cependant. Voici un exemplaire complet, choses et personnes. Pas un caillou, pas un arbre, pas un ruisseau, pas un animal, pas un homme, pas un incident, qui n’ait trouvé sa place et sa minute dans le duplicata. C’est une véritable terre-sosie,… jusqu’aujourd’hui du moins. Car demain, les événements et les hommes poursuivront leur marche. Désormais, c’est pour nous l’inconnu. L’avenir de notre terre, comme son passé, changera des millions de fois de route. Le passé est un fait accompli ; c’est le nôtre. L’avenir sera clos seulement à la mort du globe. D’ici là, chaque seconde amènera sa bifurcation, le chemin qu’on prendra, celui qu’on aurait pu prendre. Quel qu’il soit, celui qui doit compléter l’existence propre de la planète jusqu’à son dernier jour, a été parcouru déjà des milliards de fois. Il ne sera qu’une copie imprimée d’avance par les siècles.

Les événements ne créent pas seuls des variantes humaines. Quel homme ne se trouve parfois en présence de deux carrières ? Celle dont il se détourne lui ferait une vie bien différente, tout en le laissant la même individualité. L’une conduit à la misère, à la honte, à la servitude. L’autre menait à la gloire, à la liberté. Ici une femme charmante et le bonheur ; là une furie et la désolation. Je parle pour les deux sexes. On prend au hasard ou au choix, n’importe, on n’échappe pas à la fatalité. Mais la fatalité ne trouve pas pied dans l’infini, qui ne connaît point l’alternative et a place pour tout. Une terre existe où l’homme suit la route dédaignée dans l’autre par le sosie. Son existence se dédouble, un globe pour chacune, puis se bifurque une seconde, une troisième fois, des milliers de fois. Il possède ainsi des sosies complets et des variantes innombrables de sosies, qui multiplient et représentent toujours sa personne, mais ne prennent que des lambeaux de sa destinée. Tout ce qu’on aurait pu être ici-bas, on l’est quelque part ailleurs. Outre son existence entière, de la naissance à la mort, que l’on vit sur une foule de terres, on en vit sur d’autres dix mille éditions différentes.

Les grands événements de notre globe ont leur contrepartie, surtout quand la fatalité y a joué un rôle. Les Anglais ont perdu peut-être bien des fois la bataille de Waterloo sur les globes où leur adversaire n’a pas commis la bévue de Grouchy. Elle a tenu à peu. En revanche, Bonaparte ne remporte pas toujours ailleurs la victoire de Marengo qui a été ici un raccroc.

J’entends des clameurs : « Hé ! quelle folie nous arrive là en droite ligne de Bedlam ! Quoi des milliards d’exemplaires de terres analogues ! D’autres milliards pour des commencements de ressemblance ! des centaines de millions pour les sottises et les crimes de l’humanité ! Puis des milliers de millions pour les fantaisies individuelles. Chacune de nos bonnes ou de nos mauvaises humeurs aura un échantillon spécial de globe à ses ordres. Tous les carrefours du ciel sont encombrés de nos doublures ! »

Non, non, ces doublures ne font foule nulle part. Elles sont même fort rares, quoique comptant par milliards, c’est-à-dire ne comptant plus. Nos télescopes, qui ont un assez beau champ à parcourir, n’y découvriraient pas, fût-elle visible, une seule édition de notre planète. C’est mille ou cent mille fois peut-être cet intervalle qui serait à franchir, avant d’avoir la chance d’une de ces rencontres. Parmi mille millions de systèmes stellaires, qui peut dire si l’on trouverait une seule reproduction de notre groupe ou de l’un de ses membres ? Et pourtant, le nombre en est infini. Nous disions au début : « Chaque parole fût-elle l’énoncé des plus effroyables distances, on parlerait ainsi des milliards de milliards de siècles, à un mot par seconde, pour n’exprimer en somme qu’une insignifiance, dès qu’il s’agit de l’infini. »

Cette pensée trouve ici son application. Comme types spéciaux, chacun à un seul exemplaire, les myriades de terres à différence quelconque ne seraient qu’un point dans l’espace. Chacune d’elles doit être répétée à l’infini, avant de compter pour quelque chose. La terre, sosie exact de la nôtre, du jour de sa naissance au jour de sa mort, puis de sa résurrection, cette terre existe à milliards de copies, pour chacune des secondes de sa durée. C’est sa destinée comme répétition d’une combinaison originale, et toutes les répétitions des autres types la partagent.

L’annonce d’un duplicata de notre résidence terrestre, avec tous ses hôtes sans distinction, depuis le grain de sable jusqu’à l’empereur d’Allemagne, peut paraître une hardiesse légèrement fantastique, surtout quand il s’agit de duplicata tirés à milliards. L’auteur, naturellement, trouve ses raisons excellentes, puisqu’il les a rééditées déjà cinq à six fois, sans préjudice de l’avenir. Il lui semble difficile que la nature, exécutant la même besogne avec les mêmes matériaux et sur le même patron, ne soit pas contrainte de couler souvent sa fonte dans le même moule. Il faudrait plutôt s’étonner du contraire.

Quant aux profusions du tirage, il n’y a pas à se gêner avec l’infini, il est riche. Si insatiable qu’on puisse être, il possède plus que toutes les demandes, plus que tous les rêves. D’ailleurs, cette pluie d’épreuves ne tombe pas en averse sur une localité. Elle s’éparpille à travers des champs incommensurables. Il nous importe assez peu que nos sosies soient nos voisins. Fussent-ils dans la lune, la conversation n’en serait pas plus commode, ni la connaissance plus aisée à faire. Il est même flatteur de se savoir là-bas, bien loin, plus loin que le diable Vauvert, lisant en pantoufles son journal, ou assistant à la bataille de Valmy, qui se livre en ce moment dans des milliers de Républiques françaises.

Pensez-vous qu’à l’autre bout de l’infini, dans quelque terre compatissante, le prince royal, arrivant trop tard sur Sadowa, ait permis au malheureux Benedeck de gagner sa bataille ?… Mais voici Pompée qui vient de perdre celle de Pharsale. Pauvre homme ! il s’en va chercher des consolations à Alexandrie, auprès de son bon ami le roi Ptolémée… César rira bien… Eh ! tout juste, il est en train de recevoir en plein sénat ses vingt-deux coups de poignard… Bah ! c’est sa ration quotidienne depuis le non-commencement du monde, et il les emmagasine avec une philosophie imperturbable. Il est vrai que ses sosies ne lui donnent pas l’alarme. Voilà le terrible ! on ne peut pas s’avertir. S’il était permis de faire passer l’histoire de sa vie, avec quelques bons conseils, aux doubles qu’on possède dans l’espace, on leur épargnerait bien des sottises et des chagrins…

Ceci, au fond, malgré la plaisanterie, est très-sérieux. Il ne s’agit nullement d’anti-lions, d’anti-tigres, ni d’œils au bout de la queue ; il s’agit de mathématiques et de faits positifs. Je défie la nature de ne pas fabriquer à la journée, depuis que le monde est monde, des milliards de systèmes solaires, calques serviles du nôtre, matériel et personnel. Je lui permets d’épuiser le calcul des probabilités, sans en manquer une. Dès qu’elle sera au bout de son rouleau, je la rabats sur l’infini, et je la somme de s’exécuter, c’est-à-dire d’exécuter sans fin des duplicata. Je n’ai garde d’alléguer pour motif la beauté d’échantillons qu’il serait grand dommage de ne pas multiplier à satiété. Il me semble au contraire malsain et barbare d’empoisonner l’espace d’un tas de pays fétides.

Observations inutiles, d’ailleurs. La nature ne connaît ni ne pratique la morale en action. Ce qu’elle fait, elle ne le fait pas exprès. Elle travaille à colin-maillard, détruit, crée, transforme. Le reste ne la regarde pas. Les yeux fermés, elle applique le calcul des probabilités mieux que tous les mathématiciens ne l’expliquent, les yeux très-ouverts. Pas une variante ne l’esquive, pas une chance ne demeure au fond de l’urne. Elle tire tous les numéros. Quand il ne reste rien au fond du sac, elle ouvre la boîte aux répétitions, tonneau sans fond celui-là aussi, qui ne se vide jamais, à l’inverse du tonneau des Danaïdes qui ne pouvait se remplir.

Ainsi procède la matière, depuis qu’elle est la matière, ce qui ne date pas de huitaine. Travaillant sur un plan uniforme, avec cent corps simples, qui ne diminuent ni n’augmentent jamais d’un atome, elle ne peut que répéter sans fin une certaine quantité de combinaisons différentes, qu’à ce titre on appelle primordiales, originales, etc., etc. ; il ne sort de son chantier que des systèmes stellaires.

Par cela seul qu’il existe, tout astre a toujours existé, existera toujours, non pas dans sa personnalité actuelle, temporaire et périssable, mais dans une série infinie de personnalités semblables, qui se reproduisent à travers les siècles. Il appartient à une des combinaisons originales, permises par les arrangements divers des cent corps simples. Identique à ses incarnations précédentes, placé dans les mêmes conditions, il vit et vivra exactement la même vie d’ensemble et de détails que durant ses avatars antérieurs.

Tous les astres sont des répétitions d’une combinaison originale ou type. Il ne saurait se former de nouveaux types. Le nombre en est nécessairement épuisé dès l’origine des choses, – quoique les choses n’aient point eu d’origine. Cela signifie qu’un nombre fixe de combinaisons originales existe de toute éternité, et n’est pas plus susceptible d’augmenter ni de diminuer que la matière. Il est et restera le même jusqu’à la fin des choses qui ne peuvent pas plus finir que commencer. Éternité des types actuels dans le passé comme dans le futur, et pas un astre qui ne soit un type répété à l’infini, dans le temps et dans l’espace, telle est la réalité.

Notre terre, ainsi que les autres corps célestes, est la répétition d’une combinaison primordiale, qui se reproduit toujours la même, et qui existe simultanément en milliards d’exemplaires identiques. Chaque exemplaire naît, vit et meurt à son tour. Il en naît, il en meurt par milliards à chaque seconde qui s’écoule. Sur chacun d’eux se succèdent toutes les choses matérielles, tous les êtres organisés, dans le même ordre, au même lieu, à la même minute où ils se succèdent sur les autres terres, ses sosies. Par conséquent, tous les faits accomplis ou à accomplir sur notre globe, avant sa mort, s’accomplissent exactement les mêmes dans les milliards de ses pareils. Et comme il en est ainsi pour tous les systèmes stellaires, l’univers entier est la reproduction permanente, sans fin, d’un matériel et d’un personnel toujours renouvelé et toujours le même.

L’identité de deux planètes exige-t-elle l’identité de leurs systèmes solaires ? À coup sûr, celle des deux soleils est de nécessité absolue, à peine d’un changement dans les conditions d’existence, qui entraînerait les deux astres vers des destinées différentes, malgré leur identité originelle, du reste peu probable. Mais dans les deux groupes stellaires, la similitude complète est-elle aussi de rigueur entre tous les globes correspondants par leur numéro d’ordre ? Faut-il double Mercure, double Mars, double Neptune, etc., etc. ? Question insoluble par insuffisance de données.

Sans doute ces corps subissent leur influence réciproque, et l’absence de Jupiter, par exemple, ou sa réduction des neuf dixièmes seraient pour ses voisins une cause sensible de modification. Toutefois, l’éloignement atténue ces causes et peut même les annuler. En outre, le soleil règne seul, comme lumière et comme chaleur, et quand on songe que sa masse est à celle de son cortège planétaire comme 741 est à 1, il semble que cette puissance énorme d’attraction doit anéantir toute rivalité. Cela n’est pas cependant. Les planètes exercent sur la terre une action bien avérée.

La question, du reste, est assez indifférente et n’engage pas notre thèse. S’il est possible que l’identité existe entre deux terres, sans se reproduire aussi entre les autres planètes corrélatives, c’est chose faite d’emblée, car la nature ne rate pas une combinaison. Dans le cas contraire, peu importe. Que les terres-sosies exigent, pour condition sine qua non, des systèmes solaires-sosies, soit. Il en résulte simplement, pour conséquence, des millions de groupes stellaires, où notre globe, au lieu de sosies, possède des ménechmes à divers degrés, combinaisons originales, répétées à l’infini, ainsi que toutes les autres.

Des systèmes solaires, parfaitement identiques et en nombre infini, satisfont d’ailleurs sans peine au programme obligé. Ils constituent un type original. Là, toutes les planètes correspondantes par échelon, offrent la plus irréprochable identité. Mercure y est le sosie de Mercure, Vénus de Vénus, la Terre de la Terre, etc. C’est par milliards que ces systèmes sont répandus dans l’espace, comme répétitions d’un type.

Parmi les combinaisons différenciées, en est-il dont les différences surviennent dans des globes identiques d’abord à l’heure de leur naissance ? Il faut distinguer. Ces mutations ne sont guère admissibles comme œuvres spontanées de la matière elle-même. La minute initiale d’un astre détermine toute la série de ses transformations matérielles. La nature n’a que des lois inflexibles, immuables. Tant qu’elles gouvernent seules, tout suit une marche fixe et fatale. Mais les variations commencent avec les êtres animés qui ont des volontés, autrement dit, des caprices. Dès que les hommes interviennent surtout, la fantaisie intervient avec eux. Ce n’est pas qu’ils puissent toucher beaucoup à la planète. Leurs plus gigantesques efforts ne remuent pas une taupinière, ce qui ne les empêche pas de poser en conquérants et de tomber en extase devant leur génie et leur puissance. La matière a bientôt balayé ces travaux de myrmidons, dès qu’ils cessent de les défendre contre elle. Cherchez ces villes fameuses, Ninive, Babylone, Thèbes, Memphis, Persépolis, Palmyre, où pullulaient des millions d’habitants avec leur activité fiévreuse. Qu’en reste-il ? Pas même les décombres. L’herbe ou le sable recouvrent leurs tombeaux. Que les œuvres humaines soient négligées un instant, la nature commence paisiblement à les démolir, et pour peu qu’on tarde, on la trouve réinstallée florissante sur leurs débris.

Si les hommes dérangent peu la matière, en revanche, ils se dérangent beaucoup eux-mêmes. Leur turbulence ne trouble jamais sérieusement la marche naturelle des phénomènes physiques, mais elle bouleverse l’humanité. Il faut donc prévoir cette influence subversive qui change le cours des destinées individuelles, détruit ou modifie les races animales, déchire les nations et culbute les empires. Certes, ces brutalités s’accomplissent, sans même égratigner l’épiderme terrestre. La disparition des perturbateurs ne laisserait pas trace de leur présence soi-disant souveraine, et suffirait pour rendre à la nature sa virginité à peine effleurée.

C’est parmi eux-mêmes que les hommes font des victimes et amènent d’immenses changements. Au souffle des passions et des intérêts en lutte, leur espèce s’agite avec plus de violence que l’océan sous l’effort de la tempête. Que de différences entre la marche d’humanités qui ont cependant commencé leur carrière avec le même personnel, dû à l’identité des conditions matérielles de leurs planètes ! Si l’on considère la mobilité des individus, les mille troubles qui viennent sans cesse dévoyer leur existence, on arrivera facilement à des sextillions de sextillions de variantes dans le genre humain. Mais une seule combinaison originale de la matière, celle de notre système planétaire, fournit, par répétitions, des milliards de terres, qui assurent des sosies aux sextillions d’Humanités diverses, sorties des effervescences de l’homme. La première année de la route ne donnera que dix variantes, la seconde dix mille, la troisième des millions, et ainsi de suite, avec un crescendo proportionnel au progrès qui se manifeste, comme on sait, par des procédés extraordinaires.

Ces différentes collectivités humaines n’ont qu’une chose de commun, la durée, puisque nées sur des copies du même type originel, chacune en écrit son exemplaire à sa façon. Le nombre de ces histoires particulières, si grand qu’on le fasse, est toujours un nombre fini, et nous savons que la combinaison primordiale est infinie par répétitions. Chacune des histoires particulières, représentant une même collectivité, se tire à milliards d’épreuves pareilles, et chaque individu, partie intégrante de cette collectivité, possède en conséquence des sosies par milliards. On sait que tout homme peut figurer à la fois sur plusieurs variantes, par suite de changements dans la route que suivent ses sosies sur leurs terres respectives, changements qui dédoublent la vie, sans toucher à la personnalité.

Condensons : La matière, obligée de ne construire que des nébuleuses, transformées plus tard en groupes stello-planétaires, ne peut, malgré sa fécondité, dépasser un certain nombre de combinaisons spéciales. Chacun de ces types est un système stellaire qui se répète sans fin, seul moyen de pourvoir au peuplement de l’étendue. Notre soleil, avec son cortège de planètes, est une des combinaisons originales, et celle-là, comme toutes les autres, est tirée à des milliards d’épreuves. De chacune de ces épreuves fait partie naturellement une terre identique avec la nôtre, une terre sosie quant à sa constitution matérielle, et par suite engendrant les mêmes espèces végétales et animales qui naissent à la surface terrestre.

Toutes les Humanités, identiques à l’heure de l’éclosion, suivent, chacune sur sa planète, la route tracée par les passions, et les individus contribuent à la modification de cette route par leur influence particulière. Il résulte de là que, malgré l’identité constante de son début, l’Humanité n’a pas le même personnel sur tous les globes semblables, et que chacun de ces globes, en quelque sorte, a son Humanité spéciale, sortie de la même source, et partie du même point que les autres, mais dérivée en chemin par mille sentiers, pour aboutir en fin de compte à une vie et à une histoire différentes.

Mais le chiffre restreint des habitants de chaque terre ne permet pas à ces variantes de l’Humanité de dépasser un nombre déterminé. Donc, si prodigieux qu’il puisse être, ce nombre des collectivités humaines particulières est fini. Dès lors il n’est rien, comparé à la quantité infinie des terres identiques, domaine de la combinaison solaire type, et qui possédaient toutes, à leur origine, des Humanités naissantes pareilles, bien que modifiées ensuite sans relâche. Il s’ensuit que chaque terre, contenant une de ces collectivités humaines particulières, résultat de modifications incessantes, doit se répéter des milliards de fois, pour faire face aux nécessités de l’infini. De là des milliards de terres, absolument sosies, personnel et matériel, où pas un fétu ne varie, soit en temps, soit en lieu, ni d’un millième de seconde, ni d’un fil d’araignée. Il en est de ces variantes terrestres ou collectivités humaines, comme des systèmes stellaires originaux. Leur chiffre est limité, parce qu’il a pour éléments des nombres finis, les hommes d’une terre, de même que les systèmes stellaires originaux ont pour éléments un nombre fini, les cent corps simples. Mais chaque variante tire ses épreuves par milliards.

Telle est la destinée commune de nos planètes, Mercure, Vénus, la Terre, etc., etc., et des planètes de tous les systèmes stellaires primordiaux ou types. Ajoutons que parmi ces systèmes, des millions se rapprochent du nôtre, sans en être les duplicata, et comptent d’innombrables terres non plus identiques avec celle où nous vivons, mais ayant avec elle tous les degrés possibles de ressemblance ou d’analogie.

Tous ces systèmes, toutes ces variantes et leurs répétitions forment d’innombrables séries d’infinis partiels, qui vont s’engouffrer dans le grand infini, comme les fleuves dans l’océan. Qu’on ne se récrie point contre ces globes tombant de la plume par milliards. Il ne faut pas dire ici : Où trouver de la place pour tant de monde ? Mais, où trouver des mondes pour tant de place ? On peut milliarder sans scrupule avec l’infini, il demandera toujours son reste.

Les doctrines, qui ont parfois le mot pour rire aussi bien que pour pleurer, railleront peut-être nos infinis partiels, en nous félicitant de faire tant de monnaie avec une pièce fausse. En effet, quand un infini unique est dénié à l’étendue, lui en adjuger des millions, le procédé semble sans gêne. Rien de plus simple cependant. L’espace étant sans limites, on peut lui prêter toutes les figures, précisément parce qu’il n’en a aucune. Tout à l’heure sphère, le voici maintenant cylindre.

Que neuf traits de scie partagent en dix planches, perpendiculairement à son axe, un bloc de bois cylindrique. Que, par la pensée, on étende à l’infini le périmètre circulaire de chacune de ces planches. Qu’on les écarte aussi, par la pensée, les unes des autres de quelques quatrillions de quatrillions de lieues. Voilà dix infinis partiels irréprochables quoique un peu maigres. Tous les astres, issus de nos calculs, tiendraient à l’aise, avec leurs domaines respectifs, dans chacun de ces compartiments. De plus, rien n’empêche d’en juxtaposer d’autres, et d’ajouter ainsi de l’infini à discrétion.

Il est bien entendu que ces astres ne restent point parqués en catégories par identités. Les conflagrations rénovatrices les fusionnent et les mêlent sans cesse. Un système solaire ne renaît point, comme le phénix, de sa propre combustion, qui contribue, au contraire, à former des combinaisons différentes. Il prend sa revanche ailleurs, réenfanté par d’autres volatilisations. Les matériaux se trouvant partout les mêmes, cent corps simples, et la donnée étant l’infini, les probabilités s’égalisent. Le résultat est la permanence invariable de l’ensemble par la transformation perpétuelle des parties.

Que si la chicane, à cheval sur l’Indéfini, nous cherche des querelles d’allemand pour nous contraindre à comprendre et à lui expliquer l’Infini, nous la renverrons aux jupitériens, pourvus sans doute d’une plus grosse cervelle. Non, nous ne pouvons dépasser l’indéfini. C’est connu et l’on ne tente que sous cette forme de concevoir l’Infini. On ajoute l’espace à l’espace, et la pensée arrive fort bien à cette conclusion qu’il est sans limites. Assurément, on additionnerait durant des myriades de siècles que le total serait toujours un nombre fini. Qu’est-ce que cela prouve ? L’Infini d’abord par l’impossibilité d’aboutir, puis la faiblesse de notre cerveau.

Oui, après avoir semé des chiffres à soulever les rires et les épaules, on demeure essoufflé aux premiers pas sur la route de l’infini. Il est cependant aussi clair qu’impénétrable, et se démontre merveilleusement en deux mots : L’espace plein de corps célestes, toujours, sans fin. C’est fort simple, bien qu’incompréhensible.

Notre analyse de l’univers a surtout mis en scène les planètes, seul théâtre de la vie organique. Les étoiles sont restées à l’arrière-plan. C’est que là, point de formes changeantes, point de métamorphoses. Rien que le tumulte de l’incendie colossal, source de la chaleur et de la lumière, puis sa décroissance progressive, et enfin les ténèbres glacées. L’étoile n’en est pas moins le foyer vital des groupes constitués par la condensation des nébuleuses. C’est elle qui classe et règle le système dont elle forme le centre. Dans chaque combinaison-type, elle est différente de grandeur et de mouvement. Elle demeure immuable pour toutes les répétitions de ce type, y compris les variantes planétaires qui sont le fait de l’humanité.

Il ne faut pas s’imaginer, en effet, que ces reproductions de globes se fassent pour les beaux yeux des sosies qui les habitent. Le préjugé d’égoïsme et d’éducation qui rapporte tout à nous, est une sottise. La nature ne s’occupe pas de nous. Elle fabrique des groupes stellaires dans la mesure des matériaux à sa disposition. Les uns sont des originaux, les autres des duplicata, édités à milliards. Il n’y a même pas proprement d’originaux, c’est-à-dire des premiers en dates mais des types divers, derrière lesquels se rangent les systèmes stellaires.

Que les planètes de ces groupes produisent ou non des hommes, ce n’est pas le souci de la nature, qui n’a aucune espèce de soucis, qui fait sa besogne, sans s’inquiéter des conséquences. Elle applique 998 millièmes de la matière aux étoiles, où ne poussent ni un brin d’herbe ni un ciron, et le reste, « deux millièmes ! » aux planètes, dont la moitié, sinon plus, se dispense également de loger et de nourrir des bipèdes de notre module. En somme, pourtant, elle fait assez bien les choses. Il ne faut pas murmurer. Plus modeste, la lampe qui nous éclaire et qui nous chauffe nous abandonnerait vite à la nuit éternelle, ou plutôt nous ne serions jamais entrés dans la lumière.

Les étoiles seules auraient à se plaindre, mais elles ne se plaignent pas. Pauvres étoiles ! leur rôle de splendeur n’est qu’un rôle de sacrifice. Créatrices et servantes de la puissance productrice des planètes, elles ne la possèdent point elles-mêmes, et doivent se résigner à leur carrière ingrate et monotone de flambeaux. Elles ont l’éclat sans la jouissance ; derrière elles, se cachent invisibles les réalités vivantes. Ces reines-esclaves sont cependant de la même pâte que leurs heureuses sujettes. Les cent corps simples en font tous les frais. Mais ceux-là ne retrouveront la fécondité qu’en dépouillant la grandeur. Maintenant flammes éblouissantes, ils seront un jour ténèbres et glaces, et ne pourront renaître à la vie que planètes, après le choc qui volatilisera le cortège et sa reine en nébuleuse.

En attendant le bonheur de cette déchéance, les souveraines sans le savoir gouvernent leurs royaumes par les bienfaits. Elles font les moissons, jamais la récolte. Elles ont toutes les charges, sans bénéfice. Seules maîtresses de la force, elles n’en usent qu’au profit de la faiblesse. Chères étoiles ! vous trouvez peu d’imitateurs.

Concluons enfin à l’immanence des moindres parcelles de la matière. Si leur durée n’est qu’une seconde, leur renaissance n’a point de limites. L’infinité dans le temps et dans l’espace n’est point l’apanage exclusif de l’univers entier. Elle appartient aussi à toutes les formes de la matière, même à l’infusoire et au grain de sable.

Ainsi, par la grâce de sa planète, chaque homme possède dans l’étendue un nombre sans fin de doublures qui vivent sa vie, absolument telle qu’il la vit lui-même. Il est infini et éternel dans la personne d’autres lui-même, non-seulement de son âge actuel, mais de tous ses âges. Il a simultanément, par milliards, à chaque seconde présente, des sosies qui naissent, d’autres qui meurent, d’autres dont l’âge s’échelonne, de seconde en seconde, depuis sa naissance jusqu’à sa mort.

Si quelqu’un interroge les régions célestes pour leur demander leur secret, des milliards de ses sosies lèvent en même temps les yeux, avec la même question dans la pensée, et tous ces regards se croisent invisibles. Et ce n’est pas seulement une fois que ces muettes interrogations traversent l’espace, mais toujours. Chaque seconde de l’éternité a vu et verra la situation d’aujourd’hui, c’est-à-dire des milliards de terres sosies de la nôtre et portant nos sosies personnels.

Ainsi chacun de nous a vécu, vit et vivra sans fin, sous la forme de milliards d’alter ego. Tel on est à chaque seconde de sa vie, tel on est stéréotypé à milliards d’épreuves dans l’éternité. Nous partageons la destinée des planètes, nos mères nourricières, au sein desquelles s’accomplit cette inépuisable existence. Les systèmes stellaires nous entraînent dans leur pérennité. Unique organisation de la matière, ils ont en même temps sa fixité et sa mobilité. Chacun d’eux n’est qu’un éclair, mais ces éclairs illuminent éternellement l’espace.

L’univers est infini dans son ensemble et dans chacune de ses fractions, étoile ou grain de poussière. Tel il est à la minute qui sonne, tel il fut, tel il sera toujours, sans un atome ni une seconde de variation. Il n’y a rien de nouveau sous les soleils. Tout ce qui se fait, s’est fait et se fera. Et cependant, quoique le même, l’univers de tout à l’heure n’est plus celui d’à présent, et celui d’à présent ne sera pas davantage celui de tantôt ; car il ne demeure point immuable et immobile. Bien au contraire, il se modifie sans cesse. Toutes ses parties sont dans un mouvement indiscontinu. Détruites ici, elles se reproduisent simultanément ailleurs, comme individualités nouvelles.

Les systèmes stellaires finissent, puis recommencent avec des éléments semblables associés par d’autres alliances, reproduction infatigable d’exemplaires pareils puisés dans des débris différents. C’est une alternance, un échange perpétuels de renaissances par transformation.

L’univers est à la fois la vie et la mort, la destruction et la création, le changement et la stabilité, le tumulte et le repos. Il se noue et se dénoue sans fin, toujours le même, avec des êtres toujours renouvelés. Malgré son perpétuel devenir, il est cliché en bronze et tire incessamment la même page. Ensemble et détails, il est éternellement la transformation et l’immanence.

L’homme est un de ces détails. Il partage la mobilité et la permanence du grand Tout. Pas un être humain qui n’ait figuré sur des milliards de globes, rentrés depuis longtemps dans le creuset des refontes. On remonterait en vain le torrent des siècles pour trouver un moment où l’on n’ait pas vécu. Car l’univers n’a point commencé, par conséquent l’homme non plus. Il serait impossible de refluer jusqu’à une époque où tous les astres n’aient pas déjà été détruits et remplacés, donc nous aussi, habitants de ces astres ; et jamais, dans l’avenir, un instant ne s’écoulera sans que des milliards d’autres nous-mêmes ne soient en train de naître, de vivre et de mourir. L’homme est, à l’égal de l’univers, l’énigme de l’infini et de l’éternité, et le grain de sable l’est à l’égal de l’homme.