Le dernier rendez-vous

(Redirigé depuis L’Éternelle chanson)
Le dernier rendez-vous
Anthologie des matinées poétiques, Texte établi par Louis Payen (p. 197-199).


ROSEMONDE GÉRARD




De même qu’autrefois Mme de Genlis, son arrière-grand’mère, jouait de la harpe et ravissait toute la cour par la grâce tendre, l’élégance et la légèreté de son jeu, Mme Rosemonde Gérard a modulé de nos jours, sur d’harmonieux pipeaux, une chanson ailée, scintillante, touchante et mélancolique, qui a ravi tous ceux qui l’ont entendue, c’est-à-dire tout le monde.

Est-il plus jolie destinée littéraire que celle de Mme Rosemonde Gérard ?… Toute jeune, à l’aurore de la vie et de l’amour, elle publie ces « Pipeaux » qui prennent place parmi ce que la poésie féminine nous a donné de plus frais et de plus charmant : une tendre gloire qui ne manquera pas de grandir sans cesse, lui semble promise… et cependant les pipeaux se taisent et cette jeune renommée prend plaisir à s’abolir dans l’éclat d’une gloire tout à coup magnifiquement rayonnante.

Louis PAYEN.




LE DERNIER RENDEZ-VOUS


Lorsque tu seras vieux et que je serai vieille,
Lorsque mes cheveux blonds seront des cheveux blancs,
Au mois de mai, dans le jardin qui s’ensoleille,
Nous irons réchauffer nos vieux membres tremblants.
Comme le renouveau mettra nos cœurs en fête,
Nous nous croirons encor de jeunes amoureux,
Et je te sourirai tout en branlant la tête,
Et nous ferons un couple adorable de vieux ;
Nous nous regarderons assis sous notre treille,
Avec de petits yeux attendris et brillants,
Lorsque tu seras vieux et que je serai vieille,
Lorsque mes cheveux blonds seront des cheveux blancs.

Sur le banc familier, tout verdâtre de mousse,
Sur le banc d’autrefois nous reviendrons causer ;

Nous aurons une joie attentive et très douce,
La phrase finissant toujours par un baiser.
Combien de fois jadis j’ai pu dire : « Je t’aime ! »
Alors, avec grand soin, nous le recompterons ;
Nous nous ressouviendrons de mille choses, même
De petits riens exquis dont nous radoterons ;
Un rayon descendra, d’une caresse douce,
Parmi nos cheveux blancs, tout rose, se poser,
Quand, sur notre vieux banc tout verdâtre de mousse,
Sur le banc d’autrefois nous reviendrons causer.

Et, comme chaque jour je t’aime davantage,
Aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que demain,
Qu’importeront alors les rides du visage,
Si les mêmes rosiers parfument le chemin.
Songe à tous les printemps qui dans nos cœurs s’entassent.
Mes souvenirs à moi seront aussi les tiens,
Ces communs souvenirs toujours plus nous enlacent
Et sans cesse entre nous tissent d’autres liens.
C’est vrai, nous serons vieux, très vieux, faiblis par l’âge,
Mais plus fort chaque jour je serrerai ta main,
Car, vois-tu, chaque jour je t’aime davantage,
Aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que demain.

Et de ce cher amour qui passe comme un rêve
Je veux tout conserver dans le fond de mon cœur ;
Retenir, s’il se peut, l’illusion trop brève,
Pour la ressavourer plus tard avec lenteur ;
J’enferme ce qui vient de lui comme un avare,
Thésaurisant avec ardeur pour mes vieux jours ;
Je serai riche alors d’une richesse rare :
J’aurai gardé tout l’or de mes jeunes amours !
Ainsi, de ce passé de bonheur qui s’achève,
Ma mémoire parfois me rendra la douceur,
Et de ce cher amour qui passe comme un rêve
J’aurai tout conservé dans le fond de mon cœur.

Lorsque tu seras vieux et que je serai vieille,
Lorsque mes cheveux blonds seront des cheveux blancs,
Au mois de mai, dans le jardin qui s’ensoleille,
Nous irons réchauffer nos vieux membres tremblants.

Comme le renouveau mettra nos cœurs en fête,
Nous nous croirons encore aux heureux jours d’antan,
Et je te sourirai tout en branlant la tête,
Et tu me parleras d’amour en chevrotant.
Nous nous regarderons, assis sous notre treille,
Avec des yeux remplis des pleurs de nos vingt ans…
Lorsque tu seras vieux et que je serai vieille,
Lorsque mes cheveux blonds seront des cheveux blancs.


(Les Pipeaux, Fasquelle, éd.)