L’Éternelle Allemagne
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 30 (p. 848-885).
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L’ÉTERNELLE ALLEMAGNE
D’APRÈS LE LIVRE DE M. LE PRINCE DE BÜLOW

V[1]
DE L’APOGÉE A LA FAILLITE

Rome, ayant acquis l’empire, devint la cité la plus riche de l’univers. Avant elle, d’autres capitales d’empires terrestres ou maritimes avaient connu la prospérité : Memphis et Babylone, Ninive et Suse, Carthage et Alexandrie. Mais, vers la ville des Césars, coulait toute richesse des hommes civilisés et, depuis les ténèbres de Thulé jusqu’aux soleils d’Eléphantine, depuis la forêt affreuse des Sarmates jusqu’aux ombrages dorés des Hespérides, tout le monde connu travaillait à l’entretenir. Elle avait pu troquer ses huttes de torchis, ses ruelles de travertin et ses temples rustiques contre les placages de granit et de marbre. Elle pouvait s’offrir toutes les commodités, toutes les merveilles qu’avant elle les architectes des hommes blancs avaient inventées. Elle pouvait nourrir sa plèbe à ne rien faire et, dans ses Thermes et ses Colisée géans, lui donner, chaque jour, quelque luxe et quelques divertissemens nouveaux. Ni paresse, ni prodigalités, ni folies de conception ou de conduite ne venaient à bout de ses revenus.

C’est qu’en un temps où l’agriculture était la principale source des richesses, Rome tenait sous la loi toutes les terres fertiles et même toutes les terres cultivables du monde connu : sur le pourtour entier de la Méditerranée, nourrice de l’humanité raisonnante, centre et foyer de la civilisation d’alors, le domaine romain s’étendait jusqu’aux limites de l’horizon, où la barbarie semi-nomade ne possédait plus que des forêts inondées, des plaines glacées ou des déserts inaccessibles ; Rome avait tout le vignoble, toute l’olivette, tous les guérets alors soumis à la houe et à la charrue.

La transformation en grand des matières premières, l’industrie des ateliers, commençait à peine ; mais chaque villa romaine, ayant son tissage et sa forge, se suffisait à soi ; ses troupeaux, ses cultures, sa forêt et les carrières du voisinage lui fournissaient tous les matériaux bruts, et la glèbe romaine avait en surabondance la seule énergie que l’homme eût encore tournée contre la nature : le muscle animal ou servile. Au service des ateliers urbains, qui travaillaient les matières coûteuses et les nobles métaux, Rome possédait aussi tous les gisemens métallifères, car elle avait l’Espagne, « ce coffre-fort de l’éternité, » comme disait Strabon, d’où le cuivre, l’or et l’argent lui arrivaient en lourds convois ; même en Gaule, elle avait ses argentières et ses laveurs d’or, et l’étain des Cornouailles lui donnait le monopole du bronze que, seule, dans un autre monde, — on pourrait dire : dans une autre planète, — la Chine d’alors était à même de fabriquer pareillement.

Enfin, la Méditerranée étant le champ du commerce universel, les ports italiens étaient au carrefour de toutes les navigations et, sur terre, Rome possédait les chemins de pierre, les voies dallées dont ses légionnaires avaient sillonné leurs conquêtes. Grâce à ce merveilleux instrument de transports et de voyages rapides, dont aucun peuple avant les Romains n’avait conçu l’ambition, dont ils étaient encore les seuls au monde à disposer, ce n’était qu’en terres romaines, sous la règle de la paix et le règne de la loi romaines, que le commerce pouvait exister : le barbare le moins soumis trouvait encore son bénéfice à franchir le seuil romain pour vendre ses captifs, ses troupeaux ou ses bras et pour acheter sa nourriture, ses armes, ses étoffes et la parure de ses femmes. Rome, tête du monde, Rome, patronne et législatrice du genre humain, présidait à la vie économique comme à la vie militaire et juridique de l’univers : pour faire de la politique mondiale, elle n’avait qu’à luire sa politique romaine ; pour disposer du marché mondial, elle n’avait qu’à exploiter son marché romain.

Après 1871, Berlin, ayant acquis l’empire, devint pour le monde germanique ce que Rome était devenue pour le monde méditerranéen après César. Résidence de ce Hohenzollern, dont Bismarck avait fait le César allemand, capitale de son électorat-royaume, centre de toutes ses affaires publiques et privées, Berlin disposait par lui des terres les mieux cultivées, du commerce le mieux outillé et des industries les plus florissantes qu’eût encore jamais eus un peuple d’Allemagne.

Sur les 540 000 kilomètres carrés de cet empire allemand, l’électorat-royaume en occupait 350 000, et sur les 41 millions d’Allemands, 25 millions étaient sujets prussiens de vieille souche ou d’acquisition récente. Dans ses provinces prussiennes de la Vistule, de l’Oder et de l’Elbe, que. depuis deux siècles, l’électeur-roi avait laborieusement améliorées, Berlin avait les plus grosses fermes de l’Allemagne, les plus grandes productrices de grains, de pommes de terre, de betteraves à sucre et de bestiaux ; la Bavière plus fertile gardait une supériorité en certaines cultures de luxe, vigne et houblons, et dans l’élevage du gros bétail ; mais la Prusse restait la nourrice de l’Empire, et ses hobereaux de l’Est étaient l’énergique état-major de la plus nombreuse et de la plus solide armée paysanne.

Pour l’industrie, c’étaient pareillement les provinces prussiennes du haut Oder et du Rhin, la Silésie, la Westphalie et le Rheinland, qui, dans l’Empire, extrayaient le plus de charbon, le plus de minerais, fondaient le plus de fer, tissaient le plus de laine et de coton. L’hégémonie commerciale de la Prusse était encore mieux assurée : le Hohenzollern tenait les rivages de la mer du Nord et de la Baltique et n’y laissait de place qu’à des États secondaires, sans grande industrie, presque sans trafic, l’Oldenbourg et les Mecklembourg, ou à des républiques côtières, sans le moindre hinterland, Brème, Hambourg et Lubeck. Tous les peuples allemands devaient donc emprunter le transit de la Prusse pour atteindre les ports qui ouvraient à l’Empire ses relations avec le reste du monde et surtout ses communications quotidiennes avec sa meilleure fournisseuse et cliente d’alors, la Grande-Bretagne.

Que pouvaient devenir les vieilles places commerçantes et financières de l’Allemagne du Sud ? Leur fortune d’autrefois avait été faite par leurs relations d’outre-monts et d’outre-Rhin, aux temps où la vieille Allemagne vivait des marchés de France et d’Italie. C’est aux nouveaux comptoirs et aux nouvelles banques du Nord que tout le trafic était amené par les relations grandissantes d’outre-mer, du jour où l’Empire tirait d’Angleterre ses moyens, ses modèles et ses modes de vie : l’Allemagne fut toujours un gigantesque tournesol orientant sa face tout entière vers celle des civilisations du dehors dont elle vivait présentement.

Bismarck, tout au long de son ministère, travailla à cette hégémonie économique de la Prusse ; il y tenait autant qu’à l’hégémonie politique et militaire ; il savait par l’histoire d’autrefois quels frais l’Empire a toujours entraînés pour son titulaire : pour garder la dignité impériale, il voulait que le roi de Prusse et son peuple restassent les plus riches de l’Allemagne, afin de tenir l’Empire non seulement de la victoire et des traités, mais aussi des intérêts satisfaits : pliant toute sa politique intérieure à l’unité allemande sous l’hégémonie prussienne, il pliait toute son économique à l’accroissement de la richesse allemande sous le contrôle de Berlin.

Il avait été libre-échangiste avant l’Empire, aux temps où il fallait faire aux petits États les conditions de commerce les plus avantageuses pour les attirer dans l’orbite douanier et financier de la Prusse. Il devint protectionniste du jour où, pour maintenir intacte et dominante la force du Hohenzollern, il fallut protéger l’agriculture. Car, pour conserver au Hohenzollern ses revenus et sa pépinière de serviteurs indispensables, il fallait que la terre continuât de nourrir non seulement le hobereau qui l’exploitait, mais encore ses fils qui travaillaient pour le roi de Prusse et n’en recevaient qu’une solde insuffisante. La ruine ou le marasme de l’agriculture eût amené le découragement des sujets héréditaires, le vide dans les cadres prussiens, la nécessité d’augmenter les soldes pour n’avoir ensuite qu’un recrutement plus démocratique, moins propre à tous les besoins intérieurs de la monarchie. Ce fut pour restaurer les revenus de l’agriculture prussienne, par la nationalisation des moyens de transport et par la refonte des traités commerciaux, que Bismarck prit en 1880 le portefeuille du Commerce.

Son œuvre économique de 1880 à 1830 ne fut pas aussi grande, mais fut encore plus belle que son œuvre diplomatique de 1860 à 1880. Son protectionnisme fut combiné si habilement que, tout en défendant le hobereau et la terre, il n’entrava ni l’industrie ni le commerce. La ferme prussienne retrouva pour ses produits des cours rémunérateurs ; l’usine allemande couvrit néanmoins le territoire de ses fabriques et de ses ateliers décuplés :

COMMERCE SPECIAL DE L’EMPIRE ALLEMAND (en millions de marks)


1872 1878 1884 1890
Importations 3 257 3 513 3 860 4 145
Exportations 2 318 2 887 3 204 3 226

Ces chiffres du commerce extérieur ne donnent encore qu’une faible idée du travail de l’Empire durant l’ère bismarckienne. En affaires commerciales comme en affaires diplomatiques, l’Allemagne de Bismarck vivait pour elle-même et sur elle-même beaucoup plus que pour le monde extérieur. Elle était occupée à effacer chez soi les traces des trois ou quatre siècles de guerres qui l’avaient dévastée, démeublée et démunie. Sur le chemin de la civilisation matérielle et du bien-être, elle se voyait en retard de plusieurs générations, derrière la France et l’Angleterre : elle n’avait encore qu’un drap dans ses lits, quand elle en avait un ; elle continuait d’habiter les ruelles et les vieilles murailles de ses villes moyenâgeuses. Mais, en commerce comme en diplomatie, Bismarck la tenait plutôt sur la défensive : il s’efforçait d’écarter du marché allemand les concurrens étrangers bien plus que de pousser les produits allemands sur les marchés de l’Europe et du monde. Le commerce extérieur ne représentait donc que la moindre part de l’activité allemande. Quiconque avait vu l’Allemagne de 1871 et revoyait celle de 1890 admirait les résultats grandioses de l’effort bismarckien ; mais aucune statistique ne saurait les chiffrer aujourd’hui ; la vie quotidienne échappe aux mesures de l’homme ; les chiffres en notent quelques-uns des aspects extérieurs ; ils ne peuvent jamais en traduire l’intensité profonde ni le jaillissement et la verve épanouie. Continué jusqu’à nos jours, l’examen des chiffres donnerait peut-être la conviction qu’après l’ère de Bismarck (1871-1891), l’ère de Guillaume II (1891-1914) n’en fut que la continuation régulière, accélérée seulement suivant les lois ordinaires de la vitesse :

CONSOMMATION ALLEMANDE PAR TETE D’HABITANT (en kilogrammes)


1876-1880 1886-1890 1900 1910
Charbons 1 170 1 686 2 662 3 343
Fer 51 89 151 218
Cuivre 0,4 0,7 1,9 3,3

Mais la vérité est que l’Allemagne de Guillaume II prit le contre-pied des règles et des ambitions que Bismarck s’étaient données : en affaires, comme en politique extérieure, le « nouveau cours » rompit brusquement avec l’ancien ; les traités de commerce, signés par Bismarck de 1879 à 1882, avaient organisé un certain équilibre pacifique de la production agricole et de la production industrielle ; les traités Marshall-Caprivi, dictés par Guillaume II en 1891, organisèrent l’agression du commerce et de l’industrie germaniques sur le monde.


* * *

« Sous l’influence d’une stagnation momentanée de l’exportation, — dit M. de Bülow, — la politique douanière Marshall-Caprivi, afin d’obtenir la prompte conclusion de traités favorables, offrit à l’étranger une réduction des droits sur les céréales. L’agriculture dut payer les frais de ces traités : il lui fallut travailler dans des conditions beaucoup plus défavorables ; cela équivalait, au dire de Bismarck, à un saut dans l’inconnu. »

La politique douanière de Bismarck tendait à assurer les revenus de toute terre allemande, les salaires de tout travail allemand, mais d’abord la grandeur de la Prusse ; la politique de Guillaume II ne rêva que d’augmenter toujours, coûte que coûte, l’exportation allemande ; pour développer à tout prix l’industrie au dedans et le commerce au dehors, elle voulut agrandir sans cesse la façade de l’usine germanique et en imposer les produits à tout l’univers : Deutsche Politik, avant ; Wellpolitik, après.

Bismarck, ministre du Commerce, pas plus que Bismarck, ministre des Affaires étrangères, n’avait jamais été « mondial. » Son univers à lui avait eu trois bornes : Paris, Vienne et Pétersbourg. C’est dans ce triangle restreint, mais de surveillance commode, qu’il s’était efforcé d’établir la suprématie de l’Allemagne. Son œuvre continuée eût abouti, sans doute, au résultat qu’il avait en vue. L’Allemagne était placée, le peuple allemand était doué pour mener à bien cette tâche : son sol, son sous-sol, son état social et politique, son tempérament, sa forme de civilisation et sa position géographique, tout lui permettait de mettre en sa clientèle les marchés de cette Europe bismarckienne et, surtout, les deux autres empires auxquels la politique bismarckienne avait toujours réservé ses sourires, l’Autriche-Hongrie et la Russie. Bismarck avait vu le couronnement de son œuvre diplomatique dans l’union des trois Empereurs : son œuvre économique avait tendu à la liaison de tous les intérêts entre les trois Empires, parce que, dans ce trio, c’était l’Allemagne, — et, dans l’Allemagne, la Prusse, — qui était assurée de récolter les plus grands profits.

Les deux autres Empires avaient des terres beaucoup meilleures. Mais, en Allemagne, la science avait vulgarisé l’emploi de ces engrais chimiques, en particulier de ces sels de potasse que le sous-sol allemand fournissait en abondance : le sol allemand portait des récoltes que ses voisins pouvaient lui envier ; sa production intensive de betteraves et de pommes de terre, combinée avec l’intensive organisation de son industrie, lui avait donné le quasi monopole de certaines denrées alimentaires ; durant la décade 1880-1890, l’Allemagne avait été la reine du sucre et de l’alcool dans l’Europe orientale et centrale[2] ; ce n’est pas avant les années 1900 que, sur leurs terres bien plus fertiles, l’Autriche-Hongrie et la Russie s’efforcèrent d’imiter cet exemple.

Les deux autres Empires avaient un sous-sol aussi riche, plus riche même que l’Allemagne ; la Russie surtout était bien mieux pourvue de charbons et de minerais. Mais les exploita-lions de la Russie et de l’Autriche-Hongrie et leurs industries étaient dans l’enfance. Pour cette Europe orientale, l’usine bismarckienne était devenue sans peine ce que l’usine britannique était devenue cinquante ans plus tôt pour le Continent et le reste du monde. Ici encore, la science et l’organisation techniques de l’Allemagne lui avaient donné une avance que les autres Continentaux n’avaient jamais prévue. En vingt ans, l’Empire avait doublé sa production de charbons et de fer ; en 1891, il était encore bien loin d’égaler l’Angleterre ; mais déjà il égalait, a lui seul, tout le Continent réuni[3] et, par sa consommation de cuivre, on pouvait jauger la domination de son industrie électrique et quincaillière.

La vapeur, les grosses machines et les manufactures encombrantes avaient fait la fortune de l’usine anglaise et restaient son domaine principal ; mais l’électricité, la petite machinerie et la quincaillerie étaient désormais des spécialités allemandes où toutes les qualités germaniques, science, patience, ordre et économie, trouvaient leur emploi. L’Allemagne était loin de produire autant de cuivre que la Grande-Bretagne, mais elle en achetait de toutes mains ; sur le Continent, elle devenait la reine incontestée de ce métal. Autre spécialité : la science de ses laboratoires avait créé des industries nouvelles, dont la houille était la source, mais dont les produits chimiques et pharmaceutiques étaient le résultat : l’Allemagne était devenue la reine des drogues et des couleurs ; moins riche en charbons que l’Angleterre, elle savait pourtant tirer de ses houilles un bien meilleur profit ; aussi pouvait-elle doubler sa production houillère et doubler son importation de charbons anglais, sans avoir jamais de stocks encombrans.

Dans le commerce européen, elle avait conquis une position aussi forte, aussi profitable, et qu’il lui était aussi facile de tenir et d’étendre. Elle ne visait pas à l’accaparement. Elle ne parlait jamais de monopole. Elle reprenait de son mieux le rôle de courtier que la nature et l’histoire lui avaient toujours donné entre les civilisations plus avancées de l’Occident et les humanités plus rudes du Nord et de l’Est. Sa marine et ses placiers reparaissaient, après quatre siècles, dans ces ports et sur ces marchés du fond de l’Europe, où jadis les commerçans de la Hanse avaient régné pour leur plus grand profit assurément, mais aussi pour le service de la communauté européenne. Entre l’Occident industriel et les paysans de Scandinavie, de Russie ou d’Autriche, entre les quais de l’Europe atlantique et les profonds hinterlands de l’Europe orientale, l’Allemagne n’était-elle pas l’entrepôt nécessaire, et ses ports n’étaient-ils pas, aujourd’hui comme autrefois, l’étape inévitable ?

La Hanse avait eu le grand tort jadis de s’imposer par la menace ou par la force, et la révolte de ses cliens s’en était suivie. Bismarck, en affaires comme en diplomatie, ne faisait qu’offrir son honnête courtage, et son Allemagne montrait une complaisance, une promptitude, une politesse un peu serviles à se domestiquer au service d’autrui, à se contenter des profils que les maîtres du commerce mondial, les Anglais, voulaient bien lui laisser.

Cette collaboration anglo-germanique coûtait quelques sacrifices à l’orgueil des vainqueurs de 1870 : sur combien de produits, sur combien de façades, s’étalait le nom de firmes anglaises aux lieux et places de noms allemands ! le pavillon britannique couvrait combien d’envois et combien d’affaires dont les statistiques anglaises se glorifiaient devant le monde et dont le mérite revenait à l’effort allemand !… Mais les bénéfices en revenaient aussi à la bourse allemande : au seigneur anglais, la gloriole ; au travailleur germanique, le gain sonnant. Sans l’hospitalité anglaise, dont abusait si étrangement le clerk-espion ; sans le crédit anglais, dont le juif allemand faisait profiter ses compatriotes chez ses congénères britanniques ; sans les marques et les signatures anglaises, dont se servait tout lanceur de nouveautés allemandes, jamais l’Allemagne bismarckienne ne serait arrivée si tôt à construire cet établissement complet, ferme, usine et comptoir, dont elle tirait de si beaux revenus.

Dans l’ensemble, tout cet établissement bismarckien était fonde sur les réalités les plus solides, sur les calculs les plus certains, sur les expériences les plus probantes. Il limitait sagement ses ambitions et ses risques. Il n’embrassait que ce qu’il pouvait étreindre et ne demandait que ce qu’il avait le droit et le pouvoir d’obtenir. Il répondait en outre aux besoins les plus impérieux de l’Allemagne et de l’Europe, du présent et de l’avenir. Sa réussite importait aux autres presque autant qu’à lui-même : quiconque avait souci du bien-être et du progrès de l’humanité, ne pouvait qu’applaudir aux résultats de cet effort herculéen, sinon à tous les gestes et à tous les dires de cet Hercule, dont la franchise et la loyauté n’étaient pas la plus ordinaire vertu. Aussi les résultats en étaient-ils pleinement satisfaisans pour l’Allemagne :


COMMERCE SPECIAL DE L’ALLEMAGNE (en ri i ï 11 ï o il s de marks)


Importations « « Exportations « «
1880 1885 1890 1880 1885 1890
Matières premières 1 863 1 948 2 949 958 739 844
Manufactures 955 988 1 132 1 933 2 120 2 482
Total 2 819 2 937 4 145 2 892 2 859 3 36

D’une marche régulière et sûre, elle allait au développement progressif de toutes ses affaires : solidement appuyée sur son agriculture spécialisée et sur sa technique à jour, elle tirait de son sol et de son sous-sol assez de richesses pour combler l’écart de valeur entre ses importations et ses exportations, pour subvenir à ses besoins grandissans de confort et de luxe, pour payer et continûment amortir les coûteuses installations de son industrie et de son commerce et pour consacrer encore chaque année de nouveaux millions à son outillage, à son instruction et à son recrutement techniques. Ayant de quoi s’occuper et s’enrichir chez elle, elle pouvait n’aller chez les autres, ne leur acheter et ne leur vendre qu’au fur et à mesure de ses nécessités, à elle, et pour la seule considération de ses propres bénéfices. Elle pouvait donc choisir ses fournisseurs et ses cliens et ne risquer ses envois que sur les meilleures références. Elle avait, d’ailleurs, ses meilleurs cliens dans son voisinage, dans les alliances de son gouvernement on les amitiés de son Empereur, dans cette zone de sécurité où la pointe de son casque lui donnait toute garantie contre les orages commerciaux.

Elle obtenait, elle méritait les sympathies de sa clientèle, moins par la valeur foncière de ses produits qui restaient de qualité inférieure, que par son zèle à servir les petits acheteurs, à satisfaire les besoins démocratiques, à fournir les moindres débitans comme les plus gros, à vulgariser les dernières inventions et à les mettre à la portée de toutes les bourses. L’Angleterre, qui avait si longtemps tenu ce rôle pour le progrès de l’humanité, semblait, en 1890, pencher de jour en jour vers le snobisme aristocrate et vers l’impérialisme dédaigneux : personnifiées dans un Chamberlain, sa raideur, son ignorance des dernières découvertes et ses prétentions d’imposer aux autres peuples ses modes, ses conditions et ses prix, toute son insularity faisait valoir la souple promptitude des Allemands à subir les habitudes et les préférences de tout client nouveau.

Ceux-là mêmes qui gardaient leur reconnaissance aux incomparables services de l’Angleterre libérale, leur défiance et leur haine à la duplicité et au brigandage d’un Bismarck ne voyaient pas d’un mauvais œil que le brochet allemand entrât, grandit et s’agitât dans le commerce continental où la carpe anglaise semblait vouloir s’endormir et s’envaser un peu : ce que la Prusse bismarckienne avait commis de crimes en Europe contre les nationalités semblait, non pas effacé, ni racheté, mais un peu compensé par les services que l’Allemagne bismarckienne rendait au progrès scientifique et au bien-être matériel des démocraties… Après les vingt-cinq années de Guillaume II, que pense aujourd’hui l’Europe unanime et vers qui, de l’Allemagne ou de l’Angleterre de 1915, va l’estime de l’humanité ?


Le 18 décembre 1891, Guillaume II annonçait aux Berlinois que le Reichstag venait de ratifier par 243 voix contre 48 les trois traités de commerce avec l’Autriche-Hongrie, l’Italie et la Belgique, qu’avait préparés M. de Marshall et défendus le chancelier Caprivi. L’Empereur tenait à remercier « ce simple général prussien d’avoir conclu ces traités qui resteront, pour les contemporains et la postérité, l’un des événemens historiques les plus importans, et même une mesure de salut ; aussi le Reichstag, qui a su apprécier la politique à longues vues de cet homme, méritera un monument dans l’histoire de l’Empire : ce n’est pas la Patrie seulement, c’est les millions de sujets des autres pays signataires de cette Association douanière, qui béniront un jour cette journée. »

« Il ne faut pas trop presser ni tourner les paroles d’un Empereur : « c’est l’un des proverbes du moyen âge que cite volontiers Guillaume II, vn einem Kaiserwort soll man nicht drehen und deulen. Pourtant un mot, ce jour-là, était prononcé, dont vingt-quatre années d’histoire subséquente nous montrent aujourd’hui la signification véritable : « Association douanière, » Zollverband, disait Guillaume II. C’est une « Union douanière, » un Zollvereinv ermanique, que le roi de Prusse au début du XIXe siècle avait pris comme base de son entreprise allemande, de son œuvre impériale ; c’est une « Association douanière, » un Zollverband continental, que le Hohenzollern de 1891 pensait mettre à la base de son entreprise mondiale, de sa Weltpolitik.

Une « Association douanière » est un pacte offensif et défensif contre un envahisseur ou un concurrent : au lendemain de l’alliance franco-russe, on pouvait croire que le Zollverband de Guillaume II n’était qu’un renforcement de la Triplice, une réponse aux toasts de Cronstadt (juillet 1891)., Mais, dans ce pacte, Guillaume II enrôlait déjà la Belgique ; il allait bientôt y enrôler la Suisse ; puis des négociations conciliantes allaient (1894) gagner l’adhésion de la Russie et amener à Kiel (1895) l’escadre franco-russe… Contre qui donc Guillaume II préparait-il le Zollverband continental ?… La neutralité économique d’Anvers était-elle moins utile à la fortune de Londres que la neutralité diplomatique et militaire de la Belgique à la sécurité de l’Angleterre ?… et cette neutralité belge n’était-elle pas plus indispensable aux Anglais qu’aux Français eux-mêmes ?

De 1891 à 1895, Guillaume II n’eut que des sourires pour cette Angleterre qu’il visitait chaque année, où il se disait bien haut le petit-fils de la Reine, où il inspectait tour à tour, pour les admirer, les arsenaux et les casernes, les navires de guerre et les défenses côtières, les usines et les docks, les banques et les châteaux, amenant chaque fois des spécialistes soigneux auxquels il donnait en exemple ces merveilles anglaises. Il voyait l’Angleterre inquiète de l’alliance franco-russe et irritée des coups d’épingle de nos diplomates. Elle ne demandait qu’à se reposer sur la parole impériale et sur la cordialité de « Willy : » par des accords touchant l’Afrique, les uns publics, les autres secrets, elle croyait avoir gagné l’Allemagne à la défense des intérêts britanniques, si jamais la Duplice entreprenait quelque revanche contre les détenteurs de l’Egypte ou quelque empiétement contre les maîtres de l’Inde et les exploitans de la Chine…

De 1895 à 1900, Guillaume II fut plus réservé : il ne pouvait pas encore songer à rompre ouvertement avec l’Angleterre ; sa marine était encore trop faible ; les bons offices de la flotte, de la banque et de l’hospitalité anglaises étaient encore trop nécessaires à la complète formation de sa firme allemande ; il voulait maintenir son peuple à l’école des Anglais pour les épier et les supplanter dans le monde. Mais, quelque jour, les archives des diplomaties continentales révéleront la pensée et les menées du Kaiser : il en éclatait parfois des échos dans tel télégramme au président Krüger (janvier 1896) ; pourtant les apparences continuaient d’être gardées ; laissant le premier rang à l’Angleterre, l’Allemagne de Guillaume II, comme celle de Bismarck, semblait se contenter du second rang que son industrie, son commerce et sa finance étaient en train de conquérir sur d’autres que les Anglais.

Il était bien visible néanmoins que, dès lors, l’Allemagne comptait ne plus user de l’intermédiaire anglais en Europe et ne plus respecter les terrains d’affaires anglaises dans le monde. Les Etats-Unis devenaient son principal fournisseur ; durant les cinq années 1895-1900, les importations américaines dans l’Empire bondissaient de cinquante à cent : 511 millions de marks en 1895, 1 020 en 1900. Développant sans arrêt, doublant, triplant, quadruplant ses instrumens et ses forces de production, l’usine allemande avait besoin du marché mondial ; augmentant ses exportations de 35 pour 100 en cinq années à peine (3 753 millions de marks en 1896 ; 4 752 millions en 1900), le commerce allemand ne pouvait plus se contenter de la petite Europe ; la flotte de guerre de Guillaume II n’était pas encore de taille à disputer les océans au pavillon de la Ruine ; mais les Compagnies de navigation allemandes commençaient de suffire à tous les échanges de l’Empire.

En 1900, les défaites et les interminables embarras de l’Angleterre dans l’Afrique du Sud, qui survinrent, permirent aux ambitions allemandes de s’étaler, et l’Exposition universelle de Paris fournit l’occasion. Il y fut proclamé au fronton du pavillon germanique que l’avenir de l’Allemagne était sur les mers ; car, la Kultur ayant transformé les peuples et les terres de l’Empire, et la Disziplin ayant transformé son organisation économique, l’Allemagne du XXe siècle était à même de conquérir et de tenir le marché du monde ; ce que le Hohenzollern avait fait jadis de la Prusse dans la Confédération germanique, ce que Bismarck avait fait plus récemment de l’Allemagne dans la Triplice continentale, Guillaume II voulait le faire des pays germaniques dans toute l’Europe et dans l’univers.

Et l’Allemagne se mit à exécuter ce que voulait son Empereur, ou plutôt l’Empereur ne fit que proclamer ce que l’Allemagne était en train d’accomplir depuis cinq ou six ans déjà : Nietzsche en philosophie, Rathenau en électricité, Ballin en marine, Krupp en métallurgie, Bayer en chimie, Furstemberg en brasserie, Guillaume II en politique, ne sont que les personnifications différentes, mais fraternelles de cette Allemagne qui, sortie de la servitude féodale et parvenue à l’humanité consciente avec Napoléon, puis sortie de la domesticité princière et parvenue à la dignité nationale avec Bismarck, continuait sa route, comme un bolide, vers la domination surhumaine.

En douze années (1901-1913), elle doubla presque ses importations, et ce n’est rien encore : on peut toujours acheter, — quitte à ne pas payer, — quand on est décidé à prendre tout ce qui s’offre et au prix demandé par le détenteur. Mais, chose plus difficile, en ces mêmes douze années, l’Allemagne lit plus que doubler ses exportations[4] et quadrupler, quintupler, sextupler sa consommation de matières industrielles :


CONSOMMATION DE L’ALLEMAGNE (en milliers de tonnes)


Charbons 50 980 80 850 130 320 242 259
Fer brut 2 241 5 110 7 750 16 775
Coton 124 201 302 501
Pétrole 235 556 926 1 110

En une génération, quadrupler sa consommation de coton ; quintupler sa consommation de charbon et septupler sa consommation de fer, voilà qui n’était encore arrivé qu’à des populations sauvages qu’une conquête étrangère amenait brusquement aux usages civilisés. Et, pour prendre ce que cet effort allemand offrait de plus typique, quelles revues de la flotte commerciale passaient les Statistischen lahrbücher de l’Empire !


FLOTTE DE COMMERCE


Voiliers Vapeurs
Bateaux Milliers de tonneaux Milliers de marins Bateaux Milliers de tonneaux Milliers de marins
1871 2 082 449 1,3 2 437 532 21
1881 1 911 443 16,3 2 749 738 23
1891 1 241 335 10,6 2 412 1 098 29,7
1901 843 223 7 3 040 1 717 43
1913 950 318 8,5 3 900 2 835 69

Quelle transformation dans cette flotte marchande depuis les temps si proches et pourtant si lointains où l’Allemagne de 1871 se contentait de pauvres voiliers et de petits vapeurs, pour le cabotage de ses côtes et le dégorgement de ses fleuves ! Ici encore, le « nouveau cours » avait accéléré jusqu’à la ruée la progression de l’ère bismarckienne et amplifié jusqu’au kolossal les dimensions des cales bismarckiennes. Les statistiques de 1870-15 distribuaient les bateaux de commerce en onze catégories : dans la première, ceux de 50 à 100 tonneaux, dans la dernière, ceux qui dépassaient 2 000 tonneaux. En 1879, l’Allemagne était encore fière de ses neuf bâtimens qui dépassaient deux mille tonneaux et en calaient au total 20 285 (soit une moyenne de 2 255) : deux mille deux cents tonneaux, c’étaient les mastodontes de cette flotte où les deux tiers du tonnage global étaient disséminés en des barques ! A la chute de Bismarck, deux milliers de tonneaux caractérisaient encore les monstres : l’Allemagne de 1890 en avait 91, qui calaient ensemble 231 560 tonneaux, soit une moyenne de 2 545. Mais, sept ans plus tard, en 1898, il fallait plus de 6 000 tonneaux pour figurer au sommet de la hiérarchie : l’Allemagne avait 13 bâtimens de cette puissance. En 1903, on inventoriait à part neuf catégories nouvelles de 6 à 16 000 tonneaux, et la catégorie suprême de 16 à 17 000 contenait un spécimen unique, un Léviathan de 16 502 tonneaux. En 1912, le catalogue avait six cases nouvelles, de 17 000 à 25 000 tonneaux… Deux mille tonneaux en 1891, vingt-cinq mille en 1912, en attendant les créations de 45 000 et de 50 000 tonneaux, qui déjà étaient sur chantier et qui flottaient en 1914 : la différence de ces cales traduit toute la différence d’idéal entre l’ère de Bismarck et celle de Guillaume II.

En 1914, l’Allemagne, avec trois milliards de tonneaux sur les mers et 80 000 marins dans sa flotte de commerce ou de pêche, avait un admirable instrument de richesse assurément.., pourvu seulement qu’elle pût lui fournir du travail en suffisance et que ce travail fût rémunérateur ! Car, inutilisé, un pareil outil coûte beaucoup plus cher que cheval à l’écurie et, travaillant à perte, il élargit et creuse les déficits suivant une progression géométrique et quotidienne qui, en quelques années, peut se chiffrer par plusieurs milliards, quand on ajoute au choc direct sur la fortune nationale les répercussions de toutes sortes sur l’industrie et le commerce.

En 1914, cette flotte semblait avoir du travail autant et plus qu’elle en pouvait fournir, puisque l’Allemagne avait résolu d’avoir un commerce mondial et de s’en faire la propre roulière, et puisque, d’année en année, elle achetait et vendait des marchandises de plus en plus abondantes sur les marchés de plus en plus lointains. En 1894, l’Europe lui fournissait encore plus des deux tiers de son importation et lui prenait les quatre cinquièmes de ses exportations : en 1913, la part des Européens dans ses achats tombait aux trois cinquièmes à peine et dans ses ventes, aux trois quarts. Désormais, l’Asie, l’Afrique, l’Amérique et l’Océanie recevaient ou envoyaient directement la plus forte part de ce qui jadis empruntait vers Brème ou vers Hambourg l’intermédiaire anglais[5].

Dans le monde entier, c’est aux sujets ou aux correspondans habituels de l’Angleterre que cette flotte allemande allait offrir ses services : elle semblait avoir pris pour règle de vie, non pas de gagner sa vie, mais de naviguer autant que les Anglais, plus que les Anglais et au détriment des Anglais : navigare necesse est, vivere non est necesse, avait dit un jour le Maître, en reprenant la vieille devise hanséatique. Evincer et remplacer l’Angleterre dans le roulage des mers : le résultat eût assurément valu tous les efforts, car le gain définitif eût remboursé tous les sacrifices préliminaires. Mais quelles chances avait-on de gagner la partie ? à quelles conditions et dans combien de temps pouvait-on raisonnablement escompter le résultat ? Question plus simple encore, mais qui résumait tout ce problème anglo-germanique : est-il possible à l’homme de bâtir profitablement n’importe quel édifice sur n’importe quel point du globe et sur n’importe quel terrain ? peut-on fonder et élever sur le marais fluent les sept ou huit étages que la roche porte sans peine ? peut-on ouvrir un grand comptoir en plein Sahara ou une grande usine au pôle ? pour conquérir le trafic mondial, l’Allemagne avait-elle reçu de la nature des chances supérieures ou égales seulement à celles de l’Angleterre ? ou l’écart de ces chances était-il assez faible pour que le génie de l’homme pût le combler ?

Après que Carthage, Alexandrie, Byzance et Venise avaient été tour à tour les reines du commerce méditerranéen, après que Cadix, Lisbonne et Amsterdam s’étaient succédé dans l’empire du commerce tropical, l’Angleterre était devenue la reine du commerce mondial, le jour où l’Atlantique était devenu la grande route de ce commerce et à mesure que l’Atlantique du Nord surtout était devenu, entre la civilisation européenne et les Terres Neuves de l’Ouest, le grand passage des hommes et des produits. Cette suprématie anglaise, fondée au XVIIIe siècle par la vertu des conditions géographiques, s’était inébranlablement assise au XIXe par la grâce du charbon et de la vapeur. L’Angleterre avait été placée par la nature en face de cette Amérique du Nord, au-devant de notre Continent, mais tout au bord de notre quai européen, comme un spacieux appontement dont les dimensions, les formes et les abords s’offraient à tous les accostages, — et l’Angleterre était un bloc de houille en pleine mer : elle n’avait eu que quelques travaux et quelques dépenses à faire pour finir d’aménager ses rivages ; d’avance, la nature avait réuni là toutes les conditions et tous les instrumens d’un commerce universel.

Les côtes fangeuses et traîtresses, les mers plates et glacées de l’Allemagne ne regardent que les immensités désertiques du pôle. Elles n’ont jamais servi qu’au maigre transit entre la civilisation continentale et les solitudes nordiques. Si quelque jour l’humanité pouvait exploiter les océans polaires comme les autres, si le pôle Nord devenait le passage habituel entre la mer du Nord européenne et cette mer asiatique de Behring qui lui est symétriquement opposée au revers de la calotte, c’est aux côtes allemandes que les courans mondiaux amèneraient tout drovt le commerce désormais florissant de l’Amérique et de l’Asie polaires, et même, c’est par le détroit de Behring que viendraient à l’Europe les flottes du Japon et de la Chine, les minerais des Eldorados sud-américains, les fleurs et les fruits du Pacifique : Hambourg alors pourrait conquérir aux dépens de l’Angleterre la même suprématie que Liverpool obtint naguère aux dépens de l’Espagne et de la Hollande, le jour où l’Amérique tempérée remplaça dans nos alTaires l’Amérique tropicale. Ces temps viendront peut-être. Mais Hambourg eût mieux fait d’en attendre l’avènement, avant de risquer les frais d’une installation mondiale sur un emplacement où la nature avait rassemblé toutes les difficultés aquatiques et terrestres. Où les âges n’avaient déposé que sables et boues coulantes, on avait beau construire un sol résistant et des rives accores, et creuser en bassins profonds ces vases et ces lagunes, et toujours nettoyer ces bouches de l’Elbe dont les cent kilomètres de bancs à fleur d’eau se prolongeaient au loin dans la mer : tout l’or, toute la science, toute la discipline ne pouvaient pas faire que Hambourg fût à l’un des carrefours de l’humanité contemporaine.

Ah ! si l’Allemagne avait eu aux bouches de l’Escaut et de la Meuse Anvers, Rotterdam, Amsterdam, ces ports hollandais ou flamands qui avaient tenu pour l’Europe le rôle actuel de Londres, aux temps où Londres n’était encore que le port de son Île et où le Continent avait son entrepôt commercial à quai, et non pas en mer !… La fortune de l’Angleterre n’avait commencé qu’à la décadence dernière de ces ports continentaux, quand un stathouder de Hollande, allant s’installer à Londres, avait tiré derrière lui la porte d’Amsterdam… Au XXe siècle, la marine allemande reprenait pied à Rotterdam et à Anvers. Elle s’y installait et s’y conduisait parfois comme en terre conquise. Mais, quelque complaisance que Belges et Hollandais missent dans leur hospitalité, ni Anvers ni Rotterdam n’étaient encore de ces ports allemands où tout fût organisé, discipliné pour le service de l’Empire et pour la lutte contre l’Angleterre…

Après les vingt-cinq ans du « nouveau cours » (1890-1915), les pangermanistes d’aujourd’hui ont raison de crier à leur Empereur que, pour réaliser le rêve mondial, il faut à tout prix conserver Anvers et n’offrir à la Hollande que le choix entre la mainbour impériale ou le sort de la Belgique. Sans la possession d’Anvers, sans la jouissance exclusive de Rotterdam, c’est la ruine de l’Allemagne qui est sur l’eau, et non pas son avenir ; mais avec Anvers et Rotterdam germaniques, un Guillaume II de Hohenzollern pourrait défaire ce que fit jadis un Guillaume III d’Orange et ramener sur les quais du Continent le commerce du monde que le stathouder-roi fit passer avec lui dans l’Île.

Depuis 1910 déjà, l’alternative se posait ainsi devant les conseillers du Kaiser, et la défiance des Belges était éveillée par les rumeurs de ces conciliabules. Mais, jusqu’en août 1914, Guillaume II, pensant que ces rumeurs n’avaient pas encore franchi le Détroit, espérait que l’Angleterre lui laisserait violer la neutralité belge, s’installer « temporairement » en face de la côte anglaise et même prendre Calais et Boulogne !… Ce Hohenzollern se vante volontiers de son origine souabe, et le Souabe a toujours eu parmi les tribus allemandes une réputation de grosse malice : Der lustige Schwabe est le titre du recueil des bourdes les plus populaires en Allemagne. Mais cette fois » le loustic souabe dépassait un peu la mesure… Et pourtant, c’est l’exemple de cette politique navale qu’il faut avoir devant les yeux pour juger tout le reste de la Weltpolitik : pas plus en agriculture, en industrie ou en commerce qu’en marine, l’ère de Guillaume II n’a été une réussite, quoi qu’en puissent penser ceux qui s’en tiennent aux apparences des chiffres.


Il n’est pas douteux que cette colossale marine a eu pour corollaires un commerce démesuré et une industrie colossale. Elle a jeté sur l’Allemagne des monceaux de matières premières que les usines germaniques ne purent transformer qu’en triplant et quadruplant leur matériel, leur personnel et leurs capacités. Elle a jeté sur le monde des monceaux de produits ouvrés que le commerce allemand n’a pu placer qu’en s’adaptant, lui aussi, à ces exigences et à ces dimensions. A s’en tenir aux chiffres bruts, ce commerce et cette industrie nourrissaient en Allemagne un plus grand nombre de travailleurs et, jusqu’en 1907 tout au moins, les nourrissaient beaucoup mieux qu’autrefois :


POPULATION SALARIEE DE L’EMPIRE (en milliers d’habitans)


1882 1895 1907
Industrie 5 933 8 000 10 852
Commerce 1 339 2 165 3 341

Mais ce commerce démesuré et cette industrie colossale, le sol, le sous-sol, le site, le peuple et le génie même de l’Allemagne étaient-ils à même de les porter mieux que les bouches de l’Elbe ne pouvaient porter leur port colossal de Hambourg ? et travaillait-on ainsi à la fortune réelle et durable de l’Empire ? et, puisqu’il n’est pas en ce monde de succès durable sans le consentement et le profit de l’humanité tout entière, sans le respect de la loi morale, qui n’est que la loi de gravitation des individus et des communautés humaines, le succès allemand pouvait-il être obtenu sans le dommage mortel de toute l’humanité ?

Certaines supériorités allemandes, qui avaient fait le succès de l’Allemagne bismarckienne dans l’Europe de 1890, n’avaient plus la même efficacité dans l’Europe et, surtout, dans le monde de 1910. Car elles ne venaient pas de la nature ; elles n’étaient pas fixes, durables et inépuisables comme elle. Venant surtout de l’intelligence et de la volonté humaines, elles étaient, comme toutes les créations de l’homme, temporaires, vagabondes et limitées : rien ne les fixait à un sol ; rien ne les réservait à un peuple ; rien n’en promettait la durée infinie, ni même le lendemain. L’intelligence allemande, — ou, comme on dit là-bas, la Kultur, — avait créé une agriculture et une industrie scientifiques, dont les autres peuples de 1890 n’avaient pas encore l’équivalent, mais que tout peuple du XXe siècle pouvait acquérir, du jour où il en constatait l’utilité. La volonté allemande, — la Disziplin, — avait organisé un commerce dont le monde civilisé n’avait pas l’habitude, mais que l’humanité entière pouvait copier, dès qu’elle en subissait la concurrence.

Or, plus les progrès allemands avaient été rapides et éclatans, et plus les autres producteurs avaient été obligés de se mettre à l’école allemande. Toute l’Europe, ou peu s’en faut, était aussi bien pourvue que l’Allemagne de terres cultivables, et mieux pourvue de terres naturellement fertiles. Ni le climat ni le paysan n’était meilleur entre l’Oder et le Rhin qu’outre-monts, outre-Rhin ni, surtout, outre-mer. L’Empire ne disposait pas de ces immensités de terres vierges qui font la richesse éminente et le rôle mondial d’une Russie, d’une Argentine ou d’un Canada. Il n’avait pas, et de beaucoup, l’étendue de champs labourés qui assureront toujours un rôle de premier plan aux Etats-Unis, aux Indes, à la Chine. Il n’avait, d’autre part, ni une Égypte, ni une Chaldée, ni une Roumanie, ni une Lombardie, pas même une Beauce ou une Campanie, aucune de ces terres de labour épandues sous les irrigations d’un fleuve divin bu les faveurs d’un ciel souriant, sous les fontes d’un glacier ou les cendres d’un volcan[6].

C’était la technique des engrais minéraux qui avait fait de l’Allemagne moins un terrain qu’un lieu de culture intensive, sur lequel les savans dosages produisaient, comme sur la table inerte d’un laboratoire, le résultat scientifiquement prévu. Mais en n’importe quel lieu des climats tempérés, la même culture scientifique pouvait donner les mêmes résultats, si elle était faite aussi soigneusement et méthodiquement. Que le soin et la méthode des Allemands pussent leur conserver quelque supériorité, c’était un bien mince écart et qui ne pouvait plus leur donner le premier rang dans le monde. Dans l’Allemagne et dans le monde de 1900 déjà, l’agriculture allemande ne trouvait plus pour ses produits les prix rémunérateurs d’autrefois, et elle était concurrencée chez elle par les grains étrangers, et elle était lourdement grevée chez elle par les prix de sa main-d’œuvre.

A mesure, en effet, que de plus nombreux et de plus grands ateliers augmentaient leurs offres d’ouvrage et de salaires, on voyait affluer dans les villes les travailleurs des campagnes, et dans les régions industrielles les émigrans des pays agricoles, en particulier dans le bassin de la Ruhr et dans les provinces rhénanes cette paysannerie slave de l’Oder et de la Vistule que le hobereau prussien considérait et traitait toujours comme une serve attachée à la glèbe : c’est par centaines de milliers que les Polonais prussiens venaient, — tels nos Bretons dans Paris, — se masser en quartiers spéciaux dans les grands centres de l’Allemagne occidentale. Quand l’agriculture prussienne aurait eu le plus grand besoin d’augmenter ses salaires pour conserver ses ouvriers, les traités Marshall-Caprivi faisaient entrer les seigles et les avoines, — les deux principales récoltes de l’Empire après les betteraves et les pommes de terre, — les fourrages et le bétail vivant, par toutes les frontières de terre et de mer, et les droits de douane étaient insuffisans à défendre les cours. La pomme de terre s’étant mieux tenue, l’Allemagne en pouvait encore exporter avec profit chez ses voisins. Mais les sucres tombaient d’une chute sans arrêt, devant la production croissante du monde :

PRIX DU SUCRE DANS LE COMMERCE DU GROS


1880 1885 1890 1895 1901
Cologne 64,9 50,2 35,6 31,4 20,7
Magdebourg 62,6 47,8 34 29,9 19,1

Ah ! les temps de bonne mémoire où, sous le grand Chancelier, l’agriculture était dans la joie, temporibus bonæ recordationis magni Caroli !…

« La législation économique de l’Empire avait deux moyens de tenir compte de ce bouleversement, écrit M. de Bülow. Elle pouvait accorder toute son aide à l’industrie et au commerce, qui grandissaient avec aisance, et pousser l’Allemagne vers sa transformation en un État exclusivement industriel et commercial, en abandonnant à son sort l’agriculture. Ou bien elle pouvait créer pour l’agriculture une compensation à la rigueur des temps et combattre la transformation de l’Allemagne en un État industriel pour conserver une agriculture vigoureuse à côté d’une puissante industrie. »

C’est au premier de ces deux partis que l’expérience quotidienne avait amené l’Angleterre du XIXe siècle : pour devenir la plus grande usine et le plus grand comptoir de l’univers, elle avait dû assurer à son industrie et à son commerce le ravitaillement le plus intense et aux plus bas prix, ne voir dans les fournisseurs que leurs offres et non pas leur nationalité ; elle avait en lin de compte sacrifié l’agriculture anglaise, qui ne pouvait produire que beaucoup plus cher, aux agriculteurs du Continent et de l’univers, qui nourrissaient les Anglais et leur usine au meilleur marché possible.

C’est au second parti que, devenu chancelier, s’arrêta M. de Bülow ; il établit en conséquence son tarif douanier de 1902 : « Avec les lois douanières de 1902, écrit-il, j’ai pris ce chemin en toute connaissance de cause et par intime conviction qu’une agriculture prospère nous est indispensable du point de vue économique, mais plus encore du point de vue national et social. Je demandais, il y a quelques années, à un parlementaire de la gauche libérale : « Si les mauvais jours survenaient, soit une guerre acharnée, soit une révolution sérieuse, pensez-vous qu’à l’heure du danger, les forces qui ont fait la grandeur de la Prusse puissent être complètement remplacées par nos nouvelles couches sociales, commerçantes et industrielles, quelles que soient leurs qualités et leurs capacités ? » Mon antagoniste politique et ami personnel réfléchit un instant et dit : « Vous avez raison : gardez-nous l’agriculture et même le hobereau. »

Mais conservant le hobereau et maintenant l’agriculture, peut-être aurait-il fallu renoncer à cette conquête industrielle et commerciale de l’univers à laquelle l’Angleterre du XIXe siècle avait dû sacrifier son squire et son gentleman-farmer. L’Angleterre avait pourtant sur l’Allemagne des avantages naturels qui auraient dû lui épargner ce sacrifice ; mais les nécessités immanentes, la force irrésistible des choses, le lui imposèrent, et quand, à la fin du XIXe siècle, l’impérialisme de M. Chamberlain se proposait de restaurer l’agriculture anglaise, il acceptait aussi de renoncer à l’exploitation du monde pour ne garder qu’un commerce « panbrilton » derrière les tarifs protecteurs d’un empire unifié. L’Allemagne de M. de Bülow se crut bien plus forte que l’Angleterre de Robert Peel : n’ayant que deux bras comme tous les humains, elle voulut porter sur l’un une lourde et grosse agriculture, sur le second une colossale industrie et sur le troisième un commerce universel ; exigeant de ses usines la production la plus intensive pour alimenter son comptoir mondial, elle voulut ne leur fournir les matières premières qu’au prix le moins bas, la main-d’œuvre qu’au gage le plus cher et la nourriture de cette main-d’œuvre qu’aux cours les plus hauts…

Du moins, la politique douanière de M. de Bülow ranima l’agriculture allemande et ramena les beaux prix de Bismarck. Le seigle, qui se vendait 187 marks en 1880, 170 en 1800 et 142 en 1900, rebondit à 160 en 1906, à 168 en 1911 et, de 1905 à 1913, ne descendit jamais plus bas que 151. La courbe des autres céréales fut la même ; la baisse du sucre s’arrêta, et celle de l’alcool pareillement, et le hobereau fut heureux, et il eut beaucoup d’enfans pour le service du roi de Prusse. Mais le patron cria au renchérissement, et l’ouvrier à la famine, et, les nouveaux droits étant plus élevés encore sur la viande que sur les grains, on eut dans tout l’Empire la « crise de la viande. » Il aurait fallu que les bénéfices de l’industrie et du commerce leur permissent une hausse importante de tous les salaires. Mais les temps n’étaient plus où la main-d’œuvre allemande était réputée pour ses accommodemens faciles : le travailleur allemand avait peu à peu conquis des salaires de beaucoup supérieurs à ceux des autres Continentaux, à peine inférieurs à ceux des Anglais. Et pour les mêmes raisons que l’agriculture, mais plus rapidement encore, l’industrie allemande était en train de perdre en Europe et dans le monde son incontestable supériorité.

La technique industrielle est encore moins attachée à un soi ou à un tempérament national que la technique agricole. L’homo sapiens pouvant se rencontrer dans toutes les communautés humaines, l’industrie savante recrutait partout des adeptes, sitôt qu’elle apparaissait comme une condition de succès, — à plus forte raison, quand elle devint une condition de vie. Au cours du XIXe siècle, l’empirisme anglais avait encore laissé dans le succès industriel une grande place à l’improvisation et au petit bonheur. Mais au début du XXe, c’était vérité comprise sous toutes les latitudes que l’industrie nouvelle n’allait plus sans la science exacte et que, seule, une organisation prévue, combinée, chiffrée pouvait tirer désormais un rendement profitable des richesses ou des qualités naturelles, quelque grandes qu’elles fussent. Donc, pour survivre, l’industrie du Continent et, pour continuer de prospérer, l’industrie de l’Ile et, pour commencer de grandir, l’industrie transatlantique, bref, toute l’industrie des hommes blancs avait dû se régler sur le modèle germanique : c’est la leçon la plus claire que l’humanité eût rapportée de notre Exposition universelle de 1900 ; le monde entier y avait senti le besoin de s’acquérir cet outil de la science allemande, que, juste à la même heure, les Allemands avaient intérêt à exporter sous forme de modèles, de recettes ou d’initiateurs.

Le propre de l’industrie scientifique est de fabriquer, suivant des gabarits rigidement déterminés, des produits exactement pareils : toute exportation allemande fournissait donc au monde le modèle à copier. La découverte scientifique, d’autre part, est devenue sous les espèces du brevet d’invention une propriété susceptible, comme toutes les autres, de se vendre ou de se louer : l’inventeur allemand avait tout bénéfice immédiat soit à vendre son brevet au plus offrant, soit à le louer au plus grand nombre d’exploitans qui en voulaient ; la vente et la location mondiale des brevets devinrent deux grandes sources de gains allemands durant les années 1900-1910. Enfin, l’éducation scientifique et l’habileté technique sont, pour leurs détenteurs, des capitaux que l’on peut faire valoir, comme les autres, chez tous les peuples qui trafiquent ; mais elles rapportent beaucoup plus chez ceux qui en sont démunis : le technicien allemand fut appelé, accueilli et mieux payé qu’en Allemagne sur les places industrielles de l’univers entier ; autant que son argent à la France, que sa houille à l’Angleterre ou que son coton aux États-Unis, ce fut le technicien que l’humanité entière demanda à l’empire de Guillaume II. Dans l’Europe du XVIe siècle, on avait vu les imprimeurs allemands s’établir et devenir les ouvriers de la Renaissance éducatrice et littéraire. Dans le monde du XXe siècle, le chimiste, l’ingénieur et le clerk allemands activèrent partout la renaissance industrielle et commerciale. Cette exploitation mondiale de la science valait assurément de beaux profits au peuple allemand. Mais que devenait le monopole mondial de l’Allemagne ? Toute usine à l’allemande, ouverte sur un point quelconque de l’univers, lui faisait obstacle ; nombre de ces filiales n’attendaient que de grandir un peu pour battre leur nourrice, et certaines d’entre elles, établies en des lieux et sur des sols plus favorables, conquéraient une clientèle universelle, — aux dépens de l’Allemagne.

Car l’Empire était de moins en moins pourvu chez lui des richesses minérales et des matières textiles que réclamait sa conquête du monde : l’usine allemande devait tout faire venir des océans lointains ou des marchés anglo-saxons. L’Empire était aussi mal pourvu de ces sources d’énergie nouvelle que son technicien mettait à la place du charbon et de la vapeur, houille blanche, houille bleue et pétrole ; comparée à l’Italie, à la Roumanie, à la Suède, à la Russie, aux États-Unis, l’Allemagne n’en avait pas plus que de houilles noires, comparée à l’Angleterre. Aussi, la moindre usine à l’allemande, transportée sur la houillère anglaise, sur la cuivrière et la cotonnière américaines, sous les chutes de la Lombardie ou dans les champs pétrolifères des Alleghanys, était comme la semence d’un arbre tirée d’un sol ingrat et implantée dans le terrain le plus propre à sa vigoureuse croissance.

L’Angleterre de 1905 était guérie de sa crise d’impérialisme. Elle se remettait à l’effort studieux, aux livres, aux calculs, au laboratoire ; elle reprenait sa place dans les découvertes et les applications scientifiques. La France de l’automobile et de l’aéroplane, de la bactériologie et de la télégraphie sans fil retrouvait l’admiration et la confiance de l’univers, et quand l’humanité cherchait maintenant des yeux l’usine la plus moderne, la plus docile aux suggestions de la science, la plus apte et la plus prompte à en tirer parti, ce n’était plus vers l’Allemagne de Krupp qu’elle regardait : c’était vers l’Amérique d’Edison. La technique parfaite avait été le monopole de l’Allemagne bismarckienne : il ne restait à l’Allemagne de Guillaume II que celui du Kolossal. Or, ici encore, l’exemple et les vicissitudes de la marine marchande pouvaient donner les indications les plus dignes de foi sur l’aboutissement du « nouveau cours. »

Cette marine avait mis tout son avenir dans le Kolossal, croyant que plus ses cales prendraient d’ampleur, ses machines de chaudières et ses hélices de tours à la minute, et plus vite elle arriverait à la conquête du monde. Après les navires de 26 000 tonneaux, elle avait lancé ceux de 30, 35, 40 et 45 000 ; elle triomphait enfin et battait tous les records avec ses Imperator de 50 000. Mais voici que le Kolossal faisait faillite sur les océans : à quadrupler, décupler le coût et les frais d’un navire, on en quadruplait rarement et l’on n’en décuplait jamais les revenus ; au-delà de certaines limites, l’effort humain ne paie plus ; au-delà d’une certaine altitude, le kolossal Mont-Blanc ne porte ni moisson, ni forêts, et nulle part, dans le monde d’aujourd’hui, l’élevage du mammouth ne couvrirait ses frais.

« Rien de trop, » disait la sagesse expérimentale des Hellènes, qui se moquaient volontiers des montagnes qui accouchent et, plus encore, des hommes qui veulent accoucher d’une montagne. Hambourg pensait désormais à réduire le tonnage de ses monstres et même commençait de les revendre à n’importe quel prix : ils travaillaient d’autant plus à perte qu’ils travaillaient à plus fort rendement ; toutes cales pleines, c’était le déficit énorme ; mi-cales vides, c’était presque le bénéfice. Seule, la houillère anglaise, la salpêtrière chilienne ou la Russie pétrolière pouvaient remplir avec profit des cales aussi gigantesques, parce que la masse de leurs produits naturels, et non la valeur de leur travail humain, faisait leur richesse. Mais le pauvre sol et le médiocre sous-sol de l’Allemagne ne portaient qu’une humanité énergique, habile, savante : elle ne pouvait fournir au monde que les produits limités d’un ancien monopole intellectuel qui disparaissait de jour en jour.


L’usine allemande, de 1905 à 1910, gardait pourtant quelques grandes spécialités, dont l’Europe et le monde s’efforçaient vainement d’acquérir le profit. L’optique allemande, les drogues et les couleurs allemandes avaient dans l’univers des concurrentes ; elles n’avaient pas encore de rivales. Mais, en cette Allemagne, dont la science avait fait naguère le triomphe, c’étaient maintenant les industries les moins rigidement techniques, les plus unwissenschaftlich, les moins scientifiques, qui demeuraient les plus profitables : dans toutes les autres, il apparaissait clairement que si un peu de science conduit à la fortune, et beaucoup de science, à la prospérité, trop de science peut nuire à l’industrie autant que trop de lumière à l’œil, ou trop d’oxygène au poumon.

Science et industrie ne sont pas termes synonymes, ni besognes semblables. Le savant s’applique à produire le plus mathématiquement, le plus directement et le plus grandement qu’il se peut ; il ne descend presque jamais au vil calcul des revenus et des dépenses : il veut créer, non gagner, ou, du moins, c’est de création plus que de bénéfices qu’il s’inquiète. L’industrie est moins grande dame : obligée de gagner sa vie, elle doit produire le plus économiquement, le plus simplement, et régler ses entreprises et ses frais, non pas sur des désirs de perfection ou des calculs de pure logique, mais sur les capacités et sur les demandes de sa clientèle.

On nous a fait, depuis vingt ans, bien des descriptions critiques ou flatteuses de l’usine allemande. Je n’en connais pas de plus exacte et de plus accessible au grand public français que le second livre de M. Victor Cambon, l’Allemagne au travail. L’auteur avait étudié l’Allemagne de 1887 en un premier ouvrage, où l’essor industriel de nos voisins était annoncé. Son second ouvrage en donnait, avec la courbe, quelques-unes des raisons les plus importantes. Cet homme du métier trouvait presque toujours à louer, rarement à blâmer. Mais, en 1908-1909, quand il écrivait son livre, les méthodes allemandes n’avaient pas encore produit toutes leurs conséquences et, posant les principes, l’auteur ne pouvait pas constater les résultats qui nous apparaissent aujourd’hui.

« L’usine allemande, dit M. Cambon, est généralement une très grande usine. Disparus, les établissemens exigus, vieillots, rapiécés, où des verrues successives ont poussé pour cause d’agrandissement sur la construction primitive. On laisse à d’autres pays le culte de ces souvenirs d’un autre âge : le patron allemand préfère démolir et déplacer ses vieux ateliers, parce qu’il estime plus coûteuses que les intérêts d’une reconstruction l’incommodité et les mains-d’œuvre excessives, inséparables d’une distribution irrationnelle. »

Scientifiquement, c’est là un excellent principe : la table rase a toujours été le seul terrain d’une spéculation vraiment scientifique. Mais la spéculation industrielle doit tenir compte d’autres nécessités. La science peut dédaigner le passé, n’étudier que le présent, ne regarder que l’avenir. L’avenir en industrie, c’est le rendement, la rémunération du capital engagé ; le présent, c’est ce capital à fournir ; mais le passé, lui aussi, est là, sous forme de capital précédemment dépensé, et tant que le passé n’a pas été amorti, il a des exigences que l’industriel ne néglige pas sans courir droit à la faillite. L’usine allemande a toujours considéré comme secondaire la question du présent, je veux dire du capital à engager ; elle a calculé au minimum la question de l’avenir, l’intérêt nécessaire ; elle a presque toujours négligé celle du passé, l’amortissement.

Devant un maître de forges de la Moselle, — raconte M. Cambon, — un jeune ingénieur exposait les résultats d’un procédé nouveau, en commençant par le coût de cette excellente innovation : « Vous renversez l’ordre, interrompit le patron ; dites-moi d’abord quels sont les avantages pour la qualité, l’économie, la rapidité ; vous me parlerez ensuite de la dépense, question secondaire, si les résultats la justifient. »

On peut dire que toute l’industrie allemande a été une spéculation scientifique de cette sorte : « Quand l’étude d’un procédé nouveau, — ajoute M. Cambon, — a démontré que son application donnera un résultat supérieur à 10 pour 100 du capital nécessaire, tous amortissemens compris, on peut être sûr qu’il est adopté, et l’exécution suit immédiatement la résolution ; il ne faut pas attendre que cette nouveauté ait vieilli. » C’est là encore une des règles fondamentales de la science, qui ne doit jamais ignorer, fût-ce un jour, la dernière vérité découverte ; car toute vérité vieillie a les plus grandes chances de tournera l’erreur. Mais sur quel barème solide un industriel peut-il calculer l’intérêt à 10 pour 100 d’un capital nécessaire, tous amortissenens compris, quand il lui manque la seule donnée indispensable, à savoir la durée de ces amortissemens ? Si l’usine allemande eût pris l’habitude de se renouveler tous les vingt ans de fond en comble, elle aurait eu les élémens de ce calcul. Si, de dix en dix ans, la technique évoluée lui avait imposé quelques innovations restreintes, elle aurait eu quelques méprises dans son bilan initial ; toutefois, à défaut de rester bon, le rendement eût encore été passable. Mais que deviendrait une science ou une industrie scientifique qui retarderait de vingt ans, de dix ans seulement ? Chaque jour apportant sa vérité ou sa technique nouvelles, et chaque année sa révolution, ce n’est pas de dix en dix années que l’Allemagne a depuis un quart de siècle fait table rase de ses anciennes installations ; c’est annuellement, ou presque… Que devenaient alors les « tous amortissemens compris ? »

Question plus grave encore : a-t-on jamais constaté dans l’expérience quotidienne qu’un revenu net de 10 pour 100 rémunérât et garantit suffisamment le capital d’une affaire industrielle ? Les plus audacieux parmi les capitalistes français ou anglais auraient-ils risqué beaucoup d’affaires de cette sorte, alors même que, dans leur public, ils trouvaient sans peine des capitaux à 4 ou 4 et demi pour 100 ? L’usine allemande empruntait à 6 ou 7, pour obtenir du 10 net, tous amortissemens déduits, mais tous risques compris !… En ces conditions, on peut douter que ses calculs de risques aient été plus sages que ses calculs d’amortissement, lesquels, en vérité, étaient rendus tout illusoires par la condition essentielle de sa vie même, par sa perpétuelle innovation scientifique. Or, cette même innovation rendait aussi difficile tout calcul des chances heureuses et malheureuses : c’est à l’user, au bout de huit ou dix campagnes, qu’un procédé fait la preuve de son rendement ; mais bien avant qu’une technique eût fait ses preuves, l’usine allemande était déjà à la suivante, ou même à une autre encore.

Les seules gens d’affaires qui travaillent avec leurs capitaux, sont prudens en leurs espoirs de succès, réservés en leurs audaces de risques, exigeans en leurs tables d’amortissement. Le crédit enfle les espoirs, endort les scrupules et les craintes, et quand les gens de science deviennent inventeurs, on sait quelle confiance ils donnent aussitôt à leurs calculs théoriques : où l’architecte d’âge et d’expérience ne concède que 40 ou 45 pour 100 à la résistance théorique de ses matériaux, l’ingénieur débutant en accorde 60 ou 70, et c’est la ruine de sa muraille qui vient, en lui prouvant son tort, lui donner le maniement des théories et de leurs chiffres.

La savante usine d’Allemagne avait eu la prétention de débuter sans tenir compte des habitudes antérieures : à l’empirisme anglais et au petit métier français, à l’industrie de recettes et d’art, elle substituait la technique chiffrée et, devant un appel de la science, elle se moquait de l’ignorance anglaise, de la prudence française, de la timidité capitaliste. Elle n’était pas riche et, vivant de crédit, elle avait la même audace pour les énormes capitaux qu’elle empruntait et pour le maigre surplus qu’elle y mettait de sa poche. Elle empruntait, empruntait sous mille formes : actions, obligations, chèques, doublemens, triplemens de capital. Elle trouvait des escompteurs inlassables dans les banques anglaises qui, de 1890 à 1900, s’étaient laissé enjôler comme leur gouvernement et qu’après 1900, les émissaires de Berlin et de Francfort continuaient de garder au service de l’ennemi : l’Angleterre de 1915 s’aperçoit que la finance allemande avait introduit ses délégués jusque dans le Conseil privé de la Couronne et que, depuis dix ans, un sir Ernest Cassel, à peine naturalisé, conseillait Sa Majesté anglaise pour le service du roi de Prusse ! En Amérique, combien de Germano-Américains jouaient le même rôle auprès des rois de l’or, de la viande, du cuivre, des chemins de fer ou du pétrole ! et combien de sociétés financières en France, auprès de Sa Majesté l’Epargne nationale ! Quand, après cette guerre, il faudra apurer nos comptes avec les banques étrangères, on verra combien chez nous se dérobaient au patriotisme de l’argent, qui exigeaient de notre peuple le patriotisme du sang et de l’impôt.

L’usine allemande empruntait. Le monde, fasciné par les victoires scientifiques de 1870-71, ne se lassait pas de lui prêter pour la conquête scientifique du marché mondial. « Les firmes allemandes, — dit M. Cambon (p. 52), — tout en distribuant de gros dividendes, mettent chaque année en réserves et en amortissemens des sommes énormes ; mais ces réserves et ces amortissemens sont en grande partie immédiatement réemployés en matériel ou en agrandissemens. L’industriel allemand est un joueur opiniâtre qui, lorsqu’il gagne, remet perpétuellement au tapis et qui, même quand il ne gagne pas, ne s’abstient que s’il n’a plus d’argent : que de fois j’ai entendu dire qu’on doit profiter des années de crise pour renouveler son matériel ! »

Cette spéculation effrénée reposait sur le plus colossal crédit qu’industrie eût jamais rencontré dans son pays et dans l’univers : tant que durait l’admiration reconnaissante, mais un peu naïve, des marchés voisins, où l’usine allemande jetait ses produits à bas prix, tant que durait aussi le prestige et, pour parler franc, la crainte de l’invincible Empereur, l’argent ne manquait jamais à ces tenaces joueurs d’outre-Rhin.Mais, à partir de 1905, le discours de Tanger, qui faisait tant de bruit et si peu de besogne, commença de ranimer les courages des peuples et les défiances des financiers ; puis de 1905 à 1911, chaque bravacherie du divin Empereur, qui débridait les rires irrespectueux de la foule, fit froncer les bourses des prêteurs, et le coup d’Agadir eut pour corollaire un coup de banque qui faillit faire sauter tout l’édifice impérial : brusquement, l’Allemagne dut rembourser une partie, une faible partie de ses emprunts, et l’on vit sur quel terrain mouvant reposait en réalité cette façade monumentale.

Le coup de pédale vigoureux et pressé, « l’emballage » au tournant du vélodrome est le seul moyen pour le coureur cycliste de garder la corde et même de conserver son équilibre, lequel, d’ailleurs, ne se maintient que par le mouvement et tombe au premier arrêt. Au tournant difficile de 1911, la machine allemande exigea un coup d’emballage, colossal lui aussi… Mais à peine Agadir était-il franchi que les guerres balkaniques en exigeaient un autre, puis un autre encore. Au bout de tous ces tournans, apparaissait la dislocation de l’empire austro-hongrois et la perte pour l’usine allemande de ce client commode, dont la vassalité commerciale était plus complaisante encore que la vassalité diplomatique.

Déjà tous les prêteurs de l’Allemagne commençaient de montrer un peu plus de réserve, et l’épargne française, reprise enfin de confiance patriotique, refusait aux intermédiaires suisses ou autrichiens l’aide que, si généreusement, elle leur avait donnée jusque-là. La victoire impériale avait fait la fortune de l’usine et du comptoir allemands. Les échecs impériaux les mettaient en mauvaise passe. Dès 1911, bien des pessimistes d’outre-Rhin ne voyaient de salut économique que dans un nouveau baptême de gloire militaire. Quelques-uns même disaient à mi-voix que le joueur allemand, après les vingt années de cette partie industrielle et commerciale, n’avait plus qu’un moyen de régler ses différences : sortir son revolver et exiger de l’assistance une rançon qui, d’un seul coup, éteindrait tout le passé, assurerait le présent et même le plus lointain avenir ; dans les poches de la France, que trois semaines de campagne jetteraient bas sans peine, on trouverait une vingtaine, une trentaine de milliards, dix pour solder les frais et les réparations de l’armée, dix pour solder les installations de l’industrie et du commerce, et dix pour mettre la flotte en état de mener sur mer une prochaine opération, qui serait contre l’Angleterre de 1920, après la petite guerre continentale de 1914, ce qu’avait été l’opération de 1870 contre la France, après la petite guerre autrichienne de 1866… La guerre, toujours la guerre : c’est sur cette perspective dernière que s’ouvrent toutes les avenues de l’Allemagne impériale.


Mais en 1911, il semble que les grands chefs de la diplomatie, de la politique et de l’économie allemandes n’étaient pas encore ralliés à ces vues : malgré la raideur et la brusquerie de tous ces tournans, ils croyaient qu’un nouvel effort en viendrait à bout ; ils conservaient leur confiance dans la solidité de la machine et dans la vigueur de leur peuple ; ils étaient toujours sous le charme de formules qu’ils croyaient les plus scientifiques, donc les plus avantageuses du monde.

« A première vue, dit M. V. Cambon, le système industriel de l’Allemagne parait être onéreux : les sociétés enfouissent en matériel coûteux et incessamment renouvelé des sommes effrayantes. Mais si une usine « moderne » peut faire avec cent ouvriers le même travail qu’une usine ancienne avec deux cents, il est facile de voir que la première a un avantage annuel sur la seconde ; car l’usine ancienne aura dépensé, je suppose, en matériel 500 000 francs de moins que la moderne, ce qui représente, à l’amortissement de 10 pour 100, une économie annuelle de 50 000 francs ; mais comme, chaque année, elle paie 100 000 francs de plus de salaires, elle est en retard finalement de 50 000 francs par an sur la moderne. » Mais, pour économiser par an 100 000 francs de salaires, ce n’est pas 500 000 francs qu’il faut mettre à moderniser une industrie : c’est plusieurs millions, — et du train dont allaient en Allemagne les modernisations successives, ce n’est pas à 10 pour 100 qu’il aurait fallu amortir, c’est à 20 ou 25. Au minimum, deux millions de dépenses, amorties seulement à 15 pour 100, donnaient une charge annuelle de 300 000 francs, en regard de l’économie de 100 000, — laquelle ne se réalisait jamais.

Si l’usine modernisée, en effet, eût licencié une partie de son personnel, c’est la voisine, la concurrente qui l’eût embauché : dans le bilan global de l’industrie allemande, les gages de la main-d’œuvre n’eussent donc pas baissé. Mais, en pratique, l’usine modernisée gardait tous ses ouvriers ; seulement, pour couvrir à la fois ses frais anciens et les nouveaux, elle doublait ses machines. Chaque modernisation était donc un nouvel « emballage » dans cette création intensive. Et chaque jour, il fallait fabriquer davantage pour pouvoir le lendemain fabriquer encore plus. Et la vieille devise hanséatique, à peine modifiée, pouvait être gravée désormais sur la porte de toute grande usine : Fabricare necesse est, vivere non est necesse.

Mais quand on fabrique, il faut vendre et, quand on double la fabrication, doubler la vente et, quand on a sa plus grosse clientèle au dehors, doubler annuellement son exportation, et, quand on n’a pas chez soi les matières premières, augmenter d’autant son importation ; au bout du compte, il faut subir de plus en plus les exigences du fournisseur étranger et les fantaisies du client mondial. Un horloger de la Forêt-Noire m’expliquait dès 1907 combien les unes et les autres rognaient déjà sur les bénéfices et même sur le salaire vital de son industrie.

Aux temps bismarckiens, il fabriquait, bon an mal an, vingt-cinq mille pendules dont il vendait les quatre cinquièmes, dans l’Empire et un cinquième au dehors. L’Empire alors était démuni et se meublait ; les fabriques de pendules étaient encore peu nombreuses en Allemagne ; les tarifs protecteurs écartaient la concurrence étrangère : vingt mille pendules se vendaient sans peine et bien sur le marché allemand et couvraient tous les frais de l’affaire. Les cinq mille pendules de reste, c’était le bénéfice clair et net : on les plaçait dans le monde, surtout en Angleterre, sans grand profit assurément sur le prix de revient ; mais cinq mille pendules à dix marks seulement versaient à l’inventaire cinquante mille marks de bénéfice net.

De 1890 à 1900, notre homme doubla sa production annuelle, tandis qu’autour de lui, des concurrens ouvraient fabrique. Mais l’Empire commençait à avoir des pendules dans toutes ses maisons et, quelque fragile que fût la camelote allemande, une pendule faisait encore bien dix ou vingt années, et l’Empire était inondé de pendules badoises ; d’où baisse de clientèle et baisse de prix à l’intérieur : l’usine ne couvrit plus, avec le marché allemand, que les trois quarts de ses frais ; le marché mondial dut lui fournir le reste avec les bénéfices. Mais, là encore, la concurrence allemande opérant, il fallut vendre à des cours de plus en plus bas et subir des conditions de paiement de plus en plus onéreuses. N’importe : à l’inventaire, il restait encore des bénéfices nets ; mais ils n’atteignaient plus les cinquante mille marks d’autrefois ; la production doublée les diminuait, au contraire, de 25 pour 100.

De 1900 à 1905, notre homme fit plus que doubler sa production, et tous ses voisins et concurrens firent de même. Le résultat final fut conforme à celui des dix années précédentes : à production doublée, vente doublée en des conditions deux fois moins bonnes et à une clientèle où le monde extérieur tenait trois et quatre fois plus de place ; or, le monde, habitué à payer le produit allemand à vil prix, lui refusait les hausses qu’il consentait aux similaires anglais et français, parce que le propre de ceux-ci est d’être coûteux, mais que l’autre doit être bon marché : « En comptant à la française, — ajoutait ce Badois, élevé en Suisse et habitué aux mœurs de ses correspondans de Franche-Comté, — je ne tire plus le 4 pour 100 net du capital engagé. Mes voisins vous diront qu’ils obtiennent, eux, du 12 et du 14 ; c’est qu’ils calculent à l’allemande, en ne tenant compte que du capital initial ; quand leur usine, partie avec 100 000 marks, leur donne aujourd’hui 15 000 marks de bénéfice net, ils crient au 15 pour 100 ; mais ils oublient qu’entre le départ et l’arrivée, ils ont laissé dans leur affaire, comme moi dans la mienne, dix années de bénéfices ou rapporté 200, 300 000 marks de capital nouveau, — ce qui donne, à la française, du petit 4 pour 100, en attendant moins encore. »

Le prix des pendules baissait ; le prix des fournitures montait, et ce consommateur de cuivre était effaré par les cours des quatre dernières années : 126 en 1904, 149 en 1905, 186 en 1906, 188 en 1907 ! Et il fallait trouver de l’argent pour moderniser toujours le matériel, pour doubler encore la production et les salaires, doubler par suite l’engorgement du marché ! Vers 1890-1895, on pouvait porter des pendules à Londres, En 1907, on voyait reparaître à Berlin les pendules anglaises et apparaître à Hambourg les pendules américaines, et les anglaises avaient pour elles la mode ou le snobisme, la préférence des gens riches, et les américaines avaient derrière elles cette formidable organisation du Nouveau-Monde, où la science à l’allemande travaille sur des ressources décuplées, avec des capitaux centuples ! Bientôt il faudrait vendre sans profit ou même à perte dans l’Empire comme dans le reste du monde.

Aussi dès 1907, ce pacifique Badois conseillait à ses amis de France de s’entendre au plus tôt avec l’Empereur pour fermer le marché continental à tous les intrus d’outre-mer ; sinon, la Kultur allemande, qui avait créé son industrie pour porter les arméniens de son Empire, serait bien obligée, — disait-il, — de mettre en œuvre ces armemens pour soulager et même sauver son industrie.

« Zollverband, Association douanière, » avait dit Guillaume II à ses Berlinois de 1891. En 1907, notre horloger eût considéré le Zollverband continental comme le salut des horlogers badois, de tous les industriels allemands, et comme le paradis de leur clientèle européenne, qui jouirait ainsi, pleinement, des produits de la Kultur et des bienfaits de l’organisation germanique. Mais il savait que le paradis n’est pas de ce monde : il se fût donc contenté d’un Kartellverband, d’une association internationale de kartells nationaux sous l’arbitrage des grands kartells germaniques.

Le kartell est une association des producteurs de même spécialité, qui s’imposent à eux-mêmes un quotient maximum de production ou de vente et qui veulent imposer des prix minima à leur clientèle. Le kartell fut une commodité de l’ère bismarckienne : il est devenu une nécessité du « nouveau cours. » C’est que, durant les vingt années dernières, une dissociation de plus en plus grande s’est faite entre l’industrie et le commerce allemands, même à l’intérieur d’une seule affaire : « La direction technique des firmes, dit M. V. Cambon, est le plus souvent distincte de la direction commerciale ; quelquefois même, industrie et commerce forment deux sociétés différentes, l’une étant chargée de vendre les produits fabriqués par l’autre ; on vise par-là à éviter les conflits journaliers, si fréquens dans les deux services. » On évite peut-être les conflits journaliers ; mais on évite aussi cette entente de toutes les heures, sans laquelle l’industrie ne répond plus aux demandes du commerce et, surtout, les dépasse : la production arrivant à ne plus avoir de rapport avec les besoins du marché, ce n’est plus la demande qui règle l’offre ; c’est l’offre qui prétend régir la demande et, par le moyen du kartell, imposer ses exigences.

« Actuellement, — écrivait M. V. Cambon dès 1908, — la concurrence est telle sur le marché allemand ou mondial que les producteurs ne comptent plus pour faire fortune sur les produits courans et classés : à moins qu’elle ne soit protégée par des kartells ou à moins de situation exceptionnelle, une industrie ordinaire ne peut plus prospérer. »

Les premiers admirateurs du kartell allemand en faisaient ressortir les différences avec le trust américain[7] : le trust, arme de domination et souvent de banditisme commercial ; le kartell, honnête et pacifique outil de réglage et de conciliation, pacte de fraternité entre producteurs diligens, qui ne cherchent qu’à se défendre contre les fantaisies de quelques spéculateurs ou contre l’avarice de leurs cliens. Aux temps pacifiques de Bismarck, le kartell a pu avoir ce rôle vertueux : il s’agissait alors de partager entre producteurs allemands la clientèle du seul marché allemand, qu’enfermait un tarif protecteur. Mais, du jour où le marché mondial devenait le champ des ambitions allemandes, que pouvait faire le kartell, sinon d’offrir à tous les producteurs du monde la fraternité ou la mort ? Et quand les puissans kartells du charbon, de la métallurgie, de la navigation, etc., avaient dans la personne et dans l’entourage de l’Empereur des actionnaires aussi âpres au gain que prompts à la menace, on devine la prise que leurs exigences pouvaient avoir sur la politique impériale.

En 1914, les grands kartells ont joué, dans cet Empire féodal de Guillaume II, le rôle que jouaient les grands féodaux dans les temps du Saint-Empire romain-germanique : ce sont eux qui ont remontré au Maître que leurs bénéfices épuisés ne pouvaient plus nourrir leur fidélité et celle de leurs gens, que l’Allemagne de 1914, comme celle de 1114, ne pouvait plus vivre sur elle-même, et qu’il lui fallait le servage du voisin. Un organisme économique, spécial à l’Angleterre de 1880-1900, la Company limited, avait lâché l’essor à l’impérialisme chamberlaniste et causé directement la guerre sud-africaine[8]. C’est l’organisme spécifiquement allemand du kartell qui est l’auteur responsable de la guerre présente. Guillaume II n’a fait qu’obéir aux sommations de ses bénéficiers : en juin 1914, un ministre de France prévenait son gouvernement que la réunion des grands métallurgistes à Dusseldorf réclamait la guerre comme le seul moyen de liquider la situation présente et d’apurer les dettes, les formidables dettes de l’industrie allemande, en mettant tout le marché continental sous le contrôle des kartells germaniques.

Notre grand public s’étonne parfois que la riche, prospère et grandissante industrie d’outre-Rhin n’ait pas empêché son gouvernement de nous déclarer cette guerre qui pouvait la ruiner, elle, et ne pouvait en aucun cas la servir, puisque d’ores et déjà la domination économique de l’Europe et du monde lui semblait réservée. La vérité est que le « nouveau cours » ayant conduit toutes les affaires allemandes au bord de la banqueroute, la guerre de 1914 fut le saut dans l’inconnu pour tâcher d’éviter la chute dans l’abîme. La faillite ou le brigandage ; la ruine allemande ou la servitude européenne : c’est à ce dilemme que les conceptions féodales d’un Guillaume II amenaient, en 1914, l’empire bismarckien, et c’est de ce point que l’on comprend mieux le sens presque divinatoire de telle grosse raillerie berlinoise.

Depuis dix ans déjà, le bon peuple de Berlin s’étonnait et s’inquiétait parfois d’avoir en Seine Majestät, non seulement un héros d’opéra wagnérien et un avide financier, un Siegfried Mayer, mais un trafiquant doublé d’un fanatique, un Shylock Mercator… En 1914, aucun juge de Venise ne put arrêter Shylock dans ce qu’il appelait la revendication de son droit : il entreprit donc de lever sur l’Europe sa belle part de viande rouge, en prenant à témoin le vieux Dieu d’Abraham et de Jacob que, certes, « il ne l’avait pas voulu, » mais que l’opération était indispensable à la fortune de ses fidèles, à sa parole impériale, et peut-être pensait-il vraiment l’achever sans répandre une once de sang.


VICTOR BERARD.

  1. Voyez la Revue des 1er, 15 février et 1er juillet et du 15 septembre1915.
  2. PRODUCTION ALLEMANDE (en milliers de tonnes)

    181-75 1876-80 1885 1890
    Sels de potasse 454 698 920 1 274
    Betteraves 2 925 4 224 4 936 5 093
    Sucre brut 249 372 1 123 1 213


    PRODUCTION A L’HECTARE (en quintaux)

    181-75 1876-80 1885 1890
    Betteraves 234 272 302 329


    TENEUR D’UN QUINTAL DE BETTERAVES (en kilogrammes)

    181-75 1876-80 1885 1890
    Sucre 852 874 1 079 1 236
  3. PRODUCTION ALLEMANDE (en millions de tonnes)

    1871-75 1876-80 1885 1890
    Charbons 44,1 52,2 73,6 89,2
    Fer brut 1,9 2,1 3,6 4,6


    PRODUCTION EUROPEENNE DE CHARBONS (en millions de tonnes)

    Allemagne Autriche-Hongrie Russie France et Belgique Grande-Bretagne
    1886 73 20 4,5 37 160
    1891 94 29 6,2 44 188


    PRODUCTION EUROPÉENNE DE FER BRUT

    Allemagne Autriche-Hongrie Russie France et Belgique Grande-Bretagne
    1886 3,5 0,7 0,5 2,2 7
    1891 4,6 0,9 1 2,6 7,5
  4. COMMERCE SPECIAL DE L’ALLEMAGNE (en millions de marks)

    1901 1905 1909 1913
    Importations 5 710 7 436 8 526 10 770
    Exportations 4 512 5 841 6 594 10 096


    Pour mesurer ce bond colossal, il faut se reporter aux chifTres de l’AHemagno bismarckienne :

    1872 1886 1900 1913
    Importations 3 266 2 877 6 043 10 770
    Exportations 2 493 2 983 4 752 10 096
  5. COMMERCE DE L’ALLEMAGNE EN 1913 (en millions de marks)

    Europe continentale Empire britannique Etats-Unis Totales
    Importations 5 013 2 262 1 711 10 770
    Exportations 6 239 1 886 713 10 096
  6. SUPERFICIE TERRITORIALE ET ARABLE DES DIFFÉRENS PAYS (en milliers d’hectares)

    Pays Année Territoire Cultures Forêts
    Allemagne 1900 54 064 35 055 13 995
    France 1912 52 952 36 815 9 886
    Russie d’Europe 1887 515 779 210 47 168 076
    Etats-Unis 1910 770 250 193 626 220 000
    Inde anglaise 1911 249 441 109 702 32 773
  7. Voyez là-dessus le livre de M. Paul de Rousiers, Les Syndicats industriels de Producteurs, Paris, 1901.
  8. Voyez là-dessus mon livre, L’Angleterre et l’Impérialisme, Armand Colin. 1901.