L’Éternelle Allemagne
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 28 (p. 158-196).
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III

DE BISMARCK À GUILLAUME II


« Sous la direction de Bismarck, mainte chose était accessible et possible qu’il faut aujourd’hui rayer sans bruit du domaine des possibilités. Bismarck était lui-même un antécédent politique : il est déraisonnable aujourd’hui de demander des procédés et des entreprises pour lesquels cet antécédent fait défaut ; il faut que nous prenions d’autres chemins et que nous trouvions l’énergie et la volonté d’arriver au but sans avoir Bismarck pour guide. » Ainsi parle M. de Bülow, et c’est une maxime, qui souvent reparaît dans son livre, que, sans Bismarck, on ne saurait gouverner comme Bismarck l’empire qu’il avait taillé à sa mesure : « Bismarck pouvait enfreindre toutes les règles et attendre un prompt résultat d’une résolution des plus audacieuses ; nous, qui ne pouvons pas nous permettre cela aujourd’hui, nous sommes forcés de recourir à un travail incessant et raisonné. » Et c’est un dur travail, pensait M. de Bülow, une tâche presque impossible que maintenir sans Bismarck l’œuvre bismarckienne, l’hégémonie de Berlin à la mode de 1871.

À vrai dire, cette œuvre bismarckienne n’a pas survécu à son ouvrier : tant qu’il fut au pouvoir, il la prolongea et, durant vingt années de constantes audaces contre toutes les règles du bon sens et contre toutes les lois de l’équilibre politique, il soutint cette gageure d’un empire national-libéral où ni le pouvoir de l’Empereur, ni les volontés de la Nation, ni les droits les plus élémentaires de la Liberté ne pouvaient coexister avec les résolutions du Chancelier tout-puissant. De 1871 à 1890, l’Empire fut Bismarck. Lui tombé, l’État qu’il avait fondé subsista de nom ; mais de 1890 à 1914, cet État vécut sous un régime plus différent du régime bismarckien que ne le furent l’un de l’autre, en France, l’empire de Napoléon III et celui de Napoléon Ier ; seulement, en Allemagne, la différence était, pour ainsi dire, invertie.

En France, l’empire de Napoléon III avait été un essai malheureux de moderniser l’autocratie napoléonienne et de rendre plus libérale, — en apparence tout au moins, — cette lourde machine à compression. En Allemagne, ce fut tout le contraire. L’empire bismarckien avait été une aussi lourde machine de pouvoir personnel, où, le Chancelier faisant fonctions de tout, étant à la fois Empereur, Ministre et Nation, toute Liberté se réduisait à son plaisir ; mais une apparence de régime moderne et constitutionnel recouvrait cette réalité ; un voile de principes et d’institutions à la mode de 1789 trompait les désirs de ces peuples d’Allemagne, chez qui l’extrême obéissance succède toujours à l’extrême anarchie.

En 1890, Guillaume II veut expulser le Chancelier et installer Sa propre Majesté sur cette dunette du géant, d’où partent toutes les commandes et directions du nouvel Empire. Il réussit à prendre le poste. La discipline un peu servile de ses peuples lui permet d’en déloger Bismarck. Puis, durant un quart de siècle, de 1890 à 1914, la même servilité lui permet de se maintenir là-haut, mais non sans peines et sans risques : à deux ou trois reprises, il semble que l’audacieux ne pourra pas se cramponner à cette barre de commandement ; il est durement secoué, presque arraché. Plus les années s’écoulent, moins sa position s’affermit. De 1908 à 1914 surtout, les grands gestes et la grosse voix, l’agitation et l’irascibilité de ce pilote trahissent son malaise : il y a disproportion évidente entre la place et l’occupant. À la sérénité olympienne, aux manœuvres silencieuses et calmes du Vieux, on voit succéder les bascules et les pirouettes, les sautes de cap et de projets, les dangereuses prouesses d’équilibre. Après un quart de siècle, l’Empereur de 1914, qui a cinquante-cinq années d’âge, n’est encore dans l’estime de ses peuples que le jeune homme dont on attend merveille, à qui l’on fait toujours crédit, mais de qui l’on exige enfin quelques preuves de cette universelle capacité et de cette habileté souveraine, dont, quarante années durant, Bismarck avait renouvelé chaque jour les succès…

En fin de compte, la guerre de 1914 fut l’aboutissement de cet empire féodal de Guillaume II, comme la guerre de 1810 avait été l’aboutissement de l’empire libéral de Napoléon III. Car c’est aux pures traditions de la féodalité germanique que Guillaume II s’était efforcé de revenir, par réaction contre les apparences modernistes, révolutionnaires, de l’empire bismarckien. Comme il s’efforçait de chasser de ses menus les mots et les recettes de notre Cuisinier français, Guillaume II aurait volontiers expulsé de sa politique jusqu’aux termes et jusqu’aux formules que Bismarck avait empruntés à la France des Droits de l’Homme. Bismarck, à la mode de presque tous les bâtisseurs germaniques, avait eu un modèle français devant les yeux : c’est à Napoléon Ier qu’il se fût toujours reporté, s’il n’avait pas eu à compter avec les résistances de sa matière allemande. Guillaume II, tourné vers l’inoubliable Grand-Père, a regardé vers un modèle plus allemand encore et plus lointain dans le passé : le Saint-Empire romain-germanique[1].

Entre Bismarck et l’Allemagne, une sorte de pacte était intervenu pour la fondation du nouvel Empire d’abord, pour sa maintenance et sa gérance ensuite. Ce pacte n’avait pas été volontaire de la part de l’Allemagne : Bismarck le lui avait imposé « par le fer et le feu. » Mais c’est toujours par le fer et le feu que les bienfaiteurs de l’Allemagne lui ont prouvé leur dévouement : « notre » Luther, avant « notre » Bismarck, avait prêché contre les dissidens l’évangile des exécutions sommaires, et le premier unificateur des peuplades germaniques, Charlemagne, avait donné l’exemple dans son règlement des affaires saxonnes, en livrant d’abord le pays aux atrocités du glaive et du feu, puis en abandonnant le peuple aux foudres de ses évêques armés ; la Saxe, ce cœur immaculé de l’antique Germanie, s’était ralliée au culte du Christ et de César, dès qu’elle avait constaté que, de ses anciens dieux, « ni Thonar, ni Woden ne lui était plus d’aucun secours. »

Ainsi avait procédé Bismarck, les différences des temps amenant tout de même quelques différences dans les procédés. Ainsi, pareillement, s’était résignée l’Allemagne. Du jour où elle avait constaté que les anciens défenseurs des libertés germaniques, Vienne et Paris, ne lui étaient plus d’aucun secours, elle s’était ralliée au culte du Hohenzollern et au service de Berlin. Bismarck, d’ailleurs, appliquant pour une fois jusqu’au bout sa maxime que « l’affaire doit être avantageuse aux deux parties, » s’était efforcé de la rendre la moins désavantageuse, la plus acceptable qu’il se pouvait pour l’autre partie dont il avait contenté le désir principal.

L’Allemagne depuis 1813 désirait avant tout l’unité : elle venait d’épuiser en de longs siècles d’anarchie toutes les joies du particularisme. Car, après les quatre siècles de l’Ancien Empire (800-1200), secouant le joug de cet État à la romaine que, de Charlemagne à Barberousse, quatre dynasties s’étaient relayées à lui imposer, elle l’avait remplacé par une anarchie à l’allemande que, durant les six siècles et demi entre Barberousse et Napoléon, elle avait inlassablement disloquée, mais dont l’expérience et Napoléon l’avaient enfin dégoûtée pour longtemps. Charlemagne, Barberousse, Napoléon, Bismarck : aux quatre tournans décisifs de 800, de 1150, de 1800 et de 1850, ces quatre dieux termes de l’histoire allemande sont plantés pour marquer les quatre étapes de l’unité à la romaine, de l’anarchie à l’allemande, de l’unité à la française et de l’empire restauré.

Entre l’unité à la romaine de l’Empire carolingien et l’unité à la française de l’Empire bismarckien, six siècles de « libertés germaniques » (1250-1850) avaient renseigné l’Allemagne sur les malheurs des peuples divisés. À peine Birberousse avait-il disparu, que le petit-fils de cet illustre Grand-Père, Frédéric II de Hohenstaufen, avait dû promulguer (1281) le Statutum in favorem principum ecclesiasticorum et mundanorum, qui commençait de partager la souveraineté territoriale entre les grands propriétaires. Puis des fantômes d’empereurs, qui s’en allaient de place en place « plumant l’aigle impériale » pour en vendre la dépouille, avaient concédé aux seigneurs, aux prélats, aux villes, aux ligues, aux particuliers, tout ce qui pouvait rester de pouvoirs unitaires, et la Bulle d’Or (1359) avait fait de l’Empire un syndicat de sept électeurs. Puis durant des générations, le Habsbourg, pour acheter le titre impérial ou agrandir ses domaines, avait trahi ses devoirs d’empereur, et cent vingt ans de guerres religieuses, de la Réforme à la paix de Westphalie (1526-1648), avaient achevé l’ouvrage : les XVIIe et XVIIIe siècles avaient connu en Allemagne un ou deux milliers de souverains, tous sujets et membres de l’Empire, mais tous indépendans ou rebelles, et plus souvent ligués contre l’Empire avec les ennemis du dehors que groupés autour de l’Empereur pour tenir tête à l’étranger.

Sur cette anarchie princière, le margrave d’Autriche, empereur de nom, renonçait à faire valoir son titre, malgré l’appui de ses royaumes et duchés forains, de sa Slavie et de sa Hongrie danubiennes, tandis qu’appuyé sur son royaume et ses duchés forains, sur ses Prusses et Poméranie de la Baltique et du Niémen, le margrave de Brandebourg rêvait, puis s’efforçait, puis commençait d’établir son hégémonie.

Douceur des libertés germaniques ! Durant six siècles, l’Allemagne en avait épuisé la coupe. D’abord, durant cent cinquante ans (1250-1400), elle avait été la proie des brigands de tout vol : alors, il n’était piton, gorge, nœud de routes, coude de fleuve, où quelque burg de pillard ne poussât ses tours « vers le libre ciel de Dieu. » Puis, à l’abri des ligues et des paix locales, à peine les villes avaient-elles joui d’un siècle et quart de travail, de commerce, de grande richesse (1400-1525), à peine l’Allemagne de la Hanse, des universités, des humanistes, des artistes et des imprimeurs avait-elle réparé les ruines du brigandage seigneurial, que voici les reîtres et les lansquenets des guerres princières, les massacres de paysans et les sacs de châteaux. Puis les bandes et les ligues religieuses et les armées autrichiennes, danoises, suédoises, polonaises, hongroises, croates, espagnoles, françaises, anglaises, prussiennes et russes, durant deux siècles et demi, de la Réforme à la Révolution (1521-1789), s’étaient donné rendez-vous et carrière sur la terre allemande : alors, de l’Oder à la Meuse et de la mer aux Alpes, il n’était ville ni bourg qui ne fût chaque été saccagé à plusieurs reprises ; la guerre de Trente Ans flambait et dépeuplait tout l’Empire ; les guerres du XVIIe siècle faisaient de la haute Allemagne un semis de cendres et de ruines ; les guerres du XVIIIe siècle ravageaient de même toute la basse Allemagne.

« Il y avait en Westphalie, dans le château de M. le baron Thunder-ten-tronck, un jeune garçon à qui la nature avait donné les mœurs les plus douces et qu’on nommait Candide… M. le baron était un des puissans seigneurs de la Westphalie, car son château avait une porte et des fenêtres… » Voltaire peignait d’après nature ; il avait vu les Allemagnes après ces deux siècles de guerres, et monsieur le baron assommé, et madame la baronne coupée en morceaux, et mademoiselle Cunégonde éventrée par les soldats après avoir été violée autant que l’on peut l’être, et son frère traité précisément de semblable façon, et le château n’ayant plus gardé pierre sur pierre, ni une grange, ni un mouton, ni un arbre, ni un canard… Et c’est par-là dessus qu’avait encore passé, durant un quart de siècle (1792-1815), le tourbillon des guerres révolutionnaires et napoléoniennes.

Quand Bismarck naquit, l’Allemagne de 1815 était rassasiée de libertés germaniques. Ah ! les temps de bonne mémoire où les grands Empereurs faisaient régner partout la concorde et la paix, partout l’abondance et la joie ! Temporibus bonae recordationis Magni Caroli, pax atque concordia ubique erat, ubique abundantia et laetitia : dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, toute l’Allemagne avait commencé de répéter cette parole du vieux Nithard, et ses poètes, ses moralistes, ses théoriciens de l’histoire et du droit tournaient ses regrets vers le paradis des temps romantiques pour la consoler de l’enfer du siècle présent… Mais Napoléon était survenu, et nulle part ne pouvaient refleurir les institutions du Moyen Age, où une fois avait passé le cheval de cet Attila bienfaisant.

Ce fut donc la France de Napoléon, — comme autrefois la France de Louis XIV et, autrefois encore, la France de saint Louis et, plus haut encore, la France de Charlemagne et, plus haut encore, la Rome des Augustes, — ce fut la France de 1789 qui devint le modèle vers lequel l’Allemagne du XIXe siècle tendit son éternel désir d’imitation : notre catéchisme révolutionnaire fut adopté par les gens d’outre-Rhin ; c’est de vertus à la française que les « poètes de la délivrance » s’efforcèrent de munir leur peuple ; ils lui enseignèrent, par la bouche d’Arndt que « la Patrie et la Liberté sont le Saint des Saints sur la terre, qu’il n’y a pas de plus saint amour que celui de la Patrie, pas de joie plus douce que celle de la Liberté, que l’esclave est une bête rusée et avide, non pas un homme, et que le sans-patrie est le plus infortuné des êtres. »

La Patrie délivrée ; la Nation une et indépendante : non seulement Napoléon avait mis au cœur des Allemands cet évangile de la France nouvelle ; mais il avait travaillé lui-même de son mieux à en réaliser les promesses. Après lui, le plus gros était fait. Il avait déblayé le terrain, ouvert de larges avenues dans la forêt germanique, agrandi et réuni les clairières : aux deux mille souverains qui étouffaient l’Allemagne de 1789, il avait substitué une quarantaine d’États, dont il avait groupé la majeure partie en sa Confédération du Rhin. Il avait courbé ces États à la notion du bien public, du service populaire, et non plus du bénéfice princier. Il avait à jamais déconsidéré, frappé de déchéance morale ces grands et petits seigneurs que l’on avait vus faire antichambre parmi ses valets et rivaliser de bassesse avec ses sénateurs. Ses lois et ses administrations avaient relevé partout une paysannerie propriétaire et réveillé une bourgeoisie commerçante, dont les affaires créaient une circulation de vie et de solidarité d’un bout à l’autre des terres allemandes. Ses partages et ses traités avaient façonné quelques monarchies capables d’entreprendre la libération nationale. A l’ombre de son sceptre, en marge de sa France rhénane, dans son Allemagne française, s’était formé cet « esprit allemand, » ce « génie allemand, » opposé peut-être au « génie prussien » et difficilement pliable encore aujourd’hui à l’hégémonie prussienne, mais où M. de Bülow voit tout de même l’une des deux sources de la grandeur nationale.

Napoléon tombé, les diplomates du Congrès de Vienne essayèrent de restaurer l’anarchie germanique d’après les précédens, sinon sur le modèle exact des derniers siècles : ils ramassèrent ce que Napoléon n’avait pas définitivement brisé, et ils en firent une Confédération dont le Habsbourg reprit la présidence nominale, sans même le titre d’empereur, où la Diète reprit son rôle d’arbitre, sans même une ombre de pouvoir, tandis que la Prusse reprenait sa lente et sourde marche vers l’hégémonie.

C’était vraiment l’anarchie parfaite, poussée aux dernières conséquences des meilleures traditions germaniques : plus d’Empire, plus d’Empereur ; sur un troupeau de peuples, une troupe de princes n’obéissant qu’à leurs intérêts ou à leurs caprices, et n’ayant souci que d’éloigner d’eux toute mainmise de Vienne ou de Berlin, et ne cherchant qu’à se faire acheter tantôt leurs services temporaires et tantôt leur neutralité par l’un, puis par l’autre de ces deux rivaux, et menaçant à chaque minute d’aller chercher d’autres acheteurs à l’étranger pour faire monter le taux de l’enchère.

Entre eux, pas d’autre lien que leurs souvenirs apeurés de la tourmente napoléonienne, et leurs craintes d’un retour du monstre révolutionnaire, et leurs désirs d’extirper les survivances ou les repousses de la contagion-française. Mais ils s’efforçaient vainement de guérir leurs sujets irrémédiablement infectés : du Sud et de l’Ouest, de l’Allemagne napoléonienne, « l’esprit allemand » gagnait de jour en jour toutes les Allemagnes, même les plus reculées vers le Nord et le Levant, même les plus enfoncées dans le piétisme et sous la discipline du Hohenzollern ou dans le joséphisme et sous la torpeur du Habsbourg. La Germanie tout entière, sauf les princes et leur valetaille, rêvait de Patrie et de Liberté.

Liberté à la française, et non plus libertés germaniques. Par la grâce de Napoléon et la vertu de nos idées, il y avait désormais un Peuple allemand qui voulait sa liberté, à lui, son indépendance nationale et son contrôle des affaires publiques, et qui ne s’inquiétait plus seulement des Princes et de leurs libertés, à eux. Leur Diète lui semblait ridiculement désuète et inutile : il réclamait son Parlement. Leurs rivalités lui semblaient plus ridiculement criminelles encore : il réclamait son unité. La Confédération ne lui suffisait plus et le gênait : il voulait faire la Nation.

De 1815 à 1848, les Princes et le Peuple furent en lutte. Dans l’Allemagne napoléonienne de l’Ouest et du Sud, en Bavière, en Bade, en Wurtemberg, le Peuple l’emportait et obligeait les Princes à lui donner des parlemens. Dans la Germanie margraviale de l’Est, Berlin et Vienne demeuraient les forteresses de l’ancien régime : malgré leur antagonisme secret, le Habsbourg et le Hohenzollern restaient publiquement d’accord pour combattre la Révolution. Mais le mal français faisait des progrès par rafales et par bonds, chaque fois que, de Paris, une journée populaire en secouait les germes sur toute l’Europe, jusqu’aux frontières de la Russie : en 1830, les Princes sentirent leurs trônes vaciller ; en 1848, Berlin même et Vienne faisant des barricades, le Habsbourg et le Hohenzollern s’abandonnèrent avec ce fatalisme et ce manque de ressort dont l’histoire d’Allemagne nous offre tant d’exemples. La Diète céda la place au Parlement de Francfort ; les plénipotentiaires des Majestés et des Altesses, aux députés du Peuple : la parole fut donnée à la Nation.

À l’allemande, cette Nation, qui rêvait d’une œuvre française, parla, disserta, philosopha, critiqua durant deux grandes années pleines (mars 1848-décembre 1850). Mais elle ne put découvrir ni une Constitution, ni un Empereur, ni même une Allemagne, — car il y en avait au moins deux, la Grande et la Petite, l’Allemagne des Princes, avec leurs sujets bigarrés de toutes races et de toutes langues, et l’Allemagne de la Nation, l’Allemagne germanisante, de langue et de descendance germaniques, — et jamais le Parlement national ne put se décider sur le choix. De même pour l’Empereur : entre les deux candidats qui pouvaient attirer les suffrages, entre le Habsbourg et le Hohenzollern, le Parlement finit par élire celui qui n’en voulait point et qui préféra demeurer simplement roi de Prusse… Au bout de trente-deux mois, ce fut au tour de la Nation de s’abandonner : elle voyait Paris faire de même et revenir au principe d’autorité. Elle rendit la parole et la décision aux Princes qui ne surent trop comment en user ; alors, s’étant querellés, menacés et même un peu battus, le Habsbourg et le Hohenzollern n’imaginèrent rien de mieux que le retour à cette Confédération de 1815 qui leur laissait à chacun ses libertés présentes et ses chances d’avenir (1850).

L’histoire allemande est pleine aussi de ces renoncemens et de ces impuissances à découvrir l’homme et le système qui conviendraient le mieux aux besoins du moment. Ce peuple de savans ne travaille que sur fiches et ne crée que sur modèles établis : de tout problème résolu par d’autres, il connaît la solution la plus exacte et la toute dernière ; mais un problème nouveau le déroute, tant que la solution ne figure pas encore, comme il dit, dans sa littérature ; il faut que d’autres lui montrent le chemin ; il l’enfile alors scientifiquement, au pas de parade, et ceux-là sont rares, mais grands en Allemagne qui ont tiré d’eux-mêmes une œuvre originale, et plus rares encore, et plus grands ceux qui trouvèrent une solution à ces problèmes de la vie politique et sociale où les méthodes et les données de la science ne sont toujours que d’un médiocre rendement. C’est pourquoi Luther et Bismarck dominent de si haut la foule des médiocrités germaniques.

Encore ne faut-il pas mesurer ces grands hommes d’Allemagne à l’aune de nos exigences latines. Notre humanisme intégral, notre ambition d’œuvres universelles et éternelles ne nous fait trouver grands à Paris que les hommes qui doivent l’être aussi pour l’univers et pour l’éternité : le Gréco-Latin veut être un homme de partout et de toujours, ἄνθρωπος εἰς ἀεί (anthrôpos eis aei), et le vers de Lucain est resté sa devise, « se croire mis au monde, non pour soi, mais pour le monde entier, »


Non sibi, sed toti genitum se credere mundo.


De nos moralistes et de nos législateurs, surtout, de nos bâtisseurs de société, d’Etat ou d’Eglise, nous exigeons le sens et le respect de l’humanité éternelle, et nous réclamons, de leurs œuvres, la possibilité de valoir autant pour les nègres que pour les blancs, autant pour l’homme des cavernes que pour celui des aéroplanes. L’Allemagne est plus facile à contenter : pour être un grand homme, un génie d’outre-Rhin, il suffit de répondre aux besoins immédiats de la race et de l’époque, à l’attente présente de la Germanie, à ses ambitions locales et passagères.

Quand après les quatre siècles (1100-1500) de l’interminable querelle entre le Pape et l’Empereur, entre l’Eglise et l’Etat, — au vrai, entre le christianisme romain et le tempérament germanique, — Luther parut, son règlement religieux le fit et le fait encore proclamer grand homme, génie, apôtre, par un bon tiers de l’Allemagne ; mais donna-t-il une solution qui pût convenir à tous les chrétiens de son temps, de tous les temps, ou même, seulement, à d’autres chrétiens qu’à ceux de l’Allemagne et d’une certaine Allemagne ?… Le luthéranisme est chose spécifiquement germanique dont jamais les autres hommes blancs n’ont pu s’accommoder ; même en terres allemandes, Luther n’a mis et gardé son emprise que sur les seules peuplades germaniques, chez qui jamais l’influence étrangère n’avait encore pénétré ; l’Ouest et le Midi de l’Allemagne, conquis jadis par Rome, éduqués plus récemment par l’Italie et par la France, repoussèrent le luthéranisme, et les autres chrétiens ne comprirent jamais la Réforme que sous le mode tout différent, tout rationnellement français du calvinisme.

C’est que, de cette Réforme que les Slaves de Bohême et les Latins de France réclamaient depuis longtemps déjà et pour l’ensemble de la chrétienté, Luther ne tira une religion que pour l’Allemagne princière de son temps. Un désir de libération universelle animait les réformateurs slaves et français. Luther ne respira que l’air des « libertés germaniques. » De sa Réforme à lui, le résultat fut, non pas de soumettre au libre examen de tous les êtres raisonnans les matières de religion, de morale et de politique, mais de livrer la souveraineté religieuse, l’autorité spirituelle aux démolisseurs de l’autorité impériale, aux accapareurs de la souveraineté territoriale : avant Luther, cujus ager, ejus auctnritas (terroir égale autorité), était la formule politique de l’Allemagne princière ; après lui, cette formule complétée devint cujus regio, ejus religio ; le Souverain local fut la Loi et la Foi, et l’Allemagne luthérienne ne fut qu’un Corpus Evangelicorum, un syndicat de Princes qui se réclamaient de la Bible pour avoir le droit de se passer du Pape comme de l’Empereur.

À cette utilisation toute germanique que Luther fit de la Réforme, rien ne ressemble autant que l’utilisation toute germanique que Bismarck fit de la Révolution, quand, après six siècles de querelles entre les Princes et l’Empereur et cinquante ans de luttes entre les Princes et la Nation, — au vrai, entre l’unité à la romaine ou à la française et le particularisme germanique, — Bismarck présenta à l’Allemagne de 1866-1871 le règlement unitaire qui le fit et le fait encore proclamer grand homme, génie, bienfaiteur de la Nation. Entre Luther et Bismarck, entre ces deux géans de l’histoire allemande, ce n’est pas dans leurs Propos de Table seulement que l’on peut trouver la ressemblance, la même réjouissante et choquante explosion du tempérament germanique : dans toute leur œuvre, ce sont les mêmes procédés de construction, la même influence de l’étranger, la même juxtaposition d’élémens contradictoires, la même insouciance de la logique et des principes, la même révérence de l’autorité traditionnelle et de la force présente, les mêmes ambitions de succès immédiat et éclatant, mais limité et temporaire. L’un et l’autre, ils ont voulu servir l’Allemagne de leur temps et s’en servir, non pour le triomphe de telles ou telles idées humaines, mais d’abord pour le plus grand bénéfice de leur souverain et pour leur grande réussite, à eux, bien convaincus au reste d’être les délégués de la Providence, les instrumens élus du vieux Dieu germanique.


Après la tourmente de 1848-1850, en mai 1851, la Diète princière de Francfort, qui devait présider aux destins de la Confédération ressuscitée, reprenait ses séances : Bismarck y entrait comme représentant de la Prusse. Il y siégea de 1851 à 1859. C’est en ces huit années qu’il fit ses plans et combina ses moyens. Quand il en sortit, l’œuvre était décidée.

Il y était entré comme ennemi déclaré de la Révolution et des « billevesées » démocratiques, patriotiques, unitaires : il n’avait de foi et d’attachement qu’au particularisme et au régime monarchique, aux traditions prussiennes ; il ne songeait qu’à défendre son Roi, sa Prusse, sa caste de hobereaux, tant contre les menées libérales au sein du royaume que contre les ambitions autrichiennes au sein de la Confédération et contre les menaces françaises au dehors. Son séjour à Francfort lui apprit à mieux connaître ces trois ennemis de la Prusse : l’Allemagne du Midi et de l’Ouest, où continuait de fermenter l’esprit de 1830 et de 1848 ; l’Autriche, dont le délégué présidait la Diète et voulait l’opprimer ; la France, qui, sur l’autre bord du Rhin, s’était jetée de nouveau dans les bras d’un Napoléon.

En 1859, Bismarck, quittant la Diète, dressait en un Mémoire célèbre l’inventaire des dangers qui menaçaient le roi de Prusse et ses ambitions ; le présent lui semblait à peine moins dangereux que l’avenir : « Tant que l’organisation actuelle de la Diète subsistera et que les résolutions de l’Assemblée dépendront uniquement des princes allemands et de leurs ministres, il sera, d’après toutes les prévisions humaines, impossible à la Prusse d’enlever à l’Autriche son influence dominante. Or, la Prusse ne peut pas renoncer à vouloir occuper le même rang que l’Autriche ; elle ne peut pas se résigner à jouer d’une manière sincère et définitive le rôle de seconde Puissance de l’Allemagne… Je vois dans notre situation fédérale un mal qui ronge la Prusse et qu’il faudra guérir tôt ou tard par le fer et le feu, ferro et igne. » Pour défendre sa Prusse contre la Diète, contre l’hégémonie autrichienne, contre les Princes et leurs ministres, Bismarck (et c’était le résultat le plus clair de son expérience de Francfort) ne voyait qu’un allié, le Peuple allemand ; cette alliance permettrait à Berlin « d’enlever à l’Autriche son influence dominante, » parce que le Peuple, lui aussi, voyait dans l’anarchie fédérale un mal rongeur et ne demandait qu’à l’échanger contre une organisation nationale.

Exciter les espoirs et les rancœurs du Peuple allemand ; en servir les intérêts, surtout les intérêts commerciaux, grâce à cette Union douanière, à ce Zollverein, que la Prusse, dès 1819, avait eu la sagesse de conclure avec nombre de ses petits voisins ; en adopter, de bouche tout au moins, les revendications nationales ; en flatter les manies doctrinales et scientifiques ; en exaspérer la défiance contre l’Autriche cléricale et contre la France napoléonienne ; en satisfaire les vanités et les ambitions à l’extérieur par une politique sans merci contre le faible Danemark ; en séduire l’estime et la sympathie à l’intérieur par une politique d’autorité, et même de compression administrative, mais de légalité, de liberté intellectuelle, d’ordre financier et de progrès économiques ; en mater d’avance les hésitations ou les révoltes par l’étalage d’une force militaire sans égale dans le monde d’alors ; puis, tous préparatifs terminés, recourir au fer et au feu et, par une série d’opérations sanglantes, séparer à jamais l’Allemagne, Princes et Peuple, de l’Autriche et de la France, et donner à l’homme germanique, après trois siècles d’angoisses et de ruines, l’ivresse de la pleine victoire : tel fut le plan que Bismarck réalisa de 1859 à 1871, moins pour assurer au Peuple allemand cette unité dans l’indépendance nationale et dans la liberté démocratique que, depuis 1813, « l’esprit allemand » appelait de tous ses vœux, que pour assurer à la Prusse et à son roi la revanche sur les séculaires avanies de Vienne et de Paris et l’hégémonie sur les traditionnelles libertés germaniques.

C’est ainsi qu’après cinq siècles (1250-1870) d’anarchie, l’Empire allemand fut restauré. L’Ancien Empire, le Saint Empire des Charlemagne et des Barberousse a porté et mérité les titres de « romain » et de « germanique ; » c’est « Empire français de nation allemande » que seraient les véritables titres du Nouveau : aussi, Rome ayant été le lieu du couronnement pour l’Ancien, ce fut Versailles qui servit de pavois à l’œuvre bismarckienne. Mais autant l’empire de Charlemagne avait différé tout aussitôt de l’empire des Augustes, autant l’empire de Bismarck apparut tout aussitôt dissemblable de l’empire des Napoléons.

L’enthousiasme et l’amour sont les sources les plus fécondes en grandes œuvres latines : la crainte et l’envie sont les fermens les plus ordinaires de toute entreprise germanique. Dans la vie de Luther, l’amour de Dieu tint moins de place que la terreur du diable. Dans la politique bismarckienne, l’amour de l’Allemagne pesa bien moins que la haine de la Révolution. Bismarck eut toujours, après comme avant le succès, moins de confiance dans la Nation, moins de foi dans la Liberté que de défiance et de garde perpétuelle contre l’Ennemi du dedans et du dehors. La Garde sur le Rhin fut à bon droit le chant de son empire qu’il ne croyait jamais assez bien gardé soit contre un revirement de l’Allemagne elle-même, une sécession des Princes ou du Peuple, soit contre les reprises de l’étranger, une revanche de Vienne et de Paris : libertés germaniques, hégémonie autrichienne, influence française, doubles et triples monstres que le géant avait enchaînés, mais qu’il savait bien n’avoir pas supprimés pour jamais ! La crainte d’une revanche étrangère domina sa diplomatie. La crainte d’un revirement allemand domina sa politique intérieure.

Grâce à l’indulgente amitié de Pétersbourg, à la partiale neutralité de Londres, à l’acquiescement et à la résignation de Vienne, puis à l’adhésion bruyante de Rome, sans parler du prestige de la victoire et des avantages de la force, Bismarck eut bientôt toute assurance contre le danger extérieur ; il put même un instant concevoir l’espérance que les aventures et les satisfactions coloniales amèneraient la France à une pareille résignation. Aussi la politique étrangère, loin de créer des embarras à son empire national-libéral, comme à l’empire libéral de Napoléon III, lui devint-elle un moyen commode de gouvernement. La crainte des complications et des risques lui, faisait sagement éviter tous les Mexiques où d’autres eussent aventuré les os du grenadier poméranien. En un temps où l’Europe entière était prise d’une frénésie d’expéditions asiatiques, africaines, océaniques, mondiales, Bismarck pouvait répéter cette sage parole qu’il ne tint pas à lui de respecter jusqu’au bout : « Ich war kein Kolonial, Colonial, ah non ! je ne l’étais pas ! » C’est à la seule défense, au seul affermissement de son Empire en Europe qu’il voulait consacrer les pensées et les forces de l’Allemagne ; c’est à l’occupation de territoires européens, à la colonisation des Marches germaniques, à la germanisation du Slesvig, de l’Alsace et de la Pologne, qu’il voulait dépenser le surplus toujours croissant de la natalité allemande.

M. de Bülow célèbre l’activité et l’énergie que Bismarck déploya dans cette « lutte pour le sol, » dans cette « offensive nationale de l’Etat prussien pour sauver, conserver et, si possible, fortifier le régime allemand » sur les frontières de l’Est. Bismarck posait la question comme M. de Bülow : « Devons-nous nous prêter, devons-nous contribuer par notre inaction à ce que les provinces de l’Est, c’est-à-dire la Posnanie, la Prusse occidentale et certaines parties de la Silésie et de la Prusse orientale soient reperdues par les Allemands, — oui ou non ? » Et Bismarck répondait, comme M. de Bülow : « Quiconque a des sentimens nationaux allemands pensera que cela ne doit jamais arriver, que c’est le devoir et le droit des Allemands de conserver nos possessions nationales dans l’Est prussien et, si possible, de les augmenter. »

Au nom du patriotisme allemand, Bismarck faisait travailler l’Allemagne tout entière à l’extension et au renforcement de la Prusse dans l’Est ; pour le salut de la Nation, disait-il, il tournait tout l’effort de l’Empire vers la conquête prussienne de nouveaux duchés ou même de nouveaux royaumes forains, d’où le Hohenzollern tirerait de nouvelles ressources en hommes et en argent, afin de mieux tenir l’Empire. C’était rentrer dans la tradition des plus anciens empereurs et combiner l’éternelle tension des Allemands vers les territoires du voisin avec l’éternel besoin du margrave-empereur de grandir en forces personnelles, à mesure que l’Empire croissait en population et en appétits. Pareille politique raciale surexcitait, il est vrai, l’antagonisme des nationalités slaves, danoises, françaises, que Bismarck avait enfermées, bon gré mal gré, dans les limites et sous la tyrannie de son Etat. « Mais ce sont là, dit M. de Bülow, de dures nécessités auxquelles il faut se conformer le cœur gros ; la politique est un rude métier dans lequel les âmes sensibles arrivent rarement à produire un chef-d’œuvre. »

Bismarck n’arriva pas au chef-d’œuvre attendu, moins, je crois, par sensibilité d’âme que, peut-être, par une défaillance de volonté dont sa carrière offre bien peu d’autres exemples. Car, après quatorze ans de refus entêtés (1870-1884), il se laissa traîner à l’aventure coloniale, comme un simple ministre français ou espagnol ; derrière les traitans en pays nègres, il partit pour le Togo, le Cameroun, les Iles aux Epices, les deux Afriques de l’Est et du Couchant ; en fin de compte, il ouvrit de ses mains la porte à cette Weltpolitik, qui allait, sous ses successeurs, détrôner sa Selbstpolitik et ramener la Prusse et l’Allemagne tout juste au bas de la position dominante où il les avait si heureusement hissées.

Il avait prévu cependant les conséquences fâcheuses de cette défaillance. Il savait, il disait que l’Allemand « n’est pas assez souple » pour l’organisation des pays neufs ; qu’à cette race de savans et de docteurs livresques, un pays neuf, comme un problème nouveau, est d’accès difficile ; qu’il leur faut des domaines étudiés déjà, inventoriés, mis en demi-valeur et en fiches, sur lesquels leur manque d’intuition est compensé par leur rectitude de méthode et par leur journalière bibliographie : atteler le peuple allemand à une entre²rise coloniale, c’était mettre un doktor-professor à ramer les choux, et perdre en cette besogne sans profit le temps, la science et la peine, qui pouvaient trouver un si beau salaire sur les places étrangères, mais connues, de Paris et de Londres, dans les terres étrangères, mais familières, de Pologne et de Russie. D’autant que, venue bonne dernière à cette foire d’empoigne et n’ayant encore ni flotte de guerre, ni marine de commerce, ni soldats coloniaux, l’Allemagne de 1884 ne pouvait acquérir sans guerre que les laissés pour compte des autres accapareurs…

Bismarck sentait surtout que cet étage surajouté à sa bâtisse impériale en compromettrait bientôt l’équilibre : tout son système de politique étrangère et intérieure allait en être ébranlé.

Dans l’Europe de 1880-1890, comment conserver longtemps l’indulgente amitié de Pétersbourg et, tout à la fois, la partiale neutralité de Londres, comment escompter un durable acquiescement de Vienne et une longue résignation de Paris, si les conquêtes coloniales et les entreprises maritimes posaient désormais l’Allemagne en concurrente, en rivale, en ennemie des puissances mondiales et créaient entre elles quelque chance de coalition ? « Je ne veux pas, répétait Bismarck, conquérir des territoires pour faire de parti pris des colonies artificielles. Je ne veux pas menacer les droits acquis par d’autres nations, ni prendre pied dans le monde colonial, sans faire des ouvertures aux États qui pourraient y prétendre à quelques droits anciens… Je ne veux pas engager l’Allemagne dans un conflit avec des puissances supérieures par leur flotte et leur armée coloniale… »

Louables intentions ! Vertueuses formules, qui pendant quelque temps, continrent un peu l’ambition des coloniaux allemands et donnèrent le change aux puissances voisines ! Mais quand les successeurs de Bismarck croiront avoir égalé ces puissances « par leur flotte et leur armée coloniale, » on verra ce qui subsistera du système bismarckien de l’Europe et de la sécurité de l’empire allemand. Ich war kein Kolonial : tant que ce mot de Bismarck demeura sa règle de conduite, il put sembler que son œuvre européenne était définitive, éternelle ; elle commencera de montrer ses fissures le jour où l’Allemagne mettra son avenir sur la mer. Unsere Zukunft liegt auf’s Meer, proclamera le pavillon de la marine allemande aux visiteurs de notre Exposition universelle de 1900 ; en mai 1901, Londres et Paris entameront ces pourparlers d’Entente cordiale, où Bismarck aurait vu, où ses successeurs les plus optimistes ne pourront pas manquer de voir aussitôt la première atteinte irréparable à l’hégémonie allemande, car l’alliance franco-russe n’en avait encore été qu’un premier accroc sans gravité.

Mais bien plus rapidement et plus profondément que sa politique étrangère, la politique intérieure de Bismarck et sa situation personnelle furent atteintes par les contre-coups de l’entreprise mondiale et par le revirement de l’opinion allemande qu’elle entraîna à son égard, à Lui. En 1884, qui donc aurait pu croire que, Lui vivant, Lui capable et désireux de gouverner encore, l’Empire aurait un autre, deux autres chanceliers, qu’il serait « démissionné, » remplacé du soir au lendemain par un général de cavalerie, puis par un vieux prince bavarois, qu’il s’en irait mourir, après huit ans de disgrâce et de rageuse impuissance (1890-1898), dans sa solitude du Sachsenwald et que, Princes et Peuple, l’Allemagne devant cet effondrement resterait indifférente, froide jusques au fond du cœur, kühl bis an Herz hinein ?

Princes et Peuple, Bismarck croyait bien pourtant s’être à jamais attaché l’Allemagne par la constitution que, dès 1861, il avait concédée à sa Confédération du Nord et qu’il avait étendue en 1871 à l’Empire restauré. Fédérale et nationale tout ensemble, mi-germanique et mi-française, cette constitution était un compromis assez adroit pour donner en apparence pleine satisfaction aux libertés des Princes et aux revendications du Peuple. Les Princes, — ceux du moins que Bismarck conservait à l’existence, — y gardaient leur Diète. Le Peuple, qu’il appelait à l’unité, y obtenait son Parlement. Deux assemblées nationales devaient assister l’Empereur et contrôler le Chancelier dans la gérance de l’Empire : l’une, le Reichstag, était un parlement démocratique, élu par toute la nation au suffrage universel ; mais l’autre, le Bundesrath, était toujours une diète princière à la mode de Francfort, un congrès permanent de diplomates accrédités par les différens princes de cette Confédération-Empire, Bund et Reich tout ensemble.

En théorie, donc, les volontés du Peuple et les droits des Princes avaient leur part dans le gouvernement. En pratique, tout était combiné pour l’hégémonie de la Prusse et pour la dictature de Bismarck.

Dans le Bundesrath, en effet, la Prusse, avec ses 17 voix sur 58 votes, ne pouvait être mise en minorité que par une coalition de tous les royaumes secondaires et par la défection de tous les petits Etats, — hypothèse inadmissible aussi longtemps que le Hohenzollern garderait le moindre ménagement envers les intérêts de quelques-uns et qu’il n’entreprendrait pas de se ruiner lui-même en ruinant tous ses alliés ; au moindre signe d’opposition systématique ou de coalition injustifiée, les Princes et les Villes savaient par les exemples de 1866, par le sort du Hanovre, du Nassau, de la Hesse et de Francfort, ce qu’il pouvait leur en coûter de déplaire au maître de Berlin.

Dans le Reichstag, Bismarck, fondateur de l’unité, champion de la nation, restaurateur de l’indépendance, de la grandeur et de la gloire germaniques, vengeur des humiliations et des souffrances séculaires, triomphateur de la France et de l’anarchie, Bismarck, incarnation vivante de l’Allemagne restaurée, pourrait être discuté, critiqué, mais non pas entravé ni même contrôlé, aussi longtemps qu’il maintiendrait son œuvre et qu’il en revendiquerait la responsabilité et la défense. Le premier discours du trône (mars 1871) contenait en une formule tout le programme du système et toute la raison de cette puissance bismarckienne : « Après la guerre nationale, qui fut glorieuse, voici la paix nationale qui ne sera pas moins glorieuse. »

il avait fallu le pouvoir absolu de Bismarck pour que la guerre nationale fût profitable et glorieuse : si Bismarck ne se fût pas entêté en 1862 à avoir raison contre tous, qui donc aurait préparé les succès de 1866 et de 1870 ? Il fallait maintenant encore la dictature de Bismarck pour que les mêmes profits et la même gloire sortissent de la paix nationale. Chaque fois qu’il jugerait utile d’avoir raison, fût-ce contre tous, qui donc oserait lui reprocher son entêtement ? Dès la première session du Reichstag, il tenait aux Polonais un langage qu’il ne se permit jamais envers les députés de sang germanique, mais qui fut toujours dans sa pensée : « Vos électeurs ont combattu avec le même courage et le même dévoûment que tous les autres [Allemands] pour la cause qui nous réunit ici ; ils ont la même reconnaissance pour les bienfaits de la Kultur et de la législation allemandes. Mais vous n’êtes pas le peuple, vous ; vous n’avez pas le peuple derrière vous ; vous n’avez derrière vous que vos fictions, vos illusions, celle entre autres de croire que vous avez été élus par le peuple pour représenter ici la Nation. »

Le vrai, le seul, le digne représentant de la Nation, c’était Bismarck. Quel bien la Nation mettait-elle au-dessus de son unité ? quelle ambition avait-elle qui pût la distraire de la défense de cette unité ? quel avenir semblait plus détestable au Peuple que ces temps de triste mémoire où le manque de discipline nationale faisait régner partout la discorde et la guerre, partout la famine et le deuil ? et qui pouvait maintenir la discipline nationale, sinon celui qui l’avait relevée ? Créateur de la Nation, de l’Empire et du Reichstag, Bismarck leur parlait comme Dieu lui-même à sa créature : « Ego sum resurrectio et vita… J’ai été la résurrection ; je suis encore la vie ; il faut croire en moi pour ne jamais mourir… » Et les Allemands crurent aveuglément en Bismarck aussi longtemps que leur vie nationale leur parut menacée, et ils crurent qu’elle était menacée aussi longtemps que Bismarck lui-même, en le leur disant, leur prouva par ses actes qu’il le croyait aussi.

Cette croyance au perpétuel danger de la Nation était assez naturelle chez les Allemands de 1870 à 1890 : on ne passe pas, en vingt ans, de la faillite de 1848 aux triomphes de 1866-1870, sans garder quelque doute sur la durée de cette réussite ; on n’a pas dans son passé trois siècles de défaites, de ruines et de servitude sans parfois s’interroger sur la valeur de la victoire et de la fortune présentes. Cette croyance, chez Bismarck lui-même, était sûrement profonde : durant ces vingt premières années de l’empire, il eut toujours le cauchemar des coalitions à l’extérieur, des révolutions ou des réactions à l’intérieur. Mais il n’est pas douteux qu’il exagéra souvent l’expression de ses craintes à seule fin d’en tirer le maximum d’effets utiles, affectant de considérer comme un danger mortel pour la Nation tout ce qui pouvait être du moindre obstacle à ses propres desseins ou de la moindre gêne à ses caprices : du jour où l’on n’était plus à sa dévotion, on devenait l’ennemi de la patrie.

L’appel constant au patriotisme lui fut d’un jeu facile et d’un gain toujours sûr dans ce Reichstag où siégeaient et votaient des élus de l’Empire qui n’étaient ni des représentans, ni même des membres de la nation allemande : Polonais, Danois, Alsaciens-Lorrains, plusieurs groupes parlementaires ne cachaient pas que l’unité impériale n’était pas le terme de leurs vœux et que la moindre des libertés germaniques à la mode d’autrefois ou le moindre des Droits de l’Homme à la française eussent fait et feraient encore beaucoup mieux leur affaire. D’autres, parmi les députés allemands, authentiquement et loyalement allemands, s’étaient résignés plutôt que ralliés à l’unité impériale, sans se rallier de cœur à l’hégémonie de la Prusse ni se résigner à la tyrannie bismarckienne : les Princes, dépossédés par la Prusse, conservaient de leurs féaux ; les démocrates, joués par Bismarck, conservaient de leurs espoirs.

Au Reichstag, néanmoins, ce n’était, tout compte fait, que minorité négligeable, désaccord à peine perceptible dans la quasi-unanimité nationale de droite et de gauche. Mais quelle cible commode offraient ces protestataires et ces mécontens aux mordantes railleries, aux colères réelles ou simulées, aux imputations même calomnieuses du Héros national ! Il se campait en face, Lui, le maître, l’époux légitime de la Nation, et, de ses flèches acérées, empoisonnées, il lirait dans le tas des traîtres avec cet arc incomparable que nul autre des humains de son temps ne bandait aussi vite : Ulysse, rentré dans sa demeure après vingt ans d’absence, vingt ans de victoires et de glorieuses aventures, n’avait pas fait une plus belle hécatombe de tous ceux qui voulaient séduire la femme de sa jeunesse et changer quelque chose dans le lit nuptial que, de ses propres mains, il s’était arrangé.

Et par-dessus toutes les querelles, qui naissent en Germanie comme champignons après l’orage, quel devoir de discipline et d’entente ne créait pas à tous les patriotes la lutte en commun contre ces ennemis de la patrie ! Et quel utile détournement de l’activité parlementaire vers la chasse, tantôt adroite, tantôt à gauche, des mauvais Allemands que le Héros national désignait tour à tour à la vindicte publique I

C’est ainsi qu’à la voix de Bismarck, le Kulturkampf, le bon combat libéral pour la vraie Kultur nationale occupa plus de cinq années le Reichstag (1871-1875) : flattant les passions anticléricales de la gent universitaire, réveillant cette haine historique du Pape qui, depuis Canossa, sommeille au cœur de tout bon Allemand, donnant au Chancelier une allure de Luther ressuscité, le Kulturkampf lui valut une solide majorité de gauche, jusqu’au jour où, brusquement, il changea d’ennemis et tourna ses armes de la réaction contre la révolution ; alors (1875-1890) le bon combat conservateur pour la tradition nationale, pour le droit héréditaire, pour la famille, le trône et la société, lui valut une meilleure majorité de droite et dirigea tout l’effort du Parlement contre les socialistes, contre cette Internationale rouge, qui devenait beaucoup plus dangereuse à la sécurité de la Nation, disait le Chancelier, que naguère l’Internationale noire.

En cette utilisation toute germanique du régime parlementaire, il arrivait parfois que la chasse aux ennemis de l’intérieur ne suffisait pas à maintenir le Parlement en sujétion, ni l’opinion en état de grâce patriotique. Parfois aussi, souvent, une violence ou une maladresse de Bismarck dépassait la mesure et lui mettait aux trousses les jappemens des roquets et les lazzis des rieurs. Parfois, enfin, malgré sa docilité coutumière, le Reichstag hésitait devant une nouvelle charge d’armemens qu’il jugeait, Lui, indispensable à la pérennité de Son œuvre. Alors, c’était au tour de la France ou de la Russie de fournir une cible aux récriminations, aux calomnies, aux menaces du Vieillard irrité, et, sur les ennemis de l’extérieur, l’arc terrible faisait pleuvoir ses flèches : « On ne fait pas toujours la guerre par haine, disait-il, car s’il en était ainsi, la France devrait toujours être en guerre, non seulement avec nous, mais aussi avec l’Angleterre et l’Italie : elle hait tous ses voisins. »

Et le Chancelier de montrer l’Allemagne « prise entre les deux mâchoires de la France et de la Russie, » le jour où quelque complot franco-russe contre Vienne ou contre Berlin déclencherait « l’attaque, l’assaut à l’improviste, sans crier gare !… » Car il viendrait, en vérité, il devait venir, le jour de colère, le jour de malédiction et de mort où, par la faute de sa situation géographique, par son manque de frontières naturelles, par le poids de son passé et la gloire même de son présent, l’Allemagne serait jetée sous le couteau du dépeçage, sous la haine et sous la revanche de tous ses rivaux, si la Nation leur permettait, ne fût-ce qu’une minute, de croire qu’elle avait perdu de sa discipline et qu’elle sacrifiait aux illusions démocratiques, aux fictions parlementaires, sa cohésion muette autour du Chef de guerre !…

Pendant dix et quinze ans, ce jeu de l’arc délivra le Chancelier de toutes les difficultés intérieures. Mais il n’est si merveilleux tournoi qui, à la longue, ne lasse un peu la faveur du public ; il n’est surtout, même en Allemagne, ni héroïques carnages ni divines fureurs qui ne finissent par exciter la pitié ou la colère. Au lendemain du Congrès de Berlin, qui avait été son apothéose, le Chancelier éprouvait déjà quelque peine à persuader la Nation qu’il était encore indispensable au salut national. Ce lui fut plus difficile encore après la signature de la Triplice, qui semblait donner la consécration à son œuvre : ses dernières années lui valurent au Reichstag dix fois plus d’opposans que les premières. Le temps, à lui seul, travaillait déjà contre lui : on avait vu jadis diminuer de conserve le pouvoir de Moïse et la docilité du peuple élu, à mesure que disparaissaient les vieillards qui avaient connu l’esclavage d’Egypte ; les jeunes gens regrettaient presque la plantureuse vie et les oignons des anciens jours.

La politique coloniale, qui survint là-dessus, acheva de convaincre la génération nouvelle que le Vieux exagérait, radotait un peu, qu’il ne croyait plus lui-même la moitié de ce qu’il aurait voulu leur faire croire : car enfin, si l’avenir de la Nation en Europe, si même sa situation présente et la sécurité de ses frontières étaient si mal établis qu’il fallût sacrifier à la discipline nationale tout autre sentiment, à l’armement national, à la défense nationale tout autre besoin, pourquoi donc embarquait-il ses troupes et ses ressources vers des pays de nègres et de cocotiers ? pourquoi ces canonnières aux rivages du Cameroun et du Togo, si l’ennemi était aux portes, à toutes les portes de l’Empire ?

Les jeunes en arrivèrent à dire que le Vieux, ayant fait son œuvre, avait fait son temps, qu’après vingt ans d’unité disciplinaire et de garde sur le Rhin, l’Allemagne s’était acquis le droit et le loisir d’ambitions nouvelles, que « l’ancien cours » et le premier pilote l’avaient conduite aussi loin qu’ils pouvaient aller, qu’il osait aller, mais qu’il fallait tenter un « nouveau cours » sous un pilote moins timoré. C’est alors que Guillaume II, avec la belle audace de ses trente ans, exigea brusquement la démission du demi-dieu et le renvoya définitivement à son sanctuaire de Varzin : l’impie eut de son côté l’Allemagne presque entière (20 mars 1890).


Durant les vingt-quatre années de l’« ancien cours » (1866-1890), l’arbitrage de Bismarck avait scellé l’union entre l’Allemagne et le Hohenzollern et maintenu, aussi étroite que se pouvait, l’harmonie entre « l’esprit allemand » et l’hégémonie prussienne. Après les vingt-quatre années du nouveau cours (1890-1914), M. de Bülow déclarait que le maintien et le renforcement, — pour ne pas dire : le rétablissement, — de cette harmonie était devenu le problème capital de toute politique allemande. M. de Bülow laissait même entendre que, Bismarck ayant créé et fait vivre l’unité, Guillaume II ne l’avait ni affermie ni même suffisamment considérée. Il disait qu’il était grand temps de revenir à de plus sages conceptions et qu’un « amalgame plus complet du génie prussien et du génie allemand » était de la plus urgente nécessité.

On voit bien que, disgracié par Guillaume II, M. de Bülow se réclamait de Bismarck : « Dans la politique extérieure, comme dans la politique intérieure, j’ai considéré comme un devoir sacré de fortifier la couronne de toutes mes forces et par tous les moyens, de la soutenir et de la protéger, non seulement à cause de mon profond loyalisme et de mon attachement personnel à Celui qui la porte, mais aussi parce que je vois en elle la pierre angulaire de la Prusse et la clef de voûte de l’Empire. » Ce fidèle disciple de Bismarck estimait donc que « l’Empire allemand, situé au centre de l’Europe, insuffisamment protégé par la nature sur ses vastes frontières, doit être et rester un État militaire ; or, de forts États militaires ont toujours eu, dans l’histoire, besoin d’une direction monarchique. »

Mais État militaire et monarchie, ajoutait M. de Bülow, n’impliquent pas forcément pouvoir personnel et bon plaisir : « Une forte monarchie à la tête n’exclut pas naturellement une participation active du peuple aux choses de la vie gouvernementale ; la vie politique de la monarchie moderne est une collaboration entre la couronne et le peuple ; le devoir du gouvernement dans cet âge contemporain est d’éveiller l’intérêt politique de toute la nation par une politique résolument nationale. »

La grandeur de Bismarck et sa force étaient dans cette politique résolument, uniquement nationale. C’est ailleurs que Guillaume II a mis son ambition et son rôle. La Prusse et son armée, l’Allemagne et son unité, l’Empire bismarckien et son hégémonie sur le Continent ne pouvaient plus suffire à Sa jeune Majesté. Ni dans la Prusse ni dans l’Allemagne bismarckiennes, le troisième Hohenzollern ne trouvait un champ assez vaste. Il lui fallait, pour déployer son génie tout entier, les vastes mers et le monde ; il lui fallait, pour porter aisément les charges et les frais de son rôle, les bénéfices et les revenus du commerce universel : la Prusse et l’Allemagne ne pouvaient pas sans les tributs de l’humanité tout entière, subvenir au fardeau financier de cette hégémonie universelle dont rêvait le Hohenzollern de 1890, comme le Hohenstaufen de 1200.

Dans l’Empire bismarckien de 1870 à 1890, la majesté sénile, timide, un peu falote d’un Guillaume Ier et la majesté mourante d’un Frédéric III s’étaient contentées de la place que Bismarck avait bien voulu leur laisser : le Chancelier n’avait eu d’ordinaire qu’à se louer de ses Empereurs. Mais déjà, que de fois il avait dû grogner et se défendre contre les réclamations et les interventions de leurs impératrices ! Que de mal « Elles » lui avaient donné tour à tour, la vieille dame mystique, sentimentale, quasi-française et papiste, et la jeune dame anglaise, libérale, qui avait osé dire un jour : « Ce ne serait pas un si grand malheur qu’Il s’en allât ! » Encore avaient-elles, l’une et l’autre, connu les temps de l’épreuve avant ceux du triomphe. Elles avaient vu, de leurs yeux vu, ce qu’Il avait fait pour la dynastie et pour elles-mêmes. Elles n’avaient atteint l’Empire que tardivement, après avoir débuté et longuement vécu dans le personnage plutôt subalterne d’une simple reine ou d’une princesse royale de Prusse.

Mais Guillaume II arrivait au trône à peine âgé de trente ans ; il avait été élevé depuis son enfance dans le rayonnement de la splendeur impériale et dans l’attente de cette succession ; l’Empire ne lui était pas échu comme un cadeau des Princes ou du Peuple, ni par la grâce du génie bismarckien ; c’était un bien héréditaire que son père et son grand-père lui avaient transmis « par la grâce de Dieu, » et qu’il avait désormais à sauvegarder et à transmettre pareillement.

Guillaume II tenait « pour valable toujours ce mot du grand Frédéric, qu’un roi de Prusse est le premier serviteur de l’Etat ; » mais il déclarait aussi que dans l’Empire, c’est le Kriegsherr, le Chef de guerre, qui, ayant fait naguère toute la besogne, devait toujours avoir le premier rang : « C’est le soldat, c’est l’armée, ce ne sont ni les majorités ni les résolutions parlementaires qui ont forgé l’unité de l’Empire, » disait-il aux gens de Berlin (18 avril 1890) et il ajoutait aux gens de Dusseldorf (4 mai 1891) : « Il n’y a qu’un maître dans l’Empire ; c’est moi ; je n’en souffre pas d’autre, — Einer nur ist Herr im Reiche, und das bin Ich ; keinen anderen dulde Ich, » et pour que l’Allemagne du Midi et de l’Ouest, où subsistait toujours le mauvais esprit de la France et de la Révolution, n’en pût ignorer, il écrivait sur le livre d’or des gens de Munich (9 septembre 1891) : « Suprema lex, régis voluntas. La loi suprême ; c’est la volonté du Prince. »

C’était, dans l’empire de Bismarck, une théorie nouvelle ou, du moins, la reprise d’une théorie que l’Allemagne bismarckienne avait un peu oubliée. Depuis 1813, malgré sa déférence pour ses souverains légitimes, l’Allemagne avait attaché moins d’importance à leurs volontés qu’au salut du peuple. Napoléon, un peu rudement, lui avait inculqué la formule romaine salus populi, suprema lex ; tout « l’esprit allemand » de la Germanie francisée tenait, en somme, dans ces mots, et Bismarck n’avait pu réconcilier cet esprit allemand à son hégémonie prussienne qu’en combinant la théorie prussienne de la volonté du Prince avec la théorie allemande du salut de la Nation c’est en sauveur de la Nation qu’il avait exigé et obtenu le droit pour le Hohenzollern de la gouverner. Guillaume II s’en proclamait le maître, et le maître unique, et le maître héréditaire par la grâce de Dieu.

Le Grand-Père, pour devenir empereur, s’était contenté de traités en forme avec les Princes et de leur acclamation à Versailles, puis de la ratification du Peuple et d’un vote en règle du Reichstag. Guillaume II rêva d’onction sacrée, de couronnement religieux. En 1888, la grosse ironie de Bismarck coupa court, dit-on, à ce « projet de mascarade, » pour lequel l’impérial jeune premier avait déjà dessiné les costumes et les accessoires. Mais en 1914, si Guillaume II fût rentré vainqueur dans ce même palais de Versailles, il est probable qu’il y serait devenu l’oint du Seigneur dans la chapelle du Grand Roi, comme autrefois les Ottons ou les Frédérics le devenaient dans la chapelle de l’Apôtre ; prélude de chaque règne, l’expédition de Versailles aurait désormais remplacé pour le nouvel Empire ce qu’avait été la chevauchée de Rome pour l’Ancien ; ainsi Guillaume II aurait été le véritable fondateur, le Charlemagne de ce Saint-Empire français de nation allemande, dont Bismarck et le Grand-Père n’eussent plus été que les précurseurs, les Grimoald et les Pépin.

A défaut de l’onction de la main des évêques, Guillaume II crut avoir reçu de ses pères le droit divin de disposer à son gré de toutes choses : puisque Dieu l’avait envoyé comme empereur, l’Allemagne avait le devoir religieux de le suivre partout où l’inspiration divine le conduirait. Et ce devoir religieux, toute l’expérience des siècles passés en faisait pour les Allemands un devoir historique ; car aujourd’hui, comme autrefois, Dieu envoie des conducteurs inspirés aux peuples qu’il aime et qui lui sont fidèles ; vue d’un peu haut, toute l’histoire de l’Allemagne est éclairée ou obscurcie par les éclats ou les éclipses de cette faveur divine, qui envoie les bons empereurs, suscite les incapables ou même retire l’empire aux Allemands et le concède à d’autres peuples, suivant qu’il est satisfait ou mécontent de la piété et de la fidélité germaniques Ce n’est pas seulement le peuple d’Israël qui, tour à tour, profita des bontés du Seigneur et pâtit cruellement de Ses colères. Guillaume II, un jour, s’est donné la peine de bien exposer cette philosophie de l’histoire aux gens de Berlin, en prenant à témoin, non pas David et la Sibylle, mais Babel und Bibel, la Bible et Babylone, et en leur expliquant, de son cru, les surprenantes ressemblances de texte, de mots, de formules, que signalent les assyriologues entre les lois babyloniennes d’Hamourabi et la législation mosaïque de la Bible. Les assyriologues peuvent s’étonner de cette conformité littérale entre un code laïque de Babylone, antérieur de plusieurs siècles, et le code divin du Sinaï, — mais Guillaume II, non pas. Il sait, d’inspiration divine sans doute, comme il sait tant d’autres choses qu’il n’a jamais apprises, il sait de science personnelle, donc infaillible, que, longtemps avant Moïse, bien d’autres conducteurs de peuples, tels Abraham et Hamourabi, avaient reçu du ciel cette même inspiration, qu’après Moïse, d’autres conducteurs de peuples, parmi lesquels notre Luther et Shakspeare et Goethe et l’inoubliable Grand-Père, ont continué de recevoir.

Mais si le Grand-Père fut le messager et le protégé du Ciel, s’il fut envoyé par un décret de la Providence à la race germanique pour lui ramener l’empire, l’unité et la paix, est-il déraisonnable de croire qu’avec la couronne, le Petit-Fils a hérité cette protection, dont sa ferveur, au moins en public, continue de lui mériter les bienfaits ? En pays musulman, la bénédiction divine, la baraka, est un bénéfice de famille, une sorte de fief immatériel, mais très profitable, que le père transmet à sa race. En politique, comme en finances, Guillaume II sait marier la Croix et le Croissant : il a, un christianisme tout islamique ou judaïque. Mahomet croyait que Moïse et le Christ avaient été ses précurseurs ; Guillaume II estime ne pas être trop indigne de ces grands modèles, et même il faut remonter dans la tradition sémitique bien plus haut que Mahomet, Moïse ou Melchisédech, pour comprendre toutes les théories et tous les actes de celui que les Turcs naïfs appellent aujourd’hui Hadgi Mohamed Gilioun et que le Berlinois plus irrespectueux appelait hier, non pas toujours Seine Majestät, mais parfois Siegfried Mayer, et parfois même Shylock Mercator.

En matière de finances et d’arts, les vieux pays sémitiques et les temps antérieurs à Abraham ont eu sur l’Allemagne du XXe siècle une influence décisive : Babel und Bibel ont attiré les financiers et les ingénieurs allemands du Bagdad, les fouilles des archéologues allemands et le rêve impérial d’une colonisation mésopotamienne ; Babel und Niniv ont fourni aux maçons allemands les motifs et les partis pris de celle architecture entassée, dont notre snobisme commençait de déshonorer nos quais et nos boulevards ; jadis, en imitant Paris, l’Allemagne avait fabriqué son rococo du XVIIIe siècle ; aujourd’hui, elle fabriquait une sorte de rococo assyrien ou babylonien.

C’est aussi dans les inscriptions de Ninive que l’on trouverait peut-être les termes les plus justes pour bien décrire certains états d’âme du troisième Hohenzollern, ses féroces combinaisons de profits et de guerre, ses méthodes d’accaparement et de massacres : au nom de leur vieux Dieu, les Guillaume de Ninive, douze et quinze siècles avant le christianisme, égorgeaient déjà les prisonniers, mutilaient les vieillards, les enfans et les femmes, coupaient les oreilles, les seins, les nez, les pieds et les mains et tendaient de peaux humaines les murailles des villes rendues…

C’est en guerre et à l’égard de ses ennemis que le troisième Hohenzollern a été le meilleur disciple de ces vieux maîtres levantins ; en paix, à l’égard de son peuple, il s’est contenté de « sémiliser » un peu les théories et les pratiques du Saint-Empire romain-germanique et de copier ce Charlemagne qui, lui-même, dans l’intimité, se faisait volontiers appeler David. Il n’a pas rendu Charlemagne à la chrétienté d’Occident. Mais je crois que les historiens reconnaîtront en lui un type de Germain métissé de maritime et influencé de sarrasin, dans le genre de ce Frédéric II de Hohenstaufen, de ce petit-fils avantageux du grand-père Barberousse, histrion couronné que son rêve méditerranéen, sa fréquentation de l’Islam et sa folie de parades perpétuelles conduisirent à de si criminelles folies envers la communauté chrétienne et la morale humaine.

Le Pape écrivait aux Carolingiens : « Vous êtes une famille sainte, vous êtes un royal sacerdoce, » et les évêques carolingiens, en sacrant leur roi, l’oignaient « de cette huile de la grâce du Saint-Esprit, dont le Seigneur jadis oignit ses prêtres, ses rois, ses prophètes et ses martyrs. » Guillaume II, ayant eu le sacre en intention, s’est tenu pour prêtre et prophète autant que roi ; s’il ne bénissait pas et n’oignait pas de sa main ses évêques, comme Moïse bénit et oignit Aaron, ainsi qu’il est dit dans le Lévitique, il bénissait son Reichstag : « Allez, messieurs ! que notre vieux Dieu veille sur vous ! qu’il vous accorde sa bénédiction pour l’accomplissement d’une lourde tâche au service de la patrie. Amen ! » (4 juillet 1893.)

« Les prêtres, les rois, les prophètes… et les martyrs, » disaient les évêques carolingiens. Fustel de Coulanges a bien fait ressortir que ce caractère religieux, sacerdotal, de la royauté était en effet une source de martyres pour le roi, pour son peuple et pour le reste du monde : « Cette puissance surhumaine est un lourd fardeau. Je doute qu’elle ait rendu le gouvernement des hommes plus facile. Les Carolingiens furent écrasés par la haute idée qu’ils se firent de leur pouvoir. Commander au nom de Dieu, vouloir régner par lui et pour lui quand on n’est qu’un homme, c’est s’envelopper d’un réseau d’inextricables difficultés. Compliquer la gestion des intérêts humains par des théories surhumaines, c’est rendre le gouvernement presque impossible[2]. » Les théories de Guillaume II n’ont pas rendu son gouvernement facile et c’est d’elles que sortent aujourd’hui les martyres de la Belgique, de la Serbie et de la Pologne, les souffrances de l’humanité tout entière, en attendant la crucifixion de l’Allemagne elle-même. C’est elles qui ont transformé la politique intérieure et extérieure de l’empire bismarckien.

D’un régime qui se disait national-libéral au dedans et qui, à défaut de la liberté, prenait du moins pour guide la sécurité de la Nation, elles ont fait comme une reprise de féodalité, une organisation hiérarchique, mais servile. D’une puissance qui se disait pacifique au dehors, défenderesse et championne armée de ses droits reconquis, et de quelques autres, mais respectueuse des intérêts du voisin, elles ont fait une accapareuse insatiable, une demanderesse infatigable de privilèges toujours nouveaux, un tyran de droit divin, qu’elles ont poussé et un jour acculé à la guerre, — un fléau de Dieu. Bismarck, serviteur de la Nation, avait été et voulu être un ouvrier de la paix européenne, persuadé que l’Allemagne, la Prusse et sa propre personne avaient tiré de la guerre tous les profits raisonnables. Guillaume II, envoyé et serviteur de Dieu, fut l’artisan de la guerre mondiale.


« C’est de la grâce de Dieu que vient la royauté : aussi la royauté n’est-elle responsable que devant le Seigneur ; elle ne peut diriger sa route et son effort que de ce point de vue. » Au début du XXe siècle, telle est la première phrase que Guillaume II, Empereur et Roi, voulut inscrire sur le Livre d’Or séculaire du Peuple allemand. Dans l’héritage de son grand-père, il avait trouvé, disait-il aux gens de Coblentz (31 août 1897), un « bijou rayonnant, un bijou sacré qu’il saurait tenir haut : la royauté de droit divin, la royauté aux devoirs difficiles, aux peines et aux travaux incessans, infinis, avec cette terrible responsabilité devant le seul Créateur, dont aucun homme, aucun ministre, aucune Chambre des députés, aucun peuple ne peut délier le prince. »

La grâce de Dieu, l’inspiration de Dieu, le service de Dieu, la crainte et le châtiment de Dieu sont devenus les rouages principaux de cette théocratie militaire où Dieu devenait le garant du lien personnel qui devait unir au Chef de guerre chacun de ses guerriers, — et tous les hommes validas devenaient les guerriers du Chef ; dans l’empire de Charlemagne, le serment des fidèles était déjà le vrai lien de l’Etat[3].

« Il faut, dit le Capitulaire de 802, que tous les hommes comprennent combien sont grandes et nombreuses les choses contenues dans ce serment. Il ne s’agit pas seulement, comme beaucoup l’ont cru jusqu’ici, d’être fidèles au Seigneur Empereur jusqu’à ne pas attenter à sa vie et ne pas introduire d’ennemis dans son royaume. Il faut que tous sachent que le serment de fidélité contient toutes les choses que nous allons indiquer, » et le Capitulaire les énumère : premièrement, chacun doit se maintenir dans le service de Dieu, « parce que le Seigneur Empereur ne peut pas avoir la surveillance et la correction de chacun de ses sujets ; » deuxièmement, il faut que chacun respecte le bien du prochain… cinquièmement, que « chacun s’arme et aille à la guerre à toute réquisition du prince ; sixièmement, que nul n’ose désobéir à aucun ban ou ordre du Seigneur Empereur ni s’opposer à ce qui est de son service, ni aller à l’encontre de sa volonté ou de ses ordres, ni lui refuser l’impôt ou tout ce qui lui est dû… »

« Voilà, dit Fustel de Coulanges, des obligations fort diverses et fort étendues : elles sont toutes comprises dans ce que l’on appelle la fidélité au roi ; tous les sujets jurent de les remplir, La conséquence est que tous les sujets deviennent des fidèles. Or, ce mot désignant aussi tous ceux qui avaient foi dans le Christ, les chrétiens, il en résulta que les deux expressions s’associèrent en une formule où se confondaient la fidélité à Dieu et la fidélité au roi, et le roi adressa ses diplômes à tous les fidèles de la Sainte Église et de nous… » Pareil serment obligeait tous les fidèles à une sujétion sans réserve, et non pas seulement à cette sujétion négative, telle que les sociétés modernes la comprennent et qui consiste à ne pas violer les lois du pays, mais à une sujétion effective qui soumettait tous les actes, toutes les pensées du peuple à la volonté du prince, à son signe de tête, se principis nu tut subdere : sujétion de l’âme autant que du corps, de la conscience aussi bien que des gestes et des actes. On pourrait refaire ce Capitulaire de Charlemagne avec les discours de Guillaume II à ses recrues de l’armée et de la flotte.

Aux recrues de Berlin (16 novembre 1893) : « Sous le libre ciel de Dieu, vous m’avez prêté le serment de fidélité et, par-là, vous êtes devenus Mes soldats, Mes camarades. Vous avez un poste d’honneur dans Ma capitale, dans Ma garde, et la charge de Me défendre, Moi et Mon empire, contre les ennemis du dehors et du dedans. J’ai besoin de soldats chrétiens, qui disent leur Notre Père. Le soldat ne doit pas avoir sa volonté ; mais vous tous devez avoir une seule volonté, et c’est la Mienne ; il n’existe qu’un ordre, et c’est le Mien. Et maintenant, allez et faites votre service et soyez obéissans à vos supérieurs. »

Aux recrues de la flotte (23 décembre 1893) : « Vous venez, sur vos étendards, de Me jurer le serment de fidélité : soyez avant tout fidèles à ce serment. Mon œil veille sur tout, et je saurai témoigner Ma reconnaissance à ceux qui, en toutes circonstances, auront fait leur devoir. »

« Ipse Dominus Imperator non omnibus singulariter necessariam potest exhibere curam, le Seigneur Empereur ne saurait montrer en tout et partout sa vigilance indispensable, » disait modestement Charlemagne en son Capitulaire de 802. « Mein Auge wacht über Alles, Mon œil veille sur tout, » dit Guillaume II. C’est la seule différence. Pour le reste, le sacramentum fidelitatis carolingien est le prototype du Eid der Treue à la prussienne. Ils existaient sans doute l’un et l’autre bien avant que ces deux empires en fissent le ressort de leur gouvernement. Mais le caractère de ces deux régimes est d’avoir introduit le serment militaire comme règle et frein de la vie civile, afin que tous les sujets, devenus les « hommes » du Chef, Ses « fidèles », se soumissent désormais à Son premier signe de tête.

Sic volo, sic jubeo…, écrivait Guillaume II (17 décembre 1899), au bas de son portrait « grandeur nature, » qu’il offrait à son ministre des Cultes, von Gossler. Il omettait la fin du fameux vers latin sit pro ratione voluntas, — et que ma volonté tienne lieu de raison ; il estimait sans doute que raison et cultes ne sont pas de même ordre et que Sa volonté doit tenir lieu, non pas seulement de raison, mais de religion, de morale, de science, de précédens et d’esthétique.

Aussi, malheur aux « infidèles, » malheur aux ennemis du dehors et du dedans ! La loi des Ripuaires disait déjà : « Si quelque homme se met hors de la fidélité au roi, qu’il soit puni de mort et ses biens confisqués. » Et si plusieurs infidèles « à Dieu et à Nous » complotent contre l’empire et le souverain, pas de merci ! même leur parenté avec le roi ou ses hommes ne saurait mettre à l’abri ces suppôts de Satan : le Carolingien sévissait atrocement contre son propre fils Pépin, « qui, sur les conseils du diable, s’était ligué avec d’autres infidèles à Dieu et à Nous. » Guillaume II dit aux recrues de Berlin (20 novembre 1890) : « On ne peut pas être un bon soldat, si l’on n’est pas aussi un bon chrétien ; les recrues qui viennent de Me prêter leur serment de fidélité, comme à leur maître sur la terre, doivent avant toutes choses garder aussi leur fidélité à leur Maître et Sauveur céleste. » Et aux recrues de Potsdam (23 novembre 1891) : « Recrues ! devant le serviteur consacré de Dieu et devant cet autel, vous M’avez juré fidélité. Vous êtes encore trop jeunes pour bien comprendre la signification vraie de ce mot… Vous M’avez juré fidélité, c’est-à-dire que, devenus Mes soldats ; vous vous êtes donnés à Moi, corps et âme. Vous n’avez plus qu’un ennemi, Mon ennemi. Il est possible qu’en ces temps de menées socialistes, je vous ordonne de tirer sur vos proches, vos frères, vos père et mère, — que Dieu nous l’épargne ! — mais sachez que même alors ce sont Mes ordres qu’il faudra exécuter sans murmure… Dieu et Moi nous avons entendu votre serment de fidélité à votre Chef de guerre. N’oubliez pas la sainteté de ce serment et conservez à ce Chef suprême une fidélité dont s’honoraient déjà les plus anciens Germains. »

C’est bien là, en effet, une régression vers la plus ancienne Germanie, un renouveau de ces accommodations germaniques, qui, par le serment mérovingien et carolingien, tirèrent de l’empire romain, de la res publica juridique, l’empire féodal d’autrefois, l’Etat fondé, non sur la loi commune à tous et consentie par tous, mais sur l’ « hommage, » sur la dépendance personnelle, sur le lien particulier d’homme à homme. Dans l’esprit de Guillaume II comme dans celui d’un Conrad ou d’un Otton, ce n’est pas l’Etat qui a des participans, serviteurs et bénéficiaires tout ensemble ; c’est le Chef qui a ses gens, associés, subordonnés, amis, Meine Soldaten, Meine Kamaraden ; on disait aux temps carolingiens : miles noster, comes noster.

Le premier devoir des sujets est donc de considérer « que le terrible fardeau de responsabilités que le roi porte pour son peuple, lui donne un droit à la fidèle collaboration de tous. » (19 novembre 1899.) Mais cette collaboration fidèle, les sujets ne peuvent la donner véritablement que par leur obéissance absolue : la liberté bien entendue ne saurait être autre chose que cette soumission entière à l’élu de Dieu. « Liberté de penser, liberté de culte et de prosélytisme religieux, liberté de recherche scientifique, voilà les libertés que je souhaite pour le peuple allemand et qu’à tout prix je veux lui acquérir ; mais la liberté pour chacun de se mal conduire suivant son caprice, non ! » (28 novembre 1902.)

L’Allemagne, sous ce libre empire de Guillaume II, est comme l’humanité « sous le libre ciel de Dieu : » c’est d’en haut qu’elle doit attendre la règle permanente et la lumière quotidienne ; c’est d’en haut que, tour à tour, tombent sur elle les aurores et les orages, les bénédictions et les colères, les faveurs et les châtimens ; on fait sur sa tête le beau temps et la pluie ; elle n’a qu’à accepter l’une et l’autre et à considérer que la pluie, quand elle en souffre, est indispensable tout de même à la récolte qui pousse, à la fortune de demain.

Car, en échange de leur liberté aliénée, les fidèles ont droit au bien-être, au bonheur, à la fortune, ou, comme on disait déjà sous les Carolingiens, aux « bénéfices. » Le chef doit être aussi un protecteur, un bienfaiteur, un patron : serment, bénéfice et patronage, triples élémens inséparables du vrai régime féodale Pas de bénéfice, pas de fidèle : « L’homme n’est pas l’ami de son homme ; il l’est de sa fortune, » est le plus grand proverbe romano-germanique. Quand les fidèles et les évêques carolingiens acclamaient, puis couronnaient leur Chef suprême, ils « se remettaient à lui de leur plein gré, » ils le tenaient et promettaient de le tenir toujours pour leur seigneur et maître, mais à la condition qu’en leur commandant, il leur servît ; leur latin est bien expressif en sa concision balancée, ut nobis præsit ac prosit, disaient-ils.

Ce n’est pas autrement que Guillaume II et son peuple ont entendu la fidélité et sa contre-partie. Si l’on oublie de regarder ce revers de la médaille, il est impossible de rien comprendre à la servilité superstitieuse que, depuis vingt ans, le divin Empereur a pu rencontrer dans son peuple et ne lasser jamais. Durant vingt ans et plus, cette docte Allemagne, qui se faisait une gloire de son esprit critique, de ses méthodes critiques et passait pour un foyer de liberté intellectuelle, de recherche et d’examen, ce peuple d’historiens, de philologues, d’éplucheurs de textes et de mots, d’exterminateurs de miracles et de légendes, a pu, sans jamais sourire ni hausser les épaules, écouter les sornettes et les coquecigrues que, sur tous les sujets, venait au pied levé lui débiter cet impérial bavard. Elle, qui ne se fie en tout qu’aux spécialistes, elle admettait Son universelle Compétence.

Il était vraiment pour elle le surhomme, l’homme-dieu. Elle tolérait de lui tous les actes que les humanités les moins chrétiennes ont pu tolérer de leurs dieux. Il avait rarement la douceur du Christ, rarement la sagesse de l’Esprit, plus rarement encore la souveraine équité du Père. Il brandissait plus souvent le tonnerre de Iahvéh. Il avait la férocité et les exigences du dieu de Ber-Sheeba ou d’Assour. Il lui arrivait de tenir sa parole la plus solennelle, — Krüger et Abd-el-Aziz en surent quelque chose, — comme un simple Mercure, et, s’il avait le panache et le fracas d’un Mars, il n’en avait pas toujours l’audace et l’endurance. Il assénait ses complimens et ses protestations d’amitié avec la massue d’un Hercule, et il faisait de la peinture, de la sculpture, de l’architecture, des vers, de la musique, des drames et des opéras, avec la tranquille assurance d’un Apollon, mais beaucoup moins bien. Voici quelques vers de sa muse :


« Der Maler Menzel angekommen, »
Hat heut die Torwacht rapportiert,
Wir haben den Befehl vernommen
Und sind auf höchste enchantiert[4]


A l’égard de ses père et mère, il n’avait que retourné les sentimens de famille d’un Saturne et, devant la souffrance et la mort des autres, il eut toujours l’indifférence d’un dieu des Achantis… N’importe : l’Allemagne était auf höchste enchantiert, pourvu qu’au maximum, elle en benefizierte.

Aux temps de l’Ancien Empire, toute fortune étant terrienne, le « bénéfice » ne pouvait être que territorial ; pourvoir de terres chacun de ses fidèles était le premier devoir du Chef. D’où la première nécessité de la politique impériale : toujours agrandir la zone de commandement, les limites de l’empire et ses dépendances, afin de pouvoir agrandir et multiplier les bénéfices, donc le nombre et le dévouement des fidèles. L’Ancien Empire ne subsista que par les conquêtes territoriales aux dépens de tous ses voisins : il succomba dès qu’il voulut vivre sur l’Allemagne.

La fortune, aujourd’hui, vient moins abondante et moins rapide de la terre que de l’industrie, du commerce, de l’agio, des « affaires ; » dans toutes les langues de l’Europe actuelle, ou peu s’en faut, terres et bénéfices ne sont pas termes synonymes, et le patron d’aujourd’hui est celui qui donne, non des champs ou des bois, mais un salaire, et le bon patron est celui qui assure un constant, abondant et grandissant salaire, et l’excellent patron, celui qui ajoute en fin d’exercice une part de bénéfices surérogatoires.

Il n’est pas douteux que Guillaume II s’est efforcé depuis vingt ans d’être le meilleur des patrons pour chacun de ses fidèles et pour l’ensemble : il a voulu que l’Allemagne devînt par le commerce, l’industrie et l’agio la plus riche qu’il se pouvait ; il a, de sa personne, travaillé à multiplier chaque jour les instrumens de la fortune publique au dedans et les occasions de succès économiques au dehors. Il a éveillé ou surexcité dans toutes les classes de son peuple un âpre désir d’argent, qu’il s’est efforcé de contenter.

Fut-ce un bien pour l’Allemagne ? M. de Bülow, quand il écrivit son livre, pensait déjà que, si les particuliers en ont profité, la Nation en a plutôt souffert et qu’une Allemagne moins riche, mais plus politique, moins enfiévrée d’affaires, mais plus curieuse d’idées morales et de libres discussions, aurait été plus forte contre les dangers qui continuaient de menacer son unité : « Ils sont passés, disait M. de Bülow, les temps où il n’importait pas au bien de l’État que la Nation comprît quelque chose aux lois qui lui étaient octroyées. Dans les questions économiques, s’agitent sans doute les groupemens d’intérêts agricoles, commerciaux et industriels ; mais, en général, l’Allemagne subit les décisions législatives avec l’entière passivité d’un sujet à intelligence bornée… Une participation active à la marche des affaires politiques, voilà ce qui nous fait défaut, à nous autres Allemands… Le destin pourrait bien entreprendre de nous éduquer à ce point de vue… Espérons qu’elles ne seront pas trop cuisantes, les épreuves qui ajouteront le talent politique aux dons nombreux et brillans que nous avons reçus. »

Quant aux résultats pour le reste de l’humanité, M. de Bülow, quand il écrivit son livre, ne pouvait pas les mesurer comme nous faisons aujourd’hui. Peut-être aurait-il pu les prévoir. Mais il était diplomate ; il semble que les choses du métier lui aient un peu masqué les autres : il crut que ses victoires diplomatiques avaient à jamais assuré le présent et l’avenir de la paix mondiale. La « politique anglaise d’encerclement de l’Allemagne » avait été vaincue, balayée, disait-il, dans la crise bosniaque de 1909 ; elle ne pourrait plus renaître, et comment aurait-elle pu, d’ailleurs, ne pas se briser sur « le rocher de bronze de la Triple Alliance ? »

M. de Bülow ne voulait pas voir que la Weltpolitik, conséquence inéluctable des conceptions et des besoins de l’Allemagne fidèle, acculait le Patron, et plus étroitement chaque jour, à une expansion plus débordante et plus exigeante : il fallait que le Hohenzollern de 4914, imitant le Hohenstaufen ou le Carolingien d’autrefois, imposât, arrachât à tous ses voisins, à l’humanité tout entière, non plus des concessions territoriales, mais des concessions économiques de toute nature. Commerce, industrie, agio, les affaires pour l’Allemagne de Guillaume II devenaient chaque jour davantage « l’argent des autres, » et, de quelques noms honorables ou de quelques prétextes désintéressés que l’Empereur voulût bien parer ses offres de « patronage » douanier et de « recommandation » politique, c’était la servitude de l’Europe, et même le servage du genre humain qui devenait nécessaire à la prospérité des fidèles, donc à leur contentement et fidélité et, par suite, à l’autorité divine du patron. Toutes les autres causes apparentes de la guerre actuelle ne sont que secondaires auprès de celle-là. Bismarck et ses empereurs de la Nation avaient pu garder la paix avec le reste des hommes. Guillaume II, empereur du bénéfice, devait être acculé lot ou tard à exiger de tous les peuples l’adhésion au système germanique, l’allégeance au Chef germanique.

Les sociétés et les langues de Germanie ont toujours eu des conceptions et des formules très aptes à combiner la liberté d’autrui avec la suprématie du Germain. Dans nos terres gallo-romaines, les Francs implantèrent la mainbour. C’était pour l’homme libre un moyen honorable et légal de « se livrer et commender » à quelque puissant protecteur. « Il est constant, — « faisait dire à cet homme libre, mais respectueux, la formule de la mainbour, — il est constant que je n’ai pas de quoi me nourrir et me vêtir ; en conséquence, je me suis adressé à votre bonté et me suis résolu, par ma volonté, à me livrer et commender à vous. Vous devrez m’aider et me soutenir tant de la nourriture que du vêtement, autant que, de mon côté, je pourrai vous servir et bien mériter de vous. Tant que je vivrai, je devrai vous rendre le service d’homme libre et l’obéissance : je n’aurai pas la faculté de me retirer de votre puissance et mainbour : je resterai tous les jours de ma vie sous votre pouvoir, en votre défense[5]. »

Ingenuili ordine tibi servitium vel obsequium impendere debeam : la libre adhésion de l’Europe et de l’humanité au service de l’Allemagne impériale, au respect de la personne et de l’autorité impériales, devenait indispensable à la prospérité, comme à l’obéissance de l’Allemagne et de son Peuple, a la tranquillité de ses Princes, à la toute-puissance de son Empereur. Il était constant d’autre part, — et personne en Allemagne n’en faisait le moindre doute, et il ne manquait pas au dehors d’hommes libres que ployait déjà la même conviction, — il était constant que l’Europe et l’humanité, abandonnées à leur caprice, étaient incapables de s’organiser et de s’instruire et qu’il leur fallait l’initiation plénière à la Kultur, la soumission complète à la Disziplin. Culture et discipline sont choses latines qui, depuis des siècles, par les Latins, sont devenues l’apanage du genre humain. Mais Disziplin et Kultur sont le propre de l’Allemagne et la clef des temps futurs : sans elles, pas de progrès, pas de bonheur, pas de salut pour le monde.

Qu’était la Weltpolitik, sinon l’offre et l’imposition de la mainbour prussienne à toute l’humanité pour l’assurance des bénéfices que l’Empereur devait à sa fidèle Allemagne ?

Aussi longtemps que Guillaume II espéra que ses grâces, ses sourires, ses exhortations et son prestige amèneraient les hommes blancs à une intelligence réelle de la situation et courberaient sous sa mainbour l’Europe, puis l’humanité librement soumises, empressées, reconnaissantes, il fut le plus bruyant, mais le moins aventureux des Chefs de guerre : cela dura quatorze années environ (1890-1904). Quand il constata que la rébellion française, l’ingratitude anglaise et la barbarie russe osaient prendre quelques précautions pour sauvegarder une liberté dont Paris, Londres et Pétersbourg faisaient un si mauvais usage, il crut que la première menace abattrait le fol orgueil de ces « infidèles » et leurs menées impies. Contre ces suppôts de Satan, il choisit Tanger pour Sinaï et lança les foudres de son éloquence (mars 1905). Mais, sur mer, les foudres et les poudres sont parfois mouillées. Le discours de Tanger rata-

Il s’y reprit une première fois en 1907, une seconde fois en 1909, une troisième en 1911 : chaque fois que nos imprudences marocaines lui en donnaient l’occasion, il remettait son tonnerre en branle, avec cette insistance qui, sur son peuple, pouvait être une habileté, mais qui n’avait d’autre résultat sur les hommes libres que de les vacciner de plus en plus contre le respect et contre la crainte. Chaque fois, il était, obligé de prononcer davantage son geste de menace et d’offensive. Il arrive aux escrimeurs les plus expérimentés de trop se fendre et d’être obligés de suivre le coup pour ne pas perdre l’équilibre. Certains pensent qu’en 1914, « l’Empereur de la paix, » s’étant trop fendu, s’en alla donner du nez dans la guerre.

Il semble plutôt que, depuis les guerres turque et balkanique de 1912 et 1913, la guerre européenne entrait dans les nécessités économiques de l’Empire et dans les devoirs du Kriegsherr commercial. Bismarck ayant pris l’Allemagne dans la pauvreté et l’ayant conduite à la fortune, c’est à l’hégémonie financière que Guillaume II avait à l’élever, et c’est à l’apogée industrielle qu’en 1900-1902, il s’était cru tout proche d’atteindre ; mais en 1903-1904, l’édifice craquait sous l’assaut d’une crise subite ; puis, de 1907 à 1914, la crise renouvelée amenait la gêne, la faillite, peut-être la banqueroute, aux portes de la grande usine, de la Weltusin germanique (si l’on peut dire). La guerre de 1914 fut une campagne de liquidation : moyennant une grosse indemnité de guerre, qui eût remboursé à l’Allemagne des cartells les énormes avances qu’elle avait gaspillées depuis quinze ans, l’Empereur victorieux aurait mis les vaincus sous sa « garde et sauvement. » Dans le système féodal, il était convenu jadis que l’homme de guerre « sauvait et gardait » le laboureur, sa famille, sa maison, sa récolte et ses meubles et que le laboureur payait cette protection par une redevance pécuniaire et par l’obéissance. En 1914, Guillaume II vainqueur aurait tenu sans doute aux laboureurs de l’Europe le langage du seigneur d’autrefois : Promittimus bona fide vos et vestra temporalia rationabiliter et bénigne gardare tanquam bonus garderius et superior vester dominus. Et Guillaume II n’a pas encore compris pourquoi la Belgique et la France, n’admirant pas ce latin de corps de garde, ont repoussé les offres d’un si bon maître.


VICTOR BERARD.

  1. Discours de Guillaume II au landtag de Brandebourg, 26 février 1897.
  2. Fustel de Coulanges, Histoire des Institutions, p. 233.
  3. Voyez là-dessus le chapitre de Fustel de Coulanges, le Serment de Fidélité au Roi, à la page 238 du t. III de l’Histoire des Institutions.
  4. Réception du peintre Menzel à Sans-Souci, 13 juin 1895.
  5. Fustel de Coulanges, Histoire des Institutions, IV, p. 268.