L’État moderne et ses fonctions
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 92 (p. 541-580).
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L'ETAT MODERNE
ET
SES FONCTIONS

V.[1]
L’ÉTAT, LE RÉGIME de TRAVAIL ET LES ASSURANCES.


Si nous voulions suivre l’état dans l’infinité des domaines où les politiciens contemporains et, surexcité par eux, le corps électoral cherchent à l’entraîner, notre tâche serait interminable. Il nous suffit ici d’établir d’abord, comme nous croyons l’avoir fait, la nature concrète de l’état moderne, si méconnue de la plupart des philanthropes qui le convient à des attributions chaque jour croissantes, puis, comme illustration, de décrire son procédé d’action dans quelques-uns des champs principaux dont il s’est emparé et qu’il rêve d’accaparer. Celui qui s’est donné la peine, non pas de noter vaguement les contours flottans de l’état idéal, sorte d’ombre sans réalité, produit indécis de l’esprit et du sentiment, mais d’étudier l’état vivant, agissant, la qualité et la mobilité des élémens qui le composent, les ressorts qui déterminent ses volontés et ceux qui les traduisent en actes, celui-là seul commence à se rendre compte de ce que l’on peut légitimement demander à l’état et judicieusement attendre de lui. L’examen impartial de quelques-uns des grands servies dont il s’est chargé, achève de fixer et de préciser la conception de l’état moderne ; l’observateur qui a passé par ces attentives recherches se trouve alors à l’aise, dans chaque cas particulier, pour se prononcer entre l’action, si souvent invoquée, de l’état, celle des individus agissant isolément, ou celle de la société, qui, par une inépuisable force spontanée et instinctive, en dehors de tout organisme de contrainte, crée tant de groupemens libres, tant d’associations de toute taille, tant d’agencemens variés et de combinaisons diverses.

Pour clore cette série d’études, il nous a paru qu’il convenait d’observer le rôle que l’état a assumé dans la réglementation du régime du travail et dans l’application du principe de l’assurance. L’immixtion de l’état dans les questions d’industrie et de travail a de profondes racines dans le passé. Sous l’ancien régime, les corporations, les jurandes, les maîtrises, les règlemens professionnels reconnus et adoptés par l’état, ayant à leur appui la police et les tribunaux, constituaient, dans le monde industriel, une intervention d’état en quelque sorte continue et normale. Puis toutes ces lisières ou presque toutes avaient été déchirées : l’industrie et le travail s’étaient trouvés rendus au régime de la liberté. Aujourd’hui l’on tend à reconstituer ces entraves ; deux causes y contribuent : cette inconstance propre à l’humanité civilisée qui la rend singulièrement sensible aux déceptions et fait qu’elle se lasse, après quelques générations, des idées et du régime auxquels elle avait eu le plus de foi ; ensuite une tendance, qui s’accentue de plus en plus, sous l’impulsion démocratique, dans ce dernier quart de siècle, et qui consiste à mettre la conscience collective, et la volonté collective, définies par un parlement élu, à la place de la conscience et de la volonté individuelle. L’idée de la liberté personnelle est remplacée par l’idée d’une sorte de liberté commune et fictive consistant en ce que le peuple détermine lui-même à chaque instant, directement ou par ses représentans, le régime auquel tous devront se plier. Ce n’est plus l’individu que l’on veut libre, c’est en quelque sorte le corps social considéré comme une unité vivante. Un homme d’état anglais, dont le radicalisme est peut-être aujourd’hui un peu assagi, M. Chamberlain, disait, il y a quelques années, que le peuple n’a plus rien à craindre de l’intervention de l’état, parce que lui-même est devenu l’état[2]. Cette sorte de panthéisme politique qui perd de vue les citoyens Isolés pour ne plus considérer que l’agrégat qu’ils forment, qui oublie la vie réelle des premiers pour la vie fictive du second, tend à devenir la religion démocratique. C’est bien d’une religion, en effet, qu’il s’agit, c’est-à-dire d’une croyance comportant à la fois des mystères, une exaltation sentimentale et des formules qu’aucun adepte ne s’avise de vérifier.


I

L’intervention de l’état dans le régime du travail peut se couvrir de différens motifs, d’abord le droit et le devoir général de police dont l’état est investi et qui vont toujours en s’étendant ; ensuite la mission qui incombe à l’état de protéger les faibles et les abandonnés contre l’oppression des forts et des puissans ; enfin cette tâche particulière que l’état, en tant que représentatif la perpétuité de la nation, peut seul remplir, qui a pour objet de ménager les forces nationales, d’empêcher les générations de s’abâtardir, même volontairement et consciemment.

Ces trois motifs d’action sont, de leur nature, peu précis et peuvent se prêter aux interprétations les plus étendues. La police est ainsi définie : « ordre, règlement établi pour tout ce qui regarde la sûreté et la commodité des citoyens. » On pourrait s’accommoder du premier terme, celui de sûreté, quoiqu’il soit, affligé de l’infirmité naturelle à tous les vocables humains, de pouvoir être pris tantôt dans un sens étroit, tantôt dans un sens large et figuré ; mais le mot de commodité est autrement souple ; il peut donner lieu à toutes sortes d’envahissemens ; il n’a aucune portée nette et circonscrite ; les divers esprits l’entendent chacun à leur manière. En recherchant d’une façon exagérée les commodités matérielles, on peut multiplier les incommodités morales, comme les formalités, les dérangemens, les nécessités d’autorisation, la dépendance, les sollicitations, les pertes de temps.

Le second motif dont se couvre l’immixtion de l’état dans le régime du travail, le devoir de protéger les faibles, ne comporte pas moins d’incertitude. Ici également il s’agit de savoir si l’on prend les termes dans leur sens naturel et étroit ou dans le sens étendu et figuré. Qui est faible ? l’enfant, sans doute, la jeune fille, l’idiot, celui qui, n’étant pas adulte, n’ayant pas encore ou ayant perdu la raison, est délaissé ou exploité par ceux auxquels la nature a confié la mission de le soigner. Mais si l’on prend le mot faible au figuré et dans un sens étendu, où s’arrêtera-t-on ! Tout homme adulte, bien portant, est faible relativement à celui de ses voisins qui jouit d’une plus grande force physique ; tout homme médiocrement intelligent est faible par rapport à celui que la nature a doué de facultés supérieures ; tout homme moins riche l’est relativement à un plus riche ; tout homme à caractère mou, asservi à ses passions, est faible en face de l’homme dont l’âme est fortement trempée. Ainsi la faiblesse, au lieu d’être l’exception dans la société humaine, devient la règle. Car les neuf dixièmes des hommes sont inférieurs soit en force physique, soit en fortune, soit en énergie de caractère, à une élite qui, par nature, par éducation, par tradition, par ses antécédens personnels, se trouve posséder des avantages divers. Cette conception des devoirs de l’état à l’endroit des faibles tendrait à faire de l’état le tuteur à peu près universel. Presque aucun contrat ne devrait être considéré comme un contrat libre ; car il est bien rare que, dans un contrat quelconque, il n’y ait pas, parmi les parties intervenantes, l’une qui l’emporte en indépendance de situation, en expérience, en acuité d’esprit sur les autres. La conséquence de cette interprétation du devoir de l’état à l’égard des faibles, ce devrait être que, dans une nation, les neuf dixièmes des citoyens seraient privés du droit de contracter ; c’est le régime auquel les espagnols soumettaient, sous l’impulsion des jésuites, les Indiens du Mexique pour les préserver de l’exploitation des blancs, des « gens de raison ; » no pueden tratar y contratar. C’est l’idéal que poursuivaient les jésuites au Paraguay ; c’est également aujourd’hui un peu celui des « antisémites. » L’état tend à supprimer toute liberté de contrat individuel entre les individus réputés faibles, c’est-à-dire bientôt le plus grand nombre, et ceux qui sont réputés forts. À la liberté des arrangemens privés on substitue des contrats types, officiels, uniformes, dont aucun des contractans n’a le droit de s’écarter.

Il n’y a pas moins de risques d’extension démesurée dans le troisième argument qui est souvent invoqué par l’état pour justifier son immixtion dans le régime du travail. L’état est le représentant naturel et unique de la perpétuité de la nation ; il doit veiller à ce que la race ne s’abâtardisse pas, même par ses imprudences volontaires ou par ses excès réfléchis. L’état doit assurer la vigueur et la santé des générations futures. Ce raisonnement contient une parcelle de vérité ; mais quel abus on en peut faire ! Si l’on voulait l’appliquer dans tous les domaines, il faudrait réglementer minutieusement tous les actes de l’homme, même ceux qui intéressent le plus la dignité et la liberté intime ; on aboutirait à une organisation à la Lycurgue.

Le sophisme consiste à interpréter tous ces termes de sécurité, commodité, faibles, protection, dans le sens le plus large, dans leur acception figurée, au lieu de les prendre dans leur sens étroit et leur acception positive. Comme en outre, pour chaque génération ou même pour les divers partis qui se succèdent au pouvoir, ces différens vocables, dépourvus de toute signification précise, n’ont plus qu’un sens flottant et variable, il en résulte que la machine parlementaire est assujettie à un effroyable travail pour faire et défaire les lois. Le vice-président de la Société britannique de législation, M. Janson, d’après Herbert Spencer, a constaté que depuis le statut de Merton (20, Henri III), c’est-à-dire depuis l’an 1236 jusqu’en 1872, le parlement anglais avait voté 18,160 mesures législatives, dont les quatre cinquièmes avaient été abrogées entièrement ou en partie. Mais le mécanisme législatif de la Grande-Bretagne était fort lent dans les siècles écoulés ; il a participé, dans la seconde moitié de ce siècle, de l’accroissement de rapidité dont ont bénéficié toutes les machines quelles qu’elles soient. Dans les trois années 1870, 1871 et 1872, Herbert Spencer calcule que, sans compter les lois absolument nouvelles, le législateur britannique a amendé ou abrogé complètement 3,532 lois antérieures. D’un autre côté, le comte de Wemyss, président de la Liberty and Property Defence League, donne, dans un de ses opuscules, la liste de 243 mesures législatives, acts ou bills ayant un caractère socialiste, qui ont été votées par le parlement anglais de 1870 à 1887[3]. Grisé par ce mouvement législatif perpétuel, un homme public anglais s’écrie que « la doctrine du laisser-faire est aussi morte que le culte d’Osiris. »

Cette excessive fécondité et cette frivole inconstance des législatures modernes font douter qu’elles soient en possession de la vérité. Ces centaines de lois, souvent assez récentes, que l’on abroge chaque année, suggèrent à l’observateur que le législateur passé a du souvent se tromper, et le soupçon que le législateur actuel ou futur n’est ou ne sera pas plus exempt d’erreur. On n’en continue pas moins, en tout pays, à vouloir réglementer à outrance le régime du travail et, dans des plans gigantesques, on se plaît à rêver que l’on pourra mettre un jour toutes les nations d’accord pour l’établissement d’un régime international de protection des travailleurs.


II

Le phénomène le plus intéressant peut-être de ce temps, au point de vue social et même politique, c’est l’enthousiasme nouveau des représentans de la démocratie pour l’organisation du travail au moyen âge. Quelques politiciens dissimulent encore leurs préférences pour les vieilles institutions corporatives du temps de saint Louis ; ils prétendent innover quand purement et simplement ils veulent restaurer le passé ; ils disent marcher en avant quand ils reculent. Il leur en coûte de proclamer que ce qui importe le plus à l’homme, le régime du travail, fut mieux réglé il y a cinq ou six siècles ou même huit siècles qu’aujourd’hui. Cet aveu cadrerait mal avec toutes leurs déclamations contre « cet âge d’ignorance et d’oppression. » Mais c’est là une pure hypocrisie de plagiaire qui veut paraître auteur original. Ceux d’entre les démocrates contemporains qui ne sont pas retenus par les ménagemens politiques parlent un langage plus net et plus explicite. Pour avoir la pensée exacte de la génération actuelle, il faut s’adresser aux hommes jeunes. Voici un docteur allemand qui, il y a six ans à peine, écrivait une thèse d’agrégation sur le célèbre Robertus-Jagetzow, précurseur de Karl Marx, et fondateur de ce que nos voisins appellent prétentieusement « le socialisme scientifique, » comme qui dirait l’astrologie scientifique ; ce docteur, M. Adler, publie dans une revue germanique importante : Annalen des deutschen Reiches für Geselzgebung, un travail sur « la protection internationale des travailleurs ; » il y énumère tous les maux dont souffre l’ouvrier contemporain et qui, parait-il, épargnaient l’ouvrier d’autrefois. Les regrets du moyen âge y apparaissent dès l’abord. Les barrières innombrables que le moyen âge avait opposées à l’intérêt mercantile, — nombre maximum d’ouvriers et d’apprentis (il faudrait dire aussi nombre de maîtres), prescription de l’espèce de marchandise à fabriquer (il faudrait ajouter et du mode de fabrication), achat collectif des matières premières, interdiction du travail la nuit et le dimanche, restrictions nombreuses à la concurrence par des prix minima (on devrait ajouter aussi par des prix maxima), par la prohibition de certains moyens de réclame, par les prix du marché, etc., toutes ces barrières sont tombées. Il en est résulté la concurrence sans frein de tous contre tous, ce fameux Struggle for life, dont on nous rebat impitoyablement les oreilles depuis un quart de siècle. On s’efforça, comme au temps jadis (car c’est la loi de l’humanité sous tous les régimes), de vendre au plus cher et d’acheter au meilleur compte, mais avec cette différence que tous les moyens étaient permis. On ne recula devant aucun. De toutes les marchandises engagées dans cette lutte sans merci, la principale est la marchandise-travail, la force humaine, la fameuse Arbeilskraft qui revient à chaque instant sous la plume de Karl Marx. Le grand effort de ceux qui ont besoin de cette marchandise si commune, si offerte, c’est de l’acheter au plus bas prix. Or il se rencontre que cette marchandise vile, que tous les acheteurs de travail cherchent à avilir de plus en plus, est, formée d’hommes, d’êtres semblables aux « employeurs, » de citoyens de l’état, constituant une très grande part, on peut dire la plus grande part de la nation. Par égoïsme, ou même simplement par nécessité, sous le régime de la libre concurrence industrielle, les acheteurs de travail tendent à rendre de plus en plus misérable la condition des travailleurs. Ces misères qui, à en croire le docteur Adler, seraient ou nouvelles ou singulièrement aggravées de notre temps, sont au nombre de neuf : 1° le travail régulier des enfans dans les fabriques ; 2° le travail régulier des femmes dans les mêmes lieux ; 3° la durée parfois extraordinairement longue de la journée de travail pour tous les ouvriers en général ; 4° le taux souvent excessivement, bas du salaire des ouvriers non qualifiés, c’est-à-dire dont la besogne n’exige pas d’apprentissage ; 5° le chômage temporaire et, par suite, la privation du salaire pour les ouvriers qui sont capables de travailler et disposés à le faire ; 6° l’incapacité du travail, et l’absence de moyens d’existence, par suite d’accidens dont l’ouvrier peut difficilement, parfois même aucunement, se faire indemniser par le patron ; 7° la même incapacité provoquée par la maladie ; 8° la vieillesse prématurée, besogneuse, que la bienfaisance publique, toujours dégradante, est impuissante à soulager ; 9° enfin, la misère sordide des habitations ouvrières souvent, malsaines, qu’une honteuse exploitation force parfois les ouvriers à louer très cher.

Nous ne nous attarderons pas à examiner si tous ces maux sont bien aussi nouveaux que nombre de personnes semblent le croire, si, par exemple, on doit regretter les infectes ruelles et les étroites maisons où s’entassaient, il y a un siècle, les ouvriers et même les petits bourgeois. Notre examen se portera seulement sur les premières des plaies qu’on nous dénonce et sur les lénitifs que les médecins sociaux emploient à les guérir.

Nous prenons toujours pour guide M. Adler, simplement parce qu’il a systématisé les récriminations qui s’élèvent aujourd’hui dans les deux mondes contre l’ordre industriel libéral. C’est le travail régulier des enfans et des femmes dans les fabriques ainsi que la durée réputée excessive de la journée de labeur qui attirent surtout les plaintes. Le patron, nous dit-on, trouve un bénéfice à remplacer les ouvriers mâles par des femmes, puis même celles-ci par des enfans ; ces travailleurs ont moins de besoins, moins de frais d’existence, par conséquent ils se contentent de salaires moins élevés. Mariée, la femme ne demande à la fabrique qu’un supplément au salaire du mari, devenu insuffisant à l’entretien de la famille ; c’est aussi un appoint, dont on ne se donne guère la peine de discuter le chiffre, qu’apportent les enfans au ménage des parens. La productivité du travail de ces ouvriers inférieurs, les femmes et les enfans, n’est, sous le régime des machines, guère inférieure à celle des hommes ; et elle est largement compensée par la différence de salaire. Aussi l’industriel trouve-t-il son profit à cette substitution croissante : l’emploi de plus en plus général des enfans et des femmes dans les manufactures en fournit la preuve. L’égoïsme du chef de famille contribue au développement de cette organisation, parce qu’il commence par en profiter, quoiqu’il doive bientôt en souffrir. Il y trouve d’abord une augmentation des ressources du ménage ; mais ce n’est que le fait initial ; car, toujours d’après l’opinion que nous exposons, le chef de famille va bientôt se trouver évincé de la fabrique ou y voir son salaire tomber par suite de l’introduction, qu’il a imprudemment favorisée, de ces travailleurs au rabais.

Tout un cortège de conséquences désastreuses accompagne cette situation : on prend soin de décrire pathétiquement l’affaiblissement des forces de l’enfant dont la croissance s’arrête ou est entravée, les maladies chroniques contractées dès le premier âge, tout au moins des prédispositions à toute espèce d’affections qui deviennent héréditaires, les dommages moraux non moindres que les matériels, l’atrophie de l’intelligence, la souillure de l’âme enfantine au contact d’ouvriers plus âgés. Puis on passe à la femme : on montre que sa constitution fragile, sujette à de périodiques épreuves, n’est pas faite pour l’implacable rigueur de l’atelier mécanique ; que la génération qu’elle enfante est nécessairement faible et mal constituée, que son ménage est délaissé, devient sordide et misérable : on va même parfois jusqu’à conclure que son chétif salaire industriel ne compense pas le dommage causé à l’économie de la maison par l’abandon du foyer ; on s’étend sur les dangers de la promiscuité des sexes ; puis, on fait entrevoir les générations futures atteintes de dégénérescence physique et de démoralisation précoce. Comme ce régime a été inauguré il y a environ trois quarts de siècle, et qu’il est devenu très général depuis quarante années déjà, l’on est tout surpris, après ces émouvantes lectures, de voir, d’après les statistiques irrécusables, qu’en tout pays européen la vie moyenne s’est prolongée.

La longueur de la journée de travail et le travail de nuit n’auraient pas des effets moins terribles que ceux qu’on nous décrivait tout à l’heure et qui, par une singulière anomalie, ne laissaient cependant aucune trace sur les statistiques vitales. Chaque fabricant est entraîné, nous assure-t-on, par cette implacable loi de la concurrence, la farouche et impitoyable dominatrice du monde moderne, à accroître la durée de la journée de travail jusqu’à la limite extrême. Parfois même il fait deux équipes, l’une qui travaille le jour et la seconde la nuit. Le mari est souvent dans une de ces équipes et la femme dans l’autre, de sorte que pendant les jours et les nuits ouvrables ils ne se voient pas plus qu’autrefois Castor et Pollux. L’entraînement que subit l’industriel aux longues journées et au travail nocturne est dû, prétend-on démontrer, à des causes économiques évidentes : on épargne ainsi sur les frais généraux, puisque, avec une même usine, les mêmes machines, on fait beaucoup plus d’ouvrage : cela évite des constructions nouvelles et un accroissement de matériel. Même en augmentant le salaire pour le travail de nuit, le patron trouve, par l’économie de ces frais généraux, un bénéfice industriel notable. Puis, comme on a l’esprit subtil, on fait remarquer que l’industriel a un intérêt à user ses machines le plus vite possible en les faisant travailler continuellement, parce que, toujours menacé d’inventions nouvelles, l’outillage, si on le mettait au régime des courtes journées, pourrait devenir vieilli et démodé quoiqu’il n’eut encore que médiocrement servi.

Pour achever toute cette démonstration, on fait appel aux livres spéciaux, aux rapports surtout des inspecteurs de fabrique, soit d’Angleterre, soit d’Allemagne, aux mémoires des médecins et des philanthropes. Tous ces personnages techniques, comme tous les hommes professionnels du monde, affirment que leurs soins sont indispensables, que leurs attributions sont trop limitées, que le mal contre lequel ils luttent est terrible, qu’il faut renforcer leur action, accroître leurs pouvoirs, augmenter leur nombre, etc., que, si on ne le fait, la société, qui porte dans son sein un germe de mort, dépérira et finira par mourir.

Voilà le tableau que l’on présente sans cesse au public, au gouvernement, aux assemblées, pour les pousser à intervenir de plus en plus dans le régime du travail. Dieu nous garde de prétendre qu’il n’y ait rien de vrai dans ces plaintes ! Mais les exagérations y sont évidentes, les omissions regrettables ; l’examen est superficiel, unilatéral ; il oublie le passé, il oublie même dans le présent toutes les professions si diverses qui s’exercent dans l’atelier domestique, parfois même aux champs, et dont beaucoup n’ont pas moins d’inconvéniens soit matériels, soit moraux que ceux qu’on énumère avec une si poignante complaisance.

Certainement « le machinisme » facilite l’entrée des enfans et des femmes dans beaucoup d’industries qui leur étaient autrefois fermées ; mais on néglige de voir ou de dire qu’il les exclut de certaines autres où ces êtres frêles étaient constamment employés autrefois. La mouture ne se fait plus par des femmes, ni le halage par des femmes et des enfans. Les femmes remplissent les ateliers de tissage ; mais les hommes leur ont succédé dans la filature ; la machine a interverti ainsi beaucoup de tâches, et non-seulement la machine, mais la production et le commerce en grand. Dans les magasins de nouveautés, où il faut remuer de très gros paquets, les femmes sont devenues moins nombreuses ; les hommes les y ont remplacées ; un changement de même nature s’opère dans le blanchissage en grand, où l’on commence d’introduire des machines exigeant de la force musculaire ; par contre, les femmes profitent de beaucoup d’industries nouvelles, la photographie, les téléphones ; dans l’imprimerie même elles tiennent une place. Les hommes, évincés de diverses occupations, voient s’ouvrir devant eux d’autres carrières, sinon nouvelles, du moins singulièrement agrandies, ainsi l’industrie des transports avec toutes ses annexes qui s’est si prodigieusement développée. Il n’est pas vrai que la femme prenne dans l’industrie la place de d’homme. La science et ses applications amènent seulement des interversions dans le rôle industriel des deux sexes, certains travaux, autrefois pénibles, devenant soudain aisés ; d’autres, au contraire, faciles autrefois, exigeant, par les procédés nouveaux, un plus grand déploiement de force. Ces interversions, qu’amènent les incessantes découvertes du génie moderne, profitent à l’ensemble de la civilisation, à la production dont elles abaissent le prix, à la consommation qu’elles facilitent par le bon marché, aux ouvriers et ouvrières dont les salaires tendent à se proportionner sur le résultat produit par leur labeur.

Il faudrait des développemens infinis pour répondre à toutes les allégations de ceux qui soutiennent que les manufactures et les machines ont détérioré la situation matérielle et morale de l’ouvrier. Nous oublions, disait Rossi, les blessures profondes de nos ancêtres et nous sommes émus de nos moindres piqûres. Sans remonter aux temps anciens, tous ceux qui lisent les enquêtes du deuxième quart de ce siècle, celles de Villermé ou de Blanqui sur les ouvriers de la petite industrie et sur le travail dans l’atelier domestique, verront que les descriptions de ces observateurs sont beaucoup plus navrantes et ont un caractère plus précis et plus probant que les lamentations présentes. Il en est de même de la très précieuse collection des monographies des Ouvriers des deux mondes, publiées vers le milieu de ce siècle sous la direction de M. Le Play. Le travail domestique d’autrefois y apparaît avec toute sa dureté. La famille n’était pas toujours clémente, dans ces temps de moindre sensibilité, ni pour la femme ni pour l’enfant. On voyait dans le tissage des châles en chambre les jeunes filles de dix à douze ans lançant la navette pendant douze ou treize heures par jour. Un médecin, le docteur Haxo, nous émouvait sur le sort des brodeuses des Vosges, silencieusement courbées sur leur ouvrage jusqu’à dix-neuf heures sur vingt-quatre, mangeant assises à leur travail, leur pain sur les genoux, sans quitter l’aiguille, de peur de perdre un quart d’heure. Un autre nous décrivait les maladies des dentellières, la faiblesse de la vue, résultat du travail assidu et minutieux à l’aiguille, l’irritation et la rougeur des paupières, l’intoxication des voies respiratoires et digestives par la poussière du blanc de plomb. On nous montrait aussi des tailleuses de cristal, toujours penchées sur leur roue, toujours les mains dans l’eau, aspirant des débris de verre. D’autres signalaient les travaux excessifs des couturières en chambre, des modistes, des lingères, les nuits passées à l’ouvrage, l’absence de toute relâche et de tout repos. La célèbre et émouvante chanson de la Chemise, cette naïve et touchante complainte anglaise, ne fut pas inspirée par les manufactures. Les observateurs du commencement ou du milieu de ce siècle, dans les contrées primitives, arrêtaient nos yeux sur les femmes remplissant, en grand nombre, en Silésie par exemple, le pénible état d’aide-maçon ; sur les jeunes filles travaillant comme les hommes aux terrassemens de chemins de fer dans les Landes, passant la nuit pêle-mêle avec les ouvriers sous des baraques provisoires. Les philanthropes qui se sont consacrés aux classes rurales ne sont pas, eux non plus, en peine de tableaux attristans : l’abandon à la maison de l’enfant au maillot par la mère qui vaque aux occupations du dehors, les tâches rudes et parfois malsaines comme le teillage ou le rouissage de lin et du chanvre, les occasions d’immoralité que fournit aux adolescens des deux sexes la promiscuité du travail des champs, les images grossières qu’excitent dans de jeunes esprits les choses de la campagne. La collection des Ouvriers des deux mondes foisonne de descriptions de ce genre. Il s’est fait, il y a vingt et quelques années, une grande enquête en Angleterre sur ces bandes agricoles, agricultural gangs, composées de jeunes gens et de jeunes filles pour la plupart, qui, sous la conduite d’un entrepreneur, parcourent les districts agricoles pour rentrer les récoltes. A l’en croire, ce serait là qu’on trouverait le maximum de l’immoralité et de la dégradation humaine. D’autres, au contraire, nous mèneront dans les faubourgs de Londres, nous feront entrer dans des maisons étroites et sordides où quelques hommes, quelques femmes et quelques enfans confectionnent sans discontinuer des vêtemens à bas prix, travaillant, allègue-t-on, quinze, seize et dix-huit heures par jour : c’est ce que l’on nomme le sweating system : la grande industrie et les machines sont innocentes de tous ces abus.

Mais ces abus que l’on a trouvés partout, dans tous les temps, au foyer domestique comme à l’atelier commun, sont-ils vraiment aussi généraux, aussi persistans, aussi cruels qu’on nous les dépeint ? Il faudrait, pour le croire, ignorer le tour d’esprit du philanthrope, de l’hygiéniste et du spécialiste. Celui qui, avec un cœur généreux, s’est consacré à l’étude de ce qu’il considère, comme une plaie sociale, qui y applique indéfiniment le microscope, finit par perdre tout sens des proportions. Il ne sait plus distinguer l’exceptionnel de l’ordinaire ; tous les maux qu’il voit, à travers son instrument grossissant, deviennent énormes, les plus grands maux de l’humanité. A lire certains livres de médecine, à étudier tous les symptômes qu’ils décrivent des maladies diverses, à suivre le jugement qu’ils portent sur les différentes habitudes humaines, l’homme le plus sain se croit atteint d’une foule d’affections mortelles : on s’étonne de vivre encore. On trouve à chaque profession tant d’inconvéniens pour l’estomac, le cœur, les reins, qu’on prendrait le parti de vivre oisif, si d’autres ne survenaient pour dépeindre tous les périls de l’oisiveté. Il en est, de même des philanthropes, des hygiénistes, des spécialistes sentimentaux qui se livrent à des études et à des enquêtes sur le travail, soit de la ville, soit des champs, soit de l’atelier, soit du loyer. L’un dénoncera tel travail, parce qu’il exige la station debout, l’autre un travail différent parce qu’il contraint à être assis et courbé sur soi-même. Chaque spécialiste, uniquement occupé de son objet qu’il aura considéré sous toutes ses faces et perdant de vue les objets environnans, invoquera l’intervention de la loi pour interdire, réglementer, restreindre tel ou tel labeur qu’il considérera comme exceptionnellement dangereux et qui ne le sera pas plus que mille autres.

Les prétendus maux que l’on attribue aux machines et à la grande industrie existaient bien avant celle-ci et celles-là ; on les retrouve encore aujourd’hui dans les tâches où le travail se fait à la main et isolément. Il me semble que l’on calomnie un peu les usines, surtout les usines modernes, celles qu’on élève depuis un quart de siècle. Elles n’ont, pour la plupart, ni l’insalubrité ni l’aspect, sordide dont on nous parle. Plus elles sont grandes et plus d’ordinaire, elles sont bien tenues. Plus les machines y ont de valeur, et mieux elles sont soignées, comportant, en dehors même de toute pensée de philanthropie et par la nécessité des choses, des conditions de propreté pour le personnel ouvrier qui est occupé à ce précieux outillage. Les salles de ces établissemens sont aujourd’hui, par convenance industrielle, vastes, hautes, bien aérées ; les ouvriers y sont distans les uns des autres. Les séances y sont en général moins prolongées qu’au foyer domestique ; la nécessité des allées et venues deux fois au moins par jour et souvent quatre fois, de la maison à l’usine ou de celle-ci à la maison, fait jouir du grand air beaucoup de familles casanières qui, autrefois, sortaient peu d’une sorte de bouge, formant leur misérable logis. Je ne vois pas ce que la civilisation a perdu aux grandes usines. Elles ont contribué à attirer la population dans la banlieue des villes ou à la campagne loin de ces étroites ruelles qui constituaient nos villes d’autrefois et où elle pourrissait sans soleil et sans air. Les grands établissemens ont besoin de cours spacieuses, de dégagemens nombreux, de larges voies d’accès ; ce sont là des conditions de salubrité relative. Dans toutes les attaques contre le régime manufacturier, il y a beaucoup de préjugé et de convention : on se rappelle vaguement les informes et étroites fabriques d’autrefois, celles du début de l’industrie mécanique, quand les capitaux étaient rares et que des machines embryonnaires exigeaient peu de place. Il y a autant de différence entre ces chétives manufactures d’autrefois et les grands établissemens d’aujourd’hui qu’entre les anciens et mesquins bateaux où s’entassait un personnel nombreux de marins et les énormes steamers que nous voyons si habilement aménagés et tenus avec une si méticuleuse propreté.

La manufacture, toutefois, pourrait léser l’enfant, si le patron était avide et imprévoyant et les parens durs. Ce n’est pas que l’enfant fût toujours ménagé par la petite industrie : certains types qui tendent à disparaître, le petit ramoneur par exemple, qu’un appareil très simple va bientôt complètement évincer, émouvait, souillé de suie et d’apparence malingre, toutes les âmes sensibles. L’usine n’avait donc pas inventé pour l’enfant les tâches sales ou pénibles. Mais elle pouvait les rendre plus régulières, plus prolongées, plus assujettissantes. La législation y a pourvu dans la plupart des pays du monde, et elle a eu raison. L’enfant rentre incontestablement dans la catégorie des êtres faibles qui ne disposent pas librement d’eux-mêmes ; il peut être exploité par des pareils cupides. Le premier sir Robert Peel fut donc bien inspiré quand, par l’article 42, George III, chapitre LXXIII, c’est-à-dire en 1802, il réglementa le travail des enfans dans les manufactures de coton et de laine. Cette loi était, d’ailleurs, bien timide ; elle se contentait de restreindre, pour ces jeunes ouvriers, la journée à douze heures de travail. Dix-sept ans plus tard, en 1819, quand on amenda cette première mesure, on se montra encore singulièrement circonspect, en interdisant seulement l’emploi d’enfans au-dessous de neuf ans dans les mêmes établissemens. Telle fut l’origine modeste et discrète des Factory Acts qui se sont succédé en Angleterre au nombre de plusieurs dizaines et qui ont été imites par la plupart des nations du continent. Aujourd’hui, il n’y a guère en Europe qu’une contrée qui n’ait pas réglementé d’une façon générale le travail des enfans dans les manufactures, c’est la Belgique, qui s’est bornée à interdire d’employer les enfans au-dessous de dix ans au fond des mines ; c’est bien insuffisant. L’Italie s’est montrée presque aussi réservée que la Belgique. Elle se contente de prohiber le travail des enfans au-dessous de neuf ans pour l’ensemble des industries et, d’une façon particulière, au-dessous de dix ans dans les mines « au fond ; » elle permet d’employer jusqu’à huit heures par jour des enfans qui sont au-dessus de cet âge encore si bas. Ce sont là deux pays à population très dense et à salaires très faibles. La pauvreté a ses exigences ; elle émousse le sentiment ou, du moins, lui restreint sa part. Les autres nations pauvres en fournissent aussi la preuve. La Hongrie prohibe le travail des enfans dans les fabriques au-dessous de dix ans ; de dix à douze, elle fixe au travail une durée maxima de huit heures, encore bien longue. De douze à quatorze, elle permet dix heures ; et au-delà elle ne réglemente plus rien, sauf l’interdiction du travail du dimanche et de la nuit pour ces jeunes ouvriers. L’Espagne se rapproche de la Hongrie : les enfans n’y peuvent travailler dans les fabriques au-dessous de dix ans, ni plus de cinq heures par jour jusqu’à treize ans pour les garçons et quatorze ans pour les filles ; elle ajoute à ces enfans une autre catégorie de jeunes ouvriers, pupilles de la loi, les adolescens de quatorze à dix-huit ans pour les hommes, de quatorze à dix-sept ans pour les filles, qui, les uns et les autres, ne peuvent travailler plus de huit heures ; elle interdit enfin le travail de nuit dans les établissemens à moteurs hydrauliques et à machines à vapeur. Le Danemark se rapproche de l’Espagne et des autres pays précités : c’est à dix ans aussi que l’enfant y peut devenir ouvrier de fabrique : jusqu’à seize ans, la durée du travail n’y peut dépasser six heures ; puis viennent les adolescens de seize à dix-huit ans qui ne peuvent être employés plus de dix heures : le travail du dimanche et de la nuit est aussi interdit.

Voilà pour les pays pauvres où la vie est dure, où chacun sent le prix du travail ; l’opinion publique y supporterait mal que le gouvernement s’avisât de retarder trop l’époque où un être humain peut coopérer à sa propre subsistance. Les pays, soit plus riches, soit, plus vastes, et à gouvernement affectant de hautes visées, font 4 la réglementation une part plus grande. Au lieu de placer à dix ans l’âge où l’enfant peut travailler en fabrique, ils le mettent à douze ou à treize ou à quatorze ; ils étendent aussi parfois l’application de leurs règlemens non-seulement à la grande industrie concentrée, mais à la petite, toute disséminée qu’elle soit. Quelques-uns aussi ne se bornent pas à régler le travail des enfans ou des adolescens ; ils veulent encore imposer soit la même prohibition, soit les mêmes restrictions aux hommes faits. Voici l’orientale Russie qui, parmi ce nouveau groupe de nations, offre le minimum de règlementation : elle interdit dans les fabriques le travail des enfans au-dessous de douze ans, leur fixe, à partir de cet âge, une durée maxima de huit heures, et en outre interdit, dans les principales branches de l’industrie textile, le travail de nuit pour les jeunes gens au-dessous de dix-sept ans et pour les femmes. Les Pays-Bas fixent aussi à cet âge quasi-sacramentel de douze ans l’entrée dans les fabriques, mais on y discute en ce moment un projet de loi plus étendu. La Suède a une législation analogue, mais un peu plus restrictive dans l’application : douze ans pour l’entrée en fabrique : six heures de travail maximum jusqu’à quatorze ; de quatorze à dix-huit ans, journée maxima de dix heures et interdiction du travail de nuit. C’est encore cet âge de douze ans qu’adopte l’empire d’Allemagne, avec un maximum de six heures de travail quotidien jusqu’à quatorze, et de dix heures de quatorze à seize. Pour toutes ces catégories d’ouvriers, le travail est prohibé le dimanche et la nuit. Cette législation nous paraît fort acceptable. Nous reculerions même volontiers jusqu’à quinze ans et à dix-sept les âges où le travail ne doit pas dépasser respectivement six et dix heures. Plus exigeante dans un sens et moins dans un autre se montre l’Autriche : elle interdit l’emploi dans les fabriques d’enfans au-dessous de quatorze ans : elle fixe à partir de cet âge, invariablement pour tous les ouvriers, même les majeurs, la durée maxima du travail à onze heures, mais elle autorise parfois une heure de plus ; elle interdit le travail de nuit pour les femmes. Elle s’occupe des simples ateliers comme des fabriques, y défendant le travail des enfans au-dessous de douze ans, y fixant jusqu’à quatorze ans la durée maxima de la journée à huit heures et y prohibant, au-dessous de seize ans, le travail de nuit. Entrée tard dans la voie de la réglementation industrielle, la démocratique Helvétie a devancé du premier coup la plupart des pays de l’Europe continentale par la rigueur de ses prescriptions : le travail des enfans dans les fabriques n’y peut commencer avant quatorze ans, la journée maxima pour eux est de onze heures, sur lesquelles on doit prélever jusqu’à seize ans la part de l’instruction scolaire et religieuse ; puis, pour les adultes eux-mêmes de tout âge, le travail de fabrique ne doit pas se prolonger au-delà de onze heures effectives : sauf des exceptions qui peuvent être assez fréquentes, le travail des usines est interdit la nuit et le dimanche. L’Angleterre, qui subit dans sa législation l’influence de plus en plus marquée des philanthropes, mais qui recule, par tradition, devant l’absolue uniformité, a, dans le cours de plus de quatre-vingts ans, depuis l’act de 1802, dû au premier sir Robert Peel, constitué une réglementation du travail des enfans et des femmes, qui est à la fois la plus minutieuse, la plus compliquée que l’on puisse imaginer. Positive, cependant, jusque dans ses plus grands accès de zèle humanitaire, elle n’a pas voulu reculer trop dans la vie de l’homme l’époque du travail productif : elle la place à la limite fort basse de dix ans ; mais jusqu’à quatorze ans l’on ne peut être employé dans les fabriques qu’au demi-temps, c’est-à-dire trente heures par semaine ; les enfans du même âge employés « industriellement » chez eux ne peuvent travailler plus de cinq heures par jour. Puis les jeunes gens de quatorze à dix-huit ans, et toutes les ouvrières, quel que soit leur âge, ne peuvent travailler plus de cinquante-six heures et demie par semaine dans les industries textiles, ni plus de soixante heures dans les autres fabriques et dans les ateliers. Enfin, toutes ces catégories d’ouvriers protégés par la loi ne peuvent être employés la nuit ni le dimanche, ni même l’après-midi du samedi. Une série d’acts étendent ces dispositions, avec quelques faibles tempéramens et beaucoup de mesures de détail plus ou moins restrictives, aux magasins et en partie au travail familial.

Il nous a semblé bon d’énumérer la législation des différens pays île l’Europe en cette matière : nous avons pris dans ces indications le docteur Adler pour guide. Reste la France, que nous avons réservée. Elle interdit dans les établissemens industriels la durée de travail pour les enfans au-dessous de douze ans, sauf des exceptions pour certaines industries où l’entrée à dix ans est tolérée. De dix à douze ans, dans ces dernières, la journée maxima est de dix heures ; de douze à quatorze, l’on distingue si l’on a reçu ou non l’instruction primaire : l’enfant ne l’a-t-il pas reçue, il ne travaillera que six heures ; l’a-t-il reçue, on suppose, sans doute, que ses forces physiques en sont accrues, il pourra travailler douze heures ; pour tous les jeunes gens au-dessous de seize ans et pour les jeunes filles de moins de vingt et un ans, le travail est interdit la nuit et un jour par semaine (l’absurde préjugé anticlérical auquel notre démocratie est niaisement assujettie a empêché de désigner le jour) ; enfin, pour tous les ouvriers, la journée maxima est de douze heures. Mais l’on est en train de changer tout cela : une loi, votée par la chambre des députés et actuellement soumise au sénat, va beaucoup plus loin : elle interdit pour les femmes de tout âge le travail de nuit et elle limite pour tous les ouvriers, quels qu’ils soient, la durée de travail à onze heures. Ces mesures sont à la fois excessives en ce qu’elles diminuent la liberté des ouvriers majeurs, et insuffisantes en ce qu’elles permettent une journée trop longue aux enfans de douze à quatorze ou quinze ans occupés dans les fabriques. On eût beaucoup mieux fait d’adopter purement et simplement la loi allemande, qui, parmi toute cette législation industrielle si touffue et si vacillante, est la plus raisonnable.

Pour un homme qui réfléchit, c’est-à-dire qui ne consulte pas uniquement l’impulsion de son cœur, porté à l’idéal, mais qui cherche à voir les choses dans leur ensemble, les rapports des unes aux autres, qui tient compte des nécessités de la vie de la dureté inévitable de la destinée humaine, des droits de la liberté individuelle, il n’y a d’intervention légitime de l’état, pour déterminer la durée du travail, qu’en ce qui concerne l’enfant, l’adolescent des deux sexes, la fille mineure. Peut-être pourrait-on y joindre la femme enceinte ou relevant de couches dans les quinze jours qui précèdent et suivent celles-ci, parce que cette femme a la charge d’un autre être humain ; mais cette détermination est très délicate, et il vaut mieux laisser agir les mœurs. Une des plus fatales tendances du législateur moderne, c’est sa prétention à remplacer partout l’influence des mœurs par celle des lois. Même en ce qui concerne l’enfant, la tutelle officieuse de l’état doit être limitée. S’il reporte trop loin dans l’existence l’âge où l’enfant peut commencer à travailler, soit à l’atelier, soit en fabrique, il développe les habitudes de paresse, il réduit outre mesure les ressources de la famille. Dans les classes populaires, sauf pour quelques natures d’élite qui émergent, l’instruction ne peut remplir absolument, avec les seuls loisirs, toutes les heures de la journée jusqu’à quatorze ans. Il est désirable qu’il y ait, à partir de douze ans, quelque labeur manuel, et cinq ou six heures alors de travail de fabrique n’ont rien qui mette en péril soit l’intelligence, soit la santé. Puis, si l’on rend le travail impossible ou difficile à l’adolescence, on proscrit par là-même les familles nombreuses. Un ménage où se trouvent cinq ou six enfans, même seulement trois ou quatre, ne peut régulièrement subsister sur le travail du père, du moins quand les enfans, ayant atteint un certain âge, commencent à consommer davantage. Il faut que, à douze ou treize ans, l’enfant d’une famille nombreuse puisse gagner une bonne partie de son entretien, et à quinze ou seize ans la totalité. On a bien inventé, il est vrai, une théorie en vertu de laquelle les salaires des hommes adultes seraient plus élevés si les enfans et les femmes ne travaillaient pas ; mais cette théorie est toute superficielle, sans aucun fondement ; un examen attentif a démontré que le salaire tend à se régler sur la productivité même du travail de l’ouvrier ; aussi bien, le salaire n’est-il au fond qu’une part dans le produit, et l’ensemble des salaires dans un pays ne saurait rester le même si la production diminuait notablement, ce qui serait le cas si les enfans et les femmes cessaient de travailler dans les fabriques et dans les ateliers. L’interdiction du travail dans les usines avant l’âge de douze ans, la limitation du travail de l’adolescent depuis douze ans jusqu’à quinze ou seize ans, l’interdiction du travail de nuit pour les filles mineures, le repos obligatoire du dimanche pour ces catégories d’ouvriers, voilà tout ce que la loi peut édicter sans faire violence et à la nature des choses et au droit individuel.

III

On cherche en vain sur quels principes le législateur peut appuyer de plus amples prétentions, et un esprit perspicace saisit aisément les inextricables difficultés qu’il rencontre s’il veut aller plus loin. Pourquoi restreindrait-il, soit en général, soit dans certaines industries, la durée du travail des hommes ou des femmes ayant atteint la majorité ? Ni le droit ni les faits ne comportent une pareille intervention. Le droit consiste dans la liberté dont doit jouir chaque être adulte de disposer, comme il l’entend, de ses forces et de son temps, sous la seule réserve qu’il ne lèse pas autrui. S’il convient à un homme ou à une femme, ayant beaucoup de charges ou de besoins, de travailler une ou deux heures de plus que la généralité des autres femmes ou des autres hommes, pourquoi la loi aurait-elle la barbarie de le lui interdire ? Quelle indemnité lui donnerait-elle pour cette sorte d’expropriation ? Se chargerait-elle de pourvoir aux besoins qui devaient être satisfaits par le produit de cette heure ou de ces deux heures de travail supplémentaire ? L’indemnité est impossible, tellement elle serait vaste, et l’expropriation sans indemnité serait un acte monstrueux. Puis, pourquoi la loi irait-elle créer des délits fictifs ou artificiels ? Il n’existe déjà que trop de délits qu’il est impossible de prévenir et souvent de châtier. On démoralise une nation, on lui enlève toute règle fixe de conscience et de conduite quand on multiplie les prohibitions qui semblent découler de la fantaisie du législateur plutôt que de la nature des choses et des hommes. L’ancienne loi de 1814, qui prohibait le travail du dimanche, outre qu’elle n’a jamais été appliquée à la lettre, paraissait avec raison une intrusion injustifiée du législateur dans la sphère des actes réservés à l’appréciation individuelle. Il en serait de même de toute loi limitant le travail des hommes ou des femmes ayant atteint leur majorité.

L’argument que les ouvriers sont isolés, faibles, dans la dépendance du patron, et qu’ils ne peuvent débattre librement avec lui les conditions de leur travail, outre qu’il porterait infiniment loin et devrait entraîner jusqu’à la fixation des salaires par l’autorité, est en contradiction avec toute l’expérience récente. En fait, les ouvriers contemporains, pourvus d’une instruction assez développée, jouissant du droit d’association et de coalition, possédant, soit individuellement, soit collectivement quelques épargnes, soutenus d’ailleurs par une partie de la presse, encouragés moralement par nombre de politiciens, peuvent discuter, sans aucune infériorité de situation, leurs conditions de travail avec des patrons qui ne peuvent laisser longtemps sans emploi un vaste matériel, qui ont à exécuter des commandes, sous peine de dédits onéreux, qui sont pressés de tous côtés par la concurrence, soit intérieure, soit étrangère. L’argument de cette prétendue faiblesse de l’ouvrier relativement au patron a le tort de correspondre à une situation ancienne qui a depuis longtemps disparu. La contradiction n’est pas moindre entre la tutelle industrielle où l’état moderne placerait l’ouvrier et la souveraineté politique qu’il lui reconnaît : quand l’ouvrier doit traiter avec un patron, il serait incapable de discerner son intérêt ou de le défendre ; quand il s’agit de la direction générale de la nation, l’ouvrier posséderait, au contraire, la capacité la plus incontestable, la liberté la plus absolue. Mineur pour se conduire lui-même, majeur pour conduire les affaires publiques, voilà ce que la législation ferait de l’ouvrier.

Les faits, non moins que le droit, protestent contre l’intervention de l’état dans le travail des adultes majeurs, quel que soit leur sexe. C’est l’universalité du couvre-feu que l’on demande : dormez, habitans de Paris, ou plutôt de la France, à partir de huit ou de neuf heures du soir ; reposez-vous à telles heures. Comment faire appliquer de pareilles injonctions non-seulement dans les grandes usines, mais dans tous les ateliers minuscules, dans toutes les campagnes, à tous les foyers ? Si l’on n’applique cette législation qu’aux fabriques, c’est-à-dire en général aux travaux qui s’opèrent dans les meilleures conditions de salubrité, il y a là une inégalité flagrante. Si l’on veut, au contraire, généraliser l’interdiction, à quelles impossibilités ne se heurte-t-on pas ? Voici le petit propriétaire rural, qui aime à la folie sa vigne ou son champ, irez-vous le détourner d’y travailler en été depuis l’aube jusqu’au coucher du soleil ? l’empêcherez-vous de se faire aider soit par sa femme, soit par ses enfans ? Jamais le petit propriétaire rural n’a demandé qu’on fixât la journée de travail à onze heures, ou à dix, ou à neuf, ou à huit. De même pour l’ouvrier fabricant isolé, ce que l’on appelle le petit producteur industriel autonome, l’ouvrier à façon ; il en existe encore ; lui et sa famille ne lésinent pas sur leurs heures de travail quand l’ouvrage donne. Comment concevoir que la loi vienne le condamner à une demi-oisiveté et lui arracher parfois le pain de la bouche ?

A quelle limite l’état arrêterait-il sa réduction des heures de travail pour les adultes ou les majeurs ? Dans un champ aussi divers, aussi varié que l’industrie moderne, peut-il y avoir une commune mesure ? Les uns voudraient la journée de onze heures ; d’autres réclament à grands cris celle de dix ; d’autres encore celle de neuf ; un plus grand nombre prétendent obtenir de la loi la journée de huit heures. Ainsi l’élément le plus flâneur de l’humanité irait imposer ses goûts de nonchalance à l’humanité tout entière ! Les traînards régleraient le pas de tous ceux qui sont plus alertes, plus dispos, plus courageux. C’est la nouvelle conception du progrès. Est-il bon, d’ailleurs, que l’homme ait des loisirs si étendus ? Est-il toujours préparé à en faire un sage emploi ? Huit heures de travail par jour ou même neuf, avec le chômage régulier du dimanche, des jours de fêtes religieuses ou civiles, avec les interruptions occasionnelles inévitables dans tous les métiers, cela ne crée-t-il pas entre les travaux et les loisirs un rapport qui est tout à l’avantage de ceux-ci et qui risque, dans bien des cas, de beaucoup plutôt détériorer qu’améliorer la situation matérielle et morale de l’ouvrier ? Comment un état, c’est-à-dire les hommes que le hasard et l’inconstance des élections portent momentanément au pouvoir, prendraient-ils cette responsabilité indéfinie de régler dans toutes les industries le temps qu’il sera loisible à l’homme majeur de consacrer, sans délit, à sa tâche quotidienne ?

Il est un important facteur dont ne tiennent aucun compte ceux qui veulent investir le législateur de ces droits nouveaux. J’ai démontré, dans une précédente étude, combien est vraie la magistrale définition de Montesquieu, que « les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. » Il y a dans la nature des choses une secrète ironie qui se joue du législateur et contrarie ses mesures toutes les fois que celui-ci a l’impertinence de la méconnaître ou de prétendre la corriger. En matière de taxes, quand le législateur veut mettre à contribution les seuls riches, cette ironie de la nature des choses s’appelle l’incidence de l’impôt, cette faculté singulière qu’a souvent l’impôt de glisser seulement sur ceux que le législateur veut frapper et d’atteindre furtivement, mais sûrement, des couches qu’il croyait laisser indemnes. En matière de réduction des heures de travail, cette ironie de la nature des choses s’appelle l’intensité du travail. Vous prétendez réglementer et restreindre la journée dans les usines pour certaines catégories d’adultes, comme les ouvrières : vous croyez avoir beaucoup fait. Mais voici que, poussée par vos restrictions mêmes, l’industrie invente des machines dont le mouvement est plus accéléré, qui, dans une minute, font beaucoup plus de tours ; elle perfectionne ses métiers de sorte qu’un ouvrier puisse en conduire trois ou quatre au lieu d’un ou deux ; alors la tension de l’esprit et de l’attention doit être portée à l’extrême ; la dépense de force nerveuse est énorme : on n’entend plus un autre bruit dans l’atelier que celui des métiers battant de plus en plus rapidement ; l’ouvrier est absolument absorbé par l’ouvrage. Voilà le résultat des huit ou des neuf heures de travail qui forment le maximum légal ou usuel de la journée dans les fabriques d’Angleterre ou d’Amérique. Pour l’équilibre du délicat organisme humain, les dix ou onze, parfois même les douze heures de labeur du continent, sont peut-être préférables. Ce phénomène de l’intensité croissante du travail, qui s’accentue au fur et à mesure que la journée se réduit, c’est un des mérites de Karl Marx de l’avoir signalé ; c’est un grain de vérité au milieu de l’inextricable fatras de développemens sophistiques et abstrus qui remplissent son célèbre livre sur le Capital. Or va-t-on régler aussi cette intensité du travail, fixer combien de tours par minute devra faire au maximum chaque machine, combien de fois la navette devra être lancée par chaque métier, combien de métiers même chaque ouvrier pourra conduire ? Si le législateur recule devant ces déterminations minutieuses qui devront changer à chaque instant, sa législation sera inefficace. S’il s’engage au contraire dans cette voie, c’en est fait pour toujours de tout le progrès industriel.

Les plus avisés, parmi les partisans de la réglementation du travail par l’état, quoiqu’ils n’aient pas aperçu la difficulté qui précède, en ont deviné une autre qui n’est pas de chétive importance. Toutes les nations aujourd’hui ont, en dépit de toutes les barrières douanières, des relations d’échanges entre elles. Il faut bien que les contrées de l’Europe occidentale, par exemple, se procurent ces denrées que leur sol est impuissant à produire : le coton, le café, le cacao, le pétrole, le cuivre, mille autres encore. Pour les avoir, il convient qu’elles puissent écouler certains de leurs propres produits à l’étranger : or, sur les marchés extérieurs, chaque nation est à l’état de concurrence avec toutes les autres. N’est-il pas à craindre que celle qui restreindra le plus les heures de travail ne se mette dans des conditions d’infériorité avec ses rivales et, que, par conséquent, elle ne voie un jour son commerce extérieur anéanti ?

Autrefois l’on n’avait pas ces craintes. On répétait superbement que la brièveté de la journée de travail, en rendant la génération ouvrière plus forte, mieux constituée, plus apte à la besogne, assurait la supériorité industrielle au peuple qui adoptait ce régime. On a bien des fois rappelé l’expérience de ce fabricant alsacien, sous le règne de Louis-Philippe, qui, ayant réduit d’une demi-heure la journée de travail dans ses ateliers, où le salaire était à la tâche, vit, au bout de peu de temps, la productivité moyenne de chaque journée s’élever : on produisait plus, disait-on, en travaillant moins longtemps. Cela n’est pas impossible, dans une certaine mesure. Le point délicat, c’est de fixer cette mesure. Dans la discussion de l’une des nombreuses lois anglaises connues sous le nom de Factory acts, Macaulay intervint, à l’appui du projet, avec cet éclat d’images qui lui était habituel : « La durée du travail a été limitée, disait-il. Les salaires sont-ils tombés ? L’industrie cotonnière a-t-elle abandonné Manchester pour la France ou l’Allemagne ? .. L’homme, la machine des machines, celle auprès de laquelle toutes les inventions des Watt et des Arkwright ne sont rien, se répare et se remonte, si bien qu’il retourne à son travail avec l’intelligence plus claire, plus de courage à l’œuvre et une vigueur renouvelée. Jamais je ne croirai que ce qui rend une population plus forte, plus riche, plus sage, puisse finir par l’appauvrir. Vous essayez de nous effrayer en nous disant que, dans quelques manufactures allemandes, les enfans travaillent dix-sept heures sur vingt-quatre ; qu’ils s’épuisent tellement au travail que sur mille il n’en est pas un qui atteigne la taille nécessaire pour entrer dans l’armée, et, vous me demandez si, après que nous aurons voté la loi proposée, nous pourrons nous défendre contre une pareille concurrence. Je ris à la pensée de cette concurrence. Si jamais nous devons perdre la place que nous occupons à la tête des nations industrielles, nous ne la céderons pas à une nation de nains dégénérés, mais à quelque peuple qui l’emportera sur nous par la vigueur de son intelligence et de ses bras. » Quarante-trois ans se sont écoulés depuis cette magnifique harangue. Serait-il dans la destinée du déclin de notre siècle d’infliger un démenti à toutes les promesses idéalistes, à toutes les prophéties idylliques de cette ère de foi qui s’est écoulée de 1830 à 1850 ? Aujourd’hui, personne n’aurait plus la superbe confiance de Macaulay. La chambre de commerce de Manchester, cette année même, commence à déserter la cause du libre échange, le free-trade, pour prôner le « loyal échange » ou la réciprocité, le fair trade. Elle s’inquiète de la concurrence des bas salaires et des longues journées d’Allemagne et de Belgique, plus encore de celle des Indes. Les filatures de coton de Bombay font trembler les manufacturiers de Manchester. Il y a quelques semaines, la chambre de commerce de cette ville votait une résolution pour demander au gouvernement l’application des Factory acts aux usines de Bombay et des autres villes de l’Inde.

Généralisant et anticipant sur des concurrences encore inconnues, les partisans de la réglementation du travail par l’état en sont venus à demander une législation internationale commune pour la protection des travailleurs. C’est la thèse du docteur Adler, dont nous parlions plus haut ; c’était avant lui celle d’un de ses éminens compatriotes, l’un des chefs du socialisme catholique, M. de Ketteler, évêque de Mayence. Si l’on n’obtient pas une législation industrielle identique chez toutes les nations civilisées, les lois réglementant le travail à l’intérieur d’un état ou d’un groupe d’états pourraient donc être inefficaces ou nuire à la prospérité de la nation. Cet aveu est précieux, il détruit toutes les espérances de ceux qui veulent restreindre par la loi le travail des adultes. Comment peut-on, en effet, dans ce temps, compter sur l’accord complet des nations, de toutes sans exception, pour appliquer un régime minutieusement semblable à toutes leurs industries ? Aujourd’hui que les peuples cherchent à se séparer le plus possible, les uns des autres, par des barrières artificielles, que la théorie protectionniste est en pleine floraison, qu’on ne peut plus faire voter un traité de commerce précis par deux nations importantes, que le sentiment de l’indépendance nationale et législative est devenu chez tous les peuples si étroit et si jaloux, le lendemain du jour où échouent toutes les tentatives pour une union monétaire, pour la suppression des primes à la production du sucre, comment rêver que les nations vont tomber d’accord sur le code le plus compliqué, le plus détaillé qui soit, celui du travail ? Mais c’est la ressource des populations pauvres, la Belgique, l’Italie, dans une certaine mesure l’Allemagne, à plus forte raison les Indes, d’avoir des heures de travail plus prolongées que les peuples riches, l’Angleterre et les États-Unis. Mettez les uns et les autres au même salaire et au même labeur, les peuples pauvres ne pourront plus soutenir la concurrence. Puis, y a-t-il une mesure commune de tous les travaux sur tout l’ensemble de la planète ? On ne tient pas compte de ces différences si capitales de l’intensité du travail, de la diversité des machines, de l’inégalité de force et de précocité dans les diverses races humaines. N’y a-t-il qu’un seul échantillon humain sur le globe ? L’adolescent hindou occupe dans une filature de Bombay, le jeune Persan qui, du matin au soir, tisse des tapis, la jeune fille italienne qui est employée dans une filature de soie ou de coton, le solide et un peu pesant garçon de Rouen, l’ardent petit Yankee à l’attention concentrée, le jeune Anglais âpre à la besogne, demain l’homme jaune, le Chinois, le Japonais, l’un à la vie sobre et dure, l’autre à l’esprit ingénieux et élégant, est-ce que vous pouvez soumettre tous ces êtres aux mêmes règlemens pour leur tâche quotidienne ? L’idée d’une législation internationale uniforme qui s’appliquerait aux travailleurs dans tous les métiers et sur toute la planète ressemble de fort près au fameux calendrier républicain qui supposait que les saisons se présentaient uniformément a la même date sur toute la surface de la terre et qui ne se doutait pas que le messidor ou le fructidor de France correspondait aux frimas et aux ensemencemens des antipodes. Grâce au ciel, le monde terrestre, si petit et si étroit qu’il soit, offre encore de la variété, et cette variété, c’est la condition même de la vie et du progrès. On veut l’étouffer sous le poids de règlemens internationaux ; la diversité heureusement des mœurs, des traditions, des qualités physiques et morales y répugne : nulle tyrannie n’est intolérable comme celle de l’uniformité. Toutes les analogies que certaines personnes prétendent tirer de diverses conventions internationales accomplies montrent la superficialité d’esprit de ceux qui les invoquent. Dans le projet de législation internationale sur les travailleurs, il ne s’agit pas de régler en commun certains organismes généraux et simples, certains cadres extérieurs en quelque sorte à la société, certaines fonctions limitées, circonscrites, d’une nature en quelque sorte élémentaire, comme les postes, les télégraphes, les poids et mesures, la monnaie, les marques de fabrique, etc. ; il s’agit de pénétrer profondément la vie quotidienne de chaque être humain, de s’immiscer dans ses occupations les plus intimes, dans la liberté à laquelle chacun a le droit de tenir le plus, celle de l’acte principal de son existence, le travail. Cette législation, si on parvenait jamais à l’édicter, échouerait contre un obstacle insurmontable, la diversité d’intensité du travail des différentes races pour une même durée de labeur.

En supposant l’accord conclu, où serait le contrôle ? La matière est compliquée, délicate, infinie, puisqu’il s’agit de tous les sexes, de tous les âges, de tous les ateliers, de tous les foyers. Qui répondrait que les engagemens pris par chaque pays seraient sérieusement tenus ? Dominerait-on des contrôleurs internationaux qui auraient le droit de faire des inspections dans les fabriques et les ateliers des diverses puissances ? Quelle nation accepterait, dans toute sa vie quotidienne et intime, l’inspection de fonctionnaires étrangers ? En supposant par impossible que celle législation internationale fût adoptée, elle deviendrait bientôt un leurre par l’inégalité de conscience des divers pays dans l’application. Elle serait, en outre, un singulier danger pour la civilisation occidentale. Qu’on se garde de trop énerver notre industrie ! Manchester se plaint aujourd’hui de Bombay. Mais les Indes ne sont pas le seul concurrent de l’Europe. Par la force des choses, avant un demi-siècle, du moins avant un siècle, la Chine, le Japon, attireront nos capitaux et nos arts, recevront nos machines : ce qui se passe à Bombay finira par se produire dans toute l’Asie. Qu’on réfléchisse que les Occidentaux, gâtés par un monopole industriel qui va bientôt leur échapper, sont en train de beaucoup s’amollir et que, là-bas, dans l’extrême Orient, de vieux peuples engourdis, à population dure et sobre, se réveillent, qu’ils naissent à l’industrie et que, beaucoup moins ménagers de leurs aises, ils pourraient, sur le marché international élargi, préparer de poignantes (surprises à nos enfans et à nos petits-enfans.

IV

La fixation par la loi des heures et parfois des modes de travail paraît encore à beaucoup de personnes une insuffisante intervention gouvernementale en faveur des ouvriers. La tutelle de l’état doit aller, dit-on, beaucoup plus loin. Il convient de protéger l’ouvrier contre tous les risques qui peuvent entraîner pour lui ou pour sa famille la gêne ou l’indigence : cela, d’ailleurs, serait fort aisé, par la généralisation d’un procédé, qui est connu depuis un grand nombre de siècles et où l’industrie privée a obtenu un succès croissant, notamment dans la dernière centaine d’années ; ce procédé, c’est l’assurance. Il offrirait le moyen certain de mettre les individus à l’abri des risques divers de perles, de ceux du moins de ces risques qui sont précis, peuvent être déterminés d’avance, ont un caractère en quelque sorte périodique, soumis qu’ils sont, sinon pour chaque individu isolé, du moins pour chaque groupe nombreux, à une loi de répétition et de régularité. Ce procédé consiste dans le calcul, à l’aide de l’observation et de l’expérience, de la fréquence des risques et dans l’imposition à tous les participais d’une cotisation, d’une prime ; l’ensemble de ces primes représente le sinistre total qui, selon les probabilités, frappera le groupe ; il doit, en outre, couvrir les frais d’administration et constituer une réserve pour les cas imprévus et les chances d’erreurs. L’humanité s’est avisée dès longtemps de l’excellence de cette méthode d’évaluer le total de certains risques précis pour tout l’ensemble d’un groupe d’hommes associés et de répartir à l’avance entre eux la perte de façon qu’elle soit aisée à supporter. Inventé par un auteur inconnu, à une époque indéterminée, sorti peut-être de l’instinct même des masses humaines, ce procédé a eu de lents et pénibles débuts ; puis, en vertu de la séduction qu’exercent sur la société les institutions utiles au fur et à mesure que le jour se fait sur elles et que le mécanisme en est compris, il s’est graduellement généralisé. Ce sont d’abord les couches élevées et intelligentes de la société qui l’ont mis en pratique ; puis les couches moyennes et peu à peu on y voit accéder spontanément les classes inférieures. Limité d’abord à quelques risques très simples, très généraux, il tend maintenant à en embrasser beaucoup d’autres. On veut l’étendre parfois à des risques très compliqués qui ne paraissent guère susceptibles de se plier à une organisation de ce genre, aux faillites par exemple ou aux vols, ou à la dépréciation des titres de bourse. En ce qui concerne l’ouvrier ou la famille ouvrière, un économiste allemand, M. Brentano, professeur à l’université de Strasbourg, n’indique pas moins de six assurances différentes qui seraient nécessaires pour lui donner la sécurité et le bien-être : 1° une assurance ayant pour objet une rente destinée à secourir et à élever ses enfans dans le cas où il mourrait prématurément (c’est la garantie du renouvellement de la classe ouvrière) ; 2° une assurance de rente viagère pour ses vieux jours ; 3° une assurance destinée à lui procurer des funérailles décentes ; 4° une assurance pour le cas d’infirmités ; 5° une assurance pour le cas de maladie ; 6° une assurance pour le cas de chômage par suite de manque de travail. Encore doit-on dire que l’écrivain allemand s’est borné à l’examen des risques qui frappent la personne. Mais l’ouvrier aurait besoin, en outre, de diverses assurances contre les risques qui menacent les biens ; car il ne laisse pas, d’ordinaire, de posséder quelques biens, un mobilier qui peut être brûlé, parfois un champ qui peut être grêlé, une vache qui peut être atteinte de contagion. L’idée que l’on peut donner à l’homme la sécurité complète, absolue, que sa situation pécuniaire ne sera jamais changée, pourrait bien être une idée chimérique. De même qu’il y a la religion de l’assurance, c’est-à-dire une appréciation raisonnable des avantages que ce procédé comporte, des extensions et des progrès dont il est susceptible, il y a aussi une superstition ou un mysticisme ; de l’assurance qui attend de cette ingénieuse méthode ce qu’elle ne peut pas fournir.

Quelques vues rétrospectives sur les origines, le fonctionnement et la propagation des assurances ne seront pas inutiles pour déterminer le rôle de l’état en cette matière. Sous leur forme actuelle, constituant un réseau aux mailles serrées qui embrasse tout un pays, les assurances peuvent être considérées comme un phénomène de propagation récente ; mais il est d’ancienne invention. L’énorme augmentation de l’épargne dans les diverses classes des peuples civilises, la facile circulation des capitaux, l’abondance des valeurs servant aux placemens, la connaissance plus exacte de la loi des grands nombres, des statistiques plus détaillées et plus certaines, incessamment corrigées et renouvelées par une observation attentive, l’instruction plus répandue, le secours de la presse, toutes ces circonstances ont singulièrement aidé à faire connaître et à généraliser le procédé de l’assurance. Les deux formes d’assurance les plus anciennes semblent être l’assurance maritime et l’assurance contre les maladies ; l’une, née de l’instinct du commerce ; l’autre, de l’instinct philanthropique. On retrouve dans les discours de Démosthène des preuves du fonctionnement de l’assurance maritime et de quelques fraudes auxquelles elle donnait lieu. Au XIVe siècle existaient des compagnies flamandes, portugaises, italiennes pour cette branche de l’assurance. On en voit sous Charles-Quint qui paraissaient déjà fort anciennes. Le marchand de Venise, Antonio, de Shakspeare, s’il se vit réclamer sa livre de chair par Shylock, aurait pu, avec quelque prévoyance, éviter cette extrémité. Quant aux assurances contre la maladie, elles sont nées fort anciennement, moins du calcul rigoureux peut-être, que du sentiment de la sociabilité ou de la bienfaisance. Une pensée chrétienne s’y est mêlée au moyen âge. Les confréries de pénitens étaient de vraies sociétés de secours mutuels, des assurances contre la maladie : ce fut l’un de leurs principaux attraits. Il ne faut pas oublier qu’il y a deux grandes catégories d’associations, celles de capitaux et celles de personnes et que si les premières, avec un certain développement du moins, sont relativement nouvelles, les secondes ont foisonné de tout temps, aussi bien dans l’antiquité qu’au moyen âge. L’instinct humain, quand on ne le comprime pas, produit spontanément un nombre infini d’associations libres.

La société doit-elle se lier à cette fécondité de l’instinct humain, s’en remettre à lui de créer successivement et de répandre les organismes qui peuvent atténuer ou réparer les divers maux dont l’homme est menacé ? Doit-elle, au contraire, en appeler à cet appareil de coercition qui se nomme l’état pour imposer à tous, ou du moins aux plus menacés et aux plus intéressans, des combinaisons protectrices dont, sans lui, ils ne se soucieraient pas ? Un certain nombre de théoriciens, la plupart allemands, soutiennent cette seconde thèse. Pour eux l’état est l’assureur naturel, l’assureur en quelque sorte nécessaire, non-seulement pour les risques qui menacent la personne de l’ouvrier, mais même pour les risques d’incendie, de grêle, de mortalité du bétail, etc. Le professeur Wagner, de Berlin, confident du grand chancelier de l’empire, est celui qui a le plus développé cette doctrine. L’état est, dit-il, l’intermédiaire naturel entre les citoyens et le lien des citoyens entre eux. Par la perception de l’impôt et l’emploi des ressources budgétaires, l’état pénètre dans la vie intime de la nation. Il est vrai que l’état est un lien ; mais c’est un lien que l’on subit, qui n’a aucune souplesse et qui, si on le resserre et qu’on l’étende à tous les membres, rend les individus passifs. Tout autres sont les liens que les individus forment entre eux en vertu de leur activité spontanée ou de leur choix réfléchi ; ces autres liens peuvent être tout aussi efficaces, et ils respectent plus la personnalité. L’état est encore indiqué, dit-on, pour le monopole des assurances, parce que seul il peut donner une sécurité absolue. L’histoire ne confirme pas cette assertion : bien des états n’ont pas tenu leurs engagemens, même dans le courant de ce siècle, tandis que la plupart des sociétés particulières bien conduites exécutaient régulièrement leurs contrats. On peut même affirmer qu’une extension nouvelle et considérable des opérations financières de l’état, en dehors de ce qui est nécessaire au fonctionnement de ses services essentiels, rend plus précaire, plus fragile, plus dangereuse sa situation financière. Mais, quand même l’état, ce qui n’est vrai ni de tous ni d’un seul à tous les instans, offrirait cette absolue sécurité que lui attribue si bénévolement M. Wagner, l’expérience prouve qu’une réglementation prudente, par voie législative, des contrats d’assurance, dans la branche vie notamment, procure, sous le régime des sociétés libres, une très haute sécurité relative, qui est suffisante. Il importe de laisser l’homme faire quelques efforts pour atteindre à la sécurité absolue, sinon l’on engourdit son esprit, et tous les actes de la vie civile finissent par se ressentir de cet engourdissement.

Descendant des principes généraux aux détails, le professeur Wagner invoque en faveur de l’assurance par l’état les raisons de fait qui suivent : il y a dans l’assurance libre un grand gaspillage de capital et de travail ; les frais généraux, le nombre des agens, leurs remises, tout cela est excessif. L’état, au contraire, a ses bureaux de poste, ses percepteurs, ses instituteurs, ses agens de police. Il peut recouvrer l’assurance comme un impôt presque sans augmentation de frais. L’opinion publique, ajoute assez imprudemment le théoricien de Berlin, contrôlerait beaucoup plus sévèrement la gestion de l’état et ses combinaisons. On n’aurait plus besoin d’une législation particulière sur les assurances. Puis, le dernier argument, c’est que l’état gérerait les assurances d’une façon plus philanthropique : il abolirait la différence des primes ; il ferait soutenir les faibles par les forts ; l’humble logis, en torchis couvert de chaume, très exposé au feu, ne paierait pas une prime proportionnelle plus élevée que le solide immeuble en pierre de taille et en fer. Les primes ne seraient plus conformes aux risques, ce qui revient à dire que l’ordre naturel serait interverti, que les propriétaires des meilleures maisons paieraient plus que leur part et ceux des maisons inférieures moins que leur part. Le renversement des conditions naturelles, c’est à quoi veut toujours aboutir l’état bienfaisant. Tous ces prétendus avantages de l’assurance d’état sont presque autant de défauts. Sans doute, il peut y avoir quelque exagération de frais généraux et de personnel dans l’assurance privée ; mais le gaspillage y est plutôt apparent que réel. Des agens, dont on juge le nombre excessif parce que, dans chaque chef-lieu d’arrondissement, ils sont une demi-douzaine ou une douzaine, ne vivent pas en général uniquement de leur agence. Celle-ci n’est, pour la plupart d’entre eux, qu’un accessoire : ce sont des commerçans, des employés, des propriétaires, des rentiers qui joignent cette ressource auxiliaire à celles qui leur viennent d’un autre travail ou d’un autre fond. Les règlemens sont plus faciles avec eux qu’avec des agens de police ou des percepteurs. On peut compter sur une justice plus impartiale quand on ne plaide pas contre l’état, redoutable personnage qui jouit de tant de moyens de pression. Quant à l’abolition de la différence des primes, qui aujourd’hui sont graduées sur les diversités des risques, cette mesure réputée humanitaire fausserait les idées du public et aurait des inconvéniens réels : cette différence des primes est juste, puisqu’elle est conforme à la nature des choses : elle a un effet utile, celui de pousser au progrès, aux arrangemens, dans les constructions soit de maisons, soit de navires, qui comportent les primes les moins élevées, c’est-à-dire les moindres risques. Si l’état veut faire la charité, qu’il la fasse ouvertement.

Si l’assurance d’état offrait en elle-même tant de causes de supériorité, on ne comprendrait pas que des assurances privées pussent résister dans beaucoup de pays à la concurrence d’assurances officielles. Or c’est le cas en France et en Angleterre pour les caisses d’assurances sur la vie et sur les accidens. Les caisses officielles fondées en France sous le second empire, quoique, par une pensée philanthropique, elles consentissent des tarifs singulièrement avantageux aux déposans, n’ont jamais pu se développer. Il en a été de même en Angleterre. Devançant d’une quinzaine d’années M. de Bismarck, M. Gladstone. en 1864, avait cru devoir créer un système de petites assurances officielles, analogue à notre caisse des retraites. Jamais cette institution n’a pu se développer. En 1881, au bout de dix-sept ans, elle n’avait créé que pour 4 millions et demi de francs de rente viagère et elle n’avait fait d’assurances sur la vie que pour 12 millions et demi de francs. Les enquêtes faites sur cet échec, notamment en 1882, ont mis en lumière que le but n’avait pas été atteint, par la raison surtout que l’état, personnage peu attrayant de sa nature, avait voulu faire le commerce sans avoir aucun des dons qui permettent d’attirer librement la clientèle. L’Allemagne elle-même a fourni la preuve que les assurances officielles, en dépit de toute l’économie de rouages qu’on leur attribue, ne peuvent triompher des assurances libres. Dans les divers pays allemands et dans les contrées scandinaves, il existe de nombreuses caisses officielles d’assurance contre l’incendie ; leur existence remonte au moyen âge, à cette époque où la commune allemande jouissait d’une forte autonomie. En Allemagne, en Autriche, en Suisse, en Danemark, on trouve donc de ces caisses officielles soit communales, soit provinciales, soit même nationales, qui fonctionnent concurremment avec les sociétés mutuelles ou les sociétés par actions. Ces dernières sont, d’ordinaire, beaucoup plus récentes. Jouissant de la priorité, ayant été parfois même, pendant longtemps, obligatoires, il semble que ces assurances officielles eussent dû former un obstacle à la création et au fonctionnement d’assurances libres. Celles-ci cependant ont surgi et n’ont pas cessé de gagner du terrain. Le célèbre économiste allemand Hoscher constate qu’en 1878, les caisses officielles contre l’incendie dans l’empire allemand assuraient pour 25 milliards 641 millions d’immeubles ou de meubles, les sociétés mutuelles libres pour 6 milliards 480 millions, et les sociétés par actions pour 38 milliards 162 millions, soit moitié plus que tout l’ensemble des caisses officielles. Les principaux protagonistes de l’assurance d’état reconnaissent que, sous le régime de la concurrence, les sociétés d’assurances paradions Uniraient par évincer les caisses officielles. Telle est, dans le domaine des affaires, la supériorité naturelle de toute organisation libre, flexible, ouverte aux changemens sur la bureaucratie nécessairement lente et pédantesque de l’état.

Ne pouvant réussir par la persuasion, l’état est revenu, dans quelques pays, à sa vraie nature, la contrainte. Sur ce terrain, il ne craint pas de rival. Il a le monopole de la force, de l’injonction qui ne peut être ouvertement éludée. Sans entrer dans les détails, qui ont été exposes ici tout au long, des lois et des projets de M. de Bismarck[4], il est indispensable à notre sujet d’en exposer les idées générales et d’en juger l’application. Le penchant du grand chancelier de l’empire à un certain socialisme date de loin : ses relations et ses entretiens avec Lassalle, le célèbre agitateur, sont connus. Sous la séduction de ce dernier, partisan des sociétés ouvrières soutenues par l’état, M. de Bismarck avait pensé d’abord à subventionner même largement, en y affectant jusqu’à 100 millions, des sociétés coopératives. Puis ce projet lui parut à la fois trop restreint et d’un succès trop incertain. Le message du 17 novembre 1881, la création du Reichsamt des Innern annoncèrent la nouvelle politique intérieure dont l’incubation prit plusieurs années avant de se formuler dans des plans précis. C’est l’assurance obligatoire qui parut le régulateur de la paix sociale. Mais jusqu’ici ce système d’assurance obligatoire a été très restreint. Il ne s’applique ni à l’incendie, pas même à celui des petits mobiliers, ou des chaumières et des petits immeubles, ni à la grêle, ni à la mortalité du bétail, ni aux naufrages, pas même à ceux des petites barques, ni aux pertes par les transports. Logiquement, l’état allemand devrait finir par s’occuper de toutes ces branches, à l’exception peut-être de la première. Il ne s’est encore chargé que de l’assurance contre les maladies, puis contre les accidens professionnels, enfui, aujourd’hui, il fait discuter un projet de caisses de retraites ouvrières obligatoires, lui fait, ces lois, ou votées ou en cours d’examen, sont loin d’avoir la portée sociale qu’on leur a attribuée : elles ne concernent qu’un petit nombre des risques ou des maux qui attendent d’homme ; contre le plus grave et le plus certain de ces maux, celui de la vieillesse ou des infirmités, elles ne promettent qu’une indemnité dérisoire. Ces mesures semblent avoir plutôt un objet politique qu’un but vraiment social : on veut dérober aux socialistes révolutionnaires leur clientèle. Comme toujours, le socialisme d’état croit apaiser le dévorant appétit de Cerbère par un simple gâteau de miel ; après l’avoir englouti, le monstre sent redoubler sa voracité trompée et inassouvie.


V

Après bien des études, des remaniemens, des résistances réelles ou simulées, le parlement allemand a adopté les deux premières parties de la trilogie du grand chancelier ; il va faire sans doute de même pour la troisième. La loi du 1er juin 1883 a organisé l’assurance obligatoire des ouvriers contre la maladie ; celle du 6 juillet 1884 a constitué l’assurance ouvrière obligatoire contre les accidens. Quoique arrivant la seconde seulement par le vote, celle-ci venait la première par la conception. L’accident professionnel est un des risques graves qui menacent, dans certaines industries, l’ouvrier et sa famille. Il ne faut pas, cependant, s’en exagérer la fréquence. Sur 3,470,435 ouvriers, qui ont été assurés suivant le nouveau système légal et qui représentent presque tous les gens occupés dans la grande industrie et dans les métiers dangereux, on en a compté 2,716 morts par accident et 7,834 atteints de blessures graves, soit 10,540 victimes ou une sur 329 ; quant aux morts, on en trouve il sur 1,277 : en évaluant à 33 ans ou 35 ans la durée moyenne de la vie de l’ouvrier de la grande industrie et des métiers périlleux, il y aurait pour chacun d’eux une chance sur 36 ou 38 de rencontrer la mort, et une chance sur 9 à 10 d’éprouver une blessure de quelque gravité. Comme une bonne partie des accidens sont dus, non pas à des cas fortuits, mais à des fautes et à des imprudences de la personne frappée, on peut diminuer pour les ouvriers prudens et attentifs ces mauvaises chances de moitié, de sorte que le risque pour eux de blessures graves dans toute leur carrière serait de 1 sur 20 et celui de mort, par suite d’accident, de 1 sur 70 ou 80. Dans certaines industries, ces risques sont toutefois beaucoup plus intenses et la prudence de chaque ouvrier considéré isolément a moins le pouvoir de les écarter : tel est le cas des mines. Sur 229,663 ouvriers employés dans les mines et les carrières en France, en I88ô il y a eu 325 morts et 900 blessés ; la plupart de ces blessures, il est vrai, ne comportant pas une absolue incapacité de travail. En multipliant par 35, durée moyenne, supposée de la vie active de l’ouvrier, on arriverait à 11,375 décès et à 34,650 blessures, de sorte qu’un ouvrier, employé dans les mines, aurait, pendant toute une carrière de trente-cinq années, une chance sur vingt-deux d’être tué et une sur sept environ d’être blessé, au moins légèrement. On comprend donc que la législation sur les accidens est d’une importance considérable pour les ouvriers. Cette législation, dans la plupart des pays, était restée indifférente. Avant 1880 la loi anglaise, avant 1871 la loi allemande, ne venaient pas au secours de l’ouvrier atteint d’accident professionnel. La loi française se montrait plus humaine et plus généreuse, ou, du moins, notre jurisprudence, développant un principe général de notre code, admet que le patron est tenu de réparer les conséquences du préjudice que subit l’ouvrier blessé ou sa famille, si l’accident provient d’un vice quelconque des installations, de l’imprudence ou de la négligence même la plus légère d’un surveillant, d’un contremaître ou d’un autre ouvrier faisant partie du même atelier. La seule difficulté consiste en ce que, conformément aux principes généraux de notre droit, la preuve de la faute incombe aux plaignans, c’est-à-dire à l’ouvrier, qui n’est pas toujours en état de la faire. Mais, d’ordinaire, les dispositions sympathiques des tribunaux atténuent les inconvéniens de cette situation. On peut, d’ailleurs, discuter la question de savoir s’il ne faudrait pas, pour les industries exposées à des risques fréquens, renverser l’obligation de la preuve et la transférer de l’ouvrier au patron. En fait, on peut dire que la presque universalité des accidens survenant dans les ateliers mécaniques est en France largement indemnisée. Dans les industries qui sont le plus assujetties à ces risques, dans la fabrication d’explosifs, par exemple, dans beaucoup de mines et de carrières, les sociétés ou les patrons individuels ont pour habitude de constituer des réserves spéciales pour pourvoir aux accidens qui se produisent sans périodicité régulière, mais quelquefois avec une intensité terrible, bien autrement malheureux, sont les simples ouvriers isolés ou les petits entrepreneurs autonomes qui. sans patron, se livrent à des tâches souvent dangereuses : bûcherons, charretiers, maçon ou couvreur à la campagne, petit propriétaire, etc. La plupart de ceux-là ne peuvent tirer aucun secours d’une organisation légale quelle qu’elle soit. Leur seule ressource est de s’affilier à quelque société libre ou de faire eux-mêmes, par un prélèvement anticipé et continu sur leurs gains, la part des cas fortuits.

La loi allemande sur les accidens a eu la prétention d’indemniser tous les risques professionnels ; mais, en réalité, et c’est dans la nature des choses, elle en laisse beaucoup de côté. Au lieu d’abandonner dans chaque cas au juge l’évaluation du préjudice et l’examen de la cause, elle fait d’avance une évaluation invariable. On substitue ainsi une règle abstraite, une formule rigide, à l’équité large et intelligente d’une magistrature humaine. L’accident professionnel est considéré par la loi germanique comme un risque propre à l’entreprise et devant entrer dans les frais généraux. Cette conception, qui est ingénieuse, peut être exacte de certaines industries et de certains risques, ainsi pour le grisou dans les mines ; elle ne l’est pas pour la généralité des autres cas. En vertu de la loi du 6 juillet 1884, tous les ouvriers et patrons de l’industrie manufacturière, ne gagnant pas plus de 2,000 marks (2,460 francs) par an, doivent faire partie de corporations spéciales qui comprennent des professions semblables ou analogues et s’étendent soit à tout l’empire, soit à certaines grandes régions. Le grand chancelier de l’empire aurait désiré une organisation plus unitaire ; pour obtenir le vote de son projet, il fut forcé de faire des concessions aux idées particularistes d’une grande partie des membres du Reichstag. A la fin de 1886, on comptait 62 de ces grandes corporations, dont 26 s’étendaient à l’empire tout entier. Toutes ensemble comprenaient environ 3 millions et demi d’ouvriers. Il saute d’abord aux yeux que, dans un pays de 45 millions d’habitans, il y a bien plus de 3 millions et demi à 4 millions de travailleurs assujettis aux risques d’accidens professionnels : les cultivateurs n’en sont nullement exempts. La loi est donc incomplète quant à sa sphère d’action. En cas d’invalidité totale et permanente, l’ouvrier a droit aux deux tiers de son salaire ; pour une invalidité partielle ou temporaire, l’indemnité est moindre. En cas de mort, la veuve reçoit 20 pour 100 du salaire ; les descendans autant ; les enfans, chacun 15 pour 100 jusqu’à quinze ans, sans que le total de ces allocations puisse dépasser 60 pour 100 du salaire, (les indemnités sont à la charge des patrons seuls, l’état, ce qui est d’ailleurs de toute justice, n’y contribuant en rien. Des tribunaux d’arbitres élus, moitié par les patrons, moitié par les ouvriers, statuent, sous la présidence d’un fonctionnaire public, sur les difficultés que peut rencontrer l’application de la loi, sous la réserve d’appel à l’Office impérial des assurances, qui est compose presque exclusivement de fonctionnaires.

Ce qui nous préoccupe ici, ce ne sont pas les détails de la législation ou de la pratique, lesquels pourraient être modifiés, mais le principe même et ses conséquences. De toute celle organisation bureaucratique, il résulte d’abord un développement énorme des frais généraux ; c’est en dépenses accessoires que se perd la plus grande partie des cotisations arrachées aux industriels. Ce qui se réglait aisément autrefois en général, par la simple sympathie ou par le jeu aisé d’une caisse privée et locale, devient l’objet de toute une paperasserie administrative. En 1886, l’application de la loi a entraîné 2,324,299 marks (l’administration pour 1,711,699 marks payés en indemnités : les quatre septièmes environ des primes sont donc perdus pour les victimes. Ce n’est encore là, pourtant, qu’un des vices accessoires du système. Les vices principaux sont les suivans : d’abord la réalité de la loi est en contradiction avec ses prétentions ; une grande partie, en effet, des travailleurs, soit artisans, soit agriculteurs, soit petits propriétaires ruraux, soit petits entrepreneurs, tous exposés à des risques professionnels divers, ne bénéficient pas de l’organisation qui semble faite surtout (et c’est la nature des choses qui le veut) pour les ouvriers de l’industrie manufacturière. Ensuite, l’intérêt de l’ouvrier et du patron à prévenir les accidens se trouve sensiblement diminué : l’indemnité étant déterminée d’avance, dans les principaux cas, par la loi elle-même, sans considération des fautes ou des imprudences commises par l’une ou l’autre partie, l’ouvrier a un moindre intérêt à prendre des précautions minutieuses. Le patron, qui ne répond pas seulement de son propre établissement, mais encore solidairement d’un grand nombre d’autres établissemens analogues, est beaucoup moins sollicite à adopter toutes les mesures, quelques-unes coûteuses, qui pourraient rendre les accidens plus rares. Cela est de toute évidence. Il n’est plus poussé à le faire que par la philanthropie presque désintéressée. Certaines sociétés privées se sont constituées soit en France, soit en Alsace, qui, par leurs efforts, avaient beaucoup réduit ces risques professionnels : la Société industrielle de Mulhouse notamment, fondée en 1867, qui fit diminuer dans la région, par certaines précautions et certains agencemens, les accidens de 60 pour 100 ; de même à Paris, l’Association des industriels de France pour préserver les ouvriers des accidens du travail ; un homme technique, philanthrope aussi, M. Émile Muller, l’a constituée ; quoique née en 1883 seulement, elle compte 500 grands industriels adhérais et s’étend à 60,000 ouvriers ; elle a établi beaucoup de sociétés filiales. Tout ce zèle va, sinon disparaître, du moins par la force des choses, devant cette organisation bureaucratique d’état, s’affaiblir. L’assurance obligatoire suivant le système allemand augmentera probablement le nombre des accidens, notamment des très petits qui entraînent le plus d’abus. Il arrive, d’autre part, que dans la généralité des accidens graves et où l’ouvrier n’est pas en faute, l’indemnité allouée par la loi allemande ou par la loi française en cours d’étude se trouve singulièrement moindre que celle qui était accordée par nos tribunaux : 20 pour 100 du salaire à la veuve, c’est souvent là une allocation très insuffisante. Il est à notre connaissance personnelle qu’une grande société industrielle, fort exposée à des accidens, par la nature du produit qu’elle fabrique, ayant été condamnée en première instance à payer des indemnités très fortes aux familles d’ouvriers tués, invoqua, en appel, les tarifs proposés dans la loi française à l’étude et fit réduire, grâce à cet argument, dans des proportions considérables les sommes qu’elle devait verser aux familles des victimes. Voilà un cas, et nous en connaissons quelques autres de ce genre, où la loi soi-disant protectrice a tourné contre ceux qu’elle voulait protéger. Une loi n’est qu’une abstraction, un texte mort, une moyenne : elle favorise les uns, d’ordinaire ceux qui sont le moins dignes d’intérêt ; elle réduit les autres, souvent ceux qui mériteraient le plus la sympathie. Sans recourir à la contrainte, on arriverait, d’une manière à peu près aussi sûre et aussi prompte, par une bonne justice, à réparer les accidens professionnels ; et l’on aurait, sous le régime souple et inventif de la liberté et de la responsabilité personnelle, beaucoup plus de chances de les prévenir.

La loi allemande pour l’assurance obligatoire des ouvriers contre la maladie, quoique présentée plus tard, a été votée avant celle contre les accidens. Comme la précédente, elle a le défaut de n’embrasser qu’une partie de la population laborieuse. Elle impose à tous les ouvriers de l’industrie l’obligation de s’assurer contre les risques de maladie en s’affiliant à une caisse de secours ; c’est à la judicieuse résistance des progressistes et du groupe du Centre qu’est dû le choix de la caisse laissé à l’ouvrier. Mais qu’est-ce que l’ouvrier et pourquoi s’en tenir à lui ? Tout le monde n’est-il pas digne d’une protection égale ? Le petit employé, le petit fonctionnaire, la partie inférieure des professions libérales, le maitre de langue, la maîtresse de piano, la lingère à domicile, tous ceux-là sont laissés en dehors. Tel est le vice irrémédiable d’une législation de classe : elle ne tient pas compte des gradations intimes et imperceptibles qui existent dans la société moderne ; elle l’ait une cassure nette dans un milieu qui ne comporte rien de pareil. La loi allemande ne s’applique, en général, qu’aux ouvriers, non aux femmes et aux enfans, dont la maladie est pour la famille ouvrière une cause de grande gêne.

Grâce à l’action des groupes libéraux du Reichstag, la loi sur l’assurance obligatoire contre les maladies s’est efforcée de respecter l’esprit local et corporatif. C’est le type d’assurance communale qui prévaut. Les communes peuvent se grouper en associations ou en unions. Les établissemens qui occupent plus d’un certain nombre d’ouvriers peuvent avoir une caisse spéciale ; ils y sont même obligés dans certains cas. Les corporations d’artisans peuvent aussi avoir les leurs. Les ouvriers peuvent former des caisses libres. Chaque caisse a ses statuts et est gérée, d’après certaines conditions générales, par un comité de membres ouvriers et de patrons, les premiers dans la proportion des deux tiers contre un tiers. Les statuts peuvent être modifiés avec l’approbation du gouvernement. Un inspecteur spécial gouvernemental a le droit d’ingérence dans la comptabilité. Les cotisations sont fournies jusqu’à concurrence des deux tiers par les ouvriers aux jours de paie, et pour l’autre tiers par le patron. L’ouvrier a droit aux médicamens, aux visites du médecin et à une indemnité qui égale la moitié du salaire pendant une durée maxima de treize semaines. L’assurance est donc boiteuse ; car la moitié du salaire peut parfois ne pas suffire, et les treize semaines sont souvent dépassées par la maladie ou la convalescence. Les femmes en couches, assimilées aux malades, ont droit aussi, mais pendant trois semaines seulement, à une indemnité de la moitié du salaire. La prime d’assurance à payer par l’ouvrier varie suivant les localités ci les caisses ; elle va, d’ordinaire, de 1 1/2 à 2 pour 100 du salaire : dans les caisses de fabrique où l’on s’occupe par surcroit des femmes et des enfans d’ouvriers, la retenue monte souvent jusqu’à 3 pour 100 et la cotisation du patron fournit moitié en plus. Une loi complémentaire de 1886 permet de prendre des dispositions pour l’ouvrier rural ne travaillant pas habituellement chez le même patron ; mais ici les difficultés sont assez grandes et on ne peut dire qu’elles aient été surmontées.

Tels sont les traits généraux de cette organisation. Elle séduit un certain nombre d’esprits ; elle n’en a pas moins des inconvéniens graves, et spéciaux et généraux. D’abord, elle ne tient pas ce qu’elle promet, ce qui est un grand vice pour une institution d’état ; elle n’embrasse pas, en effet, toutes les personnes qui vivent d’un labeur professionnel ; et elle sert des indemnités, parfois ou trop réduites, ou pas assez prolongées. Elle fait beaucoup moins que no faisaient la plupart des grandes entreprises individuelles bien menées. Celles-ci continuaient les secours même au-delà de la période réglementaire et infranchissable de treize semaines. On n’a qu’à lire l’Enquête décennale des institutions d’initiative privée dans la Haute-Alsace[5]pour être étonné de tout ce qu’avait fait le zèle individuel et du peu que réalise la contrainte gouvernementale. Si l’on considère notre France actuelle, les sociétés de secours mutuels, en 1884, comptaient 1,072,000 membres participans et en outre 175,603 membres honoraires ; ces derniers, l’assurance obligatoire d’état les supprime indirectement ou les fait graduellement disparaître. De même, les institutions de patronage, c’est-à-dire cette intervention bienveillante, philanthropique ou chrétienne, des chefs d’industrie, qui se manifeste par des modes variés et efficaces de secours, l’inflexible mécanisme gouvernemental tend à les éliminer. Un rapport de M. Keller sur l’industrie de la houille en France établit que dans 37 exploitations, comprenant 28,000 ouvriers, les dépenses de secours et aussi de pensions étaient supportées exclusivement par les compagnies. Dans 95 autres, comprenant plus de 31,000 ouvriers, les compagnies fournissaient 531,000 francs et les retenues des ouvriers 969,000 ; la part du patron dépassait ainsi celle fixée par la loi allemande. Bien plus, dans 73 autres exploitations, les retenues fournissaient 1,652,000 fr., et les subventions, 1,188,000. En fait, sur 5,212,000 francs, formant les recettes des caisses françaises dans l’industrie des mines, 2,622,000 seulement provenaient des retenues, et 3,177,000 des versemens des compagnies. D’après le tarif allemand, celles-ci n’auraient été astreintes à fournir que 1,311,000 francs. D’autre part, la rigidité de la loi allemande, qui impose aux patrons comme une dette civile une cotisation qu’ils considéraient comme une simple dette morale, change à la longue les dispositions des industriels. L’on a remarqué qu’un certain nombre, depuis la loi, hésitent à engager des ouvriers valétudinaires ou incurables, afin de ne pas charger la caisse de leur établissement : même les autres ouvriers s’opposent parfois à l’entrée des nouveaux-venus d’une santé débile, dont ils auraient à couvrir partiellement les frais de maladie. Quoi qu’on fasse, la philanthropie officielle, sous une forme obligatoire et générale, et la philanthropie privée et libre ne peuvent longtemps fonctionner de compagnie : l’une doit ruiner l’autre. Voici une belle observation d’Herbert Spencer : « Dans toute espèce de société, chaque espèce de structure tend à se propager. De même que le système de coopération volontaire, établi soit par des compagnies, soit par des associations formées dans un dessein industriel, commercial ou autre, se répand dans toute une communauté ; de même le système contraire de la coopération forcée sous la direction de l’état se propage ; et plus l’un ou l’autre s’étend, plus il gagne en force d’expansion. La question capitale pour l’homme politique devrait toujours être : Quel type de culture sociale est-ce que je tends à produire ? Mais c’est une question qu’il ne se pose jamais. » Peut-être le grand-chancelier de l’empire allemand se l’est-il posée. On lui prêtait dernièrement ce mot prononcé à un moment, vers la fin du second empire, où il était vaguement question de désarmement : « Nous autres, Prussiens, nous naissons tous avec une tunique. » Faire que la tunique soit de plus en plus étroite et que les mouvemens y soient de plus en plus gênés, cela peut être un idéal ; mais il tend à supprimer la civilisation.

Le troisième projet allemand, celui de l’assurance obligatoire contre les infirmités et la vieillesse, nous retiendra peu. Les deux précédens auprès de celui-ci, qui est grandiose par l’intention et par la formule, sont de simples enfantillages. Il n’est encore qu’en cours de discussion. En voici les dispositions principales : l’ouvrier aurait droit, à partir de soixante-dix ans, à une pension variant de 90 francs à 210 francs par an, suivant le taux moyen des salaires de la commune où il aurait travaillé. Pour la détermination de ce taux moyen, les communes de l’empire seraient réparties en cinq catégories. Quand l’ouvrier, ce qui est un cas fréquent, aurait varié ses résidences, les difficultés ne seraient pas minces, les calculs seraient fort compliqués. Quant aux pensions pour infirmités, elles atteindraient, selon la durée de la période pendant laquelle l’ouvrier aurait versé ses cotisations, 24 à 50 pour 100 du salaire moyen de la commune. Les pensions pour infirmités et celles pour la vieillesse ne pourraient être annulées. Les femmes n’auraient droit qu’aux deux tiers du montant des pensions affectées aux hommes, c’est-à-dire que la retraite de l’ouvrière âgée de plus de soixante ans varierait de 70 à 140 francs. Les sommes nécessaires au service de ces pensions, bien infimes, certes, en elles-mêmes, mais formant par leur nombre une masse considérable, seraient ainsi recueillies : les patrons et les ouvriers supporteraient chacun le tiers de la dépense et l’état le dernier tiers. Le taux probable de ces cotisations reste entouré d’une grande obscurité. La loi frappe d’abord par son caractère illusoire. Toute loi doit être sérieuse, cohérente, c’est-à-dire qu’elle doit pouvoir atteindre, au moins théoriquement, le but qu’elle se propose. Ici, le but, c’est de mettre l’ouvrier dans ses vieux jours à l’abri du besoin. Or est-ce que la vieillesse pour l’ouvrier ne commence qu’à soixante-dix ans ? On croit rêver en lisant ce chiffre. Voyez-vous un couvreur, ou un marin, ou même un tailleur de pierres et un manœuvre de soixante-cinq ou soixante-huit ans ? Le telum imbelle sine ictu, de Virgile, ne s’applique pas seulement aux guerriers. D’après le Bulletin de statistique, publié par notre ministère des finances, l’âge moyen des fonctionnaires français admis à la retraite, en 1886, était de cinquante-sept ans et quatre mois. J’admets que le relâchement de l’administration et la méthode sauvage pratiquée sous le nom d’épuration aient trop rabaissé l’âge de la retraite dans nos services civils ; on devrait revenir à la pratique suivie il y a vingt-cinq ou trente ans, en 1860, par exemple, quand l’âge moyen de la retraite, l’âge moyen le plus élevé que l’on ait vu depuis 1854, était de soixante-deux ans deux mois. Mais entre cet âge et celui de soixante-dix, quel intervalle, surtout pour des ouvriers qui travaillent avec leur force physique et non avec leur force intellectuelle ! La plupart des ouvriers allemands auront traversé les plus dures privations et seront couches dans la tombe avant de pouvoir jouir de la retraite que la loi en projet promet aux septuagénaires.

Cette pension, si tardive, combien, en outre, elle est modique ! 90 à 210 francs par an, qui peut vivre avec cela, même avec le chiffre le plus élevé ? En France, la retraite moyenne pour les fonctionnaires de la partie active (opposée à la partie sédentaire) des postes et des télégraphes, c’est-à-dire principalement pour les facteurs, s’élève, en 1886, à 518 francs ; la retraite moyenne pour les fonctionnaires de la partie active du ministère de l’agriculture (toujours opposée à la partie sédentaire ou aux emplois de bureau) monte à 499 francs ; c’est surtout des gardes-forestiers, des éclusiers qu’il s’agit là. Or, dans les chambres, il se rencontre toujours des députés qui prétendent que ces retraites sont insignifiantes et qui proposent de les élever. Que serait-ce des 90 à 210 francs que la loi allemande offre comme idéal aux ouvriers de plus de soixante-dix ans ? Néanmoins, même dans ces conditions si peu efficaces, ces retraites coûteraient fort cher. Le projet allemand prévoit une charge annuelle de 195 millions pour le service des retraites promises quand la loi sera en plein fonctionnement. Mais, d’après les mécomptes qui sont inévitables en pareils cas. Il est à craindre que cette somme ne soit fort insuffisante. Puis, il faudra incontestablement augmenter le chiffre des retraites et abaisser l’âge où elles sont acquises. L’état moderne, l’état parlementaire ou représentatif, l’état qui a affaire au corps électoral (même la puissante monarchie prussienne est dans ce cas), ne peut résister à la poussée universelle, quand il a soulevé les universelles espérances et les universelles illusions. Le principe de l’abstinence absolue est ici de rigueur : l’état peut s’abstenir de promettre des pensions de retraite à l’ensemble des ouvriers du pays ; mais une fois qu’il a renoncé à cette abstention, il n’est plus maître de réduire à des chiffres infimes ni ces pensions ni cette participation. Au point de vue financier, le projet de loi allemand repose sur la capitalisation à intérêts composés, pendant une très longue période, des cotisations diverses à verser par les ouvriers, par les patrons et par l’état. On tiendra donc des sommes énormes à la disposition de l’état et des caisses officielles. Qu’en fera-t-on ? On achètera des titres de la dette publique ou l’on mettra cet argent en compte-courant au trésor, c’est-à-dire qu’on donnera à toutes ces sommes une destination passive. On les tirera de tous les hameaux, de tous les petits métiers, de toutes les petites industries qu’elles eussent pu féconder, et on les emploiera uniquement à grossir la dette de l’état. Ces ressources extraordinaires pousseront l’état à accroître ses dépenses extraordinaires, il en a été ainsi en France pour les 2 milliards 1/2 de fonds des caisses d’épargne. Si l’état n’avait pas recueilli chaque année les 200 ou 300 millions de nouveaux dépôts, qu’il dépensait comme, des emprunts occultes, s’il avait été obligé, pour recueillir ces sommes, de faire directement appel au public il est certain que le gaspillage gouvernemental eût été beaucoup moindre.

Nous allons clore ici ces études, qu’on pourrait étendre encore, sur les ambitions et les faiblesses de l’état moderne. Oubliant son origine, sa nature et son objet spécial, qui est d’être un appareil militaire, diplomatique et judiciaire, l’état moderne se disperse, s’épuise et s’affaiblit dans des domaines variés d’où il tend à expulser les associations libres. Il y perd en cohésion et en autorité : il devient une proie de plus en plus tentante pour les intrigans et les fanatiques. En diminuant les habitudes d’action collective libre, il tend à jeter la société dans l’engourdissement et l’hébétement. A la longue, il ferait singulièrement reculer la civilisation. C’est une erreur de croire que la rétrogradation pour les sociétés n’est pas possible. L’histoire enregistre, au contraire, beaucoup de phénomènes de ce genre. L’Europe occidentale et méridionale a prodigieusement reculé sous le coup de l’invasion et, de la domination des barbares. Un recul du même genre, sous l’action persistante et prolongée de la tyrannie d’état, n’est pas en dehors des éventualités possibles. La civilisation, c’est-à-dire ce développement presque ininterrompu dans les sociétés humaines du bien-être, des connaissances scientifiques, de la liberté et de la justice, ne peut être sauvegardée et accrue que par les moyens qui l’ont fait naître : à savoir la liberté personnelle, l’initiative individuelle, la fécondité des associations privées, civiles et commerciales. En face des ardentes et jeunes sociétés du monde nouveau et des vieux peuples de l’extrême Orient qui se réveillent, prenons garde de perdre ces biens précieux. Toute notre supériorité dans le passé et dans le présent leur est due. L’organisme bureaucratique et coercitif de l’état, qui n’a plus même le mérite, sous le régime démocratique, d’avoir de la cohésion et de l’esprit de suite, ne peut, en s’étendant en dehors de sa sphère naturelle, que mettre partout l’uniformité à la place de la variété, l’engourdissement à la place de la vie.


PAUL LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue des 15 août, 1er octobre, 15 novembre 1888 et 15 janvier 1889.
  2. He told the people that there was no longer anything le fear in State interference, because they themselves had become the State. (Liberty and Socialism, by the earl of Pembroke, page 20.)
  3. Socialism at St-Stephens, by the earl of Wenmyes.
  4. voir, dans la Revue du 15 février 1888, l’article M. Grad.
  5. Publication de la Société industrielle de Mulhouse, 1878.