L’État juif/Conclusion

Texte établi par Baruch Hagani, Lipschutz (p. 227-236).


CONCLUSION


Dans cet écrit, que j’ai médité longuement et souvent remanié, beaucoup de choses cependant ont été omises. On y rencontre encore toujours des négligences nuisibles, des lacunes, et aussi des répétitions inutiles.

Le lecteur de bonne foi, assez avisé pour ne pas se borner à la lettre qui tue, mais qui aura en vue l’esprit qui vivifie, ne se laissera pas dégoûter par les lacunes. Il se sentira bien plutôt incité à consacrer sa perspicacité et sa force à l’amélioration d’une œuvre qui n’est point personnelle à un seul individu.

N’ai-je pas expliqué des choses qui s’entendent d’elles-mêmes et laissé échapper des considérations importantes ?

J’ai essayé de réfuter quelques objections, je n’ignore pas qu’il y en a encore beaucoup d’autres, il y en a d’élevées et de terre à terre.

Au nombre des objections élevées se trouve celle d’après laquelle la détresse des Juifs n’est point la seule qu’il y ait dans le monde. Mais je pense cependant que nous devons toujours commencer à faire disparaître un peu de misère, ne fût-ce que, provisoirement, notre propre misère à nous.

On peut dire, en outre, que nous ne devrions pas créer de nouvelles différences entre les hommes, qu’au lieu d’élever de nouvelles frontières, nous devrions bien plutôt faire disparaître les anciennes, j’estime que ceux qui pensent ainsi sont des rêveurs dignes d’amour, mais que le vent aura déjà dispersé à jamais leurs os, sans en laisser de traces, alors que les sentiments patriotiques fleuriront encore toujours. La fraternité universelle n’est même pas un beau rêve. L’ennemi est utile pour les suprêmes efforts de la personnalité.

Mais comment ? Les Juifs n’auraient sans doute plus d’ennemis dans leur propre État ; or, comme ils s’affaiblissent dans la prospérité et disparaissent, c’est surtout alors que le judaïsme périrait. Mon avis est que, comme toutes les autres nations, les Juifs auront toujours assez d’ennemis. Mais lorsqu’ils se trouveront sur leur propre sol, ils ne pourront plus jamais être dispersés dans le monde. Aussi longtemps que la civilisation ne s’écroulera pas, la dispersion des Juifs ne pourra plus se répéter. Cette éventualité, un niais seul peut la redouter. La civilisation actuelle a assez de puissance pour se défendre.

Les objections terre à terre sont innombrables, de même qu’il y a aussi plus d’hommes terre à terre que d’esprits élevés. J’essaie d’avoir raison de quelques idées étroites. Celui qui veut se placer derrière le drapeau blanc aux sept étoiles doit coopérer à cette lutte pour la diffusion des lumières. Peut-être la lutte devra-t-elle être entreprise tout d’abord contre certains Juifs méchants, bornés et sans générosité.

Ne dira-t-on pas que je fournis des armes aux antisémites ? Pourquoi ? Parce que je conviens de ce qui est vrai ? Parce que je ne prétends pas que nous n’ayons que des hommes excellents parmi nous ?

Ne dira-t-on pas que j’indique une voie par laquelle on pourrait nous nuire ? Je le conteste de la façon la plus absolue. Ce que je propose ne peut s’exécuter que par le libre consentement de la majorité des Juifs. On peut nuire à certains Juifs individuellement, même aux groupes des Juifs actuellement les plus puissants, mais jamais plus, par l’État, à tous les Juifs. On ne peut plus supprimer l’égalité des droits des Juifs là où elle a été consacrée par la loi. Car la première tentative faite dans ce but jetterait tous les Juifs, pauvres ou riches, dans les partis révolutionnaires. Déjà, le commencement d’injustices officielles contre les Juifs a partout comme conséquence des crises économiques. On ne peut donc pas, à vrai dire, entreprendre grand’chose d’efficace contre nous, si l’on ne veut pas se faire mal à soi-même. Par là, la haine ne cesse de grandir. Les riches n’en éprouvent que peu d’effet. Mais nos pauvres ! Que l’on demande à nos pauvres, qui, depuis le renouvellement de l’antisémitisme, ont été épouvantablement prolétarisés.

Quelques Juifs aisés penseront-ils que l’oppression n’est pas encore assez grande pour émigrer, et que, même lors des expulsions violentes, l’on a vu avec combien peu d’empressement nos gens s’en sont allés ? Oui, parce qu’ils ne savent où diriger leurs pas ! Parce qu’ils ne sortent d’une misère que pour se précipiter dans une autre. Mais nous leur montrons le chemin de la Terre Promise. Et contre la terrible puissance de l’habitude doit combattre la superbe puissance de l’enthousiasme.

Les persécutions ne sont plus aussi malignes qu’au moyen-âge. Oui, mais notre sensibilité s’est accrue, de sorte que nous ne sentons pas la diminution de la souffrance. La longue persécution a surexcité nos nerfs.

Et, dira-t-on encore : l’entreprise est désespérée, même si nous obtenons le pays et la souveraineté, parce que seuls les pauvres s’en iront ? Eh ! mais ce sont justement ceux-là dont nous avons tout d’abord besoin ! Les desperados seuls sont bons comme conquérants.

Quelqu’un dira-t-il : oui, si cela était possible on l’aurait déjà fait ?

Autrefois ce n’était pas possible. Mais c’est possible maintenant. Il y a encore cent ans, cinquante ans, c’eût été une rêvasserie. Aujourd’hui, tout cela est la réalité. Les riches qui possèdent une si délicieuse vue d’ensemble sur les acquisitions techniques, savent très bien tout ce qui peut être fait avec de l’argent. Et c’est ainsi que cela se passera : justement les pauvres et les simples, qui ne se doutent point du pouvoir que l’homme a déjà sur les forces de la nature, croiront le plus fortement au nouveau message. Car ils n’ont point perdu l’espérance en la Terre Promise.

La voilà, Juifs ! Pas de fable, pas de tromperie ! Chacun peut s’en convaincre, car chacun apporte là-bas un morceau de Terre Promise : l’un dans sa tête, l’autre dans ses bras, l’autre enfin dans son bien acquis.

Maintenant, cela pourrait paraître comme une entreprise de lente réalisation. Même dans le cas le plus favorable, le commencement de la fondation de l’État se ferait encore attendre nombre d’années. Pendant ce temps, les Juifs seront raillés, battus, écorchés, pillés et assommés dans mille endroits à la fois. Non, il suffit seulement que nous commencions à réaliser le projet, pour que l’antisémitisme cesse aussitôt et partout. Car c’est la conclusion de la paix.

La nouvelle de la formation de la Jewish Company, lorsque cette dernière pourra être considérée comme un fait accompli, sera portée en un jour, par l’étincelle de nos fils, aux points les plus éloignés du globe.

Et aussitôt, on sentira l’allègement. Sur l’heure, se produira, dans notre bourgeoisie, l’écoulement de la surproduction en intelligences moyennes. Cette surproduction s’en ira là-bas, dans notre organisation initiale, former nos premiers ingénieurs, nos officiers, nos professeurs, nos employés, nos avocats, nos médecins. Le mouvement se continuera rapidement et cependant sans secousse. On priera dans les temples pour la réussite de l’œuvre. Mais dans les églises aussi ! C’est la fin d’une vieille oppression sous laquelle tous ont souffert.

Mais, tout d’abord, il faut que la lumière se fasse dans les cerveaux. Il faut que la pensée vole jusqu’aux derniers nids lamentables où habitent les nôtres. Ils se réveilleront de leur rêve brumeux. Car pour nous tous commencera une vie nouvelle — avec de nouvelles destinées. Il suffit que chacun pense à soi, pour que le courant se développe, impétueux.

Et quelle gloire attend les champions désintéressés de cette cause !

C’est pourquoi je crois qu’une génération de Juifs admirables sortira de terre. Les Macchabées ressusciteront.

Je répète une fois encore le mot du commencement : « Les Juifs qui le veulent auront leur État. »

Nous devons enfin vivre en hommes libres sur notre propre motte de terre et mourir tranquilles dans notre propre patrie.

Le monde sera délivré par notre liberté, enrichi de nos richesses et grandi de notre grandeur.

Et ce que nous tenterons là-bas en vue de notre prospérité particulière agira puissamment et heureusement, au dehors, pour le bien de l’humanité.