L’Étape (Bourget, 1902)/X
Dans les familles grandies, comme celle des Monneron, au rebours des lois fondamentales des sociétés saines, il se rencontre sans cesse un phénomène plus tragique peut-être, bien qu’uniquement moral, que les catastrophes terribles, ou sinistres : ainsi l’escroquerie d’Antoine, ainsi la faute de Julie. Ce phénomène est la solitude absolue où se trouvent les membres de ces groupements mal unifiés, dans des heures de crise, alors même qu’ils traversent des épreuves analogues, sinon identiques. Un père et son fils, une mère et sa fille, des frères et des sœurs sont soumis à des douleurs pareilles, dans des circonstances pareilles, et ils ne soupçonnent pas ces similitudes de leurs destinées intimes. Ils ne savent ni se comprendre, ni s’aider réciproquement. Ils sont à côté les uns des autres, et ils s’ignorent. Il leur manque cette cohésion secrète, cette pénétration si totale qu’elle en est inconsciente, privilège inné des demeures traditionnelles, où chaque génération n’est réellement qu’une minute d’une même race, l’épisode d’une même histoire. Alors les parents peuvent soutenir de leur expérience un enfant qui n’est qu’eux-mêmes prolongés, un aîné devenir l’éducateur de cadets qui ne sont que lui-même commençant. La continuité est la naturelle condition de ces familles fortes et lentes, au lieu que dans les autres, — c’est la marque indélébile de leur anomalie, — les efforts personnels se juxtaposent, ils ne s’additionnent pas. Les erreurs de celui-ci ne servent pas à celui-là. Un constant travail de désagrégation s’accomplit sur ces milieux improvisés, auxquels manquent les éléments nécessaires à toute durée humaine : un sol dont l’influence héréditaire ait passé dans le sang ; des coutumes qui aient façonné les sensibilités à la ressemblance les unes des autres ; une religion qui assure la communauté des espérances par delà les séparations suprêmes. Si les Monneron eussent été constitués en vraie tribu, autour d’un vrai foyer, les souffrances de Julie lui eussent été sans doute épargnées, et, se produisant (car l’égarement de l’amour est toujours possible), elles eussent trouvé dans l’entourage familial un cœur au moins capable de les plaindre et de les soulager. Jean était si bien préparé à ce rôle ! Il en aurait recueilli lui-même un tel bienfait ! Sa pensée, plus d’à moitié catholique et qui allait cherchant partout des concordances entre l’Église et la vie, en eût saisi une ici et des plus évidentes. M. Ferrand lui avait donné autrefois un vieil exemplaire du grand catéchisme du concile de Trente en lui disant : « Interprétez votre sort avec les formules de ce livre, et vous conclurez… » Ce vénérable volume, feuilleté avant lui par tant de mains pieuses, détendues aujourd’hui dans la mort, il l’eût ouvert, après avoir reçu les confidences de sa sœur. Julie lui eût raconté sa misère et le conseil horrible de Rumesnil. Elle lui eût avoué qu’après s’être révoltée là contre, elle demeurait bouleversée de se sentir tentée. Il eût cherché alors, d’un doigt frémissant, les pages où les Pères de ces solennelles assises ont commenté les mots de la prière : Et ne nos inducas in tentationem… Et il eût reconnu, avec quelle émotion ! combien étroitement elles s’appliquaient à la situation particulière de cette sœur. Que disent-elles, ces pages ? Que toute tentation porte une double empreinte : celle de Dieu, qui la permet pour nous donner une occasion de nous racheter, en méritant ; celle de l’Éternel Ennemi, qui la suggère pour nous perdre. C’est le beau verset du livre de Tobie : Quia acceptus eras Deo, necesse fuit ut tentatio probaret te… Cette offre, chuchotée à la fille enceinte, par celui qui l’avait séduite, de la conduire secrètement dans une maison sûre où des manœuvres scélérates la délivreraient, presque à son insu, n’avait-elle pas ces deux caractères ? La repousser, préférer à une délivrance criminelle la honte expiatrice de cette maternité coupable, c’était pour Julie remonter de plusieurs degrés l’escalier descendu, c’était reconquérir le droit de s’estimer encore. S’abandonner à la suggestion du corrupteur, c’était se sauver peut-être aux regards du monde, et se perdre davantage pour un autre regard. Que l’appel d’en haut et celui d’en bas étaient perceptibles autour de cette âme ! Quelle plus forte preuve qu’il y a un Esprit du bien et un Esprit du mal, un choix entre eux, un péché et un rachat ? Cette impression qui confine à la Foi complète, — toute la religion ne tient-elle pas dans le problème du salut ? — Jean l’aurait ressentie de nouveau. Il l’eût communiquée à sa sœur malheureuse, et elle eût envisagé sa détresse sous un jour différent. Hélas ! cette sœur et ce frère n’étaient pas pour rien les enfants d’un père égaré, qui, sous prétexte de rationaliser sa vie, avait systématiquement détruit autour des siens tout ce qui fait atmosphère et lumière. Ils s’étaient également habitués à se replier sur eux-mêmes, à ne chercher de point d’appui que dans leurs propres idées et leur propre expérience. Jean n’avait jamais parlé à Julie de son christianisme grandissant. Il avait été seul dans ses efforts pour atteindre ou repousser la vérité religieuse. Julie ne devait rien lui communiquer de ses efforts pour écouter ou chasser les pensées soulevées en elle par ce : « Fie-toi à moi, » murmuré par Rumesnil. Ses instincts d’honneur s’étaient aussitôt révoltés là contre ; puis, ce premier sursaut de sa conscience une fois passé, les funestes paroles allaient poursuivre dans sa volonté leur secret travail. Elle allait entrer en tentation, et seule !
L’épreuve commença dès ce banc du boulevard des Invalides sur lequel la jeune fille s’était laissée tomber en jetant ce cri : « Qui me sauvera de lui ? » où tremblait déjà l’hésitation d’un cœur incertain de sa force. Dans cette véritable fièvre de la conscience qu’est une grande tentation, le doute sur soi-même est le premier stade de l’envahissement. Avoir peur de commettre une faute, c’est déjà reconnaître qu’elle n’est pas impossible. L’homme absolument probe ne craint pas d’être entraîné à voler. Entre lui et l’acte, il y a l’infranchissable. La terreur de Julie Monneron à la seule idée de ce que venait de lui proposer Rumesnil était déjà une défaillance de sa moralité. Se sentir faible, c’est l’être. Elle resta là un bien long temps, presque une heure entière, à subir, en se débattant, cet hypnotisme que l’amant exerce, même à distance, sur une maîtresse de la chair de laquelle il s’est emparé par l’énergie de son désir. Quoiqu’elle eût eu, durant la scène de la rue d’Estrées, cet après-midi, le courage de se dérober aux caresses du jeune homme, elle n’en portait pas moins dans les veines ce poison de la volupté partagée, qui faisait d’elle, à travers et malgré toutes les résistances, la chose du séducteur. Quand il reprendrait cet entretien, car elle ne pouvait pas douter qu’il ne le reprît, se sentirait-elle aussi désarmée qu’à présent où l’idée de cette visite chez l’opérateur clandestin lui faisait pourtant horreur ? « Je refuserai, » se disait-elle, « je veux refuser… » Mais, si elle avait été vraiment sûre de sa fermeté. aurait-elle eu dès ce moment cette angoisse de ne pas pouvoir vouloir qu’elle connaissait trop bien ? Elle l’avait éprouvée si souvent, à l’époque de leurs premiers rendez-vous, quand elle se jurait à elle-même de ne pas permettre qu’Adhémar lui serrât la main, qu’il l’embrassât, qu’il lui parlât d’une certaine manière. Chaque fois, sa volonté avait cédé. Céderait-elle maintenant encore ? « Non, » se répétait-elle, et, comme si la seule pensée de Rumesnil atteignait en elle et paralysait ce centre vital où l’organisme s’appuie pour réagir, ses bras et ses jambes se brisaient, le cœur lui manquait par avance à la simple hypothèse de cette lutte… Cette étrange sensation, presque animale, d’un joug appesanti sur sa personnalité lui fut à une minute si insupportable, physiquement, qu’elle se leva d’un bond, comme mue par un ressort, pour la secouer, et elle se mit à marcher, vite, vite, dans la direction de la maison paternelle, par cet interminable boulevard du Montparnasse, et par le non moins interminable boulevard du Port-Royal. Elle s’efforçait de chasser, avec cette rapidité de mouvement, l’obsession dont elle était déjà la victime, et voici que les phrases si obscures, si vagues, du corrupteur se précisaient, malgré elle, en images plus définies contre lesquelles son être se rebellait toujours. Elle n’arrivait cependant pas à les chasser. C’est le second stade de la tentation, celui où l’âme s’apprivoise à l’acte qu’elle a toujours le ferme propos de ne pas commettre, en se le représentant avec une netteté de plus en plus détaillée. On participe à ce que l’on imagine trop fortement. C’est cette loi de notre nature que marquait le plus impératif des apôtres quand il disait : « Que ces abominations ne soient même pas nommées parmi vous ! » Dans l’instant où elle disait non à cette image, Julie la voyait d’une façon presque concrète, et, en la voyant, elle s’y adaptait mentalement comme à une réalité véritable… Oui, elle se voyait avec Rumesnil, dans une voiture, roulant vers une maison dont il aurait donné l’adresse au cocher ; ce serait peut-être une de celles devant lesquelles elle passait à cet instant. Elle serait enveloppée d’une mante, les traits cachés par une double voilette. Il lui parlerait dans le fiacre, afin de la réconforter. Il lui tiendrait la main… Ils descendraient sans doute avant la maison, pour que jamais le cocher ne pût servir de témoin contre eux. De telles pratiques sont défendues par la loi. Elles relèvent des tribunaux. Elles sont un crime… Ils entreraient dans une allée. Ils monteraient un escalier. Julie se le figurait, étroit et sombre… À un des étages, une porte s’ouvrirait. Qui trouveraient-ils pour exécuter l’abominable besogne ? Un homme ou une femme ? Julie apercevait le regard du « faiseur » ou de la « faiseuse d’anges ».
Elle respirait une odeur d’hôpital. Une table lui apparaissait, brillante d’objets de métal dont l’éclat froid la glaçait, à seulement les voir en esprit. Que serait-ce dans la réalité ? En quoi consisterait l’œuvre de mort ? Elle l’ignorait… Ah ! elle l’ignorerait toujours ! Elle n’irait jamais dans l’immonde endroit ! Elle ne s’abandonnerait jamais à ces mains agiles et scélérates qu’elle voyait prenant ces outils de métal ! Jamais ! Jamais !… L’hallucination était si forte qu’elle se surprit prononçant ces mots à haute voix : « Jamais ! Jamais !… » avec des gestes qui firent se retourner plusieurs passants. Un d’eux, un de ces promeneurs du Quartier Latin qui, vers l’heure du dîner, guettent les jolies filles sur les trottoirs des rues, autour du Luxembourg, fut tellement étonné de ses allures qu’il la suivit et l’aborda… Le saisissement que cette approche d’un inconnu infligea à Julie la rendit à la vérité de sa situation actuelle, et elle était du moins entièrement lucide quand elle entra dans l’appartement de la rue Claude-Bernard. Par bonheur elle ne s’y rencontra pas, comme elle l’avait appréhendé, en face de Jean. La seule personne présente au logis était Mme Monneron, qui la reçut par ces aimables paroles :
— « D’où arrives-tu encore, avec cet air de tomber de la lune ? Tu trouves cela convenable de revenir si tard ? Il est six heures, et Pauline m’a dit que tu étais sortie à deux… »
— « J’ai été occupée… » répondit Julie, avec le visage bougon qu’elle savait opposer aux questions qui la froissaient, et elle passa dans sa chambre, sans daigner ajouter un mensonge en paroles au mensonge en action que représentait le petit rouleau dont elle s’était munie à son départ, comme les jours où elle devait prendre des notes dans une bibliothèque. Le ton agressif de Mme Monneron, joint à l’indifférence avec laquelle elle la laissait aller, sans insister davantage sur l’emploi de son après-midi, n’était pas pour adoucir la mélancolie de la jeune fille. Quel appui pouvait-elle attendre de ce côté ? Aucun. Antoine avait dit juste dans leur explication fratricide de l’autre nuit : cette mère avait favorisé de son mieux l’intimité entre sa fille et Rumesnil, accueillant celui-ci avec toutes les chatteries dont elle était capable, disparaissant pendant ses visites, ne soupçonnant pas le danger, le provoquant même, avec l’espoir intéressé que cette cour du jeune noble finirait par une demande en mariage. Elle n’avait pas su prévoir l’aventure où elle engageait sa fille. Elle ne savait pas voir la crise morale dont cette fille restait victime. Julie eut quelques instants d’une amertume bien mauvaise conseillère, dans cette petite chambre où elle avait trop rêvé. Elle était là, sa tête dans ses mains, les coudes sur sa table encombrée des inutiles livres et des programmes de son examen. Et voici qu’au « Jamais ! Jamais !… » de tout à l’heure allait se substituer le « Pourquoi pas ?… » qui marque le progrès de la tentation. Qu’il est fugitif à sa première apparition, ce « Pourquoi pas ? » et qu’il effleure légèrement la pensée !… Puis comme il revient, plus décidé, plus insistant ! C’est vraiment, autour de l’âme, la furtive et savante embûche du chasseur guettant sa proie. Il s’en va encore, mais pour oser plus. Aux questions posées nettement devant la conscience, celle-ci consent enfin à répondre pour les discuter. Ce n’est pas sans une raison secrète que les théologiens ont donné au prince des ténèbres un nom tiré d’un verbe grec dans lequel il entre une idée de plaidoirie. Avoir engagé avec le diabolique tentateur cette controverse coupable où ce qui faisait d’abord horreur fait problème, c’est être plus d’à moitié tombé.
— « Qu’elle aurait mieux fait de ne pas me mettre au monde, si c’était pour en arriver où j’en suis !… » se disait Julie, proférant contre la vie une accusation dans laquelle était enveloppée une excuse pour l’œuvre de mort qu’elle ne rejetait déjà plus avec la même violence. Elle regardait ces papiers, cette bibliothèque, l’odieux décor de cette cellule, étroite comme avait été sa destinée, jusqu’au moment où elle y avait mis des émotions défendues qu’elle ne pouvait pas regretter. C’était encore ce qu’elle avait eu de meilleur. L’aversion qu’elle venait d’éprouver pour Mme Monneron s’étendait à toutes les autres personnes qui respiraient à quelques pas d’elle, derrière ces murs, et qui avaient été mêlées à son triste sort. La perspective de s’asseoir à table, une fois de plus, en face de cette mère inique et inintelligente, de ce père aveuglé, d’un frère abominable, et d’un autre, inhumain de sévérité, — elle jugeait Jean de la sorte, — lui était si pénible, qu’elle employa, pour s’y soustraire, son procédé habituel de ces derniers mois, quand elle éprouvait, comme ce soir, un besoin animal de silence autour de sa misère. Elle prit sur elle de s’arracher à cette torpeur douloureuse pour clore ses volets, préparer son lit et se coucher, après avoir, à travers la porte fermée au verrou, prévenu la servante qu’une forte migraine l’empêcherait de dîner. Toute lumière éteinte, n’entendant d’autres bruits que celui des allées et venues du côté de la salle à manger, combien de fois elle s’était abîmée dans le noir et le froid, pour s’abandonner à des pensées très funestes, moins pourtant que celle dont l’attirance s’emparait d’elle, petit à petit !… La tentation se déchaînait maintenant avec toute son ampleur. Les paroles de Rumesnil lui revenaient dans leur insinuante équivoque, et elle se les répétait comme sur le banc du boulevard des Invalides : « Il faut que ce ne soient pas des craintes… Tu ne dois pas être mère… Quelqu’un de très sûr… Je t’en tirerai… » À présent elle ne s’en indignait plus. Elle en dégageait le sens chirurgical, avec une joie méchante à se prononcer le terme hideux dont elles étaient le synonyme ambigu : l’avortement. C’était un avortement qu’il avait osé lui proposer !… Et que venait-elle donc de souhaiter elle-même ? De n’être jamais née. Par quelle lâcheté, pensant cela, le sentant par toutes ses fibres, que la vie est un mal, un horrible mal, s’était-elle révoltée tout à l’heure contre l’idée d’épargner cette vie détestable, à qui ? À un être inconscient, à peine réel, simplement possible. De quels inguérissables préjugés était-elle possédée pour condamner cet acte, qui ne ferait un tort, s’il en faisait, qu’à elle, Julie, et à elle seule ? Elle savait assez de médecine pour se rendre compte du risque physique à courir, peut-être mortel, et assez du code pour connaître le risque légal. De laquelle de ces deux conséquences avait-elle peur ? Le risque de la chair, elle avait le droit de le braver, puisqu’il n’intéressait qu’elle. L’autre risque, le légal, pourquoi ne le braverait-elle pas aussi ? Qu’est-ce que cela représente, une loi ? Une pénalité ? Mais c’est une souffrance comme une autre. Il s’agit de la peser et de mesurer sa force de résistance, voilà tout. Une obligation ? Pour s’y soumettre, il s’agit d’y croire. Au nom de quoi Julie aurait-elle cru à celle-ci, à ce devoir d’une femme, qui va être mère, de préserver à tout prix la vie de son enfant ? — Mais c’est une idée universellement reçue… — « Et après, si elle ne l’est pas par moi ?… » Elle avait trop entendu son père exalter l’esprit critique, le libre examen, ce que le malheureux homme appelait pompeusement la Raison, et qui n’est que le sens personnel, autant dire le caprice et l’anarchie. Étrange discipline qui fait de chaque individu nouveau un juge absolu de toute la société et de toute la morale ! La fille du Jacobin y avait contracté cette habitude de se prouver l’indépendance de sa pensée par un mépris systématique des conventions. Dans ces instants d’une crise tragique de conscience, c’était cette fatale manie de révolte contre les préjugés qu’elle retrouvait à son service, et tout n’est-il pas préjugé, quand on veut tout réduire au critère de sa propre logique ? Comme éléments de résistance, en dehors de l’indestructible instinct qui veut que l’amour maternel s’éveille au cœur de la femme avant même qu’elle ait conçu, que rencontrait-elle ? Rien que ces vides et inefficaces principes sans justification supérieure, par lesquels les laïcisateurs insensés d’aujourd’hui prétendent remplacer le Dieu vivant et aimant, le Père céleste, auteur de tout ordre et de toute loi, dont les commandements révélés n’admettent pas la discussion, qui récompense et qui punit, que l’on prie et qui soutient, envers qui l’on se repent et qui pardonne. Pour Julie, qu’était ce Dieu, dont son père ne lui avait jamais prononcé le nom durant son enfance, par scrupule ? Et, quand il lui en avait parlé, c’avait été dans le style de Kant, traduit et commenté par l’intègre Barantin. Le Dieu qu’il avait offert aux besoins religieux de sa fille et de ses fils, ç’avaient été le « postulat de la Raison pratique », le « substratum mental de la Justice immanente », la « Catégorie de l’Idéal », toutes conceptions éminemment philosophiques, admirablement dégagées de la souillure des superstitions. Que valent ces quintessences et ces fumées, quand il faut agir et se décider ; quand le cœur en détresse a besoin d’un secours qui vienne d’en haut, d’une certitude à laquelle s’attacher pour n’en plus bouger ? Ah ! si Joseph Monneron avait pu entendre le discours intérieur que se prononçait sa fille durant ces heures d’agonie, quelle épouvante eût été la sienne, et quel remords !
— « Comme on manque de courage !… » se disait elle. « Il n’y a que trois partis : ou que Rumesnil m’épouse tout de suite, il ne peut pas ; ou que je me fie à lui, comme il me l’a demandé ; ou, si je n’ai pas assez d’énergie, que j’en finisse une fois pour toutes… » À plusieurs reprises, la pensée du suicide avait traversé cette âme sans croyance, restée haute par tant d’aspirations et emprisonnée dans un sort qu’elle n’acceptait pas… Elle l’avait rejetée chaque fois, de toute la force de sa jeunesse, et elle la rejeta encore. « On est toujours à temps de mourir, » conclut-elle à un instant de cette sinistre méditation. « Je l’aime. Je veux vivre, tant qu’il m’aimera… Je mettrai ma volonté entre ses mains. Il fera de moi ce qu’il voudra. Il n’y a ni bien ni mal. Il n’y a que lui… »
Julie n’eût pas été une femme, et une femme amoureuse, si les raisonnements abstraits sur son droit à commettre telle ou telle action n’avaient pas fini par se résoudre dans un retour passionné vers le souvenir de l’homme dont elle était éprise, trop aveuglément, à de certaines minutes, et, à d’autres, trop lucidement. Il se peignit devant sa mémoire, avec les expressions de physionomie qu’il avait eues tour à tour durant ce rendez-vous de l’après-midi : réservé quand elle lui avait parlé de son frère Antoine ; refermé soudain au nom de Jean ; défiant d’abord, puis attendri lorsqu’elle lui avait appris sa grossesse ; doux et triste, pour répondre à son allusion au mariage ; transfiguré ensuite et si beau dans l’ardeur du désir, si câlin enfin, si prenant, si insinuant au baiser de l’adieu, et lui chuchotant le terrible conseil. C’était contre le charme émané de ce mobile visage, de ces yeux bleus, de ce sourire voluptueux et spirituel, de cette voix caressante, qu’elle avait protesté, à peine sortie de l’appartement, avec la révolte du premier sursaut. Cette révolte était finie, et elle se repaissait de cette image, maintenant. Elle s’enivrait des sensations que ce souvenir seul soulevait en elle. Comme c’était sa coutume après chacun des tête-à-tête de la rue d’Estrées, elle s’efforçait de revivre leur entrevue en pensée, détail à détail, phrase à phrase. L’expérience aurait dû lui prouver le péril de ces analyses rétrospectives. Les douloureuses incertitudes qui avaient tant assombri son amour depuis ces dernières semaines lui étaient toujours venues de ces regards jetés en arrière et qui lui découvraient des énigmes là où elle avait trouvé des raisons d’espérer. Ce fut le cas, cette fois encore… À mesure qu’elle se représentait, avec une minutie d’évocation qui n’omettait pas une nuance, les petits épisodes de cette conversation, voici que ces changements de la physionomie de son amant, qu’elle venait de revoir en imagination avec une telle fièvre d’amour, s’interprétaient d’une autre manière, et de nouveau le doute, dont elle avait tant souffert, sur la sincérité de ses sentiments, l’envahissait, profond, spontané, irrésistible… De quel ton léger Rumesnil avait accueilli ses questions sur Antoine ! Comme il était visible que cette démarche du voleur ne lui avait pas produit le même effet qu’à elle ! Eût-il eu cette indifférence pour l’honneur intime de quelqu’un qui touchait de si près Julie, si son caprice pour elle eût ressemblé à l’intérêt passionné qu’elle prêtait aux moindres choses qui le concernaient ?… Comme il avait aisément parlé de cesser ses visites rue Claude-Bernard, dès l’instant qu’elles portaient ombrage à Jean ! En revanche, comme, à la simple idée que cet ami nourrissait des soupçons à son endroit, il s’était montré irritable et sensible ! Ce contraste, qui avait déjà froissé la jeune fille, au moment même, lui était cruel à se rappeler dans cette nuit d’insomnie… Car, à travers les allées et venues de ses pensées, le temps s’écoulait, et, successivement, elle avait entendu s’apaiser les bruits de l’appartement, chacun se retirer, les portes se refermer. Un pas, qu’elle avait reconnu pour celui de son père, s’était arrêté devant sa chambre. L’excellent homme, chez qui les pires aberrations de l’esprit s’accompagnaient d’une si vraie tendresse, avait appelé son enfant, tout bas, pour lui demander de ses nouvelles, si elle ne dormait point, et ne pas la réveiller, si elle dormait. Julie était demeurée immobile et comme sourde. Le pas s’était éloigné… Le silence s’était établi, de plus en plus profond, et les pensées de la jeune fille avaient continué de la dévorer… C’était surtout l’accueil fait par son amant à l’aveu de son état qui la navrait à présent. Par une contradiction où se révélait la dualité de sa nature, faussée, elle aussi, dans son intelligence, restée très droite dans sa sensibilité, elle souffrait, après s’être démontré, brutalement, qu’elle pouvait sans remords obéir aux criminelles suggestions de son amant, oui, elle souffrait jusqu’aux larmes, maintenant, qu’il lui eût donné un tel conseil. Elle souffrait qu’il n’eût pas eu un mouvement de joie à l’idée d’avoir un enfant d’elle. Il lui semblait que, s’il l’eût aimée, — l’éternel refrain de sa plainte solitaire, — il eût aimé cet espoir d’une chair issue de leur chair, d’une existence greffée sur leur existence. Elle se demandait si le motif qu’il avait allégué, pour ne pas lui donner son nom, dès aujourd’hui, n’était pas un mensonge. Il avait parlé de l’avenir, prié qu’elle lui laissât du temps, affirmé qu’il pensait à cette union, seul moyen de lui rendre l’honneur ? Insensée, elle l’avait cru ! Mais, conduit-on une maîtresse, dont on veut faire sa femme, dans une maison d’avortement ? L’expose-t-on au scandale d’une ignoble enquête judiciaire, si quelque hasard fait découvrir le crime ? Avilit-on, — elle donnait raison de nouveau à l’instinct de sa première révolte, — avilit-on celle à qui l’on réserve une place respectée à son foyer, que l’on rêve d’introduire dans sa famille ? Insensée ! Insensée ! Qui n’avait pas démêlé tout de suite la preuve du mépris dans cette offre sinistre ! Et, mépriser, non, ce n’est pas aimer…
Des émotions aussi violentes et aussi cahotées que celles où la malheureuse fille était roulée ont pour résultat d’épuiser la réserve entière de la force nerveuse. Ce sont de véritables attaques de spasmes moraux, si l’on peut dire, et qui laissent leur victime dans un état d’impuissance volontaire, tout voisin de la maladie mentale. Le détraquement du mécanisme intérieur fait que l’âme n’est plus nulle part. Elle ne sait plus où elle va. L’intelligence et la sensibilité n’ont plus de perspective, plus de plan, plus de norme. Nous deviendrions fous, si cette instabilité psychique durait un peu de temps. Il se produit alors, dans les arrière-fonds obscurs de notre être, un appel à ce génie de conservation, de nos pouvoirs vitaux le plus inconscient, le plus infaillible aussi et le plus ingouvernable. Notre intelligence, comme désaccordée, lutte contre la confusion qui va la noyer, et elle se crée un ordre momentané par l’idée fixe. Notre sensibilité de même, déséquilibrée par trop de secousses, essaie de se ramasser, dans les appétits primitifs et fondamentaux qui lui rendent une espèce de logique. Quand Julie, arrivée au terme de cette nuit de fiévreuses et incohérentes méditations, eut enfin goûté quelques heures de repos, ce travail de la nature qui veut guérir, s’était accompli en elle, à son insu. Elle se retrouva, à son réveil, suspendue à une seule pensée : celle de savoir si Rumesnil ne l’aimait absolument pas, — dominée par un seul instinct : celui de sa maternité déjà commençante. Elle était donc revenue, — par quel circuit et combien douloureux ! — juste au point où elle était la veille, quand elle s’acheminait vers le rez-de-chaussée de la maison de la rue d’Estrées. Il y avait pourtant deux différences : d’abord elle avait été tentée, c’est-à-dire qu’elle avait pu mesurer l’abîme de sa propre faiblesse, comprendre de quelles aberrations elle était capable, et de même que, malgré ses paradoxes anarchistes, elle s’était retrouvée petite bourgeoise française pour détester tout service d’argent reçu de son amant, ses hérédités honnêtes la faisaient frémir de terreur au souvenir des idées qu’elle avait, par instants, admises comme possibles, cette nuit. L’autre différence c’est qu’elle avait parlé à Rumesnil de l’enfant qu’elle portait dans son sein. Le jeune homme avait dû réfléchir, lui aussi, depuis ces vingt-quatre heures, sur cette confidence. Maintenant que Julie s’était reprise, il lui paraissait impossible qu’elle eût saisi exactement la portée des paroles qu’il lui avait dites, dans leur adieu de la veille. Si pourtant elle s’était trompée sur leur signification ? S’il avait voulu exprimer seulement un doute sur son état et la nécessité de consulter un spécialiste ? Si ce : « Fie-toi à moi ! » qu’elle avait aussitôt interprété dans un sens terrible, avait eu pour unique but de la rassurer, de la décider à cette visite au médecin, trop pénible dans des conditions pareilles ?… C’était nier l’évidence que de traduire de la sorte des phrases effroyablement claires. Julie était si épuisée de s’être heurtée à des réalités si dures qu’elle se retrouva la fille de l’illusionniste Joseph Monneron dans cette soudaine complaisance à se bercer d’un doute qui lui donnait une chance de ne pas désespérer. Elle en avait si peu, de ces chances-là, — et elle savait si bien qu’elle en avait si peu !…
Quel moyen imaginer cependant pour la découvrir d’une façon indiscutable, cette vérité sur les sentiments de Rumesnil, quand la présence de ce redoutable amant, elle l’avait éprouvé une fois de plus la veille, suffisait à défaire ses résolutions les plus arrêtées ? La jeune fille se posait cette question, au sortir des longues angoisses de cette pénible nuit, assise à la table du premier déjeuner. Elle y avait apporté un volume, qu’elle feuilletait pour se donner une contenance, tout en prenant son café. C’était l’observation de son frère cadet qu’elle appréhendait, pour le cas où sa mère, dans la conversation de la veille au soir, aurait mentionné son absence de l’après-midi et sa rentrée tardive. Mais Jean, absorbé lui-même par la perspective du rendez-vous fixé à Rumesnil, ne prenait pas garde à elle, et cette attitude de Julie n’eut pour résultat que de lui attirer une remarque désobligeante de cette mère ; — « Tu ne t’es donc pas regardée dans la glace, ce matin, et ta mine de papier mâché ?… Il n’y a rien d’étonnant si tu te donnes des migraines comme celle d’hier soir, avec cette façon de te nourrir ! Tu mords et tu avales, les trois quarts du temps, sans prendre le temps de goûter à rien, et, le quatrième quart, mademoiselle lit en mangeant, comme si elle n’avait pas assez de la journée pour préparer des examens qu’elle n’est même pas capable de passer !… Heureusement Gaspard est rentré au collège. Sans cela, quel exemple ! Et comment lui apprendre à manger convenablement ?… Bon, voilà le courrier… Tu es trop gentil, mon pauvre Antoine. Il n’y a que toi de complaisant dans la maison. Quant aux Maradan, ils verront la couleur de leurs étrennes, cette année-ci… »
C’étaient en effet les lettres de la première distribution, que le fils criminel, en train de continuer la comédie de ses vertus domestiques, apportait au milieu de cette mercuriale. Il était allé les chercher en bas, à l’arrivée du facteur. Il agissait ainsi depuis ces derniers jours, tous les matins, soi-disant pour suppléer à la mauvaise volonté des concierges et afin que son père eût son journal plus tôt. En réalité, il espérait intercepter quelque billet de Rumesnil à sa sœur, grâce auquel il renouvellerait le coup qui lui avait si bien réussi. La facilité avec laquelle le jeune noble lui avait prêté les cinq mille francs avait achevé d’en convaincre le dangereux personnage : Julie et Adhémar étaient liés par un mystère coupable, qu’il se proposait d’exploiter. Il n’avait plus la ressource de se procurer par son bureau de quoi suffire à une vie dont il ne pouvait déjà plus se passer. Comment faire face aux caprices d’une Mme d’Azay, pour qui le louis était l’unité de dépense, avec les sept cents et quelques francs qui lui restaient de ses désastres aux courses ? Antoine projetait bien de rejouer ce reliquat, mais à coup sûr. D’ici là, il s’était, avec sa prodigieuse fécondité en fourberies, assuré un répit, en racontant à Angèle une chimérique histoire de parents de province, venus à Paris, qui lui prenaient ses journées et ses soirées. Cet intermède familial dans l’insipide atmosphère de la maison Monneron commençait à lui peser furieusement. Il n’eût pas été fâché de l’interrompre le plus tôt possible, en extorquant au séducteur plusieurs nouveaux billets de mille francs : « Ce n’est que justice, » ricanait à part lui, non sans ironie, cet étrange redresseur de torts, et il songeait déjà à forcer la serrure du petit secrétaire de sa sœur, s’il ne mettait pas la main sur quelque preuve. Le courrier de ce mercredi matin ne contenait pas de lettre pour Julie. Il s’y trouvait pourtant une enveloppe dont la suscription était de l’écriture guettée. Elle portait le nom de Jean, auquel Antoine la tendit, en disant :
— « Tiens. Une lettre de Rumesnil pour toi. Comment va-t-il, ce brave Adhémar ?… »
Depuis leur rencontre en présence de M. Berthier, le cadet n’avait pas adressé une seule fois la parole à l’aîné, qui affectait de ne pas tenir compte de ce silence. La précipitation avec laquelle Jean saisit la lettre et déchira l’enveloppe sans répondre provoqua un commentaire de Mme Monneron, qui interpella Antoine :
— « Il ne prend pas seulement le temps de te dire merci. Tu es bien bon garçon de te charger de sa correspondance… Mais voilà le père… Pauvre cher homme, tu auras le temps de lire ton journal avant de partir pour ton lycée, Antoine est allé te le chercher à la loge… »
— « Le voilà donc devenu notre Hermès, » dit le professeur, qui était de bonne humeur, ce matin-là. Sans doute il avait trouvé dans une copie d’élève quelque profession de foi suffisamment révolutionnaire et il se livra, tout en dépliant son journal, à sa manie des citations, qui trahissait toujours son contentement : « Qu’il y a une jolie épigramme dans l’Anthologie, sur ce dieu des messagers :
« À toi cette grappe d’un généreux raisin. Mercure des routes… »
Sur tant de beaux ouvrages ?
Ils sont pour vous d’airain, d’acier, de diamant…
Tandis que le Jacobin commentait de ses exclamations admiratives l’article de sa gazette favorite, rédigé sans doute entre deux séances au tripot, comme tant de ces « courageux » factums, Jean avait quitté la pièce. Impulsivement Julie s’élança derrière lui, sous le regard ironique d’Antoine qui resta seul à tenir compagnie à M. et Mme Monneron, pour la plus grande satisfaction de cette dernière, laquelle ne manqua pas de faire remarquer à son mari le procédé de son favori :
— « Tu vois, bon ami, ce qu’ils appellent vivre en famille ?… Ils ne peuvent même pas rester à table jusqu’à ce que nous ayons fini… Ah ! si nous n’avions pas Antoine et Gaspard !… »
— « Ils ont tous quatre leurs qualités, » répondit le père, en s’interrompant de sa lecture une seconde, avec l’aménité qu’il opposait aux acariâtres insinuations de sa partiale épouse. Le persécuteur par idéologie se retrouvait tendre, généreux et timide, pour défendre ses deux enfants, qu’il aimait, contre une femme qu’il aimait aussi… « Julie veut arriver à son examen. Elle ne pense qu’à cela. Elle est si courageuse, la chère petite ! Elle veut se suffire. C’est par esprit de famille, sois-en sûre. Quant à Jean, il est comme moi. Quand il suit une idée, il ne voit qu’elle. C’est aujourd’hui que cet abbé Chanut parle à l’Union Tolstoï. Il s’en préoccupe. Il regrette déjà de n’avoir pas suivi mon conseil, j’en suis sûr, et de ne pas s’être défié de ce prêtre. Homme noir, d’où sortez-vous ?… Déranger avait raison. Mais sois tranquille, la maman, Julie et Jean ont le cœur à sa place, et ils ont de qui tenir… »
Le père ne croyait pas dire si juste. Certes, ils avaient de qui tenir, les pauvres enfants, mais dans un tout autre sens que ne l’entendait son inguérissable optimisme… Julie s’était précipitée à la suite de son frère jusque dans sa chambre, et là, brusquement, impérieusement, elle lui avait dit :
— « Que se passe-t-il avec Rumesnil ? Je veux le savoir. J’en ai le droit. Oui ! Je t’avais supplié de ne pas te mêler de mes affaires. Tu t’en es mêlé. Je l’ai vu dans tes yeux quand tu as reçu ce billet. J’ai le droit de savoir ce que tu as fait, puisqu’il s’agit de moi… »
— « Tu as donc la conscience bien troublée, Julie ?… » répondit le frère. « Voilà cinq jours que tu ne me connais plus, parce que je me suis permis une observation sur un certain sujet, et maintenant, c’est toi qui provoque cet entretien, toi-même, remarque-le… D’ailleurs, je n’ai rien à te cacher… Ce que j’ai fait, tu le sauras par ce billet. Lis-le… »
Il lui tendit la lettre de Rumesnil. Elle était ainsi conçue : « Mon cher Jean, je trouve ton mot en revenant de la campagne. Je déjeune dehors demain mercredi, et j’ai quelques courses à faire, dont une à l’U. T. pour la conférence Chanut. Il me sera plus commode de passer chez toi, puisque tu as besoin de me voir. Sauf contre-ordre, c’est moi qui serai rue Claude-Bernard à dix heures. Ce fanatique de Riouffol a-t-il encore fait des siennes ? Je ne sais rien, n’ayant vu personne. À toi de cœur. A. R. »
— « Es-tu renseignée maintenant ? » demanda Jean, quand la jeune fille eut prit connaissance de ce laconique message.
— « C’est pour lui remettre les cinq mille francs d’Antoine que tu lui avais demandé ce rendez-vous ? » interrogea-t-elle. « Tu les as toujours ?… »
— « Naturellement, » répondit-il.
— « Et ensuite, » insista-t-elle, « vas-tu lui parler de moi ?… »
— « Oui, » répondit-il, fermement, sérieusement, du ton d’un homme qui est descendu jusqu’au fond de sa conscience et qui, décidé à faire ce qu’il considère, après mûre réflexion, comme son devoir, ne reculera plus. Il s’attendait que Julie se révoltât. Elle parut au contraire éprouver un soulagement à cette affirmation si nette. Ébranlée comme elle était jusqu’au plus intime de son être, la rencontre de cette décision tranquille, qui contrastait étonnamment avec l’habituelle incertitude du jeune homme, lui donnait ce sentiment du point d’appui qui lui avait toujours tant manqué dans son milieu. Elle regarda Jean, avec une surprise presque mêlée de reconnaissance, comme s’il lui faisait du bien par cette résolution :
— « Que lui diras-tu ? » continua-t-elle.
— « Que ses assiduités ici te compromettent, et qu’il les cesse. »
— « Soit… » répliqua-t-elle, après un silence. « Mais, si tu veux que je croie que tu agis vraiment par affection pour moi, il faut que tu me fasses une promesse, celle de me rapporter ce qu’il t’aura répondu, franchement, brutalement, complètement. Tout mon avenir tient peut-être dans cette réponse… Oui, » insista-t-elle, « tout mon avenir… » Elle eut une seconde d’hésitation, puis, avec une fermeté semblable à celle de son frère, elle ajouta : « parce que je l’aime… »
— « Tu l’aimes ? « répéta Jean, comme accablé de cette confidence, qui corroborait pourtant la moins douloureuse des hypothèses qui le hantaient sur l’intimité des deux jeunes gens. Pas une seconde, il n’eut l’idée de traduire ces deux mots dans un sens de liaison coupable. Il n’y vit que l’aveu d’un sentiment caché et que la jeune fille n’avait jamais déclaré à celui qui l’inspirait. « Ma pauvre Julie, à quoi cela te mènera-t-il ? Tu n’as pas la folie de croire que le comte de Rumesnil va épouser mademoiselle Monneron ?… »
— « Et pourquoi pas ? » fit-elle vivement. « Je ne dis pas tout de suite ! Sa mère peut avoir des préjugés. S’il en avait, lui, il ne serait pas de l’Union Tolstoï. Tout dépend de ce qu’il sent pour moi. C’est ce que je saurai par la conversation que vous allez avoir ensemble. C’est ton devoir de me la rapporter complètement, je te le répète. Me le promets-tu ? Je me suis livrée à toi. Ce serait trop mal de ne pas reconnaître ma confiance. Et tu n’as qu’un moyen pour cela, je te le répète : c’est d’être franc avec moi, brutal même, j’y insiste, pour tout ce qui se passera dans cette entrevue. »
— « Je serai franc, je te le promets, » répondit Jean. « Seulement…»
— « Cela me suffit, » interrompit-elle, « il n’y a pas de seulement… Ou bien Adhémar m’aime aussi, et tu le verras, ou bien… Mais donne-moi ta parole d’honneur, si tu vois qu’il m’aime, de me le dire, je ne te demande rien de plus. Un sentiment vrai a droit à la vérité profonde… Si tu pressentais mon secret, Jean, moi, j’avais deviné le tien. Tu aimes Brigitte Ferrand. Ne me dis pas non, je le sais. Si j’étais son amie et que je me permisse de causer de toi avec elle, trouverais-tu juste que je te cache ce que j’aurais cru lire dans son cœur ? Non, n’est-ce pas ? Ne fais donc pas à mon sentiment le tort que tu ne voudrais pas que je fisse au tien. Il mérite qu’on ne lui mente pas, je te le jure, ce sentiment… Ai-je ta parole ? »
— « Tu l’as, » dit le jeune homme d’une voix grave. Il avait été touché jusqu’au plus vif de son cœur par cet appel inattendu au souvenir de celle dont il savait qu’elle l’aimait, elle aussi, qu’elle souffrait peut-être d’une incertitude analogue à celle de Julie. Le drame familial qu’il traversait depuis sa conversation avec M. Ferrand ne l’avait pas empêché de penser d’une façon continue au problème de conscience posé par le père de son amie. Il lui avait semblé par instants qu’un dessein du Dieu auquel croyait Brigitte, auquel il était si près de croire lui-même, se mêlait à des péripéties dont chacune le forçait de préciser des idées encore vagues et flottantes dans son esprit. Dominé par cette disposition très voisine du mysticisme, une demande faite au nom de la jeune fille devait le trouver sans résistance, étant donné surtout que M. Ferrand s’était servi presque des mêmes termes pour exercer à son égard la charité que Julie implorait de lui : « Nous ne sommes pas dans la convention, vous et moi, » avait dit le père de Brigitte, « nous sommes dans la vérité profonde… » Et puis, Jean avait senti sa sœur souffrir. Sans soupçonner encore l’étendue de la plaie ouverte dans ce cœur, il avait vu Julie saigner. C’en était assez pour qu’il considérât comme de son devoir de tenir la promesse qu’elle lui avait arrachée. La malheureuse, elle, n’avait pas tant calculé. Lorsqu’elle se retrouva dans sa chambre, après avoir quitté son frère, elle demeura tout étonnée du tour qu’avait pris cet entretien où l’avait jetée un élan irrésistible, irraisonné. C’était son amour qui avait agi en elle, presque malgré elle, ce besoin de savoir à tout prix si, oui ou non, son amant l’aimait. Un moyen dangereux s’était offert. Elle l’avait saisi instinctivement. Cette énergie calme, dont elle voyait Jean soutenu, lui avait soudain donné cette idée : l’employer à lire la vérité dans ce cœur de Rumesnil qu’elle n’arrivait pas à déchiffrer elle-même. Elle avait constaté, une fois de plus, dans son rendez-vous de la veille, rue d’Estrées, que le jeune noble était, malgré tout, profondément attaché à son ami. Cette liaison permettait, entre eux, un de ces entretiens poussés à fond où l’inquisition de l’un arrache à l’émotion de l’autre des paroles définitives. Que Jean fût bien persuadé qu’il s’agissait, non plus de propos malveillants à empêcher, mais du repos de sa sœur à préserver, de son bonheur à assurer peut-être, et il interrogerait son camarade avec tout le courage et toute l’ardeur de cette responsabilité. Que répondrait l’autre ? S’il était vrai que sa mère fût le seul obstacle à son mariage avec Julie, il le déclarerait. La jeune fille se rendait bien compte de la différence qui sépare une pareille phrase, dite d’homme à homme, et la même phrase, jetée en pâture à la passion d’une maîtresse. Et puis, Jean aimait, il saurait bien reconnaître si le sentiment de son ami ressemblait au sien. Que risquait Julie ? Si Rumesnil ne l’aimait pas, il prendrait ce prétexte de la défiance éveillée du frère pour ne plus revenir rue Claude-Bernard… Ah ! tant mieux ! Elle saurait enfin à quoi s’en tenir !… Mais était-ce possible qu’il ne l’aimât pas ?… Après avoir si souvent douté de cet amour et s’en être désespérée, elle ne voulait plus, elle ne pouvait plus admettre une si douloureuse hypothèse. Elle ne se demandait même plus ce qui arriverait d’elle au cas où elle se réaliserait… S’il l’aimait, au contraire, — et maintenant elle attendait l’épreuve avec un espoir du succès qui la soulevait tout entière, — les difficultés présentes se résoudraient. En admettant qu’il eût eu, vraiment, à la première révélation de sa grossesse, le sinistre projet, contre lequel elle s’était débattue en pensée tout l’après-midi de la veille et toute la nuit, c’avait été par terreur des dangers qui la menaçaient. S’il n’y avait pas déjà renoncé, il y renoncerait aussitôt qu’elle lui aurait parlé. Un plan se dessinait devant l’esprit exalté de la jeune fille, auquel elle s’étonnait de n’avoir pas pensé plus tôt : partir pour l’étranger sous prétexte de préparer, au lieu de l’École de Sèvres, un professorat de langues vivantes ; entrer dans une pension au pair, comme avaient fait tant de ses amies ; en sortir après quelques mois, soi-disant pour donner des leçons ; et accoucher au loin, avec le père de son enfant auprès d’elle… Ce voyage lui serait si facile, à lui !… Telle était la démence des imaginations auxquelles se livrait maintenant la fille séduite. Après les sursauts trop intenses de ces derniers jours, et en particulier de ces vingt-quatre heures, ses nerfs épuisés subissaient une usure momentanée qui annulait sa force de résistance. L’approche de l’épreuve que représentait pour elle cette rencontre décisive entre son frère et son amant lui donnait une excitation de fièvre, semblable à une griserie. Pour quelques instants, qui devaient être bien courts, tous les raisonnements, toutes les observations qu’elle avait pu faire étaient oubliés. C’est le phénomène étrange dont sont si souvent victimes les personnes qui soignent un être très cher et atteint d’une maladie qui ne guérira pas. Elles le savent. Elles ont consulté vingt médecins, qui se sont trouvés impuissants devant le mal. D’en consulter un nouveau, dont ont leur a parlé, les enivre soudain d’expectative. On paie bien cher ces accès d’espérance morbide, véritables intoxications produites par le surmenage émotif et qui trahissent un déséquilibre total, une incapacité pour l’esprit de se mettre soi-même à un cran d’arrêt. Aussi cette intempérance de l’attente est-elle un très inquiétant pronostic. Elle sert de prodrome le plus souvent à des crises inverses, à cette frénésie du découragement désespéré, dont la subite invasion a déterminé tant d’actes impulsifs et irréparables. Julie Monneron allait en être la preuve et la victime.
Elle devait, ce matin-là, — pathétique contraste entre son existence intime et son existence officielle, entre sa condition encore enfantine et son cœur déjà si meurtri ! — se rendre à la Sorbonne, à neuf heures et demie, pour y suivre une conférence qui faisait partie de sa préparation à Sèvres. Son père, pris lui-même à Louis-le-Grand vers les dix heures, chaque mercredi, par une répétition, avait l’habitude de l’accompagner. C’était une des rares circonstances où le professeur, très occupé, pût causer avec sa fille, ce qui signifiait, pour ce chimérique, monologuer auprès d’elle sans rien soupçonner du drame qui se jouait sous ce front abaissé par ses épais bandeaux, et derrière ces yeux obscurs. Quand il vint l’appeler à travers la porte, comme à l’ordinaire, une autre espérance, issue de la première, était en train de préparer une autre déception à cette âme, en ce moment rendue presque folle par l’excès du désir. Elle s’était suintement avisée que Rumesnil avait eu sans doute une raison pour déplacer le lieu du rendez-vous demandé par Jean. Pourquoi avait-il préféré la rue Claude-Bernard à la rue de Varenne ? Elle se dit, et sur ce point elle ne se trompait pas, qu’il comptait sans doute la rencontrer et échanger avec elle quelques mots auxquels il attachait de l’importance. Quels mots ?… Mais, s’il l’aimait, et s’il avait maintenant l’idée que peut-être il pourrait décider sa mère à un consentement ?… Si, plus simplement, revenu sur sa première impression à l’annonce de la grossesse, il voulait lui demander, au contraire, de soigner en elle le fruit de leurs amours ?… Si ?… La voix de son père la surprit qui s’abandonnait à cette nouvelle illusion :
— « Es-tu prête ? » lui demanda-t-il. « Il est neuf heures et quart. Les césariens disent : heure militaire. Je veux qu’on puisse dire, moi : heure universitaire… »
— « Je suis encore un peu souffrante, » répondit Julie. Elle allait ajouter : « Je ne vais pas à mon cours, » quand la possibilité, en sortant sous ce prétexte, de voir Rumesnil bien plus sûrement que si elle restait dans le cercle de surveillance de Jean, lui apparut tout d’un coup. Elle acheva, au contraire, sa phrase sur une demande à son père de l’attendre cinq minutes encore :
— « Cela me secouera de prendre l’air, » dit-elle ; « je n’ai qu’à mettre mes gants et mon chapeau. »
En réalité, elle était toujours en peignoir et seulement coiffée. Dans la fièvre dont elle était consumée, à peine s’il lui fallut les cinq minutes demandées pour se chausser et pour passer sa robe. Elle avait calculé qu’elle entrerait à la Sorbonne pour en repartir aussitôt et retourner rue Claude-Bernard, guetter l’arrivée de son amant. Elle exécuta ce plan comme elle l’avait conçu, et, quand la voiture de Rumesnil déboucha, un peu avant dix heures, à l’angle de la rue Gay-Lussac, Julie était là, debout sur le trottoir, placée de façon à ne pouvoir être aperçue des fenêtres de l’appartement des Monneron, au cas où Jean s’y accouderait. Le jeune noble avait pris, pour cette expédition matinale, son phaéton attelé de ses cobs rouans. Il les arrêta net devant sa maîtresse, qui ne put s’empêcher, même dans les circonstances tragiques où elle se trouvait, d’admirer la grâce virile avec laquelle il conduisait les deux fines bêtes, si élégantes, avec les roses pimpantes de leur frontail et sous le cuir fauve de leur harnachement. Rien que cette manière, pourtant, de se rendre à cette explication si grave avec un ami, dénonçait l’homme d’une autre classe, le grand seigneur qui prend légèrement ses rapports, quels qu’ils soient avec des bourgeois. L’antithèse était trop forte entre la pauvre petite candidate à Sèvres, chétive et pâle dans sa robe de quatre sous, et ce beau garçon de haute mine, qui avait bien pu s’amuser, par dépravation, à séduire cette enfant, mais dans la vie de qui elle ne pouvait être qu’un épisode. Il avait sauté à bas de son phaéton, cependant, et, tandis que son cocher faisait marcher au pas les fringants chevaux, il échangeait avec Julie quelques phrases dont il ne paraissait pas soupçonner le tragique, car il les disait d’une bouche à demi souriante, sous l’or affilé de sa moustache. Son œil bleu luisait d’un regard aigu et caressant entre ses paupières finement plissées :
— « Que la sotte Julie a eu de l’esprit, » commença-t-il, « de m’attendre ici !… Elle a deviné que j’avais besoin de la voir. C’est pour cela que j’ai voulu aller chez Jean, au lieu de l’attendre chez moi. J’espérais avoir l’occasion de te remettre un billet. Ce n’est pas la peine de te le donner maintenant. Je t’y demandais simplement de venir rue d’Estrées le plus tôt possible, parce que j’ai trouvé… »
— « Quoi ? » demanda-t-elle haletante.
— « Mais ce dont je t’ai parlé, » dit-il. « La personne sûre. Elle habite au Gros-Caillou. J’ai pu avoir des renseignements dès hier au soir. Il faut que nous nous entendions pour nous y rendre dès cette semaine. Si les choses sont comme tu crois, il est important de ne pas tarder… » La pauvre fille ne pouvait pas savoir quels dessous, plus abominables peut-être que l’opération elle-même, cachait cette recherche de l’opératrice. Rumesnil s’était, en effet, mis en campagne, aussitôt Julie partie. Il avait pensé à une ancienne maîtresse de sa toute première jeunesse, connue dans le Quartier Latin, au sortir du collège, et âgée de trente ans à cette date, qui faisait ses études de sage-femme. Dans ce monde interlope qui hante les cafés de la rue des Écoles et du boulevard Saint-Michel, il se rencontre toujours une demi-douzaine de créatures qui rêvent d’une carrière un peu moins aventureuse, et que la fréquentation des carabins conduit à suivre une clinique d’accouchement. Il arrive qu’une ou deux persévèrent. Est-il besoin d’ajouter que la moralité de leur premier métier les suit d’ordinaire dans le second, et qu’elles deviendront presque toutes des professionnelles de l’affreuse industrie à laquelle Rumesnil se préparait à faire appel ? Il avait cherché dans un Bottin, tout simplement, le nom de cette vieille amie. Il l’avait trouvé, et il s’était transporté immédiatement à son prétendu cabinet de consultation, ignoble officine dont la titulaire lui avait, non moins immédiatement, promis son aide. Il ne restait plus qu’à décider Julie. Il continuait à prévoir une résistance qui ne tiendrait pas, croyait-il, contre l’ensorcellement de ses caresses et de ses promesses. Il ne fut donc pas très étonné de voir un éclair de rébellion passer dans le regard de la jeune fille, qui lui répondit :
— « J’ai cru que je t’avais mal compris hier. C’est donc vrai que tu veux que cet enfant ne naisse pas ? »
— « Je veux d’abord savoir si tu ne t’es pas trompée dans tes craintes, » répliqua-t-il.
— « Et si je ne me suis pas trompée ?… »
— « Tu te seras trompée, » dit-il avec le même singulier regard et la même intonation de voix, impérative et câline, qu’il avait eu sur le seuil de la rue d’Estrées. L’infortunée frémit jusqu’au plus intime de sa chair, et, lui saisissant le bras tout à coup, comme s’ils eussent été en tête à tête et non pas dans la rue, à cinquante mètres de la maison paternelle, sous les yeux du cocher qui promenait au pas l’attelage, elle l’interrogea :
— « Tu veux que je me fasse avorter ?… Mais aie donc le courage de me le dire en face. Et ose ensuite ajouter que tu m’aimes, que tu feras de moi ta femme un jour, que tu me donneras ton nom !… »
— « Tu ne m’as pas bien compris, » répondit Rumesnil. L’éclat des yeux de Julie, ses pommettes détachées en rouge sur ses joues pâles, l’âpreté de son accent, la brutalité des termes dont elle s’était servie, l’énergie de son étreinte, tout attestait une colère qui inquiéta le jeune homme. Il avait appréhendé un débat. Il n’avait pas cru à cette violence d’indignation. Il essaya de s’y dérober, en affectant ce ton mi-railleur, mi-sentimental qui seyait si bien à son profil, digne du dix-huitième siècle et des patriciens d’alors, lesquels professaient en amour les doctrines de l’amant de Mme Michelin : « Les gens qui s’affectent souvent durent peu, la lame use le fourreau… L’humanité peut nous porter à réparer le malheur d’autrui, mais on a tort de s’en affliger. Ayons la prudence de le voir comme un songe désagréable et de chercher un réveil riant… » Ces phrases de la célèbre Vie privée de Richelieu durent être prononcées, par l’aimable duc, du ton que Rumesnil avait pour dire à Julie : « Je te répète que tu ne m’as pas bien compris. Mais nous ne pouvons pas nous expliquer ici, sur ce coin de trottoir… Si nous étions rue d’Estrées, je te mènerais devant la glace, notre glace, et je te demanderais s’il est possible de ne pas aimer une amie qui trouve le moyen d’être encore plus jolie quand elle est en colère ?… Veux-tu y venir demain, jeudi, rue d’Estrées, à deux heures ?… Tu pourras me dire toutes les injures que tu voudras. Je saurai me les faire pardonner… »
Il avait dégagé son bras de la main de sa maîtresse, en débitant ce discours plein d’allusions aux petits secrets de leur intimité. Elle le regardait maintenant, sans parler, avec une expression qu’il ne lui connaissait pas, dans ses prunelles noires. S’il eût eu moins de cette fatuité légère qui assure le triomphe au jeu de l’amour-goût, mais qui ne permet même pas de comprendre les meurtrières folies de l’amour-passion, ce regard lui aurait fait peur. Il y aurait démêlé un paroxysme de douleur, la déraison d’une sensibilité à qui une terrible certitude fait trop de peine, la menaçante approche d’une catastrophe. Au lieu de cela, l’audacieux libertin n’aperçut, dans cette évidente crise, qu’un avertissement de hâter une rupture dont il avait déjà imaginé le moyen. Par une de ces anomalies de conscience que le moraliste renonce à expliquer, il se faisait un point d’honneur, décidé à quitter Julie, de la mettre à l’abri des dangers que cette grossesse représentait. Il calculait que s’il avait tout l’après-midi du lendemain pour agir sur elle, il la déciderait bien à la visite dont la première idée lui causait une telle horreur. La complaisante matrone du Gros-Caillou lui avait affirmé que cette unique consultation suffirait. Il ne doutait pas d’ailleurs que Julie ne vînt à l’appartement de la rue d’Estrées, d’autant plus volontiers qu’elle aurait été empêchée de soulager sa colère en ce moment par une explosion de révolte. Aussi, comme ils étaient arrivés jusqu’à la hauteur de la maison des Monneron, la quitta-t-il brusquement sur un prétexte trop naturel :
— « Je ne peux pas faire attendre Jean, » lui dit-il. « À demain donc, rue d’Estrées… Tu viendras quand tu pourras… Moi, j’y serai dès les deux heures. Et, d’ici là, ne te raconte pas trop de mal de moi… »
Il avait disparu depuis plusieurs minutes que la jeune fille était encore sur le trottoir, immobile et comme stupéfiée par les pensées que cette scène si courte, mais cruellement significative, avait soulevées en elle. Le bruit que firent en repassant auprès d’elle, avec le grelot de leur collier, les deux cobs rouans que le cocher promenait toujours, la rendit au sentiment de la situation. Elle se mit à marcher dans la rue machinalement, en s’arrêtant aux devantures des boutiques pour regarder du côté de l’équipage, jusqu’à ce qu’elle vît, à un moment, Rumesnil reparaître devant la porte de la maison, remonter sur son siège, assurer ses guides, et les deux chevaux repartir au grand trot de leurs courtes jambes plus sombres que leur robe. Adhémar la salua, en passant, d’un geste de son fouet presque imperceptible, sans arrêter ses bêtes. Elle regarda la coquette voiture tourner l’angle de la rue Gay-Lussac, la silhouette du jeune homme disparaître. Puis, aussi impulsivement qu’elle s’était échappée de la salle à manger, le matin, elle s’élança d’un pas rapide, presque en courant, vers sa maison. Elle passa devant la loge du concierge, sans remarquer, cette fois, l’expression gouailleuse des Maradan, qui venaient de la voir causer sur le trottoir avec le jeune seigneur dont ils avaient trop souvent commenté les visites. Elle gravit l’escalier deux marches par deux marches. Elle sonna d’une main si frémissante, si appuyée, que son frère, du fond de l’appartement, fut averti de son retour par ce seul appel du timbre :
— « J’avais deviné que c’était toi… » commença-t-il, quand elle fut entrée dans sa chambre. Et, tout de suite : « Rumesnil sort d’ici. Nous ne nous étions pas trompés. C’est à lui qu’Antoine avait emprunté les cinq mille francs… Ils sont rendus. Cette première affaire est réglée. Es-tu toujours dans les mêmes dispositions ? » continua-t-il. « Te sens-tu le courage d’entendre la vérité, quelle qu’elle soit ?… »
— « Je te la demande, » répondit-elle. « Tu lui as parlé de moi, comme tu me l’avais annoncé ?… Oui… Que t’a-t-il dit ?… »
— « Ce que je prévoyais, » reprit Jean. « Quand il a su que ses assiduités avaient été remarquées, et par moi, ce qui n’est rien, et par d’autres, ce qui est beaucoup, il a été consterné. Ah ! il m’a montré beaucoup de cœur, et c’est un ami, un véritable ami, malgré tout !… Il a reconnu qu’il avait été imprudent. Il m’en a demandé pardon. Il ne m’a pas caché qu’il s’était intéressé à toi, très particulièrement. Toutes les raisons qu’il m’a données de cet intérêt m’ont prouvé que tu n’es coupable en rien. Tu n’as pas été coquette avec lui, je l’ai bien compris. Tu m’as livré le secret de vos relations, l’autre jour, quand je t’ai demandé : « Tu as donc été bien malheureuse, ici ? » et que tu m’as répondu : « Bien malheureuse ! » Ce que je n’ai vraiment su qu’alors, Adhémar l’a senti tout de suite, voilà tout. Ta solitude morale l’a touché. Ton intelligence l’a attiré. Il ne s’est pas rendu compte que tu n’avais pas pour lui les yeux qu’il avait pour toi. Je t’ai donné ma parole d’être franc jusqu’à la brutalité, je le serai : s’il ne m’a pas dit qu’il t’aimait, au point où nous en étions, ému comme je l’ai vu, c’est qu’il a pour toi de l’estime, de la sympathie, de l’attrait, de l’amitié… » Il hésita une seconde ; et, comme quelqu’un qui, après avoir reculé devant un coup à porter, se décide à énoncer sans ménagement une affirmation qu’il juge nécessaire :
« Il ne t’aime pas d’amour… Je te fais du mal, je le sens, je le vois. Mais je te devais la vérité. Tu la sais maintenant… »
— « Je t’en remercie… » répondit Julie. Tandis que son frère parlait, elle avait à demi baissé ses paupières sur ses yeux, pour les fermer tout à fait quand l’autre avait fait l’éloge de Rumesnil. Ses mains s’étaient croisées sur sa poitrine, du même geste de douleur qu’elle avait eu dans sa pénible explication avec Antoine. Cette comédie que son amant avait jouée à son frère n’était-elle pas convenue entre eux ? Ne lui avait-elle pas demandé elle-même de détruire tous les soupçons ?… Sans doute il aurait pu prendre cette occasion et parler de projets d’avenir, dire l’obstacle que représentait sa mère ; laisser deviner de sa part, à lui, un sentiment plus tendre. Il ne l’avait pas fait. Avait-elle le droit d’en conclure qu’elle avait été trompée par le jeune homme ?… Pourquoi tout son être frémissait-il de ce frisson qui remue une femme quand elle se heurte à la preuve soudaine d’une trahison ? Pourquoi l’apologie de son amant par ce frère, aussi aveugle à cette minute qu’aurait pu être leur père, la bouleversait-elle, en la révoltant ?… C’est que, mis ainsi, coup sur coup, à côté les uns des autres, les indices révélateurs du caractère réel de Rumesnil lui infligeaient une évidence trop affreuse de son égoïsme et de sa duplicité. Une terreur la saisissait devant cet homme, entre les mains de qui elle s’était mise, — pour se laisser conduire, où ? Les quelques paroles échangées avec lui dans la rue, si peu d’instants auparavant, lui revenaient, et son regard, dont le magnétisme avait si souvent dissous toutes ses énergies et tous ses scrupules, quand elle se débattait contre la séduction, — en vain ! Cette terreur s’accrut encore, mais cette fois mélangée d’une souffrance matériellement presque intolérable, quand elle eut ajouté : « Voilà tout ce que vous vous êtes dit ? » et que son frère eut répondu :
— « Nous avons touché un autre point très délicat, celui de vos rapports dans l’avenir… Je t’avais avertie que je voulais lui demander de ne pas continuer ses visites ici. Il m’a prévenu. Il quitte Paris la semaine prochaine… »
— « Il quitte Paris ?… » répéta Julie.
— « Oui, » reprit Jean. « Il y a longtemps qu’il avait l’intention d’aller à Berlin, passer sept ou huit mois, et y étudier l’organisation du socialisme allemand. Il avancera son voyage de quelques semaines. Voilà tout… »
— « Et il t’a chargé de m’annoncer son départ ? » interrogea-t-elle.
— « Comme tu me demandes cela ! » fit il étonné, « pourquoi ?… »
— « Pourquoi ? » répliqua-t-elle d’une voix que Jean ne devait jamais oublier. « Pourquoi ?… Mais parce qu’il est mon amant ! Tu as bien entendu : mon amant !… Parce qu’il va me quitter, ignoblement, lâchement, après m’avoir déshonorée !… Réponds ! Est-ce que je n’avais pas le droit qu’il m’avertît ?… Ah ! il t’a montré beaucoup de cœur ! C’est un véritable ami !… Écoute : je suis enceinte, et il veut que je me fasse avorter ! Il m’en a parlé hier. Je l’ai vu, l’après-midi. J’avais un rendez-vous avec lui… Il m’en a reparlé, ce matin. Car je l’ai revu, tout à l’heure, dans la rue, où je l’attendais avant qu’il ne monte ici… Oui, voilà ce qu’il veut de moi, ce véritable ami, et puis me laisser, me rejeter dans ma boue !… Quand il est là, quand il me regarde, son empire est tel, qu’il y a cinq minutes je n’étais pas sûre encore que je ne lui obéirais pas, que je n’irais pas, dans l’affreux endroit, commettre l’affreuse chose… Maintenant qu’il y a quelqu’un qui sait, je n’irai pas, cela ne sera pas. Piétine-moi, Jean, insulte-moi, chasse-moi… Tout m’est égal. Je suis sauvée de ce crime, et toi, je ne t’entendrai plus vanter ses louanges. Il ne te trompera plus, comme il m’a trompée… Tu le connais à présent, comme je le connais. Tu le méprises. Tu le hais… Ah ! le misérable ! le misérable ! le misérable !… »
Elle avait parlé sans mesurer ses mots, sans se demander ce qui suivrait cette confession, arrachée par la douleur à son remords et à sa colère. Elle avait cédé, d’une part, au besoin de mettre quelque chose d’irrémédiable entre elle et la tentation, comme elle venait de le dire, et, d’autre part, à un sursaut d’horreur pour la fourberie de celui qu’elle avait tant aimé, qu’elle aimait encore tant ! Ce fut seulement après avoir proféré ces phrases, impossibles à effacer jamais, qu’elle commença d’en réaliser la portée. Jean s’était laissé tomber sur une chaise en l’écoutant. L’atroce révélation de la faute de Julie et de la perfidie de son ami le frappait d’un coup si douloureux que toute sa pensée en était comme confondue. La sœur et le frère restèrent ainsi, deux minutes peut-être, sans pouvoir ni l’un ni l’autre articuler une parole. Puis, tout d’un coup, les larmes jaillirent des yeux du jeune homme. Un flot de pitié lui débordait du cœur, devant toutes les misères de sa vie de famille, comme incarnées, comme ramassées dans cette misère suprême de la fille séduite et délaissée, et, attirant à lui l’infortunée, il la pressa sur sa poitrine en gémissant :
— « Ah ! ma pauvre, pauvre Julie ! Et je n’ai rien prévu, rien deviné, rien empêché ! Et je ne t’ai pas défendue ! Et je n’ai pas su te comprendre, te faire parler !… T’insulter ?… Moi, t’insulter ?… Moi, te chasser ?… Mais j’étais ton frère, ton aîné ! C’était à moi de te protéger, de te garder !… Et il a osé cette infamie, lui, mon compagnon de jeunesse, et cela ne l’a pas arrêté de te sentir si seule au monde, un si pauvre être, et si charmant, si délicat, si désarmé !… »
— « C’est donc vrai ? » répondait-elle en se serrant, en se tapissant contre son frère. « Tu ne m’abandonnes pas ? Tu ne me maudis pas ? Tu ne me méprises pas ?… Ah ! ne te reproche rien, mon Jean, ne dis pas que tu aurais pu être meilleur pour moi ! C’est moi qui n’ai pas su me montrer, moi qui ai été une orgueilleuse, moi qui ai cru que je pourrais être plus forte que la vie !… Mais, si tu es avec moi, j’aurai de la force. Je quitterai Paris… J’irai à l’étranger, le temps qu’il faudra. J’aurai mon enfant là-bas. Il sera ma force, mon rachat, ma raison de vivre. Je travaillerai pour lui… J’accepterai tout… »
— « Ah ! brave cœur !… » dit le jeune homme. Puis, se détachant d’elle, il demeura quelques instants sans parler, tout en allant et venant dans la chambre, et s’arrêtant devant elle : « Mais non, les choses ne se passeront pas ainsi ! C’est trop injuste. Je ne le permettrai pas. »
— « Que veux-tu dire ? » interrogea-t-elle, toute tremblante.
— « Que je ne serai pas seul à te soutenir, quoi qu’il arrive, que tu ne t’en iras pas d’ici comme une coupable, qu’il y aura quelqu’un encore pour prendre sa part de ta faute. »
— « Et qui donc ? » interrogea-t-elle.
— « Notre père. »
— « Notre père ?… » s’écria-t-elle. « Jamais ! Non. Pas cette épreuve, Jean, je t’en supplie. Si ce n’est pas pour moi, que ce soit pour lui ! … Ne lui fais pas cela !… »
— « Il est trop tard… » répondit le fils avec cet accent de fermeté qui, ce même matin, avait tant surpris Julie, « nous n’avons plus le droit de lui cacher un pareil secret, même pour l’épargner. Il est le chef de la famille. Il doit savoir… J’en ai assez, » continua-t-il en secouant la tête, « de toujours me taire, de toujours mentir. Rien ne serait arrivé si j’avais eu le courage de lui parler avec vérité. Cette fois, je lui parlerai, à moins que tu ne préfères lui parler toi-même… »
— « Moi ? » gémit-elle, « moi ?… » Et elle mit ses deux mains contre son visage, comme si l’impression de sa honte, à la seule idée d’un pareil aveu, était trop forte… « Non, c’est impossible !… »
— « Hé bien ! » reprit Jean. Il avait, pendant cette exclamation de sa sœur, pris son pardessus et son chapeau, comme un homme qui se prépare à sortir. « Ce sera donc moi qui lui dirai tout. Réfléchis. Vois le bien que tu t’es fait à toi-même et que tu m’as fait, là, maintenant, en étant vraie avec moi… Pense à l’abîme de nouvelles tromperies ou tu t’engagerais, et pour combien d’années, en te taisant… Je ne t’y suivrai pas… Il y a pourtant quelqu’un qui peut nous épargner cette confession et à notre père cette douleur. »
— « Lui ? » demanda-t-elle plus épouvantée encore, « tu veux… »
— « Aller chez Rumesnil, » répondit-il, en prononçant le nom qu’il avait lu distinctement sur ses lèvres, et dont elle avait eu peur. « Oui, j’y vais, et de ce pas… Il dépend encore de lui de tout réparer. C’est mon devoir de frère d’exiger cette réparation, et je l’exigerai… Adieu, » continua-t-il en embrassant sa sœur. « Ce n’est pas toi seule que tu as sauvée en sortant du mensonge. Tu m’en as tiré avec toi. Je n’y rentrerai pas, je te le jure, et je ne t’y laisserai pas rentrer… »
Il quitta la chambre sans que Julie trouvât une parole à lui répondre. L’excitation nerveuse qui lui avait, dans une minute de frénésie, fait crier sa faute pour pouvoir crier aussi sa souffrance et sa colère, était tombée entièrement, et elle demeurait consternée devant les conséquences immédiates et inévitables de son aveu. Le ton de Jean et l’expression de sa physionomie ne lui permettaient pas d’en douter : leur père allait savoir sa honte !… Et l’autre ?… L’épouvante grandissait, grandissait dans la jeune fille, à la pensée que, maintenant, le vengeur était en route et que la rencontre aurait lieu, ou à cette heure ou plus tard. Mais elle aurait lieu… Et si Rumesnil était insolent avec Jean ? S’il interprétait cette confession à ce frère et la démarche de celui-ci comme une tentative de chantage machinée par elle ? S’il le disait ? S’il y avait entre les deux jeunes gens une altercation, des voies de fait, un duel ?… Si l’un d’eux était tué ?… Cette image fut si précise que Julie jeta un cri dont le sursaut la réveilla elle-même de cette espèce d’hypnose. « Je deviens folle ! » se dit-elle. « En tout cas, la rencontre n’aura pas lieu ce matin. Adhémar a écrit qu’il ne déjeunait pas rue de Varenne… Mon Dieu ! Pourvu qu’il n’ait pas menti et que vraiment il ne soit pas rentré !… Mais il faut agir comme si c’était vrai… » Et, le geste suivant la pensée, automatiquement, la jeune fille s’assit à la table de son frère, et, d’une main si fiévreuse que les caractères en étaient à peine lisibles, elle traça les quatre lignes d’avertissement qui pouvaient, sinon empêcher, du moins reculer la catastrophe : « Jean sait tout. Il te cherche. Évite-le à tout prix, jusqu’à ce que je t’aie parlé. Je serai rue d’E… aujourd’hui au lieu de demain, à cinq heures. Par pitié, sois Là. » Quand elle eut mis ce billet sous enveloppe et libellé l’adresse, elle demeura plusieurs minutes encore, — ces minutes pourtant comptées, — la tête dans ses mains à se figurer par avance l’accueil de Rumesnil dans ce rendez-vous qu’elle lui demandait pour le jour même et qu’elle avait placé à une heure un peu tardive, afin d’être plus sûre qu’il y viendrait. Toute la folie de son amour l’avait ressaisie. C’était de lui seul maintenant qu’elle avait peur, à lui seul qu’elle pensait, avec une intensité de passion décuplée par le regret de ce qu’elle avait fait. Par quelle aberration avait-elle bien pu dénoncer ainsi celui qu’elle chérissait plus que la vie ? Pourquoi n’avait-elle pas tout accepté, pour le garder ? Pourquoi ne lui avait-elle pas donné cette preuve suprême d’amour qui l’aurait touché peut-être, l’obéissance, — jusqu’au crime ? Qu’allait-elle lui dire pour expliquer son aveu ? Et à qui ? À un ami auquel elle savait qu’il tenait par une affection si sincère !… Ah ! Jamais il ne lui pardonnerait ! Jamais elle ne le reverrait, comme elle l’avait vu hier, si tendre, si caressant, si beau ! Et elle l’avait repoussé, et elle l’avait trahi !… La grande vague du désespoir noyait de nouveau cette âme désemparée, et le sinistre projet dont elle avait été déjà si souvent assiégée recommençait de la hanter… Brusquement, elle sortit de la chambre de Jean pour entrer, à l’autre extrémité du couloir, dans celle d’Antoine. Là, elle se mit à ouvrir les tiroirs qui n’étaient pas fermés à clef, à tâter les rayons des armoires, les étoffes des vêtements, jusqu’à ce que sa main rencontrât un objet dont le contact froid la fit tressaillir. Elle s’était souvenue que son frère aîné possédait un petit revolver qu’il emportait dans ses expéditions nocturnes. Il y avait fait une lointaine allusion dans leur grande conversation… Elle tenait l’arme. Elle la prit et vérifia si les chambres étaient chargées. Puis, serrant cet outil de suicide dans la poche de sa robe, elle descendit les marches de l’escalier en courant, pour remettre la lettre de rendez-vous au sieur Maradan et demander qu’il la portât tout de suite. Quoi qu’il arrivât à présent, si l’épreuve était trop forte, elle avait avec elle le sûr remède.