Librairie Plon (p. 218-259).

VII
les frères et la sœur

Deux minutes après s’être prononcé à lui-même cette phrase d’une signification atroce, car elle supposait le parti pris d’arracher l’argent de sa dette à quelqu’un qui avait un sentiment pour sa sœur, et en se servant de cette sœur pour cette extorsion, Antoine était devant la porte de la chambre de Julie. Il put constater qu’un rai de lumière filtrait par l’interstice du battant et du plancher. Il ouvrit doucement et sans frapper. La jeune fille jeta un léger cri de saisissement. Quoiqu’il fût près de deux heures du matin, elle n’était pas encore couchée ; ou plutôt, les couvertures défaites de son lit l’attestaient, elle s’était relevée et avait rallumé sa lampe pour écrire une lettre d’une certaine importance, car des morceaux de papier déchirés fiévreusement jonchaient le foyer de la cheminée. Deux feuilles de quatre pages étaient devant elle, couvertes de sa haute écriture hâtive et irrégulière, au recto et au verso, et sa plume était en train de courir sur la neuvième page. À la vue de son frère, elle rangea vivement ces feuillets dans son buvard, qu’elle referma, et elle lui dit de sa voix, toujours un peu basse :

— « Qu’y a-t-il ? Je t’ai entendu rentrer vers minuit, puis des portes s’ouvrir, se refermer, se rouvrir, puis des voix… Jean et toi, vous m’avez empêchée de dormir, et maintenant, que me veux-tu ?… »

Son joli visage, qui pouvait se faire si maussade, exprimait à cet instant une impatience plus douloureuse encore qu’irritée, comme celle d’un être qui souffre et qu’une contrariété vient harceler soudain dans sa peine. Ses traits délicats étaient durcis dans leur pâleur par le rouge intense de son peignoir de flanelle, lequel n’avait rien de commun avec les souples tuniques parfumées et fanfreluchées de la demoiselle de la rue de Longchamp. La lourde natte de ses cheveux noirs s’enroulait autour de son cou trop maigre, et elle mordait nerveusement, de la pointe de ses dents, petites et blanches, le bout de son porte-plume, sans même regarder son frère. Celui-ci s’était laissé tomber sur une chaise, dans une attitude accablée, savant prologue de la nouvelle comédie qu’il se préparait à jouer. Il se taisait, et ce silence était si extraordinaire, combiné avec le caractère non moins extraordinaire de cette visite à cette heure, que la jeune fille dut enfin s’en étonner. Elle tourna vers Antoine, avec une curiosité grandissante, ses yeux noirs où passait une inquiétude, et elle répéta sa question de tout à l’heure, d’une voix émue à présent, tant l’expression de la physionomie du visiteur était significative :

— « Hé bien ! qu’y a-t-il ? Tu es tout étrange ! On dirait qu’il est arrivé un malheur ? »

— « Oui, » répondit-il, « un horrible malheur. M. Berthier est venu cet après-midi chez mon père m’accuser d’avoir fait des faux à ma banque et de m’être ainsi procuré cinq mille francs. Il a ajouté que, si cet argent n’était pas rendu avant midi, il me dénoncerait à la justice. Voilà exactement ce qui est arrivé… »

— « Des faux ?… Tu es accusé d’avoir fait des faux ?… » s’écria Julie. « Mais ce n’est pas possible ! Tu es victime d’une calomnie, d’un malentendu ! Tu vas te justifier !… »

— « Je ne me justifierai pas, » reprit Antoine, « parce que c’est vrai. Oui, c’est vrai, » insista-t-il, sur un geste épouvanté de sa sœur, « j’ai fait des faux, et j’ai volé… Pas pour moi, pour une femme. J’ai une maîtresse que j’aime passionnément. Elle a eu besoin de cet argent. Elle avait des dettes. Elle allait être saisie, jetée sur le pavé. J’ai perdu la tête. J’ai volé pour elle. Je n’essaie pas de nier. C’est ainsi. »

— « Et notre père le sait ?… » s’écria Julie.

— « Il le sait. Mais, devant sa douleur, j’ai eu la force de lui mentir. J’ai inventé une explication qu’il a crue, pour quelques heures. Car, si je ne rends pas ces cinq mille francs avant midi, je te le répète, avant midi, c’est la prison, c’est les assises, c’est le bagne… »

— « Et Jean le sait aussi ? » demanda la jeune fille.

— « Il le sait aussi, » répondit Antoine, « mais lui, il a été infâme. Va, je ne te souhaite pas d’avoir jamais besoin de sa pitié… C’est pour cela, parce que je n’ai rien trouvé dans son cœur, que je suis venu me jeter dans le tien. Julie, ma chère Julie, que je suis malheureux !… » Il avait pris sa tête dans ses mains, et il répétait : « Que je suis malheureux ! La prison, les assises, le bagne !… Mais je n’irai pas. J’ai de quoi m’en préserver. Je n’irai pas !… »

La funeste décision d’un désespéré, qui détient dans les chambres de son revolver un sûr moyen de ne pas survivre au déshonneur, émanait de toute sa personne. Sa sœur, — elle le connaissait cependant, — n’en fut pas moins la dupe de cette mimique, qui n’était pas tout à fait menteuse. Elle s’élança vers le comédien, et, lui saisissant les mains, elle le suppliait :

— « Antoine, jure-moi que tu ne penses pas à te tuer ? Jure-le !… Mais non, un homme ne se tue pas à ton âge, pour une heure d’égarement ! Voilà donc pourquoi papa était dans cet état à dîner… Tu aurais mieux fait de tout lui avouer. Il te les aurait trouvés, ces cinq mille francs… Il n’y a que lui qui puisse te les avoir. Que lui !… Ah ! si je pouvais, moi ! Si… » Elle s’interrompit de parler pendant un temps très court, mais qui parut interminable au jeune homme. Visiblement une idée lui traversait l’esprit. Quelle idée, sinon celle qu’il aurait tant voulu lui suggérer, sans être obligé de la formuler avec des mots ? Non moins visiblement, quelle que fût cette idée, elle infligeait à Julie un sursaut d’horreur, car la jeune fille avait frissonné de ses minces épaules, secoué sa tête à plusieurs reprises, et, comme malgré elle, répondu à ses propres pensées un : « Non, c’est impossible !… » soupiré plutôt que prononcé, et qu’Antoine devina lui aussi plutôt qu’il ne l’entendit. Était-ce bien l’image de Rumesnil qui était venue s’offrir soudain à elle ? Était-ce à la possibilité de lui demander un secours d’argent pour son frère qu’elle disait ce non, avec ce frémissement de révolte ? La circonstance était trop pressante, les instants trop strictement comptés, pour qu’Antoine laissât dans le doute un point duquel dépendait sa meilleure chance de salut. Soit dit non pas pour l’excuser d’une demande qui enveloppait, en toute hypothèse, une affreuse grossièreté, mais pour en expliquer la vraie portée à ses yeux : il n’avait jamais su exactement les rapports de sa sœur avec son ancien camarade de Louis-le-Grand. Que les deux jeunes gens fussent en coquetterie, vingt indices le lui avaient révélé. Jusqu’où Julie avait-elle poussé cette coquetterie ? Il l’ignorait. Il croyait qu’elle voulait se faire épouser, et il l’approuvait de cette ambition. Il ne s’en était pas caché dans son entretien avec Jean après la scène du déjeuner, mais on se souvient qu’il avait ajouté : « Elle a de la défense, notre petite sœur ! » Cette métaphore de maquignon signifiait, dans la bouche de l’habitué des champs de courses, que la jeune fille avait dû accorder à Rumesnil juste assez pour porter son désir à son comble, pas assez pour l’assouvir. Est-il besoin d’ajouter qu’il ne l’approuvait pas moins de cet honnête aguichage ? Qu’elle pût être assez passionnée, assez sincère, assez faible simplement, — il eût dit dans son langage : assez gaffeuse, — pour être la maîtresse de celui dont elle voulait faire un mari, ce soupçon ne lui était pas encore venu sérieusement, quoique sa précoce expérience l’eût déjà fort déniaisé. La fréquentation intime d’une Mme d’Azay ouvre beaucoup de cases dans le cerveau d’un garçon de vingt-cinq ans, surtout lorsqu’il est un demi-Méridional. Antoine se rendait déjà compte que les relations d’un homme avec une femme, quand celle-ci est jolie et celui-là entreprenant, ne sont jamais bien définies, que la volonté féminine demeure toujours à la merci d’une surprise, comme la volonté masculine est toujours à la veille d’une brutalité. Il y a un domaine obscur et profond des sens où les résolutions les plus fermes s’amollissent et se fondent. La familiarité physique y aboutit si vite ! C’était la simple et tragique histoire de Julie : elle avait été d’abord naïvement flattée d’être remarquée par Rumesnil. Ce premier petit sentiment de vanité l’avait conduite à être un peu coquette avec le jeune noble. La coquetterie l’avait amenée à un rien de légèreté. Où eût-elle trouvé un appui contre cet entrainement que l’adroit séducteur avait eu l’instinct de rendre presque insensible ? Pour elle non plus, les doctrines abstraites, par lesquelles son déraisonnable père prétendait remplacer l’efficace et vivante force de la foi religieuse, n’avaient pu être un élément suffisant de résistance morale. Et puis, elle avait lu trop de livres et au hasard. Trop de vagues aspirations soulevaient son être vers une existence un peu large, un peu comblée, où elle pût épanouir ses facultés. À quoi bon avoir goûté les poètes, appris l’histoire de l’art, connu la finesse de la pensée libre, si toute cette culture doit se résumer dans des préparations d’examens pour entrer à Sèvres, d’examens pour en sortir, et, avec cet horizon : l’aride et pauvre carrière d’un professeur femme dans un lycée de filles ! Julie était avec cela très indépendante, allant et venant seule, de la maison à ses cours et de ses cours à la maison, d’après les grands principes : le progrès moderne, l’égalité entre les sexes, l’admiration des Anglo-Saxons ! Son petit roman s’était précisé. Aux conversations rue Claude-Bernard avec le camarade de ses frères, et devant témoins, avaient succédé les conversations dans la rue, quelques mots seulement d’abord, au hasard de rencontres que Rumesnil, connaissant ses heures de sortie, avait rendues plus fréquentes. Ensuite était venu le tour des conversations plus longues, ensuite un échange de billets, presque insignifiants au début, et aussitôt plus tendres. Le machiavélique dessein qu’Antoine avait prêté si gratuitement à la jeune fille ne s’était formé que peu à peu. Voyant Rumesnil si empressé auprès d’elle, sachant l’amitié qui l’unissait à Jean, persuadée de la sincérité de ses opinions généreuses, comment n’eût-elle pas laissé naître et grandir en elle l’espérance d’un mariage, qu’elle n’aurait pas cherché, s’il ne s’était, pour ainsi dire, offert à elle ? Encore ici le vice d’origine de la famille avait fait son œuvre d’empoisonnement social : la fille du fonctionnaire, romanesque et tentée par l’émotion, pauvre et tentée par la fortune, plébéienne et tentée enfantinement par le prestige d’un amoureux aristocratique, avait, elle aussi, dans cette aventure, été la victime d’une sensibilité en désaccord avec son milieu. Son intrigue avec Rumesnil n’était qu’une forme de sa secrète révolte contre le sort. Les ordinaires épisodes s’étaient succédé, de la correspondance aux rendez-vous, des rendez-vous aux baisers, des promenades dans les coins déserts aux promenades en fiacre. Enfin, d’imprudence en imprudence, la malheureuse avait fini par se laisser entraîner, troublée, énervée, à moitié vaincue, dans le petit appartement meublé, banal et sinistre théâtre des chutes de cet ordre. Il y avait trois mois et demi que Rumesnil était son amant, sans qu’un seul des mots prononcés entre eux depuis lors put autoriser Julie à même supposer qu’il pensât à l’épouser, et, découverte qui la bouleversait d’une épouvante continue, il y avait six semaines qu’elle se savait enceinte. C’était à cette plaie, ouverte dans ce cœur de jeune fille et si envenimée déjà, qu’Antoine se préparait à toucher, avec une brutalité inconsciente qui allait la faire crier de douleur et lui apprendre, à lui, ce qu’il ignorait.

— « Tu aurais voulu que je dise la vérité à mon père ? « reprit-il… » Jamais ! Tu as vu toi-même dans quel état l’avait mis un simple soupçon. À tout prix, il faut qu’il ignore toujours tout. Il me chasserait. Il ne comprendrait pas. Tu sais comme il est intransigeant quand il s’agit des principes… Et puis, où les trouverait-il, ces cinq mille francs ? Il n’en a jamais eu deux cents devant lui. Et supposons qu’il trouve à les emprunter, à Barantin, par exemple. Pour ce que ça lui coûte, l’argent, à ce panamiste !… Papa voudrait les rendre. Je le verrais donner des répétitions, de nouvelles répétitions, lui qui s’en écrase déjà, et pour moi ! Non. Il ne doit rien savoir. J’aimerais mieux disparaître… » Il épiait du coin de l’œil l’effet de sa magnanimité filiale. Voyant sa sœur émue, il jugea l’instant favorable et il osa continuer : « Non, Julie, ce n’est pas le père qui peut me sauver, c’est toi… »

— « Moi ?… » demanda-t-elle, avec une surprise où ne se mêlait encore aucun soupçon.

— « Oui, toi… » répéta-t-il. « Remarque bien qu’il ne s’agit que d’un emprunt. Cet emprunt, il dépend de toi de me le faciliter. J’obtiendrai vingt-quatre heures de M. Berthier, si je lui promets que les cinq mille francs seront payés certainement… Il y a trop d’intérêt… Un mot de toi à Rumesnil (le coup était porté), en lui disant que c’est pour moî, bien entendu, que j ai perdu cet argent à la Bourse, par exemple, et que, si je ne l’ai pas versé demain, on me renvoie de mon bureau, cela suffira. Il ne te refusera pa ?… Tu le sais bien… »

À mesure qu’il parlait, il pouvait voir les traits de la jeune fille se contracter et une expression passer dans ses yeux, qu’il ne lui connaissait pas. Les sentiments que le nom de son amant, prononcé ainsi par ce frère implacable, soulevait en elle, étaient si forts que son cœur en battit jusque dans sa gorge, et, pour un instant, elle perdit la voix. Si habituée fût-elle à se dominer, depuis des mois qu’elle se cachait des siens à toute heure, elle ne put pas entièrement dissimuler ce signe d’un trouble trop extraordinaire pour n’être pas cruellement significatif. Elle eut pourtant le courage de répondre, avec une indifférence jouée, — mais l’accent altéré démentait les mots :

— « Et pourquoi à Rumesnil ? Pourquoi moi ? Pourquoi ne me refuserait-il pas ? Explique-toi, je te prie, autrement que par énigmes… »

— « Pourquoi ?.. » dit Antoine du ton impatient d’un homme qui a prétendu traiter d’une affaire délicate à demi-mot, et qui, rencontrant chez son interlocuteur un parti pris de ne pas comprendre, s’irrite et lui fait sentir la pointe. « Parce qu’il est en flirt avec toi et qu’il t’aime, tout simplement. N’essaie pas d’ergoter, je te prie. Votre petit manège crève les yeux. Tu trouves cela naturel, toi, s’il ne t’aimait pas, qu’il vienne faire des visites comme celle d’aujourd’hui, sous le prétexte de causer avec Jean, alors qu’il sait parfaitement que Jean n’y est pas, et qu’il reste une heure à bavarder, avec qui ? Je te le demande. Et s’il ne t’aime pas, je te demande encore quelle raison il avait de t’attendre au coin de la rue Lhomond et de la rue Amyot, l’été dernier, quand tu allais encore à ton collège ? Et toi, tu avais bien soin de prendre toujours par là, comme par hasard, au lieu d’aller tout droit par la rue d’Ulm et la rue Gay-Lussac. Ne dis pas non. Je vous ai vus marcher ensemble, tout comme tu as vu Jean et Mlle Ferrand. Seulement, » et il ricana, « avec vous, il manquait le père… Enfin, vous vous êtes si peu cachés, que même ce benêt de Jean s’est aperçu de quelque chose. Il m’en a parlé, pas plus tard qu’aujourd’hui. Je lui ai répondu, ce que je pense, que tu es parfaitement dans ton droit de vouloir un jour mettre sur tes cartes : Comtesse Adhémar de Rumesnil, et j’ai l’idée que la maman Monneron n’en serait pas fâchée non plus. Sans cela, elle n’aurait pas toujours à donner un ordre dans une autre partie de l’appartement, quand Adhémar est au salon… Peut-être serait-elle moins indulgente, pourtant, si elle savait que vous ne vous contentez pas de ces tête-à-tête familiaux. Car vous en avez d’autres, et, par-dessus le marché, une correspondance… Entre parenthèses, quand tu voudras charger quelqu’un de mettre tes lettres à la poste, qui ne bavarde pas, donne-les-moi plutôt qu’au jeune Gaspard, et quand tu voudras en recevoir dont l’écriture soit déguisée, dis à ton correspondant de ne pas employer du papier à son chiffre. Ça traîne chez les concierges, les lettres, et il peut y avoir des indiscrets pour regarder les enveloppes… Que cela ne t’empêche pas d’envoyer tout de même celle que tu étais en train d’écrire, quand je suis entré… Seulement, si elle est pour lui, » ajouta-t-il, comme Julie avait fait le geste instinctif de placer sa main sur le buvard, « tu vas y ajouter un post-scriptum, où tu lui demandes de venir rue Claude-Bernard, ou bien à l’angle de la rue Amyot, ou ailleurs, à ton choix, et aujourd’hui même. Tu lui expliqueras mon affaire comme il est convenu, et, avant ce soir, nous aurons les cinq mille francs.

— « Je ne lui expliquerai rien, » dit Julie, d’une voix décidée maintenant… « Et tu n’auras pas les cinq mille francs, du moins par moi. Je ne demanderai pas à M. de Rumesnil de nous prêter de l’argent, entends-tu ? Je ne le demanderai pas. » Elle avait croisé les bras pour répondre à son frère, et elle s’était assise de côté sur le bord de la table à écrire, penchant sa petite tête en arrière, dans une attitude de résolution. Si différente d’Antoine par tant de côtés de sa nature troublée et passionnée, mais sans bassesse, elle lui ressemblait par ces insolences froides dont elle était coutumière, comme lui, dans les minutes difficiles. Le ton du jeune homme se fit plus impatient encore pour insister :

— « Et tu crois qu’un procès fait à ton frère, avec des comptes rendus dans les journaux, avancera beaucoup ton mariage ?… »

— « Je ne crois rien, » répliqua la jeune fille, « sinon que je ne demanderai pas d’argent à M. de Rumesnil… »

— « Même si j’avais dans la main la preuve de votre intrigue ?… » dit Antoine, et, avant que Julie eût pu l’en empêcher, il s’était saisi du buvard, en ajoutant : « Et que je la montre au père ?… »

— « Montre-lui cette lettre, si tu veux, » répondit-elle. « Après le faux et le vol, le chantage ! C’est complet… »

Ses bras étaient toujours croisés sur sa maigre poitrine, sa tête toujours défiante. Un frémissement de dégoût avait seul relevé les coins de sa bouche. Devant cette immobilité méprisante, Antoine eut-il honte, ou bien pensa-t-il que la lettre commencée n’était pas pour Rumesnil ? Toujours est-il que, reposant le buvard sur la table, il dit :

— « J’ai voulu te faire peur, voilà tout. Tu n’as pas plus de cœur que Jean…  »

Puis, employant une nouvelle forme de menace, mais sans se douter lui-même de son degré d’action sur la malheureuse enfant :

— « D’ailleurs, puisque tu me refuses cette démarche, je me passerai de toi. J’irai chez Rumesnil moi-même. C’est une humiliation que tu aurais pu m’épargner. Je la supporterai. Je n’en suis plus là !… »

— « Tu ne feras pas cela,…» s’écria la jeune fille. Cette fois, il vit qu’il avait réussi à la toucher vraiment et à la place sensible. Devant cette soudaine résolution de son frère, elle avait eu peur en effet. Le sang-froid qu’elle avait l’énergie de garder depuis le début de ce cruel entretien commençait de l’abandonner. Elle venait de voir en imagination son amant recevant cette visite, et son regard quand ils se retrouveraient en face l’un de l’autre, elle et lui, elle qui n’avait pu encore trouver le courage de lui annoncer sa grossesse, tant l’arrière-fond de ces yeux clairs de Rumesnil, qui savaient être si doux et si durs tour à tour, lui causait parfois d’invincibles malaises. Elle répéta : « Tu ne feras pas cela !… » Puis, marchant sur lui et s’enfiévrant de ses propres paroles : « Après ce que tu m’as dit tout à l’heure, après ce que tu penses, c’est le dernier homme à qui tu puisses t’adresser, le dernier, le dernier !… » répéta-t-elle. « Mais tu le comprends bien, voyons ! Ce serait comme si je t’avais envoyé. Jamais il ne croirait que tu n’es pas d’accord, avec moi d’abord, avec Jean ensuite, amis comme ils sont. Moi, Jean, toi-même, tu nous déshonorerais tous ! Ma mère aussi et mon père aussi ! Comment lui persuaderas-tu que tu ne leur as pas parlé avant d’aller chez lui ? Tous, tous, tous déshonorés !… Ce qu’il y a déjà est pourtant assez !… » gémit-elle d’une voix profonde. Il y passait le frisson révolté de sa chair, cette chair où elle savait qu’elle portait un enfant de celui par qui son frère voulait se faire donner de l’argent. Une seconde, l’aveu fut sur le bord de sa bouche, qui ne le proféra pas. Elle en fut empêchée par l’éclair sans pitié qui brillait dans les prunelles du faussaire, et par l’accent qu’il eut pour répondre à cette imploration :

— « Tu oublies que Rumesnil a été avec moi au collège et que ce titre suffit pour autoriser une démarche comme il s’en fait tous les jours entre anciens camarades ? J’irai chez lui, je te le répète, lui demander cet argent demain. J’irai… À moins que tu n’aies à me donner, pour m’en empêcher, une raison absolument grave… Y en a-t-il une ? Réponds-moi par oui ou par non… »

— « Et quelle autre raison veux-tu qu’il y ait ?… » dit Julie. Son cœur s’était soudain refermé. Elle avait frémi d’avoir été sur le point de livrer son plus poignant secret à ce garçon si brutal de nature, et à qui la transe du danger donnait à ce moment une physionomie et une âme de bandit. Elle pressa ses petites mains crispées sur son visage, convulsivement, pour ramasser toute l’énergie dont elle était capable. Puis, regardant son frère de nouveau avec son mépris de tout à l’heure et reprenant cette même attitude si douloureuse de ses bras croisés, elle lui dit, en saccadant ses mots : « Tu as obtenu ce que tu voulais. C’est moi qui parlerai à Rumesnil. Honte pour honte, j’aime mieux celle-là. Elle est moins ignoble. Je lui écrirai pour un rendez-vous, et je ferai la demande… Et maintenant, va-t’en !… »

— « Pas avant de t’avoir remerciée, » répondit le jeune homme, qui s’avançait vers elle. « Ah ! Julie, tu me sauves !… »

— « Va-t’en ! » reprit-elle avec plus de force, en se reculant loin de lui, et serrant ses bras plus étroitement contre son sein.

— « Et quand écriras-tu cette lettre ? » dit-il après un silence. « Tu sais que le temps presse. Je tiens à la porter moi-même, pour être plus sûr, avant d’aller à mon bureau… »

— « Tu l’auras à huit heures, » fit-elle, et, avec un mouvement d’impérieuse colère qui le fit sortir de la chambre : « Ne me demande pas de l’écrire maintenant. Je ne peux pas… Mais va-t’en donc ! Va-t’en !… »

Ce retournement subit de volonté, les alternatives de révolte et de passion, de fierté blessée et de violence que la jeune fille avait traversées devant lui, sa physionomie empreinte d’une telle souffrance, la voix qui par moments lui manquait, tous ces signes de la tragédie intérieure provoquée par le seul nom de Rumesnil avaient trop démontré à Antoine que les relations de Julie avec le jeune noble ne se bornaient pas à un enfantillage d’une clandestine, mais innocente coquetterie. Au train ordinaire de la vie, Antoine en eût été remué, en dépit de son féroce égoïsme, au moins dans son amour-propre de frère et peut-être dans ce qui lui restait de cœur. Il y a dans les fautes d’une jeune fille, quand elle n’est pas simplement une vicieuse, une part de fatalité qui la rend si pitoyable de les avoir commises ! Elle a beau avoir, comme une Julie Monneron, suivi tous les cours de morale et de psychologie, d’histoire philosophique et de sciences naturelles qui chargent l’inutile programme des lycées destinés à son sexe, — elle n’est qu’une enfant, et une ignorante enfant. Elle l’est, même après la lecture des mauvais romans et des mauvaises comédies, des bas journaux et des prétentieuses revues qu’elle a pu dévorer pour se mettre au courant de l’actualité parisienne. Elle l’est même dans l’affirmation des plus hardies théories, et quand elle se croit matérialiste, anarchiste et féministe ! Ce qu’elle détruit dans son avenir en s’abandonnant à des légèretés dont la moindre surveillance intelligente la protégerait, elle l’ignore ; et elle se perd à jamais par des égarements dont le point de départ a été parfois, comme pour la pauvre Julie, une imprudence et une puérilité. Antoine éprouva bien, une fois revenu dans sa chambre, un serrement de cœur, à l’idée que l’attitude de sa sœur durant cette pénible scène ne s’expliquait guère si elle n’était pas la maîtresse de leur camarade. Mais plus cette liaison était intime, plus les chances de succès étaient grandes pour la démarche à laquelle il l’avait enfin déterminée, — pourvu cependant qu’elle ne revînt pas sur sa résolution…

— « Hé bien ! » conclut-il en s’endormant vers les quatre heures du matin, « si elle a changé d’idée, c’est moi qui la ferai, la démarche, mais sans l’avertir, Julie. Elle n’aurait qu’à prendre les devants et à prévenir Rumesnil qu’elle ne s’y intéresse pas. Elle en est capable. Bah ! J’ai le bon bout maintenant… » Quand il se réveilla du sommeil fiévreux qui répare pourtant dans les organismes de son âge l’usure d’émotions pareilles, son parti pris n’avait pas changé. Ou bien Julie tiendrait sa parole, ou bien il verrait lui-même Rumesnil. Dans l’un et dans l’autre cas, il se croyait sûr d’avoir l’argent. Cette certitude eut du moins cet avantage qu’il aborda son père, pour lui dire bonjour, quand ils se retrouvèrent à l’heure du tout premier déjeuner, avec une tranquillité relative, où celui-ci vit une nouvelle preuve d’une innocence de laquelle il n’aurait pas douté sans un remords. Son seul rappel de la terrible explication de la nuit fut cette phrase qu’il dit à l’imposteur, en l’attirant pour une minute hors de la salle à manger, dans son cabinet de travail :

— « Tu annonceras ma visite à M. Berthier pour les deux heures. Je tiens à le remercier et à lui demander son indulgence pour le malheureux que tu vas être obligé de dénoncer. Explique-lui que je suis retenu ce matin par deux répétitions. Mais toi, sois là dès l’ouverture du bureau. Chaque minute qui se passe sans que tu te sois justifié, c’est comme une tache de boue que je verrais tomber sur notre nom. Je n’en ai pas dormi de la nuit. Pas un mot à ta mère surtout ! Elle en ferait une maladie… »

Les traces de cette cruelle insomnie ne se lisaient que trop sur le masque ravagé du brave homme quand il s’assit à table, pour y prendre, comme d’habitude, le demi-bol de café noir où il trempait un croissant d’un sou, frugal repas qui le conduisait jusqu’à midi, avec deux heures de classe quelquefois et une leçon particulière dans l’intervalle ! Ce café n’était pas toujours du matin et il était rarement chaud. La cuisinière, avant d’aller au marché, dressait les couverts à la va-vite et posait à même la toile cirée, tout éraillée et marquée de ronds par les plats, le filtre en fer émaillé et le pot de faïence qui contenaient le café et le lait destinés à la famille. Elle avait réchauffé le tout sur le fourneau à gaz, en y ajoutant ce qui restait de la veille, et si le professeur, qui travaillait depuis les six heures, s’oubliait cinq minutes de trop sur ses copies, il risquait de ne se verser qu’une lavasse tiède et noire qu’il absorbait avec son mépris systématique pour le monde extérieur, et il disait ;

— « Si Médor n’est pas content, ça le regarde… »

Cette formule énigmatique signifiait qu’il reconnaissait en lui deux êtres : l’un, le vrai, le « moi » raisonnable et raisonnant, constitué par les idées pures, l’homme en soi de la Déclaration des Droits ; l’autre, l’animal inférieur, fait pour obéir au premier, comme le chien à son maître. C’était la bête qu’il qualifiait gaiement de ce prénom familier. Hélas ! le pauvre Médor était bien vieux, bien cassé, ce matin-là, et son maître intérieur ne valait pas beaucoup plus que lui, malgré qu’il ne se permît pas de s’abandonner au soupçon. Il avait été trop ébranlé la veille. Son évidente mélancolie aurait dû frapper sa femme, car il demeurait silencieux contre sa coutume, et grignotait son croissant, en regardant d’un œil distrait son journal favori, qu’il ne commentait pas de ses phrases habituelles, par exemple sur la nécessité d’arracher l’éducation de la jeunesse au clergé. — Elles eussent été en situation, entre Julie, Antoine et Gaspard ! — Mme Monneron avait ce trait commun à toutes les personnes foncièrement despotiques : elle n’étudiait les autres que dans les moments où elle avait besoin d’eux, et pour s’en servir. Elle ne prenait pas plus garde à son mari, en ce moment, qu’à sa fille, qui était venue s’asseoir à la table du déjeuner toute défaite aussi, et qu’à son fils Jean, dont les yeux, tour à tour fixés sur son père et sur son frère, trahissaient l’irritation profonde. Elle portait une « matinée » de cachemire vieux-rose, avec un jabot de dentelles noires et de volants assortis à la jupe de même étoffe. Ce costume trop chargé, acheté à une vente de « soldes », donnait un air falot à son visage bouffi qu’encadraient des rangées serrées de papillotes, préparation de la coiffure compliquée de l’après-midi. La pointe traditionnelle des Provençales protégeait son chignon teint. Sa toilette avait consisté dans un débarbouillage hâtif, complété par une application de poudre de riz, faite si vite qu’un nuage était tombé de la houppette sur l’étoffe du corsage, couvert de traînées blanches. Elle mangeait, les coudes posés sur la table et tenant son bol d’une main à la portée de sa bouche, sa cuillère de l’autre. Elle n’était préoccupée que d’un catalogue illustré qu’elle avait devant ses yeux et qui donnait le détail de l’exposition de saison d’un grand magasin. Elle lisait tout haut les chiffres :

— « Quinze francs quatre-vingt-quinze, un véritable renard noir !… C’est dans mes prix. Qu’en penses-tu, Julie ?… Cette fois, je ne me laisserai pas attraper comme l’année dernière, tu te rappelles, ces voleurs, avec leur fausse zibeline ?… »

— « Celle dont tous les poils s’en sont allés à la première pluie… » ricana Gaspard. Cette allusion à une des innombrables mésaventures où la manie d’acheter au rabais des choses d’apparat entraînait sans cesse la Méridionale ne fut pas précisément de son goût. Elle darda sur son fils favori un regard presque colère, en lui disant, sans se douter de l’ironie d’un pareil reproche, dans sa bouche, à elle :

— « Tu trouves ça drôle, toi, de voir s’en aller ainsi, pour rien, l’argent que ton pauvre père a tant de peine à gagner ? Mange plutôt ton chocolat, tranquillement… »

Le potache en sortie était en effet le seul de la maisonnée à qui fût réservée cette gâterie. Il fit le geste d’obéir à sa mère en humant avec un claquement des lèvres une partie de son bol, et il répondit :

— « C’est vrai que c’est du nanan. Mais je le mérite, avoue-le, petite mère. Je suis un type si chic… Il n’y a que moi d’un peu rigolo ici. reluque-moi ces trombines… Tiens, ça t’offense, mademoiselle Julie Navet !… »

Julie s’était en effet levée de table, au moment où le collégien avait commencé ses gentillesses de jeune singe mal éduqué. Elle sortit de la chambre, sans même avoir l’air de l’avoir entendu, et aussitôt Antoine la suivit…

— « Hé bien ? » lui dit-il, quand ils furent seuls dans le couloir, « tu as la lettre pour Rumesnil ? »

— « Non, » fit-elle, « et j’ai réfléchi, je ne l’écrirai pas… »

Elle avait regardé son frère en prononçant cette phrase, avec le même air de défi que cette nuit, préparée à rencontrer la même menace, et, cette fois, à y tenir tête. Elle demeura déconcertée d’entendre, au contraire, Antoine lui répondre :

— « Je m’y attendais. Tu as peut-être raison… J’ai réfléchi d’ailleurs, moi aussi, et j’ai trouvé un autre moyen. Je regrette de t’avoir parlé comme je t’ai parlé… Mais, tu sais, l’affolement… » Puis, regardant sa montre : « Nous recauserons de cela plus tard. Il faut que je sois à mon bureau à temps pour voir Berthier seul… »

— « Que s’est-il passé ? » se demanda la jeune fille, quand le dangereux personnage eut disparu du vestibule. Elle l’entendit qui ouvrait la porte d’entrée. Il descendait l’escalier. Se rendait-il vraiment à son bureau ? Elle avait eu, en l’écoutant, la sensation physique du mensonge. Un instinct qu’elle ne raisonna pas la fit soudain courir dans le salon et ouvrir une des fenêtres qui donnaient sur la rue Claude-Bernard. Elle aperçut Antoine, debout sur le trottoir et qui, de sa canne, faisait signe à un fiacre de s’arrêter. Il s’y installa et donna au cocher une adresse que Julie n’entendit pas, mais elle vit la voiture tourner, remonter et s’engager dans la rue Gay-Lussac. Or, le bureau C du Grand Comptoir était établi près de la Halle aux Vins, dans la portion du boulevard Saint-Germain qui touche à la rue de Poissy. C’était la direction opposée. Où allait donc Antoine ? « Il va rue de Varenne, » se répondit-elle. À la pensée qu’avant un quart d’heure, il sonnerait peut-être à la porte de l’hôtel où habitaient les Rumesnil, — cette grande porte cochère en niche qu’elle connaissait si bien pour avoir tant rêvé, enfantinement, qu’un jour elle en franchirait le seuil dans son coupé de comtesse ! — son sang se glaça dans ses veines. Elle dut s’asseoir, tant la secousse de cette émotion avait été forte. Puis, tout de suite, elle se dit : « Comment empêcher cela ? Que faire ?…» Courir elle-même rue de Varenne, et arriver avant son frère ? Quand le respect de sa propre dignité ne le lui eût pas interdit, elle n’avait pas le temps matériel. Elle n’était même pas habillée !… Envoyer un mot à Rumesnil, lui enjoignant de ne pas rendre à son frère le service que celui-ci lui demanderait ? Par qui l’expédier ?… En proie à cette fièvre d’angoisse imaginative, elle avait un besoin physique d’agir, et vite… Mais comment ? comment ?… C’est alors que cette autre série d’idées s’empara d’elle : « Je ne suis pas absolument certaine qu’Antoine est chez Rumesnil. Il peut tout de même avoir hésité et cherché par ailleurs… S’il y va, Rumesnil ne sera peut-être pas là ? S’il y est, peut-être ne recevra-t-il pas Antoine ?… S’il le reçoit, peut-être n’aura-t-il pas la somme, et le remettra-t-il à plus tard ?… Si les cinq mille francs étaient payés d’ici là !… Oui, il faut qu’ils soient payés… Il le faut. Mais comment encore ?… » Un plan s’ébauchait dans son esprit, celui de le trouver, de son côté, cet argent, et tout de suite. Une fois trouvé, de deux choses, l’une : ou bien Rumesnil l’aurait prêté déjà et on le lui rendrait, ou bien il ne l’aurait pas encore prêté, soit faute de l’avoir à sa portée, soit parce que la démarche d’Antoine n’aurait pas eu lieu. La restitution faite au bureau, cette démarche n’aurait plus lieu… Mais à qui s’adresser ? D’où les faire sortir, ces cinq billets bleus qui ne pouvaient pas, qui ne devaient pas venir de l’amant ? Rien qu’à l’horreur que lui donnait la seule pensée de ce service d’argent rendu par Adhémar à quelqu’un des siens, Julie eût pu mesurer sa défiance maladive à l’égard du jeune homme à qui elle s’était pourtant abandonnée et dont dépendait tout son avenir de femme. Quel châtiment !… Elle eut de nouveau à cette minute un de ces accès de détresse totale, comme elle en traversait sans cesse depuis qu’elle était la maîtresse de cet amant qui était libre et qui, pas une fois, ne lui avait, dans les causeries intimes de leurs rendez-vous, fait même la plus lointaine allusion à un mariage. Elle se prit à pleurer, pleurer indéfiniment, silencieusement. Puis, la sonnerie d’une église voisine lui étant arrivée à travers la fenêtre demeurée ouverte, elle écouta d’une attention toute machinale et regarda sa montre :

— « Neuf heures et demie,  » se dit-elle, « le temps passe, et je ne trouve rien. Si j’allais parler à mon père, cependant ? Antoine avait raison. Son ami Barantin lui prêterait certainement cinq mille francs. Il faudrait les rendre. Il aurait à travailler pour cela, encore davantage !… Ah ! qu’il travaille et que nous ne devions pas cet argent à Rumesnil ! C’est lui notre père, après tout, et il est responsable de ce qui arrive… » Elle ne se fut pas plutôt formulé mentalement cette phrase que sa conscience en perçut, avec une acuité affreuse, l’injuste cruauté. Était-ce vraiment la faute du fonctionnaire gêné s’il avait transmis à ses enfants une certaine sorte d’âme, sans leur donner en même temps les conditions où cette âme eût pu se développer, saine et heureuse ? Les avait-il eues lui-même, ces conditions ? Dans leur première jeunesse, que de fois, elle et Jean, alors qu’ils étaient en intimité, avaient discuté ainsi sur le caractère de leurs parents et toujours pour aboutir à ce reproche et à cette absolution ; leur père avait mis toute sa famille dans des circonstances bien défavorables, et ce n’était pas sa faute. « Il a toujours fait ce qu’il a pu. Il ne sait pas… » Cette parole de Jean revint à la mémoire de Julie et lui rendit présente l’image de ce frère, si différent de l’autre. Elle s’en était éloignée, à cause de cette différence même, parce qu’elle avait, dans des heures de tentation mauvaise, appréhendé ce qu’elle appelait son pédantisme… Mais, si quelqu’un pouvait l’aider dans cet instant, c’était lui ! « Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ? » se dit-elle. Elle venait de voir en esprit, à côté de son frère, ses deux amis, Rumesnil et Crémieu-Dax. Cet argent, qu’Antoine avait conçu l’horrible idée de devoir au premier, pourquoi Jean ne l’emprunterait-il pas au second ? Il le pouvait sans déshonneur, et avec la certitude d’avoir du temps pour acquitter cette dette. Elle même l’y aiderait. Dès cet hiver, elle chercherait des leçons, elle trouverait des travaux de traduction. Et puis, si l’événement qu’elle continuait à espérer contre toute espérance s’accomplissait, si elle épousait le père de l’enfant qu’elle portait dans son sein, alors elle n’aurait plus à rougir de demander à son mari ce qu’elle avait tant de honte à devoir à son amant…

La pauvre enfant n’eut pas plutôt conçu ce projet qu’elle l’exécuta, impulsivement, avec la rapidité que donne la sensation des moments comptés, de l’heure qui s’en va et qui emporte avec elle des occasions peut-être irremplaçables. Ce ne fut qu’en se trouvant en face de ce frère, son unique secours, qu’elle se rendit compte de l’impossibilité où elle était de lui parler de Rumesnil. Souvent, depuis ces dernières semaines, et la veille encore, elle avait lu dans les prunelles de Jean qu’il devinait son secret, avec une telle rébellion de son être intime qu’elle avait été sur le point, vingt fois, de lui crier cet : « Hé bien ! oui ! » où se soulage la conscience du coupable, épuisé de lutter contre un soupçon trop juste. Cet aveu, elle ne pouvait pas le taire ainsi, dans la même phrase où elle allait dénoncer la hideuse vilenie de leur aîné. Et, si elle ne nommait pas Rumesnil, comment agir sur Jean qui avait dû refuser toute démarche à Antoine ? C’était la traduction que Julie donnait à l’amère parole de celui-ci : « Je ne te souhaite point d’avoir jamais besoin de sa pitié. » Elle ne savait pas que le faussaire avait menti à l’autre et prétendu avoir par devers lui ces cinq mille francs dont le chiffre lui tintait dans les oreilles, tandis qu’elle entrait dans la chambre de son frère cadet. Il était assis à sa table, le front sur sa main, un livre devant lui qu’il ne lisait pas. À la vue de sa sœur, il esquissa un geste d’étonnement. Elle, de son côté, elle demeurait interdite, incapable de parler, et ne pouvant pas supporter de se taire, la tête comme vidée par l’excès de l’émotion, avec ce « blanc » dans l’intelligence que connaissent bien tous ceux qui se sont trouvés, comme elle, engagés d’un coup, sans préparation, dans un entretien d’une tragique importance. Ils connaissent aussi cette soudaine poussée d’idées et de paroles, cette réaction spasmodique de la faculté agissante et pensante contre cette paralysie d’une minute, qui fit soudain que Julie imagina, là, sur place, ce qu’elle pouvait dire à Jean sans lui nommer Rumesnil.

— « Je viens te parler d’Antoine, » commença-t-elle, « te supplier d’avoir pitié de lui, pitié de notre père. Tu sais tout. Il me l’a dit, et aussi que tu avais été bien sévère pour lui… Je ne t’en blâme pas. Moi-même, quand il m’a avoué ses faux, il m’a fait horreur… » Toute l’amertume que lui avait laissée au cœur la terrible scène de la nuit s’épanchait dans ces mots qu’elle répéta avec passion : « Oui, horreur. Mais c’est ton frère et c’est mon frère. C’est le fils de notre père. Il faut le sauver. Nous le devons… »

— « On ne sauve pas un être descendu à un certain degré de bassesse, » répondit Jean. Persuadé que le point de la restitution matérielle était réglé, il interprétait la phrase de sa sœur dans un sens uniquement moral. « Je comprends pourquoi il t’a parlé… » continua-t-il. « Il a senti qu’il était tout de même allé trop loin avec moi. Il a pensé que je te dénoncerais son infamie. Il me connaît bien ! Il a pris les devants, et il t’a joué la comédie du repentir pour que tu essaies de me faire revenir. Jamais ! Je lui ai lu trop avant dans le cœur… Le malheureux ! Sa seule excuse est qu’il ne réalise même pas ce qu’il a fait. Ces faux ne sont pas des faux pour lui, ce sont des légèretés, des virements, des emprunts d’argent un peu incorrects, et il se tient quitte vis-à-vis de sa conscience parce que sa malpropre opération de Bourse a réussi et qu’il a gagné de quoi restituer ce qu’il a volé… »

— « Il t’a dit cela ?… » s’écria Julie, « mais ce n’est pas vrai ! Il a peut-être joué à la Bourse, je l’ignore, mais ce dont je suis certaine, entends-tu, absolument certaine, c’est que la restitution dont tu parles, il ne peut pas la faire… Les cinq mille francs qu’il a détournés, il ne les a pas… »

— « Il ne les a pas ? » répéta Jean. « Ce n’est pas possible !… »

— « C’est tellement possible, » reprit la jeune fille, « que cette nuit, après t’avoir quitté, il est venu chez moi, me supplier de… » Elle s’arrêta. Elle ne pouvait pas, même pour décider Jean, lui nommer Rumesnil.

— « Te supplier, de quoi ? » interroga le jeune homme. « Achève…»

— « De l’aider à trouver cet argent… » répondit-elle. « Ne me demande pas comment. Il était fou. Il ne faisait que me répéter : la prison, les assises, le bagne !… En ce moment, il est en train de battre Paris pour les chercher, ces cinq mille francs. J’apprendrais qu’il a tué pour se les procurer, je n’en serais pas étonnée. Il est acculé à une impasse. Il est capable de tout pour essayer d’en sortir. Mais rappelle-toi les crimes dont nous lisons le récit tous les jours. C’est comme cela qu’ils ont commencé. Il en est au crime, je te le jure, Jean. Crois-moi, mon frère. Ah ! si tu ne me crois pas, tu t’en repentiras peut-être toute ta vie… »

— « Je te crois, » dit Jean, gagné par le trouble dont il voyait sa sœur possédée. « Mais, » ajouta-t-il avec désespoir, « pourquoi ne m’a-t-il pas parlé à cœur ouvert ? J’aurais réfléchi. J’aurais cherché… »

— « Tu auras été trop dur pour lui, » répondit-elle, d’une voix profonde, dont il devait se rappeler l’accent plus tard, « il ne faut jamais être trop dur, vois-tu, quand on veut que le cœur s’ouvre. C’est ton aîné. Il a été humilié devant toi. Il a pensé qu’il se tirerait seul de ce mauvais pas et que tu n’en saurais rien… Mais il ne s’agit pas de ces discussions. Il s’agit que tu les trouves, toi, ces cinq mille francs, et ce matin même. Tu les porteras à son chef de bureau. M. Berthier ne déposera pas de plainte, et tout sera dit. Si le père était en danger, et s’il la lui fallait, cette somme, tu n’hésiterais pas à l’emprunter, n’est-ce pas ? Le père est en danger, c’est moi, Julie, qui te le dis. Mais pense donc ! Qu’Antoine commette une nouvelle infamie et qu’elle retombe sur lui, qu’elle le déshonore !… Et toi, c’est si facile ! Il y a une personne qui peut te prêter cet argent, et tout de suite, c’est Crémieu-Dax !… C’est dur, je le comprends, de tendre la main, même à quelqu’un dont on est l’ami. Marche sur ton orgueil, Jean ; si ce n’est pas pour lui, pour notre père, pour notre nom, pour nous !… Va chez Crémieu-Dax, pas demain, pas cet après-midi ; maintenant… » Elle répéta : « Pour notre père !… »

Elle n’ajouta pas « pour moi », mais tout en elle le poussait, ce cri de détresse. Il n’y avait pas un de ses mots qui ne signifiât l’horrible chose qu’elle voyait distinctement et qu’elle ne voulait pas dire : Rumesnil donnant cet argent à Antoine, et la soupçonnant, soupçonnant tous les siens d’être les complices plus ou moins conscients du maître chanteur, et se jugeant quitte avec elle parce qu’il l’aurait payée ainsi. En évoquant l’image de Joseph Monneron, elle avait trouvé l’argument irrésistible, celui qui aurait raison de tout chez Jean, puisqu’il avait déjà eu raison de son amour pour Brigitte Ferrand. Julie n’avait pas fini de parler qu’il était déjà debout, cherchant son pardessus et son chapeau.

— « Je vais chez Crémieu-Dax, » dit-il, « c’est toi qui est dans le vrai. Pourvu seulement qu’Antoine n’ait rien fait encore ! »

— « Il n’a pas eu le temps, » répondit Julie. « Sois sûr qu’il aura eu l’idée d’aller chez M. Berthier d’abord demander un délai… Ah ! mon Jean, » dit-elle avec emportement, « tu ne sauras jamais combien je t’estime, combien je t’admire, combien je t’aime ! »

Elle prit son frère dans ses bras et le serra contre elle, à lui faire mal. Puis elle l’accompagna à travers le couloir. Ils devaient passer devant le cabinet de travail où le professeur donnait la répétition dont il avait parlé à Antoine. Sa voix leur arriva à travers la porte. Il expliquait à son élève un célèbre passage du Catilina de Salluste sur le luxe.

— « Maria constructa esse, » déclamait-il, et il y avait de l’enthousiasme dans sa voix : « Vous traduisez : construire des villas dans la mer !voyez-vous ce mot de villas ? Traduisez le texte, Salluste a écrit : construire la mer, traduisez : construire la mer. Voilà le grand latin, celui qui se tient debout par la seule vertu du substantif et du verbe, a dit cet autre. Quelle langue !… »

— « Comme il aime les Lettres ! » songeait Jean, quelques instants plus tard, sur la banquette du fiacre qui l’emportait vers l’avenue Hoche et l’hôtel de Crémieu-Dax. « Même aujourd’hui et dans les fastidieuses occupations de ce métier, elles le consolent. S’il savait la vérité, elles ne le consoleraient plus. Si on lui prend jamais cela, qu’est-ce qu’il aura ? Ah ! cachons-lui tout, tant que nous pourrons… Julie a raison. Comme je l’ai retrouvée tout à l’heure ! Mais à qui ce misérable voulait-il qu’elle demandât de l’argent ? À… Non. Il n’a pas pu. Ce serait trop infâme !… » Le soupçon qu’il nourrissait depuis tant de jours sur les relations de sa sœur et de Rumesnil venait de lui faire deviner l’abominable plan d’Antoine. La seule conception d’une aussi vile scélératesse infligea un frisson insupportable à cette noble sensibilité, pareille à celle de son père par son recul devant les réalités trop cruelles, quand elle n’était pas forcée de les voir. Il en appela contre cette idée à toutes les énergies dont il était capable. Elle suffit cependant pour que sa pensée déviât sur un nouveau versant. Il se prit à se figurer celui auquel il allait demander ce gros service d’argent, tel qu’il l’avait vu la veille, quand la conversation était tombée sur Adhémar. Le mouvement d’affection que Crémieu-Dax avait eu pour lui sur le seuil de l’Union Tolstoï lui revint à la mémoire, et la pitié qu’il avait cru lire dans ses yeux. Évidemment Salomon savait ou soupçonnait, au sujet de leur sœur et de leur commun camarade, quelque chose que lui-même ignorait, La dure perspicacité de cet ami, avec lequel il entretenait ces rapports singuliers, tantôt étroits jusqu’au plus intime compagnonnage, tantôt presque hostiles et chargés de sous-entendus, lui donna soudain un frémissement de peur. Il ne pouvait cependant pas lui livrer l’honneur de son frère ! Il était bien sûr que Crémieu-Dax n’hésiterait pas une seconde à lui prêter les cinq mille francs, bien sûr qu’il ne lui poserait aucune question, mais bien sûr aussi qu’il irait jusqu’à la cause. Jean était arrivé au rond-point des Champs-Élysées quand cette certitude lui rendit trop pénible cette démarche. Il resta quelques minutes encore à réfléchir, puis, penché à la fenêtre, il cria au cocher :

— « Nous n’allons pas avenue Hoche, nous allons rue de Tournon. Je vous arrêterai devant la maison… »

Ainsi, dans cette heure d’affreuse détresse, l’image de M. Ferrand, du maître dont il avait tant fui tour à tour et tant aimé l’influence, se substituait, presque instinctivement, à celle du condisciple qu’il estimait le plus. Il allait, poussé par la force secrète qui nous dessine notre avenir moral en nous le présageant, vers celui dont les doctrines, il le sentait, seraient un jour complètement, absolument les siennes, et loin de l’autre, comme s’il y eût eu une déloyauté de sa part à devoir au fondateur de l’U. T. tant de reconnaissance, quand il se préparait à se séparer de lui pour toujours, dans le domaine des idées. Ce travail de pensée s’était accompli en lui d’une façon si indépendante de sa volonté qu’il demeura étonné de se retrouver sous le porche de la maison du père de Brigitte. Il se souvint alors qu’il avait promis, moins de vingt-quatre heures auparavant, de ne plus revenir dans cet appartement où vivait la jeune fille, et vers lequel l’avait peut-être attiré aussi un invisible attrait émané d’elle. Il était bien sincère cependant en souhaitant de ne pas voir apparaître sa svelte silhouette au cours d’une visite, mêlée à de si tristes secrets de son existence de famille ! Cette rencontre lui fut épargnée. Le philosophe était seul, assis à son bureau et en train d’écrire, sous le portrait d’Arnaud d’Andilly. Rien n’avait changé, depuis la veille, dans la vaste pièce, que Jean avait toujours connue la même. Jamais elle ne lui avait donné plus profondément cette impression de l’asile intellectuel, du havre moral enfin possédé. M. Ferrand avait eu sur son méditatif visage, en le voyant, le rayonnement d’une joie aussitôt changée en anxiété. Il venait de lire distinctement sur la physionomie de son élève le drame intime que celui-ci traversait, et il eut, pour aller au-devant des chagrins du jeune homme, ce délicat geste d’amitié que le poète a si bien rendu dans la célèbre fable :

Il vous épargne la pudeur
De les lui découvrir vous-même…

— « Mon cher maître, » avait balbutié Jean, « pardonnez-moi… J’avais pris envers vous un engagement… »

— « Celui de ne pas reparaître ici avant de m’apporter une autre réponse, » dit Ferrand. « Si vous y manquez, c’est que vous avez une raison profonde, je le sais. Je sais aussi, je n’ai eu qu’à vous regarder pour cela, que vous souffrez. Vous venez à moi parce que vous avez une peine. Je n’ai pas à vous pardonner. J’ai à vous remercier… »

— « Ah ! monsieur Ferrand !… » fit le jeune homme, en joignant les mains. La tendre intelligence de cet accueil versait comme un baume sur son cœur malade. Il retrouvait cette impression de paternité spirituelle qu’il s’était tant reproché de chercher auprès de cet homme, l’adversaire de toutes les croyances de son père véritable. Qu’elle lui était douce à cette minute !

— « Appuyez-vous sur moi, je suis là, » reprit le maître. « Le malheur que vous prévoyiez et auquel vous faisiez allusion hier est donc arrivé ?… »

— « Pas celui-là, » dit le jeune homme, « un autre… monsieur Ferrand, » continua-t-il avec un effort qui lui faisait comme hacher ses mois, « je vous supplie de ne pas m’interroger. Je voudrais pouvoir vous supplier aussi de ne pas interpréter ce que je vais vous dire, de ne pas chercher, même en esprit, les motifs de la démarche extraordinaire que je fais auprès de vous… Je suis venu, » et sa voix s’étouffait de honte, « vous emprunter de l’argent… »

— « Que vous êtes ému, mon pauvre enfant, » dit le père de Brigitte, « et pour si peu de chose !… Ne me parlez pas. Les mots vous font mal… Écrivez sur ce papier ce que vous désirez. » Il avait tendu une feuille et un crayon à Jean qui, d’une main tremblante d’émotion, traça les quatre chiffres que son frère avait jetés d’une plume si ferme sur le chèque Montboron. L’autre prit le papier et dit simplement : « C’est bien. » Il sortit de la bibliothèque pour y revenir un instant après, tenant à la main une enveloppe. « Voilà ce qu’il vous faut, » ajouta-t-il aussi simplement. « Vous calculerez vous-même les intérêts à 5 pour 100, et vous les donnerez aux pauvres. Vous me rendrez cela quand vous pourrez. Je vous demande seulement de vous redire tous les jours, jusqu’à ce que vous ayiez acquitté cette dette, la phrase que je mets là, » et il écrivit lui-même quelques mots sur l’enveloppe. « Ne me remerciez pas. Et allez vite porter cet argent où vous devez le porter… »

Le jeune homme prit l’enveloppe que lui tendait cet admirable manieur d’âmes, dont la phrase d’adieu attestait qu’il déchiffrait la conscience de son élève aussi clairement qu’un livre ouvert devant lui. Quelque chose d’inexprimable passa entre eux, comme la veille. Puis, le maître fit signe qu’ils devaient se séparer, d’un geste qui demandait à Jean de ne pas essayer de traduire avec des paroles ce qu’ils sentaient l’un et l’autre. Celui-ci obéit à son bienfaiteur en s’en allant, sans rien lui dire qu’un merci dont toute son attitude faisait l’éloquence. Quand il fut sur l’escalier, il regarda l’inscription que M. Ferrand avait tracée sur l’enveloppe. C’était la phrase de saint Augustin, par laquelle Bossuet a terminé son sermon sur la nécessité des souffrances : Perdidistis utilitatem calamitatis et miserrimi facti estis.

— « Vous perdez l’utilité de votre misère… » Ces mots que Jean se répétait en gagnant, à pied maintenant, le boulevard Saint-Germain, allaient frapper dans son être cette touche secrète que ses discussions avec le philosophe catholique avaient toujours ébranlée, mais jamais plus profondément. Il marchait vite, ayant jugé inutile de reprendre une voiture, à présent qu’il n’avait plus peur que le temps lui manquât pour se procurer de quoi payer la dette du Faussaire. — Ce tout petit trait d’une sévère économie, devenue presque machinale, tenait encore à cette passion de piété filiale toujours vivante et présente en lui, même quand sa pensée en faisait, comme à cette minute, un ennemi des idées de son père. Il répugnait d’instinct à se donner une seule de ces commodités qu’il avait vu le professeur se refuser constamment. — « L’utilité de votre misère ?… » reprenait-il, et, le cœur fondu par la bonté si vraie, si délicate, avec laquelle M. Ferrand venait de le traiter, il laissait s’insinuer en lui l’enseignement contenu dans cette phrase. Une fois de plus, il éprouvait quelle puissance d’interprétation totale de la vie humaine possède le Christianisme. Hors de lui, qu’avait-il trouvé, hier, et ce matin encore, dans les heures de chagrin qu’il avait traversées ? Rien que le désespoir et le brisement sous le poids aveugle de la nécessité. À quoi l’invitait l’appel que le père de Brigitte avait voulu joindre à son bienfait ? À croire que ses souffrances, toutes ses souffrances, les petites et les grandes, avaient un sens, et celles qui lui venaient de son père et de leurs étranges rapports, — et celles que lui causait depuis tant de jours l’énigme du caractère de sa sœur, — et celles que lui infligeait en ce moment le crime commis par son frère, — et tout le reste, depuis la crise de son amitié avec Crémieu-Dax jusqu’à l’écœurement qu’il subissait à la seule idée de l’Union Tolstoï, après les scènes pénibles de la veille, terminées par les grossiers outrages de Riouffol. Derrière cette suite d’émotions ou déchirantes ou froissantes, ne sentait-il pas l’imperceptible et continu travail d’un Esprit qui poursuivait son esprit ? À chacun des coups qu’il avait reçus avait correspondu l’évidence de plus en plus claire des lois méconnues par les siens et par lui-même. Quelles lois ? Celles-là mêmes que le traditionnaliste Ferrand lui avait montrées, comme constitutives de la famille et de la société. — Elle était là, « l’utilité de sa misère, » dans cette éducation de sa pensée, dans son adhésion contrainte aux vérités comme inscrites dans ces cruelles expériences, et il sentait cela encore ; que, s’il devait un jour avoir la foi complète, celle dont la lumière éclairait les yeux de M. Ferrand et de Brigitte, il ne pourrait que bénir cet inconcevable Esprit dont la Providence régit nos destinées, de l’avoir conduit à travers le chemin ou son cœur s’ensanglantait. Que c’était chèrement payer pourtant la certitude et la force intérieure, et même un autre bonheur, si celle qu’il aimait l’attendait au terme de cette voie douloureuse !

Un nouvel incident, que l’entretien avec Julie lui aurait fait appréhender, s’il ne s’était pas, comme on a vu, révolté contre une certaine hypothèse, le réveilla de cette exaltation mystique, en le remettant en face d’un autre mystère et plus chargé de conséquences que tous ceux auxquels il s’était tant meurtri. Il était arrivé à l’extrémité du boulevard Saint-Germain, devant le bureau C du Grand Comptoir. Il connaissait, pour y avoir pris son frère plusieurs fois, la disposition des lieux qui permettait d’accéder au cabinet du chef par une porte latérale, laquelle ouvrait sur la rue de Poissy. On évitait ainsi de traverser la grande salle où les employés travaillaient et communiquaient avec le public. Jean s’était glissé par là, avec l’espérance de ne pas être vu par son frère et de ne pas le voir. Lorsqu’il eut frappé à la porte de M. Berthier et et que celui-ci lui eut dit : « Entrez, » ce lui fut donc une très pénible surprise de trouver là Antoine, qui se tenait assis sur une chaise, à côté de celui qu’il définissait cette nuit « ce gros éléphant sans tact ». Le chef de bureau était un homme de cinquante ans, que son existence sédentaire avait rendu en effet très corpulent. Son visage sanguin, où se lisait une forte bonté de tempérament, si l’on peut dire, exprimait une émotion extraordinaire. Les paupières rouges d’Antoine attestaient qu’il avait beaucoup pleuré. Une scène s’achevait entre les deux hommes, à laquelle la présence de Jean allait servir de conclusion. M. Berthier avait vu trop souvent le frère cadet rendre visite au frère aîné pour ne pas les croire très intimes. D’ailleurs, dans la comédie de confession que le faussaire lui avait jouée, le nom de Jean avait été prononcé. Le chef de bureau, que sa générosité naturelle et aussi son ancienne sympathie pour son infidèle subordonné abusaient complètement, dit au nouveau venu :

— « Vous arrivez juste à temps, cher monsieur, pour être le témoin du repentir d’Antoine et de ses promesses. Il m’a tout avoué. Il n’y a pas d’affaires absolument certaines à la Bourse, je le lui ai démontré. Ce M. de Montboron avec lequel il s’était lié (l’amant d’Angèle d’Azay avait imaginé cet étonnant mensonge !) et qui lui parlait d’opérations sûres, ne peut être qu’un abominable aventurier. Antoine comprend maintenant où cet homme l’a entraîné. Il m’a donné sa parole de ne plus le voir, et moi, je me suis engagée à ne pas démentir ce qu’il a raconté à M. Monneron. En mettant de côté, comme il l’a fait, sur ses bénéfices, la somme soustraite ici, il a prouvé qu’il n’était pas absolument perdu. M. La Croix, indemnisé, ne se plaindra pas. J’en fais mon affaire… Je vais plus loin. Je consens, non pas à lui pardonner, c’est trop grave, mais à le garder au bureau, trois mois, pour que M. Monneron n’ait pas de soupçons. À cette date, il démissionnera, sous un prétexte quelconque. Mais je le suivrai de loin, dans sa nouvelle position, et, à la première faute, je remets à qui de droit cet aveu qu’il vient de me signer. S’il se conduit bien, dans cinq ans, je le lui rendrai… Maintenant, monsieur, allez à votre travail… J’ai eu trop d’affection pour lui, » ajouta l’excellent homme, quand l’imposteur fut sorti de la pièce, sans avoir, tout de même, osé regarder son frère, « je respecte trop M. Monneron père, pour n’avoir pas tenu à donner à ce malheureux une occasion de se racheter. Antoine n’est pas mauvais, je vous assure, et, si vous l’aviez vu sangloter, vous auriez foi dans son relèvement, comme moi. Il m’avait demandé de vous écrire et de vous voir pour obtenir que vous ne démentiez pas auprès de monsieur votre père une explication à laquelle j’accepte de me prêter. Il réparera, il me l’a juré, je le crois. J’ai vu tant de nos jeunes gens qui se laissent tenter par le maniement des fonds qui leur passent entre les mains ! Une influence suffit à les entraîner. J’en ai sauvé deux, qui n’ont jamais recommencé. Il sera le troisième. J’en ai la certitude… Allons, cher monsieur, du courage !… »

Et, tandis que le chef de bureau lui serrait la main de toute sa force pour le réconforter sur l’avenir du prétendu ami de M. de Montboron, — quelle audace ! — Jean, qui retrouvait de nouveau son père entre lui et ce frère indigne, se sentait incapable de répondre. Un frisson courait en lui qui le secouait jusqu’à la racine de son être à se demander tout bas :

— « Antoine a rendu les cinq mille francs. Où les a-t-il pris ?… »