L’Étape (Bourget, 1902)/V
Les trois camarades s’étaient engagés dans l’escalier, pendant qu’Adhémar prononçait ce discours avec cette volubilité étourdie qui était la sienne, et elle semblait la naturelle expansion d’un personnage léger, de cette incurable légèreté qui s’associait à la plus abstraite idéologie dans la noblesse française du dix-huitième siècle. Des gentilshommes philosophes d’alors, Rumesnil avait le masque spirituel : un air vif, des yeux clairs à fleur de tête, d’une mobilité singulière, la bouche gourmande et rieuse. Il était grand, bien pris dans une taille fine, très blond avec un teint blanc et rose de jeune fille, la moustache floconneuse, quelque chose d’insolent et de presque effronté dans toute son allure, mais aussi une grâce irrésistible, quand il voulait plaire. Ses jolies façons avaient tellement attiré Jean, lorsqu’ils s’étaient rencontrés, dans ce même Louis-le-Grand où il avait connu Crémieu-Dax ! Elles accroissaient encore son malaise à présent. Plus il trouvait son ancien condisciple aimable, plus il redoutait que ses assiduités rue Claude-Bernard, auxquelles leur amitié avait fourni un prétexte trop légitime, n’eussent été très dangereuses pour un cœur qui lui touchait de bien près. Était-il vraiment possible que ce compagnon de son adolescence et de sa jeunesse lui eût fait cela, d’avoir avec sa sœur une intimité non pas même criminelle, mais seulement clandestine ? Chaque fois que les deux amis se rencontraient, maintenant, cette question peignait Jean jusqu’à la douleur, et la conscience de cet insultant soupçon, nourri en secret contre un camarade peut-être innocent, lui infligeait une espèce de honte. C’était lui alors qui avait une gêne, presque une timidité de coupable, tandis que Rumesnil conservait vis-à-vis de Monneron cet air d’aisance qui augmentait les doutes et les scrupules de ce dernier. Pourtant il sembla bien à Jean, ce soir-ci, que les prunelles bleues du nouveau venu se posaient sur lui avec une fuite et comme une brisure du regard, qu’il y avait une retraite dans sa poignée de main, et que sa loquacité dissimulait un embarras. Il lui sembla aussi qu’à les voir l’un prés de l’autre, Crémieu-Dax s’était énervé encore. Mais déjà ils avaient gravi les marches qui menaient au premier étage, et ils entraient dans la petite antichambre qui servait de modeste vestibule au local occupé par l’Union Tolstoï, lequel consistait en deux appartements, reliés par un escalier intérieur en tire-bouchon. Celui du dessus contenait deux chambres à coucher, meublées en cellules et où se tenaient les deux résidents de semaine, avec d’autres pièces qualifiées de chambres de consultations. Des étudiants en droit venaient, à certains jours, s’y mettre à la disposition de leurs camarades ; à d’autres, des étudiants en médecine ; à d’autres, des philosophes et des littérateurs. L’appartement du dessous se composait, outre l’antichambre, d’une vaste salle, qui avait dû être aménagée, dans ce quartier pauvre, pour servir d’atelier à quelque petite industrie. Crémieu-Dax en avait fait la salle des conférences et des assemblées générales. Deux autres pièces, plus petites, étaient utilisées, l’une pour la bibliothèque, l’autre pour les réunions du comité. Le mobilier était en bois blanc et d’une simplicité presque grossière. Le seul luxe consistait dans une suite de grandes photographies, pendues partout sur les murs passés à la chaux. Elles reproduisaient des tableaux de maîtres. Rembrandt était représenté dans cette série par sa Leçon d’anatomie, sa Ronde de nuit et ses Syndics ; Rubens par Hélène Fourment et la Bataille du Thermodon ; Raphaël par l’Incendie du Bourg, le Parnasse et l’École d’Athènes ; Léonard par la Joconde et quelques portraits ; Mantegna par la Famille des Gonzague et son Parnasse ; Botticelli par le Printemps, la Naissance de Vénus et le Centaure ; Vélasquez par les Lances et les Fileuses. La vaste culture cosmopolite de Crémieu-Dax, qui, depuis des années, avait employé ses vacances a étudier les musées d’Europe, se reconnaissait au caractère si renseigné de ces choix, mais aussi l’erreur initiale de l’œuvre tentée là. Pour comprendre vraiment et sentir les génies contradictoires dont les visions juxtaposées se battaient sur ces murs, il fallait un degré de culture inconciliable avec la servitude quotidienne d’un humble métier. C’était de quoi fausser, jusqu’à l’ahurissement, des intelligences qu’il eût convenu d’initier à de la beauté simplement technique, et, ce qui achevait de démontrer la déraison d’un tel musée placé dans un tel endroit, c’était le soin qu’avait pris l’organisateur de corriger, d’après Morelli et les maîtres de la critique nouvelle, les attributions imprimées au-dessous de quelques-unes de ces photographies. Ainsi, au bas de la reproduction du portrait de Lucrezia Crivelli, qui est au Louvre, il avait biffé le nom de Léonard et, à la place, écrit de sa ferme écriture : « Bernardino de Conti, » De même, au-dessous du profil de femme de l’Ambrosienne, il avait substitué à Isabelle d’Aragon, Bianca Maria Sforza, et à Vinci, Ambrogio de Prédis. Il ne se contentait pas de présenter à des illettrés une suite d’images qui ne pouvaient que faire chaos dans ces ignorances, il leur enseignait déjà à en discuter l’origine. La même erreur, impossible à corriger, parce qu’elle était au principe même de cette tentative antiphysique, si l’on peut dire, pour démocratiser les deux aristocraties essentielles : l’Art et la Science, se retrouvait dans les programmes de conférences affichés sur les murs, à côté de ces photographies. On y lisait la table des matières d’une extravagante encyclopédie : La Politique religieuse de Louis XIV. — Épicure. — Une fantaisie pseudo-scientifique, l’idée de race. — Le procès de Calas. — Principes du calcul des probabilités. — La pensée et la matière. — La doctrine de révolution. — Baudelaire. — Le sentiment de l’enfance dans la peinture italienne, avec projections. — Les fables de Phèdre et leur signification politique. — La circulation du sang. — Colbert. — Les miracles dans le paganisme. — Ces titres et d’autres semblables attestaient l’orgie d’inassimilables connaissances auxquelles les membres de l’U. T. étaient conviés ; et l’illusion d’une utopie est si forte, quand elle s’empare d’une pensée, avec la coopération d’un instinct héréditaire : Crémieu-Dax, ce scientifique et ce scrupuleux, qui haïssait l’inexactitude au point d’avoir suivi, depuis sa sortie de l’École, un cours de philologie grecque, pour mieux entendre Aristote dans le texte, ce Crémieu-Dax qui ne se fût pas permis une citation, dans sa thèse sans l’avoir vérifiée dix fois, considérait comme admirable la besogne d’à peu près que supposait cette grossière vulgarisation. La « nuée » de la Justice égarait cet esprit, muni, par ailleurs, de toutes les méthodes positives, et le conduisait, comme elle a conduit et conduira toutes ses victimes, à la folie de l’égalité, meurtrière à la vie, sous toutes ses formes, principe d’abaissement universel dans les mœurs, de dégradation dans les intelligences, et, tôt ou tard, de sanglant désordre dans les actes. Le nom de « M. Monneron, étudiant à la Sorbonne, » figurait parmi ceux de ces conférenciers. Jean avait parlé, pour la dernière fois, sur la Morale stoïcienne, sujet qui lui était cher. À force d’avoir creusé jusqu’en leur fond les Pensées de Marc-Aurèle, il avait fini par y découvrir ce qui s’y trouve, comme dans Gœthe, comme dans tous les génies vraiment cosmiques : une voie de conciliation entre les idées de pur rationalisme d’où il était parti, et les croyances vers lesquelles il marchait. La résignation des stoïciens dit à l’Univers : « Si tu n’es pas l’œuvre des dieux, je t’accepte parce qu’il est vain de lutter contre toi, et, si tu es l’œuvre des dieux, je t’accepte parce que tu es l’ordre. » Que fait le christianisme, que de prendre l’âme à ce point de soumission et d’ajouter : « Il y a un esprit derrière cet ordre, et qui répond à la bonne volonté par l’amour ? » Hélas ! ce qu’il sentait avec tant de force, le jeune homme n’avait pu le communiquer à son auditoire d’illettrés, incapables de suivre le fil d’une dialectique et surtout de comprendre une position de problème impartiale. Sa leçon avait consisté en anecdotes de manuel et en un exposé élémentaire d’un système dont la psychologie est trop spéciale pour que l’analyser ainsi ne fût pas la mutiler. Il s’était plaint de ces déplorables conditions à Crémieu-Dax, qui lui avait répondu par une de ces formules millénaristes qu’il jetait entre lui et les plus indiscutables réalités, quand il s’agissait de son Union : « Il y a un déchet en ce moment, c’est certain, mais nous ne devons pas en tenir compte. Nous inaugurons une Humanité supérieure. Nous ne sommes qu’au commencement. Mais quel avenir !… » Il le voyait, cet avenir, il l’habitait, et la métamorphose d’une vie nouvelle s’accomplissait réellement sur son mince visage, dès qu’il respirait l’air de la Tolstoï, par un de ces phénomènes d’auto-suggestion qui tiennent du miracle et dont on ne sait si l’on doit en rire ou en pleurer. Ce soir encore, et quoique son amitié, si vive pour Monneron, lui eût rendu presque inacceptable, soupçonnant ce qu’il soupçonnait, l’hypocrisie de Rumesnil, la manie fut la plus forte, sitôt le seuil franchi. Il commença par consulter le registre où s’inscrivaient ceux des membres qui venaient dans la journée, et, faisant un calcul de pensée aussi rapide que son regard :
— « Quarante-sept, » dit-il à Jean. « Ce n’est pas comme au restaurant. Il y a un petit fléchissement, par rapport à dimanche. Les visites aux cimetières en seront la cause. »
Il n’ajouta pas de commentaire, pour ne pas soulever à nouveau entre son ami et lui une discussion sur un point qui touche de très près à la vie religieuse. Un léger hochement de sa tête nerveuse indiqua seul la secrète irritation qu’il éprouvait chaque fois qu’il se heurtait à une des traditions catholiques. Un détail significatif mesurera l’énergie de ses partis pris, non seulement contre l’Église, mais aussi, mais surtout contre son fondateur, auquel il aurait volontiers crié, comme l’a fait si passionnément Darmesteter, le verset d’Isaïe : « Ergo vulneratus es sicut et nos, factus es similis nostri… » Parmi ces reproductions d’œuvres d’art qu’il avait choisies pour les mettre d’une façon constante sous les yeux des habitués de l’U. T., pas un sujet chrétien ne se rencontrait. En revanche, sa physionomie s’épanouit, quand, ayant passé dans la bibliothèque où plusieurs jeunes gens étaient en train de lire, il eut consulté les cahiers des emprunts. Il n’était presque sorti dans la journée que des livres relatifs aux questions sociales et à la philosophie des sciences.
— « C’est très curieux, » dit-il, après avoir fait remarquer cet exclusivisme à son compagnon, « ils ne prennent plus jamais d’ouvrages d’histoire, et que c’est heureux ! Cela les troublerait dans leur effort vers l’avenir. Leur puissance, c’est qu’ils ne doutent pas de la vie, et l’histoire, c’est l’école du doute. Elle aura été un des grands poisons intellectuels du dix-neuvième siècle. Vois où elle a mené Taine et Renan. J’ai acquis une conviction à l’U. T. C’est que la démocratie veut des synthèses. Il faut lui en donner. »
— « Même d’invérifiées ?… » Cette réponse, Jean l’eut au bord des lèvres. Mais, le cœur remué encore par leur échange d’affection de tout à l’heure, lui non plus, il n’exprima point sa pensée. Que lui importaient d’ailleurs, à cette minute, les inconséquences de la fondation dont il se trouvait faire partie sans y avoir jamais cru absolument ? Ce qui l’intéressait, c’était l’énigme des manières de Rumesnil, c’était le secret qu’il croyait parfois lire dans ces yeux, si clairs de regard, si voilés d’expression ! Ce secret, après tout, pouvait n’être pas très grave. Qu’Adhémar eût été simplement un peu trop attentif auprès de la jeune fille ; qu’il s’en fût fait aimer presque à son insu ; puis, que, s’apercevant de cette imprudence, il en fût troublé maintenant et se la reprochât comme une faute de lèse-amitié : n’était-ce pas là de quoi expliquer et les attitudes de Julie et celles de son camarade ? Fallait-il pour cela recourir aux calculs cyniques prêtés par Antoine à leur sœur ? Adhémar, dans ce cas, méritait-il les cruelles sévérités de leur ami commun ? Une telle aventure serait, certes, douloureuse. Personne du moins ne s’y serait déshonoré.
Cette hypothèse aussi explicative et plus consolante que l’autre, Jean Monneron la roulait de nouveau dans son esprit, un quart d’heure plus tard, assis, lui septième, à la grande table ronde autour de laquelle siégeait le comité directeur de l’U. T. On avait commencé, d’après la règle, par tirer au sort le président. Le nom de Rumesnil était justement sorti. Il avait ouvert la séance en lisant le résumé de la dernière réunion, transcrit sur un livre ad hoc, par le président sortant, — d’après la règle, toujours. Le génie de minutie de Crémieu-Dax avait prévu les moindres détails. C’était sa personnalité partout présente qui donnait à sa fondation une physionomie originale et très différente de tant d’établissements similaires. Il y avait introduit ce qui faisait le défaut de sa nature trop volontaire, l’excès du système. Aussi ne faut-il pas chercher ici la peinture typique d’une Université Populaire, — en admettant d’ailleurs qu’une telle peinture soit possible, car l’esprit d’anarchie qui a présidé à la naissance de ces incohérentes et éphémères créations se manifeste par d’extraordinaires diversités, où une philosophie superficielle veut voir un indice de fécondité ; elles n’attestent que le pullulement inorganique d’une société qui se désagrège. — Un autre des articles du règlement voulait qu’à la Tolstoï tous les camarades se tutoyassent, quitte à reprendre le « vous » au dehors.
— « Pas d’observation sur le procès-verbal ?… » avait demandé Rumesnil. « Pas une ? Il est adopté, et maintenant, mes camarades, nous allons discuter de nouveau, et cette fois définitivement, sur la proposition de M. l’abbé Chanut. Je n’ai pas besoin de vous la redire, mais j’appelle votre attention sur l’extrême importance de l’avis que nous allons adopter et qui fera précédent chez nous. Cette séance supplémentaire est une grande séance… »
— « Je réclame l’Internationale alors, » dit une voix rude, celle de Riouffol, le petit cousin de Monneron. L’ouvrier relieur avait une étroite et longue figure jaune de fanatique bilieux, avec d’énormes traits comme taillés à la serpe, des cheveux bruns, et des yeux très petits, intensément noirs. Ils brillaient d’un éclat presque sauvage, qui accentuait encore le caractère animal de sa physionomie : il était marqué de prognathisme. Trapu et chétif à la fois, avec cette forte tête comme enfoncée entre les épaules, il donnait l’impression d’une nature souffreteuse et fruste tout ensemble, impuissante et violente. Il était très intelligent, d’une intelligence singulièrement douée pour la critique et la destruction. Il affectait de parler avec une franchise brutale, qui s’accordait bien avec son accent rauque. Ajoutons, pour expliquer son interruption, que les réunions solennelles de l’U. T. s’ouvraient toujours sur quelque hymne entonné par tous. L’habitude de chanter en chœur avait été, comme le reste, introduite à l’Union Tolstoï par Crémieu-Dax. Lui-même aussi bon musicien qu’il était érudit et lettré. tout aurait dû lui répugner, air et paroles, dans l’inepte chanson dont le socialisme contemporain a fait sa Marseillaise. Avait-il des motifs pour ne pas contredire la proposition excentrique de Riouffol, car, jusqu’ici, les chants étaient généralement réservés pour les réunions plus nombreuses ? Se préparant à le combattre, tenait-il à lui prouver qu’il était aussi révolutionnaire que lui ? Il fut le premier à attaquer le couplet :
… Debout, les damnés de la terre ?
Debout, les forçats de la faim !
La raison tonne en son cratère.
C’est l’éruption de la fin.
Du passé faisons table rase.
Foule esclave, debout, debout !
Le monde va changer de base.
Nous ne sommes rien. — Soyons tout !
Les malheureux qui prononçaient cette incantation digne de l’ancienne alchimie : « le monde va changer de base, » osaient se relever de la Nature, — de cette universelle connexité des événements qui relie tout ce qui est à tout ce qui fut et à tout ce qui sera. — Ils avaient le mot Science en tête de leurs programmes, et ils n’hésitaient pas à comparer la raison, cette lucide et froide recherche objective des conditions suffisantes et nécessaires, à l’explosion aveugle du feu souterrain dans un volcan. — Ils parlaient de Progrès, et ils en méconnaissaient le principe même, qui est celui du développement par continuité, en vociférant cet appel à la totale destruction : « Du passé faisons table rase. » — Ils prétendaient servir la Justice, et ils ne s’apercevaient pas qu’en proclamant le despotisme du nombre : « Nous ne sommes rien. Soyons tout, » ils glorifiaient le plus brutal abus de la force et la moins légitime, parce qu’elle est la plus stupide. Et tous étaient de bonne foi ! Sauf Rumesnil peut-être. Encore la déformation intellectuelle qu’inflige à la fin aux plus résolus comédiens une attitude prolongée avait-elle déterminé chez lui une espèce de sincérité. Il était, lui aussi, tout près de croire que les collectivistes inauguraient une humanité nouvelle, en revenant à la horde primitive. Des sept jeunes hommes réunis dans cette petite chambre, Jean Monneron était le seul à comprendre la folie de cette cantate de convulsionnaires. Il est juste d’ajouter qu’il était le seul à ne pas se joindre à ce chœur, d’autant plus effrayant qu’il se composait de si peu de voix. On y sentait mieux l’adhésion individuelle de ces volontés isolées au culte de la monstrueuse idole, du Démos-Moloch, à qui lettrés et illettrés, savants et ignorants, riches et pauvres, saisis du même délire, ont offert en holocauste, dans la fatale année 1789, la France et la civilisation, et leurs arrière-petits-fils sont tout prêts à recommencer. La première fois que Jean avait entendu ce chant de haine, c’était dans une réunion publique, il y avait deux ans. Il en avait eu le cœur serré. Il ne s’était pas en allé pourtant de cette assemblée, parce qu’il s’était donné cette raison philosophique, avec laquelle les idéologues de tous les temps sont devenus les complices des pires sauvageries : qu’il y a toujours de l’excès dans le premier élan d’une énergie populaire. La foi humanitaire était certes incorrecte et rude, mais elle marchait, elle agissait. C’était encore une des formules de Crémieu-Dax : « Notre premier devoir est de sauver ce qui est le principe même de toute civilisation : une humanité ardente. » Aujourd’hui, et quoique n’ayant pu se décider à une rupture définitive avec un groupement dont l’idée première, cette mutualité intellectuelle et morale, l’avait tant séduit, Jean ne se laissait plus tromper à ce sophisme. Il ne confondait plus la fièvre et sa malsaine brûlure avec la bienfaisante chaleur de la vie. À peine pouvait-il dissimuler son mécontentement de manifestations comme celle-là, et, quand eut été lancé ce refrain où la platitude le dispute à la sottise :
C’est la lutte finale,
Groupons-nous, et, demain,
L’Inlernationale
Sera le genre humain.
— « Nous ne sommes pas un comité électoral, » dit-il sèchement, « si nous travaillions ?… »
— « Travailler, » répondit Rioufîol, en dardant sur son cousin le fauve éclair de ses petits yeux, « hé ! là-bas ! ça nous connaît autant et plus que toi !… »
— « La parole est au camarade Bobetière, » dit vivement Rumesnil, pour couper court à une riposte de Jean, « et silence partout !… » Bobetière était un étudiant en médecine, fort distingué, et à qui ses maîtres pronostiquaient le plus bel avenir. Il projetait de se spécialiser dans l’étude des maladies nerveuses. S’il est un ordre de connaissances qui doive ramener un esprit à la vérité sociale, il semble bien que ce soit celui-là, qui nous fait toucher du doigt la fragilité de la pensée, l’équilibre instable de la volonté, l’irrésistible et constante pesée sur nous des influences héréditaires. Le problème de la politique consistant à faire vivre ensemble des hommes, il se ramène ou devrait se ramener, pour un neurologue, à l’art de diriger vers le bien commun, et de neutraliser pour le moindre mal, une majorité d’impulsifs, de dégénérés et de candidats à la manie. Mais Henry Bobetière n’était pas seulement un élève de l’école de la Salpêtrière, il était le fils d’un pasteur protestant. Chez lui, comme chez Crémieu-Dax, la poussée de l’inconscient était la plus forte, aussitôt qu’il s’agissait de la chose publique. Ce garçon, tout douceur et tout patience, avec une grosse face germanique encadrée de cheveux roux, où de bons yeux, d’un bleu de faïence, rêvaient derrière des lunettes, retrouvait en lui une âme indomptable de vieux huguenot, quand la Révolution était en jeu. Il y voyait le dernier terme, triomphal pour lui et les siens, des luttes religieuses du seizième et du dix-septième siècle, dont il conservait intact le souvenir. Rumesnil, qui avait de l’humour, disait de lui qu’il ne passait jamais sous le balcon du Louvre sans regarder si Charles IX ne le tenait pas au bout de son arquebuse. Sa famille avait émigré de Saintonge en Allemagne en 1685, et elle n’était rentrée en France qu’après le premier Empire. Lui aussi, ne se mêlait de politique activement que depuis la crise de 1898. Quand Rumesnil l’eut interpellé, il se leva, comme c’était l’habitude à la Tolstoï, et, les deux mains appuyées sur la table, sans autres gestes que d’assurer quelquefois ses lunettes sur son nez, il commença de rappeler, d’un accent où se devinait la sincérité passionnée, son origine protestante. Cet exode des siens à la révocation de l’Édit de Nantes, leur vie à l’étranger, leur constante nostalgie de la France, leur retour, il redit ces épisodes de sa tradition familiale avec un luxe de détails et une précision qui prouvaient à quel degré, même en devenant le matérialiste complet qu’il se piquait d’être, il était resté de sa religion par ses fibres profondes, et il conclut, trouvant le moyen d’empreindre dans une phrase où il faisait profession de tolérance, toute sa haine contre les ennemis de ses ancêtres :
— « Je suis, comme vous le voyez, camarades, particulièrement bien placé pour savoir ce qui nous attendrait, si la secte dont se relève M. Chanut reprenait le pouvoir… Mais, précisément, pour garder le droit de flétrir les procédés d’intolérance dont les miens ont été les victimes, je traite mon ennemi d’après mes principes et non d’après les siens, et, dans l’espèce, je vote pour que la conférence demandée ait lieu chez nous. »
— « Camarade Rumesnil, » dit Riouffol de sa même voix dure, « ne pourrait-on pas avoir ici à demeure le Dictionnaire de Larousse ? Je voudrais consulter les lettres P… et S… » Et, comme tous le regardaient avec étonnement : « C’est pour lire au camarade Bobetière les deux articles Presbytériens et Servet… Qu’il vote pour Chanut, c’est son droit, mais qu’il ne nous parle pas de la tolérance des ministres et des pasteurs !… »
— « Je ne nie pas qu’il y ait eu des excès de la part des Réformés, » dit Bobetière, « mais tu ne nieras pas à ton tour… »
— « Je nierai toujours qu’un chrétien déclaré ait rien à faire avec nous, » interrompit Riouffol. « Révérends ou prêtres, qu’est-ce que cela me fait que vous portiez une lévite ou une soutane, du moment que vous enseignez au peuple la résignation ? Nous, nous lui prêchons la révolte. Es-tu avec eux, Bobetière, ou avec nous ? Il faudrait le dire… »
— « Ce n’est pas la question, » reprit Rumesnil, en coupant de nouveau la parole à l’irascible relieur, « Je te dirai, moi, Riouffol : avons-nous un règlement, oui ou non ? Avons-nous arrêté qu’à la Tolstoï, on raisonnerait scientifiquement ? Oui. Hé bien ! C’est le premier principe d’une bonne méthode intellectuelle de n’étudier qu’un point à la fois. Nous avons l’opinion de Bobetière sur un point précis et son vote. Donne la tienne sur ce même point et ton vote… »
— « Mon vote ? » répondit Riouffol, se levant à son tour, et martelant de la main ses phrases : « C’est non, non et non ! Pas de calotins ici ! Nous ne sommes pas des amateurs ni des dilettantes. Nous sommes des travailleurs et qui avons quelque chose à faire. Le camarade Rumesnil a parlé de méthode scientifique. Or, s’il y a une règle qui ordonne de n’étudier qu’un seul problème à la fois, il y en a une autre qui défend d’étudier des problèmes démontrés absurdes, la quadrature du cercle, par exemple. De quoi Chanut veut-il nous parler ? Du christianisme et de la science. Nous sommes fixés là-dessus. Nous n’avons pas assez de temps, nous autres, du quatrième État, pour en donner à de pareilles calembredaines. Nous n’avons pas été dans les lycées, nous, ni dans les écoles, nous ! Nous sommes des prolétaires, qui besognons tout le jour, et qui venons ici le soir, après l’atelier, pour faire de nous des conscients. Nos heures sont comptées. Nous n’en avons pas une au service de ce fabuliste. J’ai dit… »
— « Et tu as bien dit !… » insista, en se dressant de toute sa haute taille, un jeune homme aux cheveux très longs et rejetés en arrière, dont le teint brun, les prunelles sombres et la voix chantante révélaient l’origine méridionale. Il s’appelait Marius Pons et il était de Toulon, où son père exerçait la profession peu révolutionnaire d’avoué. Lui-même était étudiant en droit, du moins officiellement. En fait, il ne s’occupait que de littérature. Il avait déjà publié deux plaquettes de vers composés dans la manière musicale et teintée de symbolisme qui a prévalu ces dernières années, mais chargés en même temps de mysticisme humanitaire. Il professait des théories d’un esthéticisme vaguement emprunté à Ruskin, sur la nécessité de donner au peuple une culture artistique par la décoration des plus humbles appartements et des plus humbles meubles. Sa formule favorite était « le droit de tous à la Beauté » comme si cette Beauté (avec le plus grand des B) pouvait se mettre en bouteille et se distribuer par mesures égales sur quelque comptoir imaginaire ; « Oui, » répéta-t-il, « tu as très bien dit, Riouffol, nous n’avons pas le temps d’écouter cet histrion. Et puis, même si la majorité se prononçait pour qu’il vînt parler ici, je demanderais qu’on lui posât pour condition qu’il ne parlera pas en soutane… » Et il continua, prenant texte de ce costume pour développer une critique, renouvelée des bousingots romantiques sur la laideur du monde chrétien, puis une autre tirade sur les splendeurs possibles du monde industriel. Ses amis connaissaient ces clichés sur la poésie des gares et des machines, le pittoresque des affiches, etc., etc… Il ne leur en épargna aucun et finit par conclure : « Souvenez-vous que nous ne sommes pas ici pour faire seulement œuvre de vérité, mais de beauté ! »
— « Moi, » dit le voisin de Marins Pons « peu me chaut la laideur de la calotte dont Chanut coiffe sa microcéphalie. Ce qui me chaut, je vais vous l’expliquer… J’ai jeté quelques phrases sur le papier… Je ne suis pas orateur, vous le savez… » Celui-là était un ouvrier électricien du nom de Boisselot. Doué d’une énergie de volonté extraordinaire, il s’était instruit lui-même en prenant sur ses repas pour louer des livres, et sur son sommeil pour les lire. Pathétique soupir vers un peu plus de lumière, qui avait, par une cruelle ironie, abouti à faire de cet autodidacte un cacographe désespérant ! La cocasserie de ses métaphores, qu’il croyait des effets de style, la prétention des mots littéraires qu’il insérait dans ses phrases à côté de termes argotiques ou scientifiques, pêle-mêle, le choix déplorable de ses néologismes, le ton oraculaire de ses élucubrations, tout se réunissait pour faire, des proses qu’il commettait de temps à autre, de parfaits exemples de mal écrire. Le plus souvent c’était d’interminables lettres, adressées à l’un ou à l’autre, à un politicien qui l’avait déçu, à un journaliste dont un article lui plaisait ou lui déplaisait, à un conférencier de l’Union Tolstoï, ou simplement à l’un de ses amis. Quelquefois, comme ce soir, c’était une note limée pendant des heures, afin de ne rien laisser au hasard ! Celle-ci, qu’il commença de lire d’une voix un peu hésitante, car il était timide, débutait par cette phrase dont il était fier, comme Arvers a pu l’être de son sonnet : « Camarades, l’heure est solennelle. Il s’agit de savoir si notre groupe est de ceux qui s’attarderont, stagnants et hémiplégiques, dans la pourriture d’un passivisme de dilettantes et dans une veulerie léthifère d’indifférentistes amusés, qui ravalerait nos mentalités socialistes au rang des encéphales des crapulards de la Haute, saturés d’hydrargyre… » » Et il vaticina dix minutes durant, sur ce mode, qualifiant le naïf abbé Chanut de « prophète maupiteux », définissant le catholicisme une « désuète idolâtrie, digne des hallucinations fétichardes des époques quaternaires », et ainsi de suite, pour conclure que, si « le dénommé Chanut voulait tenir le crachoir à la Tolstoï et y expectorer les déjections glaireuses de sa tuberculose intellectuelle, c’est qu’il avait ses motifs secrets…
— « C’est Rome qui nous vise, Rome qui veut se glisser chez nous, pour microber nos vierges énergies révolutionnaires. Vous y préterez-vous, camarades, vous qui en avez assez de voir, dans l’inégalité sociale, les rires et les pleurs chevaucher botte à botte, et qui connaissez tout le programme des Jésuites et de la démocratie chrétienne : panser les plaies saignantes du prolétariat avec de la charpie narcotisée, pour qu’il se rendorme dans la léthargie comateuse des esclaves à jamais décérébrés ? »
Il y avait quelque chose de tragique dans le grotesque et si sincère effort de ce primitif qui avait peiné héroïquement pour aboutir à ce résultat « maupiteux », — c’est le cas de lui emprunter ce vieux mot d’un archaïsme expressif. — Rien que les vocables médicaux, dont il abusait avec cette bouffonne gaucherie, supposaient tant d’ingénue patience pour les avoir classés dans sa mémoire rebelle ! Que cette passion de s’instruire eût été canalisée et endiguée dans une voie résolument professionnelle, et Boisselot fut sans doute devenu, avec sa patience et son intelligence, un ouvrier supérieur, tandis qu’il n’était qu’un bourgeois inférieur. — Mais, si tous ne sont pas appelés à tout apprendre, où est la Justice ? — D’ordinaire, et comme s’ils eussent reconnu eux-mêmes que la logique de la Cause les y contraignait, les lettrés tels que Crémieu-Dax, les savants tels que Bobetière, acceptaient, sans en sourire, cette phraséologie d’infirme intellectuel. Ils pardonnaient au minus habens en faveur des qualités d’endurance et de désintéressement dont ils l’avaient vu faire preuve à tant de reprises, et ils n’en tiraient pas cette simple conclusion que le frottis de connaissances, passé sur cet esprit obscur et généreux, avait eu pour unique résultat de le gâter. Mais Jean ne pouvait pas avoir cette indulgence. Il vérifiait là, trop nettement, dans un exemplaire grossi et d’autant plus significatif, la grande loi dont son père et tous les siens, lui compris, étaient les victimes : l’autodidacte avait exécuté pour son propre compte une tentative analogue à celle que le grand-père, le laboureur de Quintenas, avait essayée pour son fils Joseph. Il avait prétendu se passer du temps. Il avait cru à la bienfaisance immédiate de l’instruction. Dans les deux cas, l’avortement était pareil. Ce désaccord entre l’être intime et la culture, caricatural chez l’ouvrier, le petit-fils du paysan ardéchois en souffrait trop pour ne pas le plaindre chez autrui. Dans la disposition où il se trouvait, sa sensibilité exaspérée supporta mal l’identité entre l’anticléricalisme de l’électricien et celui qu’avait exprimé son père en termes moins extraordinaires, mais aussi inquisitoriaux. Ce fut avec une irritation non dissimulée qu’il dit à son tour, reprenant contre la même insinuation le même raisonnement, cette fois avec brutalité :
— « Autant que j’ai pu comprendre Boisselot, il considère qu’en recevant ici M. l’abbé Chanut, nous serions les dupes d’un dangereux intrigant. Je n’ai pas à mon service la verve, ni l’éloquence de notre camarade, mais je sais que l’a, b, c de l’honnêteté consiste à respecter sa signature. Qu’y a-t-il au bas de ce programme ? » et il avisa un exemplaire des statuts qui se trouvait sur la table : « Nos noms à tous les sept. Nous sommes-nous engagés, oui ou non, à fonder une société d’éducation mutuelle, entre hommes de toutes conditions ? Or, la mutualité suppose l’échange. L’état de prêtre est une condition. Nous devons donc recevoir ce prêtre, sous peine de faillira nos engagements. Ça s’appelle partout d’un seul nom, ces faillites-là, et ce nom, c’est l’improbité… »
— « Je demande la parole, » dit Riouffol, qui avait enveloppé son cousin, tandis qu’il parlait, d’un regard luisant de défiance. Quand l’étudiant en Sorbonne avait fait cette allusion dédaigneuse à la phraséologie du précédent orateur, ce regard s’était fait méchant jusqu’à la haine. Crémieu-Dax, qui avait saisi cette mimique du violent personnage, appréhenda sans doute que, sur la minute, il ne répliquât à la phrase très dure de Jean par une phrase plus dure encore et dont celui-ci ne fût trop blessé. Il le sentait si las, si dégoûté de semblables discussions, où l’inanité de leur effort apparaissait en effet. Ils prétendaient réformer l’ordre social, et ils ne s’entendaient pas pour organiser une conférence. Ils se donnaient comme altruistes, et ils ne faisaient qu’affirmer leurs personnalités avec une énergie exaspérée. Le Juif patient acceptait, comme une rançon nécessaire, ces démentis infligées à son Idéal, mais il se rendait compte que son ami s’en révoltait, qu’il était si peu de cœur avec eux, si près de s’en aller au moindre prétexte ! Il se jeta donc à la traverse, pensant bien attirer sur lui la colère de l’ouvrier relieur, dont il se savait également détesté. Pour lui, en dehors de quelques très rares personnes, dont était Jean, la sympathie ou l’antipathie le laissaient indifférent. Un homme était un fait à utiliser dans ses combinaisons. Il était intéressant qu’une énergie comme celle de Riouffol demeurât au service de l’Union Tolstoï le plus longtemps possible. Cela suffisait pour que Crémieu-Dax supportât les bourrades qu’il voulait épargner à son plus sensible camarade.
— « Pardon, » dit-il, « le règlement m’autorise à prendre mon tour. » Et c’était vrai, qu’un paragraphe des statuts, relatif aux délibérations du comité, portait que les discussions de détail ne commenceraient qu’après que chaque membre aurait dit son opinion : Tu n’as qu’à regarder : titre V, article 67… » Il savait que Riouffol lui céderait, avec le scrupule particulier que les révolutionnaires de ce type mettent à observer la lettre des règlements, par un pédantisme de pontife, qui prend au sérieux les moindres rites de son sacerdoce. En effet, le relieur esquissa un geste d’acquiescement irrité pendant que Crémieu-Dax commençait d’exposer sa thèse à lui, toujours la même et qu’il avait l’art de faire jaillir de tous les débats, quels qu’ils fussent, avec une subtilité d’autant plus spécieuse qu’il maniait très ingénieusement le langage métaphysique. Ce sera là une des remarques que devra faire le chroniqueur futur de nos fantaisies byzantines, s’il s’en trouve un pour une aussi fastidieuse histoire : la prédominance prise dans la direction du socialisme français au début du vingtième siècle par des philosophes professionnels. Rien ne prouve davantage l’inanité des prétentions scientifiques d’un parti en train de devenir d’autant plus dangereux qu’il représente des appétits justifiés par des sophismes : il s’adresse aux instincts les plus brutaux avec les arguments les plus abstraits. « Je m’étonne, » disait donc Crémieu-Dax, « qu’aucun de nos camarades n’ait mentionné ce que j’appellerais, avec Claude Bernard, l’idée directrice de notre Union, celle qui la coordonne et qui en fait un organisme agissant. Nous nous sommes proposé de vivre ici, et tout de suite, entre les murs de cette pauvre maison de faubourg, la société future, et de la vivre pleinement, largement, joyeusement. Nous nous comportons comme le philosophe antique qui prouvait le mouvement en marchant. Nous sommes des empiriques, à la façon de Pasteur, qui n’a pas donné la théorie complète de la rage, mais il l’a guérie. On prétend que la Cité de Justice est une utopie ? Nous nous sommes dit : Réalisons-la d’emblée, entre un petit nombre de personnes, soit, pour un petit nombre d’heures, soit encore. Mais réalisons-la. Or, dans la cité de Justice, y aura-t-il des exclusions pour les sincérités contraires ? Évidemment non, puisqu’elle sera faite du libre épanouissement de toutes les individualités. En refusant de laisser parler un homme qui vient à nous, et que nous n’avons pas le droit de ne pas croire sincère, nous ne vivons plus la Cité de Justice et d’Amour, nous vivons la Cité de Discorde et de Partialité, la Cité Inique, celle qui étale sa férocité en dehors de ces murs et contre laquelle nous protestons tous les jours… »
— « Puis-je parler, maintenant ? » demanda Riouffol, dont le long visage maussade s’était -encore renfrogné en écoutant ce discours. D’esprit trop net et d’amour-propre trop éveillé, pour se complaire, comme le naïf Boisselot, dans des prétentions ridicules, il avait un instinct très juste de ce qui lui manquait comme culture première et il se rendait compte que cette lacune d’éducation était irréparable. Il s’était instruit, lui aussi, seul et mal, par des lectures trop peu méthodiques. Il le sentait. Il en souffrait, et, quand il rencontrait devant lui une pensée souple et brillante, comme était celle de Crémieu-Dax et de son cousin, — ce cousin qu’il aurait pu être, puisque le même sang coulait dans leurs veines, — il s’en irritait, et entrait en fureur. Ce n’était pas tant l’envie qu’une nostalgie, poussée jusqu’à la rage parfois, pour une atmosphère d’idées plus respirable et plus légère. De là, chez lui, des rébellions presque animales, et d’autant plus violentes, contre des raisonnements qui lui semblaient faux et dangereux, sans qu’il put argumenter contre à forces égales. Et il avait beau se révolter, le prestige de certains mots était si puissant sur lui que la seule mention du nom d’un Claude Bernard, par exemple, ou d’un Pasteur l’hypnotisait d’admiration même dans cette révolte. Cet ensemble d’impressions contradictoires lui rendait souvent l’atmosphère du comité de l’Union Tolstoï matériellement irrespirable. Il se levait alors et s’en allait, sans serrer la main à personne, ce qui ne l’empêchait pas de revenir le lendemain rue du Faubourg-Saint-Jacques passer sa soirée dans « son groupe » et coudoyer ces jeunes gens plus instruits que lui, qui exerçaient sur son âme passionnée un irrésistible attrait, mêlé d’une non moins irrésistible aversion. Les instants où il leur tenait tête étaient ceux où le pauvre colleur de Bradels, comme l’avait appelé Antoine Monneron, vivait le plus ardemment. Jamais, depuis la fondation de la Toistoï, il n’avait paru aussi excité qu’au moment où, Rumesnil lui ayant donné la parole, il se tourna vers Crémieu-Dax pour lui dire :
— « Autant que j’ai pu te comprendre, Crémieu-Dax, pour employer la cordiale formule de Monneron, tu prétends qu’il y aura place dans la société future pour le catholicisme ? Je ne suis pas un agrégé, moi, je suis un simple. Je croyais que la Cité future serait fondée sur la Raison et la Science. Cela me trouble… »
— « Je n’ai jamais dit qu’il y aurait des catholiques dans la Cité future, » repartit Crémieu-Dax. Il s’efforçait, quand il soutenait une discussion contre quelqu’un des ouvriers qui fréquentaient l’Union, et en particulier l’irritable Riouffol, de répondre avec la douceur explicative d’un frère aîné qui instruit son cadet, « J’ai dit, » insista-t-il, « que, dans la Cité de Justice, toutes les opinions seraient libres, et pas autre chose… »
— « Elles seront libres, mais il n’y aura pas de catholiques, » reprit Riouffol, « c’est tout ce que je voulais demander. Donc, si nous voulons vivre cette Cité de Justice, et réaliser dès aujourd’hui la démocratie, pas de calotins chez nous, je le répète… Ma phrase te choque, Monneron ? (Jean n’avait pu, en effet, retenir un geste d’impatience en entendant de nouveau la grossière formule.) Le mot n’est pas beau, c’est vrai, — calotins, calotins, — mais il est peuple, et moi aussi. On ne l’emploie pas dans vos Sorbonnes et dans vos Collèges de France, mais ce sont tout de même ceux qui l’emploient qui vous permettent de les avoir, ces Sorbonnes et ces Collèges de France, ces bibliothèques et ces laboratoires. Et le jour où ils voudront… Ah ! Malheur !… »
Il s’arrêta, en fermant son poing d’un geste terrible chez lui, cet ignorant idolâtre de la science. Les trois jeunes gens de vraie culture qui se trouvaient là, Jean, Crémieu-Dax et Bobetière, — car Rumesnil et Pons n’étaient que des fantaisistes d’intellectualité, — purent sentir passer sur leurs têtes, dans cette petite salle, le souffle effrayant des prochains vandalismes. Oui, malheur à l’œuvre séculaire de l’humanité réfléchie, quand les fanatiques de la Justice se heurteront à l’Intelligence ! Il pesait d’ailleurs sur la réunion, depuis le commencement, un malaise latent que la phrase de Riouffol fit soudain éclater en exclamations passionnées.
— « Mais c’est pour vous que nous travaillons dans les laboratoires… ! » s’écriait Bobetière.
— « Nous sommes vos délégués à la science, voilà tout… » disait Crémieu-Dax.
— « Alors, pourquoi veux-tu nous imposer ici un délégué à l’ignorance ?… » répliqua Marius Pons.
— « Mais quand ce ne serait que pour l’instruire !… » reprit Crémieu-Dax.
— « Tu as donc inventé une seringue pour injecter de la lumière dans la pie-mère d’un cléricaleux ? » dit Bosselot le cacographe.
— « Les leçons de choses sont les plus efficaces, » répondit Crémieu-Dax, avec autant de sérieux et de calme que si la question de l’électricien n’eût pas été posée dans ce langage d’une truculence falote. « Moi qui te parle, c’est en visitant l’un des settlements de Manchester, par hasard, au cours d’un voyage, que j’ai compris, ce que je ne soupçonnais pas, quelle bienfaisante éducation les classes supérieures pouvaient recevoir des classes inférieures… »
— « Ils avaient des prêtres catholiques chez eux, à Manchester ? » interrompit Riouffol. Et il ajouta, avec une espèce de bonhomie amère, car la maladroite expression échappée à son adversaire sur les classes supérieures et inférieures, avait fini de l’exaspérer : « Je demande, moi, je ne sais pas. Je cherche à m’instruire. Nous n’avons jamais voyagé, nous autres. Moi, je ne suis guère sorti de Paris, depuis mon service militaire. Je ne suis pas même allé à Modderfonlein… »
Pour mieux souligner la portée de ses paroles, l’ouvrier relieur regardait fixement son camarade en prononçant lentement cette dernière phrase. Il est nécessaire d’ajouter, pour la complète intelligence de cette atroce épigramme, que le vieux Crémieu-Dax avait été, la semaine précédente, l’objet d’un article très dur d’un journal de combat. On lui avait reproché entre autres une spéculation frauduleuse, prétendait le journal, sur la mine dont Riouffol avait prononcé le nom. L’allusion était si directe, et dans ce milieu de socialisme, si évidemment insultante, qu’il y eut un silence. Tous, involontairement, regardèrent Salomon, qui devint très pâle. La flamme d’une indignation contre cette grossièreté si gratuite passa dans ses prunelles. Puis, la force de la volonté l’emporta, et son masque redevint aussi impassible que s’il n’avait pas compris. Que pensait-il de son père, et des opérations de Bourse d’où provenait l’énorme fortune dont il hériterait un jour ? — Ils n’étaient que deux enfants, lui et une sœur mariée à un des Caudale, cousin éloigné de Rumesnil. — Considérait-il, en sa qualité de philosophe, que la moralité de chaque homme se mesure à ce que lui permet ou lui défend sa conscience et ne s’accordait-il pas le droit de condamner ce père qui, ayant adopté les principes de la société actuelle, s’y conformait avec correction en jouant à la Bourse, d’après les règles du jeu ? Ou bien, résolu à mettre ses futurs millions au service de la Cause, s’absolvait-il d’avance d’une richesse dont il ferait un si puissant outil de propagande ? Quel que fût son motif pour accepter de vivre dans l’hôtel de l’avenue Hoche et dans son décor de luxe, il y vivait, et il n’avait jamais laissé deviner à ses plus intimes, pas même à Jean, avec quels sentiments. Il ne les laissa pas deviner davantage sous le coup de l’insolente attaque où Riouffol avait soulagé une animosité envenimée depuis des jours, et portée à son comble, dans cette discussion, par le fanatisme antireligieux. Cette scène muette ne dura d’ailleurs que l’éclair d’un instant, car Rumesnil prit aussitôt la parole, pour fermer un débat dont la menaçante tournure inquiétait sa prudence :
— « Vous avez tous émis et justifié votre avis, mes camarades, » commença-t-il. « Je vous dois de justifier, à mon tour, le mien, d’autant plus qu’il n’est pas resté ce qu’il était lors de notre premier débat. Les raisons données par Monneron et Crémieu-Dax me paraissent, à moi, je l’avoue, irréfutables. La nécessité de faire honneur à notre signature, d’une part, et, de l’autre, celle de maintenir son caractère à notre fondation, me déterminent à voter, quelle que soit ma répugnance à l’égard des idées de M. Chanut, pour sa conférence… Cela fait quatre voix contre trois. Mais procédons au tour définitif par oui ou par non, à moins que quelqu’un n’ait d’autres observations à présenter… »
Comme il arrive dans les discussions vives entre plusieurs personnes, quand l’une d’elles s’est laissée emporter à une parole par trop forte, un apaisement consterné avait succédé à l’excitation de tout à l’heure. Chacun des membres du comité de l’Union, — ah ! le nom était bien choisi ! — avait hâte de clore un incident dont pouvait dépendre, ils le sentaient, l’avenir de leur œuvre. Plus l’évidente impossibilité de faire vivre cette création contre nature s’imposait à eux, plus ils y tenaient avec une passion égale, quoique avec des vues si différentes sur la ligne où l’engager. La proposition de Rumesnil fut donc acceptée aussitôt, les « oui » et les « non » recueillis sans autre explication, et le jeune noble clôtura la séance :
— « Je vais prévenir M. Chanut et lui demander de fixer lui-même le jour de sa conférence. Il avait proposé la semaine qui vient. Nous n’avons comme soirée libre que le mercredi 7, — toutes les autres sont déjà prises… Cette date convient-elle au comité ?… Que ceux qui en désirent une autre lèvent la main… Personne n’y voit d’objections ? Bon. Si M. Chanut n’en voit pas non plus, c’est une chose entendue… » Et, comme tous se levaient de leurs chaises et sortaient de la petite salle : « Tu dois être content de moi ? » dit-il à Monneron, qu’il retint par le bras, un peu en arrière, « c’est à cause de toi que j’ai voté oui, et aussi par dégoût pour cette brute de Riouffol ! C’est égal, s’il m’avait parlé comme il a parlé à Crémieu-Dax… Je ne sais pas ce que j’aurais fait, mais je ne l’aurais pas supporté… Il est vrai que… »
Il n’acheva pas. C’était le gentilhomme, chatouilleux sur le point d’honneur comme un raffiné de l’ancien régime, qui réapparaissait dans l’idéaliste humanitaire. Il venait de présider le comité d’une fondation socialiste, et il n’en restait pas moins M. le comte de Rumesnil, de toute l’insolence de son « il est vrai que… » La câlinerie de la première partie de sa phrase avait touché Jean à cette plaie toujours prête à saigner dans un cœur soupçonneux. Pourquoi son camarade lui marquait-il cette déférence émue, subitement, s’il n’avait rien à se faire pardonner ? Derrière cet « il est vrai que… » il avait démêlé l’orgueil de l’homme d’une autre caste, d’autant plus offensant qu’il ne s’exprimait pas tout entier, et il répondit :
— « Moi non plus, je ne l’aurais pas supporté. Mais cela tient peut-être à ce que ni toi ni moi n’aimons la Tolstoï comme lui… Il a pensé à l’Œuvre, voilà tout… Regarde… »
Ils avaient passé dans la bibliothèque, tout en causant, et Monneron désignait des yeux à Rumesnil la victime du détestable sarcasme de Riouffol, en train d’endoctriner un des habitués de l’U. T., un ouvrier déjà d’un certain âge. Cet homme demandait une explication en montrant un passage d’un livre qu’il était occupé à lire. Crémieu-Dax, assis à côté de lui, l’écoutait avec une attention profonde. Riouffol, à quelques pas, froissait de sa main crispée un journal, où il faisait semblant de s’absorber ; mais le regard qu’il jetait par-dessous, vers le groupe, révélait une lutte intérieure. Regrettait-il son incroyable outrage à un compagnon de luttes, — et quel compagnon ! — et reculait-il devant l’expression de ce regret, par orgueil, lui aussi ? Voulait-il, au contraire, prouver qu’il acceptait les conséquences de son attitude et qu’il était prêt à toutes les explications ? Soudain il s’aperçut que Rumesnil et Monneron l’observaient. Il posa le journal sur la table, et les dévisagea lui-même bien en face, pour les défier. Puis il s’achemina lentement vers la porte, qui, de la bibliothèque, donnait sur la salle des conférences. Crémieu-Dax ne parut pas plus remarquer cette sortie que tout à l’heure cette présence. Sa physionomie exprimait une telle amertume dans la tension de toute sa volonté que Jean ne put pas supporter de voir Riouffol s’en aller ainsi sans avoir été châtié. Il ne prit pas le temps de serrer la main de ses camarades, et il s’élança d’un bond dans la même direction que son cousin, qu’il rejoignit dans l’antichambre :
— « J’ai à te parler, » lui dit-il, en lui saisissant le bras d’un geste brusque, duquel l’ouvrier se dégagea en lui répondant :
— « Et moi, j’ai à rentrer. Si tu veux que nous causions, tu n’as qu’à m’accompagner. La rue est à tout le monde. Mais, à bas les pattes. »
Une seconde, les deux cousins se tinrent debout l’un en face de l’autre, et les yeux dans les yeux. Quelqu’un arrivait. Ils se séparèrent, sous le prétexte de chercher leur chapeau et leur pardessus, puis descendirent l’escalier sans échanger un mot. Une fois sur le trottoir de la rue du Faubourg-Saint-Jacques, et bien sûr que personne ne pouvait plus ni les entendre ni les interrompre, Jean commença :
— « Tu sais que tu t’es conduit d’une manière abominable vis-à-vis de Crémieu-Dax ? »
— « Tu sais, » répliqua Riouffol, « que vous vous êtes conduits tous quatre, vous les bourgeois, d’une manière abominable vis-à-vis de l’U. T. ? »
— « Il ne s’agit pas de l’U. T., » reprit Jean. « Il s’agit de l’insulte que tu n’as pas craint de jeter à la face de celui d’entre nous que vous devriez le plus respecter, vous les ouvriers. »
— « Je ne respecte pas les traîtres, » dit Riouffol, avec une extrême violence. « Oui, les traîtres ! C’est lui qui a fait le coup, j’en suis sûr, et qui a conseillé à Chanut de demander à parler chez nous On a beau s’appeler Cremieu-Dax, on est le beau-frère d’un marquis, on va passer ses soirées dans les salons, on fréquente des belles madames en peau, gorge dehors, mais qui sont bien pensantes, et on veut prouver qu’on n’est pas des malotrus, de ces gêneurs à principes qui ne transigent pas avec l’éternel ennemi. On est tolérant, on est large, on est libéral ! On ouvre à des abbés démocrates, — un abbé démocrate ! non ! laisse-moi me tordre !… — un petit coin que de bons jobards de l’atelier comme moi avaient cru très sûr… Du jour où ce prêtre aura parlé chez nous, il n’y aura plus d’U. T., tu m’entends. Il y aura une Molé. Une Molé ! » répéta-t-il. « Nous n’en voulons pas, de Molé ! L’U, T. n’est pas une parlotte, c’est une action. Nous ne sommes pas des tolérants, nous autres, ni des libéraux. Le calotin ne parlera pas, j’en fais mon affaire, et Crémieu-Dax, qui joue à l’ami du peuple pendant que son papa dévalise le gogo, ton Crémieu-Dax a son paquet ! Je le lui ai mis dans la main, à ma façon. Je ne suis pas un éduqué, moi, je ne suis pas un bourgeois, et tant mieux d’ailleurs, tant mieux, je vois de trop sales choses chez les bourgeois que je fréquente… » et, regardant son cousin avec un ricanement hargneux et rogue qui donnait à ces mots une signification affreusement personnelle, il insista : « de trop sales choses !… »
— « Cette fois, tu vas t’expliquer ! » répondit Jean. Il ne s’agissait plus de Crémieu-Dax ni de l’injuste outrage dont son cœur d’ami s’était révolté. Si c’était Julie et ses rapports avec Rumesnil que Riouffol voulait désigner dans ces termes atroces, il le dirait, il faudrait bien qu’il le dît, et Jean saurait enfin ce que tout le monde autour de lui semblait connaître, cette vérité quelle qu’elle fût, qu’il pressentait, qu’il redoutait, qu’il n’arrivait jamais à tenir. Il avait saisi de nouveau l’ouvrier relieur par le bras, d’une étreinte si vigoureuse que celui-ci ne put plus se dégager, et il reprit : « Tu vas t’expliquer. Je n’ai pas la patience de Crémieu-Dax, moi, et nous ne sommes pas à la Tolstoï, ici… » Et, poussant l’autre avec une force décuplée par la colère dans l’ombre de la rue Cassini, à l’angle de laquelle avait lieu leur altercation : « Je ne te lâcherai pas avant que tu m’aies dit si c’est de moi ou de quelqu’un des miens que tu te permets de parler ainsi. J’en ai assez de tes insolences et je vais te le servir, moi aussi, ton paquet, et une bonne leçon avec. »
— « Tu es fou ! » dit Riouffol, en empoignant son cousin, à son tour, de sa main restée libre. « Je n’ai aucune explication à te donner. Si tu en désires, tu n’as qu’à aller en demander à M. de Montboron… »
— « À M. de Montboron ? » répéta Jean, dont l’étonnement fut tel qu’il laissa du coup aller Riouffol. « M. de Montboron ? Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ?… »
— « Ah ! tu ne connais pas M. de Montboron ? » reprit le relieur. « C’est pourtant quelqu’un qui te touche de très près. Et Mme Angèle d’Azay, tu ne la connais pas non plus ? Elle est fort agréable à connaître, et fort utile : demande plutôt à M. de Montboron… » Puis, quittant soudain l’accent gouailleur, sa voix redevint âpre et sourde pour continuer : « M. de Montboron, c’est ton frère Antoine. C’est sous ce nom que ce joli monsieur se prélasse aux courses, dans les caboulots de nuit, dans les tripots, et qu’il se fait entretenir par la fille d’Azay, sa maîtresse, et la tienne, et la mienne, quand nous aurons cinquante louis à lui donner. M. de Montboron, lui, ne les donne pas, il les touche… Prends des renseignements, mon garçon. Fais comme moi. Va aux courses. J’avais l’églantine rouge à la boutonnière, le jour où j’ai déniché le personnage, et un bon gourdin pour cogner sur les bandes aux Jésuites. Ils n’ont pas crié, les cafards, mais je n’ai tout de même pas perdu ma journée. J’ai vu arriver notre Antoine et sa belle amie, dans un locatis de première classe, et ça claquait, et ça fringuait ! Je me suis payé la fête de passer devant lui et de le saluer. Il n’a pas tiqué, l’animal… J’avais un petit ami, là, qui gagne des sous à crier les résultats, pauvre gosse ! Il s’est chargé de savoir le nom de la dame, il m’a rapporté le nom du monsieur, par la même occasion. J’ai suivi la piste, depuis… » Et, gouaillant de nouveau : « Ça me flattait, tu comprendras cela, d’avoir un cousin dans la haute… »
Puis, sérieux de nouveau et cruel : « Je voyais venir à l’U. T, le coup de ce soir, et je te gardais ce paquet à toi… Tu communiqueras la bonne nouvelle à Crémieu-Dax pour qu’il la communique à son papa… M. de Montboron ?… Ça sonne ! Ça ferait bien dans un conseil d’administration, à côté du gendre… Avais-je raison de te dire que chez les bourgeois, il se passe de trop sales choses ?… Ah ! tu voulais donner une leçon à Auguste Riouffol. C’est toi qui l’as reçue, mon fiston. Tâche d’en profiter, monsieur le professeur. »
Sur cet ironique adieu, qui ramassait en lui le plus fort motif de haine peut-être qu’il eût contre son cousin, il s’éloigna sans que celui-ci songeât à le suivre maintenant. Cette sauvage dénonciation, jetée ainsi, avec des regards si durs, sur ce coin de trottoir solitaire, par cet allié d’humble condition, au terme de cette journée chargée de tristesse, avait atteint le jeune homme en plein cœur. Ce n’était pas ce coup qu’il attendait, mais celui-ci empêcherait-il qu’il ne reçût l’autre plus tard ? Et sur le moment, la surprise rendait l’actuel presque plus douloureux. De la sincérité de Riouffol, Jean ne doutait pas, ni de sa véracité, au moins sur un point : ce nom de Montboron, d’abord, pris par son frère pour figurer vaniteusement dans le monde interlope où l’espionnage haineux du parent pauvre l’avait surpris. On sait qu’un des quartiers de la banlieue de Nice s’appelle ainsi. C’était celui où Joseph Monneron avait passé les vacances de Pâques après son mariage, dans une bastide appartenant aux parents de sa femme. Dans l’ingénuité de ses attendrissements rétrospectifs, il lui arrivait sans cesse de le mentionner. « Comme on était bien à Montboron ! Tu te rappelles, la maman ? » Qu’il avait prononcé cette phrase de fois, à la table familiale ! Évidemment ce souvenir s’était présenté à l’esprit d’Antoine quand il avait eu la grotesque idée de se titrer lui-même. Il n’y avait là pourtant qu’un enfantillage plus vulgaire que méprisable. Il n’y avait non plus qu’une hypothèse dans l’accusation portée par l’ouvrier relieur sur les relations d’argent qui pouvaient unir le jeune homme à cette femme du demi-monde, dont il avait montré le portrait à son frère, — car c’était elle sans doute la personne de la photographie, à moins que le noceur n’eût déjà changé d’aventure depuis cette rencontre aux courses. — Mais cette hypothèse d’un ignoble entretien était malheureusement une de celles que Jean avait faites si souvent à voir la toilette et les bijoux d’Antoine, à constater aussi la facilité de ses dépenses. L’autre lui avait bien dit à plusieurs reprises : « J’ai joué aux courses et j’ai eu de la chance… » ? ou bien : « J’ai fait ce mois-ci une petite spéculation de Bourse. Oh ! à coup sûr !… » Et déjà l’étudiant en Sorbonne, si resserré dans son étroit budget, avait tremblé de telles pratiques ! Qu’elles étaient innocentes à côté d’une infamie, contre laquelle tout se révolta dans le cœur de Jean, pas assez pour qu’il n’admit pas au fond, tout au fond de lui, la possibilité que ce déshonneur ne fût vrai ? Pourtant il restait une place pour le doute, et c’était de quoi résister au choc. En revanche, une chose était vraie, qui, elle, ne permettait pas le doute, et c’était l’évidence qui infligeait au jeune homme l’impression la plus pénible : la jouissance cruelle que Riouffol avait éprouvée à imaginer et à dénoncer cette honte d’Antoine, peut-être supposée, et à insulter, à piétiner Jean dans son frère, comme il avait piétiné Crémieu-Dax dans son père. Quelles profondeurs de rancune dans cette sensibilité d’un ouvrier qui ne pouvait pas pardonner à ses cousins de s’être embourgeoisés ! La famille dont ils faisaient partie était donc aussi atteinte dans ceux qui n’avaient pas monté que dans ceux qui avaient monté, et pour le même motif ? Elle ne s’était pas développée sur place et lentement, dans toutes ses branches à la fois. Revenu, comme il lui arrivait sans cesse par la tournure médiative de son esprit, aux pensées qui lui montraient, derrière les moindres accidents de sa destinée, une grande cause générale, Jean avait repris le chemin de la maison paternelle sur cette réflexion. Elle achevait de l’emplir d’une mélancolie d’autant plus forte qu’il s’y joignait le sentiment du mensonge sur lequel posait cette Union Tolstoï de laquelle il n’attendait guère de satisfaction depuis des mois déjà, — pas ce hideux résultat tout de même, pas cette hostilité féroce de ces illettrés auxquels ils avaient, ses amis et lui, demandé presque pardon de leur propre culture, vers qui leurs cœurs étaient allés si généreusement, si sincèrement ! Et puis ils n’avaient fait, en les fréquentant, qu’exaspérer cette sensation de leurs inégalités réciproques. « Le plus sûr moyen de rapprocher les hommes n’est pas de les réunir. » Cette phrase, que M. Ferrand avait prononcée un jour à propos des Universités Populaires, traversa la mémoire de son élève. Il entendit la voix du sage qui lui avait, sur ce point comme sur les autres, éclairé la vie sociale d’une telle lumière. Il le revit lui-même, et, auprès de lui, un autre visage. Là était la vérité, là était le bonheur… Au lieu de cela, quelle misère que sa vie présente et que de points noirs à son horizon ! Il se remit mentalement à les dénombrer tous avec un tel hypnotisme, devant de si cruelles possibilités, qu’il ne s’aperçut pas du chemin qu’il avait fait, et il se trouva devant la maison de la rue Claude-Bernard, sans presque s’en être rendu compte. De cette même allure de somnambule il gravit les cinq étages. Il demeura étonné, sitôt qu’il eut glissé dans la serrure la clef qu’il avait eu soin d’emporter pour le soir, d’entendre un pas qui s’approchait. Il crut reconnaître la démarche de son père. Quand il eut ouvert en effet, il vit Joseph Monneron là, debout, une lampe à la main, comme quelqu’un qui a prêté l’oreille au moindre bruit de sa maison et qui est accouru, en proie à la fièvre d’une mortelle attente. La physionomie usée du professeur trahissait une telle anxiété, son trouble, en voyant apparaître son second fils fut si extraordinaire, que celui-ci appréhenda un épouvantable malheur :
— « Que se passe-t-il, mon père ? » demanda-t-il. Joseph Monneron mit le doigt sur sa bouche, en tournant ses prunelles dans la direction de la partie de l’appartement où se trouvaient les chambres à coucher, pour demander à Jean de ne pas parler à haute voix. Il ne voulait évidemment pas que sa femme et sa fille qui avaient dû se retirer, comme tous les soirs, vers dix heures et demie, — il en était onze, — pussent même soupçonner la conversation qu’ils allaient avoir. Il s’engagea par le couloir qui, longeant en arrière les autres pièces, conduisait à son cabinet de travail, et là, quand il se trouva seul avec Jean, il lui dit :
— « Ce qui se passe ?… M. Berthier est venu me voir cet après-midi, » — c’était le nom du chef de bureau du Grand Comptoir où le pseudo M. de Montboron, l’amant heureux d’Angèle d’Azay, était employé. — « Il accuse Antoine d’un faux ! Ah ! mon Jean, quel après-midi j’ai passé, et personne avec qui parler ! Personne : Je n’ai rien voulu dire à la maman, avant d’avoir causé avec lui. Elle l’aime tant et elle est si sensible ! Il n’est pas rentré pour dîner. Toi non plus… J’ai cru que je deviendrais fou ! Un vol et un faux !… Mais ce n’est pas possible. Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas vrai… »